Prologue : L’Apothéose d’Hercule
p. 9-17
Texte intégral
1Lorsque le surintendant des Finances Nicolas Fouquet fit construire aux environs de Paris le château de Vaux-le-Vicomte, élevant à la manière d’un souverain un monument à sa propre gloire qui devait montrer aux yeux du monde son ascension sociale et ses revendications politiques, il ne manqua pas de faire peindre en bonne place, sur le plafond de l’antichambre de son appartement d’apparat, une représentation de L’Apothéose d’Hercule (vers 1659, ill. 1). La prétention n’était pas des moindres, et ne put être formulée que dans la mesure où le jeune roi n’avait pas encore fait valoir son droit à une mise en scène exceptionnelle de lui-même par le truchement de l’art. À l’instar des cardinaux-ministres Richelieu et Mazarin, Fouquet profita du renoncement de Louis XIII et de son jeune fils à leur autoreprésentation visible et programmatique pour combler cette vacance et projeter sa propre personne sur le devant de la scène.
ill. 1 Charles Le Brun, L’Apothéose d’Hercule, vers 1659, Maincy, château de Vaux-le-Vicomte

Crédit/Source : Château de Vaux-le-Vicomte
2L’auteur de cette œuvre était Charles Le Brun (1619-1690). À l’image de son commanditaire, il pouvait se flatter de sa réussite sociale1. En 1648, à peine rentré de Rome, il avait été l’un des membres fondateurs de l’Académie royale de peinture et de sculpture. Il s’était ainsi opposé à l’ancien ordre en vigueur pendant les soulèvements de la Fronde. Avant que Fouquet ne le nomme artiste en chef, il avait essentiellement travaillé pour la noblesse de robe qui réaménageait ses hôtels parisiens.
3Le thème d’Hercule n’était pas nouveau, et était même bien établi en France. Les souverains français se laissaient volontiers comparer au héros antique2. Il était rarement absent des décors des entrées royales. Louis XIII avait été le dernier à recourir à ce rapprochement en 1641-1642, lorsqu’il avait demandé à Nicolas Poussin d’orner la Grande Galerie du Louvre de peintures illustrant la vie d’Hercule. Même si le cycle resta inachevé, il était à la vue de tous à Paris vers le milieu du XVIIe siècle. Censée couronner l’ensemble, l’apothéose du héros ne vit jamais le jour, et on ne connaît pas de dessin préparatoire de Poussin relatif à cette scène. Il semble d’ailleurs qu’aucun artiste français n’ait traité cette thématique avant Le Brun. Il faut se tourner vers l’Italie pour trouver un possible prédécesseur : au Palazzo Pitti, à Florence, Pierre de Cortone avait peint une Apothéose d’Hercule (1642-1644, ill. 2)3 dans la Sala di Giove, l’une des cinq salles « des Planètes » qui inspireront plus tard le décor des Grands Appartements de Versailles. La solution de Le Brun s’écarte pourtant en plusieurs points de cette composition, comme de la version peinte par Ludovic Carrache au Palazzo Sampieri à Bologne (1593-1594). Une différence essentielle réside dans la présence des chevaux tirant le char d’Hercule vers l’Olympe. Ils n’apparaissent pas dans les versions italiennes. Le Brun se réfère ici directement au texte d’Ovide, qui sert de fondement à la scène ; on peut y lire : « quem pater omnipotens inter cava nubila raptum / quadriiugo curro radiantibus intulit astris » (Le père tout-puissant, l’enveloppant dans un nuage, l’enleva sur un char à quatre coursiers et le transporta au milieu des astres rayonnants)4.
