3. La civilisation du monde
Texte intégral
1Dans les deux chapitres qui vont suivre, j’examine à nouveau les circonstances et les attitudes que je viens de décrire. Mais de les regarder à un autre niveau – « les Mānuš parmi les Gadjé » – révèle des implications qui n’apparaissaient pas. Dès que l’examen passe à ce niveau, le danger est de présenter les traits singuliers en termes d’adaptation. Nous ne pouvons ignorer que l’affirmation manouche se fait au sein d’une autre société et qu’il ne peut pas ne pas y avoir de corrélations entre les caractères de cette société et les caractères de cette affirmation ou, plus justement, entre les caractères de cette dernière et le fait qu’elle se profère au sein d’un monde qu’un autre définit. Mais il n’apparaît pas pertinent de limiter ces corrélations à un déterminisme. Je crois qu’en nous attachant à considérer d’abord l’immersion des Mānuš dans le monde des Gadjé, nous éviterons toute simplification.
2La proposition « Les Mānuš vivent dans le monde des Gadjé » – et non pas seulement « dans le même monde que les Gadjé » – peut apparaître comme une proposition étonnante puisqu’elle revient à dire par exemple que les Mānuš n’ont pas de rapport direct à la nature, mais toujours médiatisé par les Gadjé… Ne sont-ils pas Hekišlup, « Buissonniers », ceux qui « font leur nid dans les buissons » ? N’ai-je pas rappelé leur goût pour les haltes en pleine campagne, leurs talents de chasseurs et de pêcheurs, leur fine connaissance de la faune et de la flore de cette région ? Proposition étonnante parce qu’elle implique, si on y réfléchit, que les Mānuš, après avoir coexisté ou tout en coexistant avec les Gadjé, s’en détachent pour prendre une distance qui fait que, précisément, ils deviennent, eux, Mānuš, et les Gadjé, Gadjé.
3L’univers que parcourent les Mānuš est tout entier balisé. Partout où ils peuvent aller, les Gadjé sont toujours déjà là. Les routes et les chemins qu’ils empruntent, ce sont les Gadjé qui les ont tracés ; les places où ils s’arrêtent, les Gadjé les ont délimitées (voire aujourd’hui « désignées » et « réglementées » à l’intention toute spéciale des « Gens du Voyage »), les champs et les bois qu’ils explorent, les Gadjé les ont découpés, plantés, ils les cultivent, les soignent, les utilisent, les gardent… Mais les Mānuš ont la capacité de s’approprier tout cela. Non pas en tant que concurrents des Gadjé dans la conquête de la nature, sa mise en valeur ou sa transformation, mais selon des voies et des modes qui leur sont propres et que les Gadjé ne saisissent pas. L’opérateur principal de cette appropriation (mais il n’est pas le seul), ce sont les morts.
4En décrivant les modalités de l’instauration du sens, c’est-à-dire de l’avènement manouche – avec l’établissement de toutes les choses mulle, nous avons décelé deux phases. Une première, où, en retirant quelque chose du monde (un objet, un mets, une activité, un lieu…), on fait apparaître la totalité. Ainsi révélée par une opération spécifique, le caractère culturel de cette totalité est perçu. C’est bien la médiation universelle des Gadjé entre les Mānuš et la nature qui apparaît. Une deuxième où l’on fait réapparaître ce qui avait disparu (on retrouve l’usage de ce à quoi l’on avait renoncé) ; la totalité s’en trouve rendue à l’indifférence, annulée si l’on veut, de nouveau simple environnement.
5Celui qui cesse de boire du vin ou de manger du hérisson, du lapin…, de chanter telle chanson parce que son père ou son frère est mort, il civilise le vin, le hérisson, le lapin, la chanson… Quand il recommence à boire, à manger, à chanter… tout cela ne représente plus pour lui des mets, des plats, des œuvres ordinaires, simples produits offerts par la nature ou par les Gadjé, la transformation rituelle a eu lieu : il se nourrit de civilisation manouche.
6Cette capacité de civiliser que la société manouche offre à chacun de ses membres en particulier n’a pas de limite. Elle peut s’exercer, avons-nous dit, sur tout ce qui est en circulation dans le monde. Et elle s’éprouve, car celui qui choisit d’accomplir ces gestes peut les suspendre quant il veut, par le simple effet d’une décision individuelle dont il n’a l’obligation de faire part à personne. Il peut aussi décider de ne remettre jamais ces choses en circulation. Nous rencontrons ainsi des individus sans vin, sans viande de gibier ou de volaille, sans cognac ou sans alcool de prune, sans pêche à la truite, sans guitare… de tous, ce sont eux qui possèdent ces choses de la manière la plus accomplie. L’abstinence comme forme suprême de la possession – rappelons-nous : en évoquant le parcours que suit l’évocation d’un défunt, nous avions dit que le silence, puis l’oubli constituaient la forme la plus accomplie du « respect », de la fidélité aux morts, c’est-à-dire de la mémoire.
7Si les Mānuš sont de meilleurs chasseurs que les Gadjé, ce n’est pas parce qu’ils sont plus « naturels » – plus proches de la nature, l’impression que souvent ils donnent –, plus « buissonniers », mais plus civilisés. Le partage entre civilisation et barbarie se fait à partir du respect des morts. C’est ce que rappelle à tous l’histoire du Mānuš, du Pirdo (Voyageur) et du hérisson.
