Historia magistra vitae – l’Histoire peinte
p. 65-70
Texte intégral
1Si Le Brun fait clairement allusion à Louis XIV dans son tableau, il en souligne aussi résolument la dimension historique. Tout d’abord à travers les textes des historiens dont il s’inspire, mais aussi à travers la physionomie d’Alexandre. Il n’a pas composé un portrait hybride fusionnant les traits des deux rois – comme il était fréquent dans des cas similaires –, pas plus qu’il n’inventa un portrait « de fantaisie », fruit de réflexions physionomiques ou d’emprunts à d’autres artistes. Bien au contraire : le peintre s’est mis en quête d’un portrait authentique d’Alexandre, croyant le trouver sur une médaille qui portait au revers le nom du souverain. Force lui fut pourtant de constater – comme le rapportera plus tard l’abbé Du Bos110 – qu’il s’était laissé abuser et que son modèle représentait en réalité une Minerve. Cette mésaventure n’en prouve pas moins son souci d’exactitude historique. Il en va de même pour d’autres détails. Les historiens racontent par exemple qu’Héphaistion avait toujours sur lui le portrait d’Alexandre, et on le discerne en effet sur le vêtement du personnage peint (ill. 28)111. Et le prêtre égyptien, en bordure droite de la toile, porte une écharpe ornée de hiéroglyphes (ill. 29)112. Le Brun les avait découverts au dos d’une statue assise d’Imhotep aujourd’hui conservée au Louvre, et qui appartenait peut-être à Fouquet à l’époque de l’exécution du tableau113. Il est douteux que le peintre ait eu conscience de la renommée du modèle – un conseiller du pharaon Djéser, versé dans les sciences et vénéré après sa mort comme dieu guérisseur. Le Brun s’est permis en revanche quelques libertés dans les costumes.
ill. 28 Charles Le Brun, Les Reines de Perse aux pieds d’Alexandre (détail), 1660-1661, Versailles, château de Versailles, inv. MV6165

Crédit/Source : RMN-Grand Palais (Château de Versailles) / Gérard Blot, photo.rmn.fr/archive/04-510998-2C6NU005FBHD.html (cote cliché 04-510998, détail)
ill. 29 Charles Le Brun, Les Reines de Perse aux pieds d’Alexandre (détail), 1660-1661, Versailles, château de Versailles, inv. MV6165

Crédit/Source : RMN-Grand Palais (Château de Versailles) / Gérard Blot, photo.rmn.fr/archive/04-510998-2C6NU005FBHD.html (cote cliché 04-510998, détail)
2Par cette dimension historique, le tableau apparaît non seulement comme la transposition picturale d’un récit textuel, mais aussi comme l’écriture peinte de l’Histoire. Félibien évoque cet aspect lorsqu’il remarque : « La peinture […] ne le cede guere à l’Histoire, quand il s’agit d’éterniser les grands Hommes […]114. » Aussi convient-il de reconnaître dans la peinture la magistra vitae dont parle Cicéron, la « maîtresse de la vie » qui initie le spectateur à l’action politique et remplit surtout la tâche suprême de l’Histoire qui est l’éducation du prince. C’est donc Louis XIV qui est le premier et le plus illustre spectateur du tableau. Mais celui-ci s’adresse aussi et en priorité à la cour. Que transmet-il à ce public ? Certainement pas des directives pour une action politique indépendante, dans la mesure où l’écrasement de la Fronde avait montré de façon claire et définitive que la noblesse devait être largement écartée des processus de décision politique. Quelle signification pouvait encore revêtir l’Histoire ? Il incombait à l’historiographie de se poser cette question si on ne voulait pas que la définition cicéronienne se figeât en une formule creuse. C’est Jean-Louis Guez de Balzac, cité plus haut, qui s’acquitta de cette tâche. Dans un petit traité intitulé De l’utilité de l’histoire, aux gens de cour (1657), paru peu après la répression de la Fronde, il réfléchit à l’impact de ces mutations politiques et sociales sur l’historiographie, et cherche à répondre à la question du rôle que pourrait jouer l’Histoire pour la noblesse depuis son éviction du pouvoir115. Fidèle au concept de la politique comme prolongement de l’Histoire116, Guez de Balzac considère lui aussi l’éducation des princes comme la tâche primordiale de l’historiographie. Mais il opère ensuite une distinction concernant les gens de cour : cette discipline doit non pas les guider dans des initiatives politiques autonomes, mais les aider à comprendre la politique de leur temps et à saisir les actions du souverain pour mieux préparer leur propre comportement à la cour. Dans ce dessein, les nobles doivent connaître la ligne de conduite du monarque, toujours élaborée en se référant à l’Histoire.