ill. 2 Pierre de Cortone, L’Apothéose d’Hercule, 1642-1644, Florence, palais Pitti, galerie Palatine, salle de Jupiter, inv. Gab. Fot. n. 638469

Crédit/Source : Gallerie degli Uffizi, Su concessione del Ministero della cultura, www.uffizi.it/en/artworks/jupiter-room#&gid=1&pid=1
4Le Brun s’est intéressé une autre fois à ce sujet mythologique : la voûte de la galerie de l’hôtel Lambert, sur l’île Saint-Louis à Paris, montre également l’apothéose du héros antique (ill. 3). La succession chronologique de ces deux œuvres est incertaine, mais plusieurs éléments laissent penser que la version de l’hôtel Lambert est la plus ancienne. Le Brun a même suivi ici son modèle littéraire à la lettre, plaçant le héros dans un quadrige. Dans les versions antérieures de ce thème, il semble que les chevaux n’apparaissent que dans une composition de Peter Paul Rubens ornant le pavillon de chasse de Philippe IV d’Espagne, la Torre de la Parada (1636-1638, ill. 4)5. Il est cependant improbable que Le Brun ait connu cette composition. Les sources communes possibles de Le Brun et de Rubens sont plutôt à chercher dans les éditions illustrées des Métamorphoses d’Ovide, dont certaines intègrent dans la scène un char tiré par des chevaux, comme celle parue à Lyon en 1557 (ill. 5) qui servit de modèle à de nombreuses éditions des XVIe et XVIIe siècles.
ill. 3 Charles Le Brun, L’Apothéose d’Hercule, 1650, dessin préparatoire pour la voûte de la galerie de l’hôtel Lambert, Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, inv. INV27684-recto

Crédit/Source : RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Jean-Gilles Berizzi, photo.rmn.fr/archive/95-013492-2C6NU0NJ9OMT.html (cote cliché 95-013492)
ill. 4 Jean-Baptiste Borrekens d’après Peter Paul Rubens, L’Apothéose d’Hercule, 1636-1638, Madrid, musée du Prado, inv. P001368

Crédit/Source : Museo Nacional del Prado, museodelprado.es/en/the-collection/art-work/the-apotheosis-of-hercules/
ill. 5 Hercule trionfant, illustration pour Ovide, Métamorphoses, Lyon, 1557, Los Angeles, Getty Research Institute

Crédit/Source : Getty Research Institute, archive.org/details/gri_33125009322096/page/n123/mode/2up
5En introduisant la figure de Minerve, Le Brun apporta une modification dont on cherche en vain le modèle iconographique ou textuel. Dans les deux compositions, la déesse de la Raison conduit et tient en bride les chevaux nerveux et agités. Dans la version de Vaux-le-Vicomte, Le Brun s’écarte toutefois de la source textuelle, réduisant à deux le nombre des chevaux, qu’il différencie clairement. Rédigé vers 1660-1661, juste après l’achèvement de la peinture de la voûte, un texte de la plume d’André Félibien nous informe sur les motifs du changement entrepris par Le Brun. Également au service de Fouquet, Félibien a probablement recueilli ses informations directement auprès de l’artiste ; il est même à se demander si le programme iconographique n’est pas le fruit d’une collaboration entre les deux hommes6. Selon Félibien, le peintre a voulu figurer son héros comme quelqu’un qui maîtrise ses passions. Il a donc peint les chevaux animés des deux principaux affects : l’amour et la haine. Ces sentiments sont contenus par la Raison sous les traits de Minerve. Ainsi le héros peut-il vaincre le Vice, symbolisé par un serpent que le char écrase de ses roues, et accéder à la Gloire personnifiée par la figure allégorique de la Renommée. Le message est limpide :
« […] celuy qui sçait vaincre ses passions par la force de la raison, et mettre le vice sous les pieds par la pureté de sa vie, peut croire qu’il n’y a rien de si élevé où il n’aye droit de pretendre7. »
6Il ne reste plus que l’allusion au commanditaire et maître des lieux, dernière étape que marque sa devise « Quo non ascendet ? » (Jusqu’où ne montera-t-il pas ?) inscrite sur le char. Hercule n’est donc autre que Fouquet, comme le confirme sans l’ombre d’un doute la description des décors du château dans le roman Clélie (1661) de Madeleine de Scudéry, elle aussi au service du surintendant8.
7La démarche de Le Brun n’a rien d’exceptionnel : les manuels d’éducation princière et les « Miroirs des princes » décrivent le contrôle des passions comme une vertu primordiale du souverain. Seul un prince qui se domine – ainsi que le remarque par exemple Jean-François Senault dans son ouvrage presque contemporain Le monarque, ou les devoirs du souverain (1661) – est en mesure de gouverner ses sujets.