L’histoire du Mānuš, du Pirdo et du hérisson
8Moršela raconte cette histoire un jour d’été, en 1982, pendant l’interruption d’une partie de pétanque qu’il dispute avec ses cousins et moi sur le champ de foire d’un bourg de la Creuse. Nous sommes allés au café boire du vin. Quand nous nous levons pour reprendre le jeu, Moršela : « Tiens, ɜ̌ānen gar o phenas mange vavax mōlo u Tchāvolo ?… », « Tiens, vous ne savez pas ce qu’il m’a dit, l’autre jour, le Tchāvolo ?… » et il raconte l’histoire du Mānuš, du Pirdo et du hérisson (quelques jours plus tard, je profite de l’arrivée du beau-père de Moršela pour lui faire répéter cette histoire et l’enregistrer).
« Mur phrāl i… U Tchāvolo, mur phrāl. Brinɜ̌en les teme. U Tchāvolo. Jop krelo kīrbi eškane. Njale krelo kīrbi, i les un tir ɜ̌āne. Bon, is ap i placa mit kāla kirbāria. Vartrens le u kīrbo. Ap u champ de foire, an u gap. Maškral u gap, čele kampini koj ap u champ de foire. Pur u kīrbo mukenle… Ako dives vias ko Pirdo, k o kirbāri paš leste, paš mur phrāl, u Tchāvolo… Brinɜ̌e les ku rom, le Gros Tatav !… U thūlo, krelo jop nina kīrbi… Ako dives vias paš u Tchāvolo te ɜ̌anle niglenge. Te leI les u Tchāvolo mit niglenge ! Kek ɜ̌ūkel is paš ko Xulio, ko Tatav. Ako dīves paš u Tchāvolo : “Allez mon frère, on va aux hérissons ! Allez mon frère, on va aux hérissons !” Xajas peslo ap leste ! U Tchāvolo kamels gar. “Non, phenelo, ɜ̌ō gar. Un našti gar te mukap tuke mur tin ɜ̌ūkli ke ɜāli gar mit vavax. Te ɜ̌āla tuva, našeli, rodeli gar un našrel pesli ! Me ɜ̌ō gar !… So but šafrepen i man !” … Kamels gar te ɜ̌ālo u Tchāvolo, xoxelo, ajve ?
Mais tellement ke xajas peslo ko Pirdo ap leste : “Allez, ɜ̌ā menge !”, phenel u Tchāvolo. K ako dives, ako dives is leste ! Viaso dinelo ko… mur phrāl… ɜ̌āne leste i frigidaire leste. An leskri kampina, frigidaire i les, ku Tatav. Kote dren čelo u nīgle. Mangel te venle raziremen u nīgle, pucede ajve ? Un čivel le lo dren ! ɜ̌ānō gar me kiči mukel le kote dren, an ko bedo… šila… u frigidaire i… peut-être deux trois jours mukel le dren, otax, ɜ̌ānō gar me, sept huit jours mukel le dren ! Fuj !… Xal le kake ! Un ɜ̌āne ax xal kāva ! Oh Je ! Eh ben te dikes te xal glan tute ko peso, eh ben butdax kek bok ap tute !
Viaso paš u Tchāvolo. Xajaspeslo. Hals ! “Allez mon frère, on va rodav des nigle ! Allez mon frère ! Allez mon frère !…”
Akele an i viza ! U Tchāvolo lias peskri tin ɜ̌ūkli, mukas la lōs. ɜ̌anle kake, u Tchāvolo rodelo gar jop, phenelo či pur i tin ɜ̌ūkli. Ki ɜ̌ūkli, ɜ̌āne la ? fun u Tchāvolo, i Lūbli… Niglenge ki ɜ̌ūkli, i kek !