« Les Princes y verront de quoy s’exciter à la vertu, voyans les glorieus Ancêtres dont ils sont dessandus. La Noblessse avec le reste des beaux esprits du monde resoudront a cét aspet les doutes nés de si longue-main sur l’histoire de nos Roys, an reconnoitront l’origine, la suite, les gestes, les alliances, les tans et durée de leurs Regnes, leurs successeurs a la Couronne, leur lignée qui a produit tant de branches illustres an la Chrétienté, et dont tant de grans Seigneurs de France ont ancores l’honneur d’étre alliées117. »
3C’est en ces termes qu’Antoine de Laval, dans une expertise sur le décor de la Grande Galerie du Louvre, décrivait dès le début du siècle la mission de la représentation peinte d’évènements historiques, préfigurant ainsi la distinction opérée par Guez de Balzac. L’historiographie était donc investie d’une double fonction. Et cette nouvelle conception de l’Histoire, argumentant sur deux niveaux, sous-tendait manifestement aussi le tableau de Le Brun : il fournissait un modèle au roi, tout en servant à l’information du courtisan et de tous les autres spectateurs. Son accrochage tenait compte de cette double mission. Toujours présenté à proximité immédiate du monarque, d’abord dans son appartement des Tuileries puis dans les Grands Appartements de Versailles, il s’adressait de fait à son plus prestigieux destinataire. Cependant, il ne faisait pas partie des décors des pièces privées, mais des espaces officiels accessibles aux gens de cour. Il concernait donc aussi la noblesse, qui pouvait ainsi prendre connaissance de la ligne de conduite historique du souverain et de ses qualités – rapportées à l’Histoire. La figure-témoin agenouillée à gauche montre au courtisan l’attitude admirative avec laquelle il doit accueillir les actions de son roi. Les Reines de Perse illustre donc exactement la position adoptée par l’historiographie de cour après la répression de la Fronde.
4Et qu’en est-il du « vrai » ? En dépit de ses efforts pour élaborer une composition satisfaisant aux règles de l’historiographie, Le Brun néglige en certains points la vérité au profit de la « vraisemblance ». Mais ces écarts n’entrent pas nécessairement en contradiction avec l’historiographie. En effet, même si l’obligation de vérité aristotélicienne était généralement acceptée, l’historiographie de cour, en particulier, caressait bien souvent l’idée d’assouplir éventuellement ce principe et de s’en tenir à la « vraisemblance »118. L’administration royale attendait d’ailleurs une telle réaction, et l’exigeait même lorsqu’il s’agissait de la représentation de l’histoire contemporaine. Ainsi l’historiographie de cour comprenait-elle parfaitement la réflexion d’Arrien qui invite à considérer la visite d’Alexandre dans la tente de Darius comme une partie de l’Histoire, même dans le cas où cet épisode serait inventé119. Cette perspective ouvrait à l’historiographie des champs de liberté lui permettant de mieux s’acquitter de ses missions pédagogique et politique. De toute évidence, Charles Perrault approuve une telle conception, lorsqu’il souligne, en dépit de toutes les libertés prises par Le Brun, l’observation précise des costumes, notamment dans Les Reines de Perse :
« […] par une continuelle Lecture de l’Histoire et de la Fable, il acquit une connoissance si exacte des differens caracteres de tous les Heros, et de tous les Hommes ; de leurs Usages, et de leurs Coustumes, que personne n’a jamais representé toute sorte de sujets avec plus de naïveté et plus de bienseance, et n’a mieux observé ce que les Maistres de l’Art appellent “le Costume”. Pour s’en convaincre il ne faut que voir les cinq grands Tableaux qu’il a faits de l’Histoire d’Alexandre, et particulierement celuy de la Famille de Darius, où les airs de teste ne donnent pas moins à connoistre les differens Pays des personnes qui y sont representées, que leurs Habillemens fidelement designez sur l’Antique120. »
Notes de fin
110 Jean-Baptiste Du Bos, Reflexions critiques sur la poesie et sur la peinture, t. I, Paris, 1719, p. 249.
111 Cette description figure aussi dans Félibien, 1663 (note 35), p. 7.
112 Voir Élisabeth David, « Égypte – le Louvre, via Versailles : itinéraire de quelques hiéroglyphes au temps de Louis XIV », Revue du Louvre et des musées de France, 5, 2011, surtout p. 78-83.
113 Musée du Louvre, département des Antiquités égyptiennes, inv. N 4541. Cette statue, haute d’environ 46 cm, est datée entre 332 et 30 av. J.-C. Les hiéroglyphes sont disposés en bande verticale.
114 Félibien, 1663 (note 35), p. 3.
115 Jean-Louis Guez de Balzac, « De l’utilité de l’histoire, aux gens de cour », dans id., Les Entretiens, Paris, 1657, p. 268-273 (Entretien XXVI).
116 « Sans l’Histoire la Politique n’est qu’un spectre creux et plein de vuide […]. » Ibid., p. 269.
117 Laval, [1605] 1975 (note 48), p. 200.
118 Voir à ce sujet Kirchner, 2008 (note 49), p. 344-351.
119 Voir supra, p. 21.
120 Charles Perrault, Les hommes illustres qui ont paru en France pendant ce siecle : Avec leurs portraits au naturel, Paris, 1696, p. 91.
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