« Le veritable Souverain […] doit travailler soigneusement à se domter luy-mesme, avant que de songer à domter les autres. Il faut qu’il se persuade fortement qu’un Prince, qui n’écoute pas la raison est incapable de gouverner, et qu’il commettra autant de fautes, qu’il donnera de Commandemens, s’il n’obeït à cette Reine, qui doit conduire tous les Monarques du monde. Mais pour écouter ses avis, il faut qu’il regle les passions de son Ame, et qu’il y appaise les orages jusqu’elles y ont excitées9. »
8La formulation d’André Félibien n’est guère différente : « […] nous sommes incapables de gouverner les autres, si nous n’obeïssons nous-mesmes à la raison10. » Dans son essai de théorie de l’État Le Prince (1631), Jean-Louis Guez de Balzac, proche du cardinal de Richelieu, souligne lui aussi à plusieurs reprises la nécessité d’un contrôle des affects par la raison. La politique doit être déterminée par la raison, se différenciant en cela de la morale11.
9Dans sa composition, Le Brun ne se contente pas de montrer de manière générale qu’Hercule maîtrise ses sentiments (sujet de la galerie de l’hôtel Lambert) ; il met délibérément en exergue – si l’on en croit la description de Félibien – deux passions : l’amour et la haine. Il s’agit là de sentiments extrêmes qui ne peuvent jamais s’exprimer simultanément12, même s’ils sont indissociables et naissent ensemble, comme l’explique le texte De l’usage des passions (1641) de Jean-François Senault, qui va jusqu’à affirmer « […] que l’Amour et la Hayne […] ne font qu’une même Passion, qui change de nom selon ses usages differens, qui s’appelle Amour, quand elle a de la complaisance pour le bien, et qui s’appelle Hayne, quand elle conçoit de l’horreur pour le mal13 ».
10L’auteur consacre par conséquent un chapitre commun et central de son livre à ces deux passions pour lui fondamentales. Ce qui prime pourtant à ses yeux n’est pas d’étouffer, voire d’éliminer ces affects, comme il le reproche aux stoïciens, mais d’en contrôler l’usage14. En effet, un sentiment peut avoir des répercussions aussi bien positives que négatives. C’est ainsi qu’il distingue « Du mauvais usage de l’amour par l’attachement aux creatures, et par les amitiez illicites » de « Du bon usage de l’amour par la Charité et par l’amitié », et « Du mauvais usage de la Hayne et des inimitiez déraisonnables » de « Du bon usage de la Hayne, et de l’horreur de soy-même »15. Un affect n’est donc pas positif ou négatif en soi, mais peut, selon les cas, être l’un ou l’autre. Et c’est l’homme qui doit en décider avec le secours de sa raison.
11En fournissant une description précise des deux affects, et en notant à juste titre que l’artiste a prêté une attention particulière à cet aspect, Félibien va au-delà de Senault et des autres auteurs. Il observe que le cheval noir empli de haine baisse la tête de façon austère et peu amène, tandis que le cheval bai guidé par l’amour la lève avec zèle et entrain. La différenciation va plus loin encore : la crinière, le feu des prunelles, la bouche blanchie d’écume et les naseaux frémissants sont autant de caractéristiques qui distinguent les deux passions16. De telles descriptions témoignent d’un intérêt qui se démarque des textes consacrés à la théorie de l’État. Elles s’inscrivent davantage dans la lignée des ouvrages abordant les affects dans une perspective scientifique. Ainsi, en détaillant soigneusement les formes d’expression, Félibien semble se référer à un livre paru peu d’années auparavant, qui s’employait principalement à établir une relation entre les mouvements psychiques de l’homme et des mutations physiques et physiologiques précisément descriptibles : Les passions de l’âme (1649) de René Descartes. Le philosophe y analyse les passions, leurs causes, leurs manifestations secondaires et leurs effets sur le corps – point qui a sans doute particulièrement intéressé Le Brun – et ses fonctions. Pour Descartes, l’amour et la haine comptent parmi les six affects de base à partir desquels se composent tous les autres. Même si la préoccupation cognitive du philosophe est différente, sa démarche scientifique peut tout à fait être rapprochée des déclarations des théoriciens de l’État : en effet, pour lui aussi, l’étude des affects vise à pouvoir mieux les contrôler avec l’aide de la raison. Ainsi ces deux postulats – de la théorie politique et de la psychologie naissante – interviennent-ils dans L’Apothéose d’Hercule peint par Le Brun à Vaux-le-Vicomte et dans le texte indissociable de Félibien, même s’il est difficile de les séparer nettement l’un de l’autre.