Allez, krenle jek felda, vavax felda, vavax… dikenle či, acen le či. U Tchāvolo mukel, dikel o krelo ko Xulio, rodelo gar jop, un u vavax, kāva, krelo ke rodel, pur xaxeste, ɜ̌ānelo gar te rodel nīgle… Allez ! Vavax heko, vavax heko… Kane risenle pal ko heko, akelo ko nīglo glan lende ! Nīglo an i grāza. Kake ! Nīglo ! Oh ! Sūkar ! Dikelo les u peso, u Kirbāri. Dikelo. Un glan ko nīglo, vavax nīglo i ! Un glan kāva, vavax nīglo papse ! U papse jek glan ! Nox… papse jek !… Ova, kake i, phenelo mange u Tchāvolo, jek šel nīgle kake jek palan i vavax… Oh ! U Thūlo Tatav, so frō ilo ! Lel peskro gono. Allez ! Krelo pre ko gono, so frō ! U pāni vial leskre krat an u muj ! Ajve ? Mais au moment kaj čivelo ko Pirdo u vast ap o nīglo, u eršto nīglo, u nīglo risel pes lo pale, un phenel leskre… phenelo ko nīglo pur u peso, valštikes phenelo : ‘‘Eh ben mon frère ! Tu vois pas qu’on est en train d’suivre le convoi d’mon pauv’père ?” »
« C’est mon frère… Mon frère, le Tchāvolo. Vous le connaissez. Le Tchāvolo. Lui maintenant il fait les fêtes. Il fait les fêtes pendant l’été, il a un tir, tu sais. Bon, il était stationné sur une place avec ces “fêtiers”. Ils attendaient la fête. Sur le champ de foire, dans le bourg. Au milieu du bourg, toutes les caravanes là sur le champ de foire. Pour la fête, on les laisse… Tous les jours, ce Voyageur, ce “fêtier”, venait le voir, il venait voir mon frère, le Tchāvolo… Tu le connais cet homme, le Gros Tatav, le gros, il fait les fêtes lui aussi… Tous les jours il venait chercher mon frère pour qu’ils aillent aux hérissons. Pour que Tchāvolo l’emmène chasser les hérissons. Il n’avait pas de chien ce “métis”, ce Tatav. Tous les jours il était là, à appeler Tchāvolo : “Allez, mon frère, on va aux hérissons ! Allez mon frère on va aux hérissons !” Il se mangeait sur lui [i.e. : il insistait et insistait]. Le Tchāvolo ne voulait pas. “Non, dit-il, je n’y vais pas. Et je ne peux pas te laisser ma petite chienne parce qu’avec un autre, elle ne chasse pas. Si tu l’emmènes, elle va se sauver, elle ne chassera pas et elle s’enfuira !… Moi je n’y vais pas ! J’ai trop de travail !” Il ne voulait pas y aller le Tchāvolo – il ment, tu comprends ?
Mais tellement qu’il se mangeait sur lui ce Voyageur : “Allez, on y va !”, dit Tchāvolo. Parce que tous les jours, tous les jours, il était là ! Sur lui ! Il en devenait fou ce…, mon frère… Tu sais que chez lui il a un frigidaire. Dans sa caravane il a un frigidaire, ce Tatav. Là-dedans il met les hérissons. Il demande à quelqu’un de les lui raser, qu’ils soient bien nettoyés, tu comprends ? Et il les met dedans ! Est-ce que je sais moi combien de temps il les laisse là-dedans, dans ce truc !… C’est du froid… un frigidaire… Il les laisse peut-être deux-trois jours, ou bien je ne sais pas moi, peut-être qu’il les laisse sept-huit jours… Dégueulasse !… Il les mange comme ça ! Et tu sais comment il mange celui-là ! Oh Jésus ! Eh bien si tu le vois manger en face de toi, ce gros, eh bien tu en as l’appétit coupé !
Il venait chercher mon frère. Il se mangeait. Tout le temps ! “Allez, mon frère, on va rodav des nīgle ! Allez mon frère ! Allez mon frère !”.
Ça y est, les voilà dans les champs ! Le Tchāvolo avait pris sa petite chienne, il l’avait détachée. Ils marchent comme ça, le Tchāvolo ne cherche pas lui, il ne dit rien à la petite chienne. Cette chienne, tu la connais, celle du Tchāvolo, la Lūbli. Pour les hérissons, cette chienne, elle n’a pas son pareil !
Allez, ils font une haie, une autre haie, une autre… ils ne voient rien, ils ne trouvent rien. Le Tchāvolo laisse faire, il regarde ce que fait ce “métis”, il ne cherche pas lui, et l’autre, celui-là, il fait semblant de chercher, c’est de la frime, il ne sait pas chercher les hérissons… Allez ! Un autre buisson, un autre buisson… Au moment où ils tournent derrière ce buisson, le voilà le hérisson juste devant leurs pieds ! Un hérisson dans l’herbe. Comme ça ! Un hérisson ! Oh ! Quel bel hérisson ! Le gros le voit, le “fêtier”". Il regarde. Et devant ce hérisson, il y a un autre hérisson ! Et devant celui-là, encore un autre hérisson ! Et encore un autre devant ! Encore un autre ! Encore un autre !… Oui, c’était bien comme ça, m’assure le Tchāvolo, une centaine de hérissons les uns derrière les autres… Oh ! Le Gros Tatav, si content ! Il prend son sac. Allez, il ouvre son sac, si content ! Il en avait déjà l’eau à la bouche ! Tu comprends ? Mais au moment qu’il va mettre la main sur le hérisson, lui, ce Voyageur, sur le premier hérisson, le hérisson se retourne et lui dit… le hérisson dit au Gros, en français il le dit : “Eh bien mon frère ! Tu vois pas qu’on est en train d’suivre le convoi d’mon pauv’ père !” »
9L’enregistrement terminé, Moršela me demande de ne pas le faire entendre à des menši fun kate, « des Mānuš de par ici », et surtout pas au Gros Tatav. Pour le reste, kre dox o kame !, « fais donc ce que tu veux ! ». Quand j’interrogerai Tchāvolo sur la réalité de cette anecdote, il sourira et déclarera en hochant la tête, comme quelqu’un qui est au courant, – et en français : « Ah oui ! C’est mon frère le Moršela qui raconte ça ! », et il ne fera pas plus de commentaires.
10Mānuš, Moršela est le dernier-né d’une famille de cinq enfants. Du côté de sa mère, il appartient aux familles germaniques venues en France dans la deuxième moitié du xixe siècle. La famille du côté de son père est parfois désignée par ces Mānuš germaniques comme Mānuš « espagnols » : ils ont effectué un court séjour en Espagne entre les deux guerres. Les parents de Moršela se sont trouvés immobilisés dans un hameau de la Creuse durant la Deuxième Guerre mondiale. Moršela est né en 1945 dans ce département. À l’exception de quelques brèves périodes pour les vendanges, qu’ils vont faire dans le Bordelais ou les environs de Bergerac, l’aire de circulation de la famille s’est ensuite réduite à la Creuse et à quelques communes des départements limitrophes. Tous les frères sont cependant restés nomades, ayant dès la fin des années 1950 changé le cheval et la roulotte pour la caravane (le « camping ») et l’automobile ou le camion. Seule la mère, veuve, qui vit avec un de ses fils resté célibataire, a conservé la roulotte hippomobile. Comme la plupart de ses parents présents dans la région, Moršela choisit habituellement de stationner dans les hameaux de campagne ou les petits bourgs, de préférence à l’écart des habitations. Bien connus dans la région, ils sont pourtant régulièrement expulsés des haltes où ils s’installent, la plupart des communes limitant ou interdisant totalement (ce qui est illégal) le stationnement des nomades sur leur territoire. Cependant, même lorsqu’il n’est pas dérangé par les autorités, il est rare de voir Moršela prolonger une étape au-delà d’une semaine. L’hiver, assez rigoureux, l’oblige à changer ses habitudes ; il arrive que Moršela et ses frères louent un terrain pour passer les trois mois de la mauvaise saison, de décembre à mars. Dans la famille de Moršela, la langue manouche est couramment pratiquée. Au moment où il raconte cette histoire, Moršela est marié et père de six enfants. De lui-même, Moršela dit simplement qu’il est Mānuš, et si je lui demande de préciser : Ext Mānuš, « Mānuš authentique » ou bien (avec un peu de provocation – il a effectivement la peau foncée) Kālo Mānuš, « Mānuš noir ».
11Tchāvolo est le frère aîné de Moršela, il a cinquante-trois ans en 1982, il est père de douze enfants. Sa vie n’est guère différente de celle de Moršela, sinon que, depuis quelques années, il a ajouté à ses nombreuses activités celle de forain sur les fêtes. Il a acheté un « métier » : une petite baraque de tir « crève-ballons » (cinq carabines à air comprimé) et, du mois d’avril au mois de septembre, suit un circuit de fêtes dans les départements de la Creuse et de la Corrèze. Cela le conduit à un rythme de voyage nouveau : une semaine régulièrement dans chaque bourg ou petite ville ; à des lieux de stationnement nouveaux : dans les rues ou sur les places au milieu des habitations ; à des fréquentations nouvelles : les autres forains – certains se disent Mānuš ou Sinte, mais ne parlent plus aucune langue tsigane, certains se disent Voyageurs et parlent comme les précédents un argot français mêlé de mots d’origine tsigane, certains sont des Gadjé et prennent bien garde à ne pas être confondus avec les autres ; à des attitudes nouvelles : celles de forains qui stationnent sous les yeux des populations locales, assurés de la tolérance des autorités et retrouvant la même tranquillité de semaine en semaine, et non plus celle des Mānuš qui stationnent près des buissons, perpétuellement suspects aux yeux des autorités et menacés d’expulsion. Durant toute cette période, Tchāvolo se retrouve séparé de ses frères. Ils se rencontrent cependant à l’occasion des déplacements qu’occasionne le travail ou le simple loisir. Les forains ont plutôt tendance à éviter la fréquentation des « Buissonniers » auxquels ils reprochent de donner une mauvaise image des Gens du Voyage – il ne faut guère insister pour les entendre déclarer que ces Mānuš-là sont des « sauvages » ou des « arriérés ». Moršela connaît ces préjugés, et il est caractéristique que, lorsqu’il trouve Tchāvolo en compagnie de forains, il adopte une attitude provocante, ne s’adressant par exemple à son frère qu’en romenes, de préférence dans des lieux publics comme les cafés, tout en sachant pertinemment que les forains ne le comprennent pas et ne goûtent guère cette exhibition d’exotisme.
12Le Gros Tatav, industriel forain, apparaît chaque année dans la région à la saison des fêtes. Il possède deux « métiers » : un tir et un manège d’enfants. Il est effectivement d’une forte corpulence, et il est vrai qu’il possède un camion et une grosse caravane dans laquelle se trouve bien un réfrigérateur. Il est exact aussi qu’il laisse dans ce « frigidaire » des hérissons que des collègues comme Tchāvolo préparent pour lui. Devant les Gadjé, il se présente comme industriel forain ; avec les forains et les Mānuš, il se dit Voyageur ; je l’ai entendu quelquefois affirmer qu’il appartenait à une famille de Sinti piémontais. Il ne parle pas romenes mais l’argot voyageur1.