Notes de fin
1 Sur le jeune Le Brun, voir Bénédicte Gady, L’ascension de Charles Le Brun. Liens sociaux et production artistique, Paris, 2010 ; sur ses travaux à Vaux-le-Vicomte voir surtout p. 363-400.
2 Voir Jean Seznec, La survivance des dieux antiques. Essai sur le rôle de la tradition mythologique dans l’humanisme et dans l’art de la Renaissance, Paris, 1993 ; Marc-René Jung, Hercule dans la littérature française du XVIe siècle. De l’Hercule courtois à l’Hercule baroque, Genève, 1966, sur les rapprochements avec les souverains français, voir surtout p. 159-179 ; Ronald W. Tobin, « Le mythe d’Hercule au XVIIe siècle », dans La mythologie au XVIIe siècle, actes du 11e colloque (janvier 1981) du Centre méridional de rencontres sur le XVIIe siècle (CMR 17), éd. par Louise Godard de Donville, s.l., 1982, p. 83-90.
3 Voir Malcolm Campbell, Pietro da Cortona at the Pitti Palace. A Study of the Planetary Rooms and Related Projects, Princeton, New Jersey, 1977, p. 130-134.
4 Ovide, Métamorphoses, IX, vers 271-272, trad., introduction et notes par Joseph Chamonard, Paris, 1966, p. 237.
5 Voir Svetlana Alpers, The Decoration of the Torre de la Parada, (Corpus Rubenianum Ludwig Burchard, t. IX), Bruxelles, 1971, p. 216-218, cat. 28, 28a.
6 Sur les textes de Félibien relatifs à la décoration de Vaux-le-Vicomte voir Stefan Germer, Kunst – Macht – Diskurs. Die intellektuelle Karriere des André Félibien, Munich, 1997, p. 149-161 [trad. française : Art – Pouvoir – Discours. La carrière intellectuelle d’André Félibien dans la France de Louis XIV, trad. Aude Virey-Wallon, Paris, 2016, p. 109-146].
7 André Félibien, Deux lettres sur Vaux-le-Vicomte, s.l., s.d, 2e lettre, p. 9.
8 Madeleine de Scudéry, Clélie. Histoire romaine, t. X, Paris et Amsterdam, 1661, p. 1113-1116. Un texte lacunaire de Jean de La Fontaine se rapportant au décor de la pièce évoque aussi cette dimension. Voir Jean de La Fontaine, « Fragments du songe de Vaux », dans id., Œuvres, éd. par Henri Regnier, t. VIII, Paris, 1892, p. 277-281 ; voir également Le Fablier. Revue des amis de Jean de La Fontaine, no 11 : Avec La Fontaine chez Fouquet. André Félibien à Vaux-le-Vicomte (1660-1661), éd. par Jacques Thuillier, 1991, p. 12-51.
9 Jean-François Senault, Le monarque, ou les devoirs du souverain, Paris, 1661, p. 193.
10 Félibien, s.d. (note 7), 2e lettre, p. 13.
11 Jean-Louis Guez de Balzac, Le prince, Paris, 1631, p. 92, sur la nécessité de dominer ses passions, voir p. 33-37.
12 Félibien, s.d. (note 7), 2e lettre, p. 5.
13 Jean-François Senault, De l’usage des passions, Paris, 1987, p. 189, voir aussi p. 199.
14 Ibid., p. 43-47.
15 Titres des sous-chapitres, ibid., p. 38.
16 Félibien, s.d. (note 7), 2e lettre, p. 6.
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