13Moršela, Tchāvolo et tous leurs parents manouches de la région sont de grands chasseurs et de grands mangeurs de hérissons. Ces mammifères se rencontrent en abondance dans ce paysage de broussailles, de prés et de haies vives. Moršela, Tchāvolo et leurs cousins pratiquent différentes techniques de chasse accordées aux habitudes du hérisson selon qu’il hiberne dans son nid, à la saison froide, ou qu’il court dans la campagne. Ils ne s’emparent jamais d’une femelle gravide ni de celle qu’ils découvrent en compagnie de ses petits. Ils ont si bien exploré leur territoire qu’ils savent exactement dans quelle haie ils trouveront les hérissons en grand nombre ; il leur arrive alors de ne pas prospecter tel endroit giboyeux durant une certaine période (à l’automne par exemple) afin de laisser croître le cheptel ou de réserver la chasse dans ce secteur pour des moments où elle est difficile ailleurs (quand la neige tombe, par exemple). De même, ils connaissent différentes recettes accordées à l’état physiologique du hérisson, qui lui aussi varie avec les saisons : des étouffés l’hiver quand le hérisson a fait sa graisse, des gelées aux arômes forts (ail, piment, thym, laurier) l’été quand il court des nuits entières et que sa viande est échauffée et sent. Les hérissons ne sont jamais tués à l’avance, mais pour leur consommation immédiate. Il peut arriver cependant, lorsqu’une chasse a été particulièrement fructueuse, que des hérissons soient gardés durant quelques jours, vivants, dans un grand bidon, un tonneau vide ou une couronne formée de pneus entassés les uns sur les autres. Quelle que soit la recette choisie, la technique de préparation est toujours la même, c’est pour eux la seule façon correcte d’apprêter un hérisson pour le manger. Elle se pratique en plein air et exige qu’on puisse allumer un feu de bois. Seuls un bâton et un couteau sont nécessaires.
14Bien des auteurs ont remarqué les ressemblances qui existent entre le hérisson et ses mangeurs favoris. Judith Okely écrit, à propos des Travellers Gypsies d’Angleterre (1983: 101-102) : « Le hérisson vit à la lisière de la nature sauvage, ou plus exactement, dans les buissons et les haies, jamais dans les prairies ni dans la profondeur des bois. Comme le Gypsy, il vit dans les marches, les frontières qui délimitent la propriété des Gorgios (Gadjé). Un autre terme pour désigner le “hotchi-witchi” est “pal of the bor” : “frère du buisson”. Les Gypsies privilégient ces traits avec lesquels ils peuvent s’identifier »2.
15Le hérisson tient une grande place dans les conversations de Moršela, de Tchāvolo, de tous ces Mānuš qui s’arrêtent près des buissons. Ils racontent leurs chasses, ils comparent leurs recettes, ils aiment tout simplement évoquer la figure du nīglo, ils vantent sa capacité à passer partout, ils apprécient sa malice et sa gourmandise (il s’introduit dans les potagers, il se goinfre tant à la saison des pommes que le goût du fruit passe dans sa chair…), ils plaisantent sur ses exploits amoureux, ils admirent son courage (il ne craint pas les serpents). À entendre ces histoires, il est évident qu’il existe une connivence, ou que ces Mānuš veulent voir une connivence, entre eux et le hérisson. Dans tel conte qu’il affectionne, Dorine, un cousin de Moršela, opère une véritable identification :
« Viaso phūro ko nīglo. Phūro nīglo ! phenelo : ‘‘Bof, o krō me kate an ku heko ? Kaj te mangap te xap ? Kek menšo ! Oba, phenelo, ɜ̌āvo fort ! ɜ̌īvo mur ɜ̌īben kake, ɜ̌āvo man kaj meneste pur te ɜ̌al mur ɜ̌īben ! »
« Il était devenu vieux ce hérisson. Vieil hérisson ! Il dit : “Bof, qu’est ce que je fais là moi dans ce buisson ? Où demander à manger ? Pas un parent ! Oui, il dit, je m’en vais ! Je vais vivre ma vie, je m’en vais quelque part pour faire aller ma vie ! »
16Tous les Mānuš semblables à Moršela et à Tchāvolo possèdent un ou plusieurs chiens. Ce sont de petits chiens genre ratier ou fox-terrier, dressés à la traque dans les buissons, principalement celle du hérisson. Ils s’adaptent aux diverses formes de chasse, fouillant les fourrés l’hiver, suivant les traces dans l’herbe l’été. Il est fréquent que les chiennes s’appellent Lūbli, « Putain ».
Voici les définitions que donne le Vocabulaire de Joseph Valet (1986) pour les termes par lesquels les Mānuš désignent ceux que, ne pouvant les considérer comme des Gadjé, ils veulent cependant mettre à distance.
« Sinto : Piémontais (Voyageur), Manouche étranger. Akele Sinte : Voici des Voyageurs (différents de nous) ; ɜ̌ūns o Sinte vejanle un sikranle beri un gajzi : Autrefois les Piémontais venaient et montraient des ours et des chèvres. »
« Ungāri : Hongrois, Voyageur rom. Ungareca : Hongroise. Ungartikes : en hongrois. O Ungaria raken ungartikes, ajvo gar but : Les Voyageurs hongrois parlent en hongrois (romani), je ne comprends pas beaucoup. »
« Španjolo : Espagnol, Gitan espagnol. I Španjoli, bikrenle plaxti : Ce sont des Espagnols, ils vendent des draps. »
« Ralüš : “raluche”, terme de mépris désignant habituellement les “duville”, on les reconnaît à leur accent et à leur vocabulaire. »
« Pirdo : Voyageur non-gitan. O Pirde ɜ̌anle apo drom ar me, me j kek Mānuš un kek barengre, rakenle gar mānuš, grat ar Gāɜ̌e ile : Les Pirde vont sur la route comme nous mais ce ne sont ni des Manouches ni des Yéniches, ils ne parlent pas manouche, ils sont tout à fait comme des paysans. »
« Bareskro : Yéniche (terme méprisant). Bareskreca : femme yéniche. O Barengre i gar ar me : Les Yéniches ne sont pas comme nous. »
« Dandredo (de dandrova : je mords, dandredo : mordu) : Voyageur non-gadjo. Kun i kāva ? — Dandredo : Qui est-ce ? — un Voyageur. I Dandredo i kāva : c’est un Voyageur celui-ci. »
« Cirkāri : Gens de cirque ; I Cirkārja kola : C’est des Gens de cirque ceux-là. »
« Kirbāri : Fêtier (industriel forain). »
« ɜ̌amaskro : Voyageur solitaire, trimardeur ; I ɜ̌amaskro leskro gono apo trupo : un “trimard” son sac sur le dos. »
« Xüilo : Voyageur non-gitan. I Xüile kola, ajvenle gar romenes : Ce sont des Xüile, ils ne comprennent pas le manouche. »
Et pour la définition d’eux-mêmes :
« Mānuš : Manouche. Mānušni ou Mānušeca : femme manouche. Am pardo Mānuš alojtre ketene : Nous sommes plein de Manouches tous ensemble. Rakō mānuš : Je parle manouche. Tōde Mānuš : Anciens Voyageurs (mot à mot : Manouches lavés). O tōde Māneš ɜ̌anenle gar te rakenle mānuš : Les “Manouches lavés” ne savent pas parler manouche. »
« Hajti : surnom des Mānuš venant de Belgique. Me ham Hajti, čače Māneš : Nous sommes des Hajti, de vrais Manouches. »
« Hesi : groupe de Manouches, peut-être originaires de la Hesse et dont le parler est un peu différent des Manouches d’Auvergne. »
« Šwobi : Manouches originaires de Souabe. »
« Eftavagengre : Les gens des sept roulottes. l gili fun o Eftavagengre : La chanson des Gens des sept roulottes. »
« Gačkene Mānuš : Manouches originaires d’Allemagne, opposés aux Valštike Mānuš (originaires de France) et aux Prajstike Mānuš d’Alsace. Rakenle gačkenes : Ils parlent en allemand. »
« Prajštiko : Prussien, mais aussi appliqué à un groupe de Manouches alsaciens. I Prajstiko Mānuš : Un Manouche alsacien. »
« Kiralengre : mangeurs de fromage (surnom des Manouches d’Auvergne). »
« Hekišlup : cachette de hérisson (surnom des Manouches qui couchent sous les haies) ; Kāle Mānuš ke als an emligo them, i hekišlup : Ces Manouches qui sont toujours dans le même pays, ce sont des hekišlup. »
« Menšo : homme ; Me kamō gar te dikap o menši ke i gar mendar : Je ne veux pas voir l’homme qui ne fait pas partie de nous. Menši : du monde de vers nous, des Voyageurs ; l menši api placa : Il y a des Voyageurs sur la place ; Livre menši : du brave monde qui cherche la conversation (ne se dit qu’en parlant d’autres Voyageurs). »
Ajoutons : « romenes : à la manière des Manouches, en langue manouche ; rakō romenes : je parle en manouche. Romnepen : la langue manouche ; rakā o čača romnepen : nous parlons le vrai manouche ; i ext romenes : la vraie langue manouche. »
17L’histoire du Mānuš, du Pirdo et du hérisson réaffirme la définition de l’identité manouche. Ce rappel est lié à une circonstance qui est la fréquentation des forains, Voyageurs ou Pirde, par le frère du narrateur, mais il prend dans notre histoire un caractère de vérité absolue. La définition n’est pas formulée comme une maxime, elle est proposée à la réflexion des auditeurs à travers des considérations qui se situent à trois niveaux : les relations entre vivants, les relations entre vivants et morts, le rapport entre nature et culture.
18Les invraisemblances du récit – on ne sait plus si l’on est dans la chronique ou dans le conte – apparaissent comme autant d’invitations à l’herméneutique. Plus que le don de la parole accordé aux animaux, il est un indice qui montre aux Mānuš, et aux Mānuš seulement, qu’il faut chercher au-delà des événements rapportés : nous sommes au mois d’août et, selon Moršela, les événements qu’il rapporte sont tout récents. La technique de chasse décrite, marcher dans les champs en suivant le chien qui est sensé découvrir la trace d’un hérisson, est bien une technique d’été, mais une technique nocturne. Or il n’est jamais précisé que la chasse a lieu la nuit. Il est par contre indiqué « [qu’]ils font une haie, une autre haie » or, on « fait les haies » l’hiver, quand les hérissons dorment dans leur nid au milieu des fourrés.
Les relations entre vivants
19Le Gros Tatav, le Pirdo, veut se comporter comme un Mānuš. L’ingestion du hérisson lui parait être l’acte qui fait le Mānuš. En cela il se réfère à l’espèce de passion que les Buissonniers montrent pour cet animal. Mais le hérisson, il n’est capable que de le manger, il ne sait ni le chasser ni le préparer. Il possède un réfrigérateur, mais il n’a pas de chien. Il ne voit dans le hérisson que de la viande et dans le Mānuš qu’un chasseur. Or le hérisson est un être civilisé qui respecte ses morts et sait faire respecter ce respect, c’est-à-dire sa qualité de civilisé, et la chasse n’est pas une traque sauvage qui ne viserait qu’à la satisfaction des appétits. Si le Mānuš est un grand chasseur, c’est qu’il sait mettre des limites à la collecte et qu’il domine ses envies. De ce savoir et de cette maitrise nait la connivence avec la nature : la chienne n’obéit qu’à lui. En découvrant les hérissons au détour du buisson, Lūbli ne commet pas l’erreur du Pirdo. Pour se comprendre, le Mānuš, le hérisson et la chienne n’ont pas besoin de se parler – c’est bien là l’idéal manouche. Au Pirdo, il faut expliquer. On a l’impression que, dès le début, le Mānuš sait ce qu’il va arriver. Il ne provoque pas la confusion du Pirdo, il semble même ne pas la souhaiter, il finit par céder à ses incessantes sollicitations. C’est le Pirdo lui-même qui se précipite dans la honte en suscitant l’occasion qui va révéler qu’il n’est qu’un ignorant, un barbare, un ventre.
20Le Pirdo ne peut être, ne sait être un Mānuš : voilà ce que Moršela rappelle à tous, et sans doute en premier à son frère qui s’est mis à fréquenter les Pirde. Cependant, il existe bien un risque de confusion, c’est que le Pirdo ne peut être défini de façon claire. Pour le Pirdo aussi il existe des Gadjé, et on ne peut dire de lui qu’il est un Gadjo ; il lui arrive de prendre des habitudes de vie manouches : manger des hérissons notamment. Il arrive à des Mānuš d’adopter des attitudes qui sont celles des Pirde : c’est ce que fait en ce moment Tcbavolo… Cette hésitation dans la définition du Pirdo se voit dans le récit. Le Gros Tatav apparaît désigné de termes multiples : Pirdo (dont la traduction française pour les Mānuš est « Voyageur »), Xulio (« métis »), Rom (« homme »)3, Vavax (« autre »), Tatav, Thūlo Tatav (« gros Tatav »), Peso (« gros »), Kirbāri (« fêteux » ou « fêtier » – le forain qui tient un « métier » sur les fêtes), « Fêtier ».
21Peut-on considérer que le démonstratif (ko xulio, ko Pirdo…) qui accompagne presque toujours ces désignations marque déjà la distance que le narrateur s’applique à établir ? Car si la définition du Pirdo reste floue, à la fin de l’histoire, la position qui lui est assignée est parfaitement nette : il n’est pas des nôtres. Au « mon frère », que le Gros Tatav, voulant abolir toute distance entre le Mānuš et lui, adresse prétentieusement à Tchāvolo, répond le « mon frère » du hérisson, plein de dérision et de commisération pour celui qui irrémédiablement demeure à l’extérieur.
22Il est important que ce soit à travers un des actes qui définit le Mānuš (la capture et la consommation du hérisson) que la distinction Mānuš-Pirdo s’affirme avec éclat. La mise en avant de la goinfrerie semble être un moyen couramment employé par ces Mānuš pour se distinguer de ceux qu’ils rencontrent « sur le voyage » (ap i rajza) et avec qui la confusion est possible. Voici un autre récit – chronique cette fois – où l’on retrouve la même hésitation pour la détermination et la même netteté pour l’affirmation de la goinfrerie et la mise à distance. C’est maintenant Tchāvolo qui parle :
« I mōlo vium Gouzon an. Viam Gouzon an. Un vias i tin sirka koj, ap i placa. ɜ̌iam te dikhas i sirka u dīves. Rāti ɜ̌iam fort niglenge… i duj ɜ̌ūkel k is man. Un u Kukeno is koj nīna paš mande ap i placa. ɜ̌āne, njale, ɜ̌iam fort niglenge. Acam šop, efta nīgle. Un ku Xulio, ku Sirkāri, xajsedo fun i bok islo !… Me ɜ̌ō pašo man. U Kukeno, u vavax, u tin Mānuš k is koj nīna ap i placa, un ko xulio, krenle brī jāg kote. Phenel ku vavax : “Ap ! Marā le kaI nīgle ! »
U Kukeno fangela ān : “Na ! Na ! Na ! ɜ̌ā karā sigedax u Tchāvolo !” ɜ̌angen man le pre. Štō pre. Penō : “0 kamena ?” Is au moins dešenge, dešenge ti paš. Štum pre.
Ax umes pre, ɜ̌um koj, brī jāg. Rajzam len kol nīgle. Pucuvam len un čivam len. U Kukeno ɜ̌als te lel au moins deš litri mōja !… Ames koj. Xajam nīgle ! Kram kol nīgle. Ku Xulio, ku tin Xulio xajas peske lo trin, jop zelbax kōkro ! Trin nīgle ! C’est la vérité ! Trin nīgle xajaslo ! U Kukeno štokels ap leste ke xālo ! U vavax Mānuš nīna ! Me jamais dikum kake Mānuš otax xulio ke xal kake but nīgle ! Penaso mange, trin nīgle krat te venle leskre an u muj ax či !
Deš nīgle mais panč nīgle xajaslo jop ! Kanc bok !
Pale pijam i slugo mōl. ɜ̌iam pašas men is au moins dujenge. Ames štil ».
« Une fois je suis arrivé à Gouzon. Nous sommes arrivés à Gouzon. Et il y avait un petit cirque là, sur la place. Dans la journée nous sommes allés voir le cirque. Et la nuit nous sommes partis aux hérissons… avec ces deux chiens que j’avais. Tu sais bien, l’été, la chasse aux hérissons ; nous avons trouvé six, sept hérissons. Et ce métis, ce circassien, il était mangé par la faim ! [il était mort de faim !]… Moi je m’en vais me coucher. Le Kukeno, l’autre, le petit Mānuš qui était là aussi sur la place, et ce métis, ils font un grand feu. L’autre dit : « Viens ! On va les tuer ces hérissons ! »
Le Kukeno commence : « Non ! Non ! Non ! Allons plutôt appeler le Tchāvolo ! » Ils me réveillent. Je me lève. Je dis : « Qu’est-ce-que vous voulez ? » Il était au moins dix heures, dix heures et demie. Je me suis levé.
Une fois que j’étais debout, je suis allé là-bas, prés du grand feu. On les a rasés ces hérissons, on les a épluchés4 et on les a mis à cuire. Le Kukeno est allé prendre au moins dix litres de vin !… Nous sommes restés là. Nous avons mangé du hérisson : nous avons préparé ces hérissons. Ce métis, ce petit métis, il s’est mangé trois hérissons à lui tout seul ! Trois hérissons ! C’est la vérité ! Il a mangé trois hérissons ! Le Kukeno en était stupéfait de le voir manger ! L’autre Mānuš aussi ! Moi je n’ai jamais vu ça, un Mānuš ou un métis qui mange autant de hérissons que ça ! Il m’a dit que pour lui, trois hérissons, c’était rien du tout ! [littéralement : c’était juste comme rien dans sa bouche !]
Dix hérissons mais lui il en a mangé cinq ! Quel appétit !
Après nous avons bu un coup de vin. Il était au moins deux heures quand nous sommes allés nous coucher. Nous étions tranquilles. »
Les relations entre vivants et morts
23Les morts n’apparaissent pas dans l’histoire du Mānuš, du Pirdo et du hérisson, mais c’est par rapport à eux que se fait la répartition des vivants.
24Qu’il « mange ses morts » est la pire insulte. Il semble bien que ce soit là ce que le récit de Moršela affirme à propos du Gros Tatav. Mais parce qu’il s’agit d’une histoire et qu’elle possède subtilité et richesse poétique, l’affirmation perd tout caractère insultant. D’autre part, l’insulte brutale – et gratuite : le Gros Tatav n’est pas là – serait beaucoup plus pauvre, elle n’ouvrirait sur aucune interprétation et n’offrirait aucun principe explicatif. (À chaque fois que je l’ai rencontré, le Gros Tatav m’est apparu comme un individu débonnaire. Contrairement à d’autres industriels forains, il entretient plutôt de bonnes relations avec les Mānuš et je ne crois pas me tromper en affirmant qu’aussi bien Moršela que Tchāvolo le considèrent avec sympathie. Mais voilà, il faut que le personnage du Pirdo soit à la fois connu, pour que l’histoire parle aux auditeurs, et exemplaire ; il faut donc mettre en avant l’ignorance et la barbarie qui l’empêchent d’être Mānuš. La réalité du Gros Tatav est sacrifiée à l’efficacité du message.)
25Car il faut constater la cohérence de l’agencement des trois niveaux que nous avons pu séparer. Alors que le premier énonce un précepte : il faut se distinguer des Pirde, le second donne la justification de ce précepte : parce que les Pirde ignorent le respect des morts, et le troisième met en place l’univers des valeurs dans lequel ce précepte a cours. Nous pourrions également rendre compte de cet agencement de la manière suivante : 1) le Pirdo n’est pas un Mānuš. 2) Voici pourquoi le Pirdo n’est pas un Mānuš. 3) Voici ce que sont les Mānuš.
Le rapport entre nature et culture
26Moršela, Tchāvolo, Nīni… tous ces Mānuš des buissons qui sont les meilleurs mangeurs de hérissons du monde ne consomment pas de la viande, ils consomment de la culture. Pour le débarrasser de ses viscères, Moršela et les siens ouvrent le hérisson « par le dos ». Ouvrir le hérisson « par le dos » (la lame du couteau suit la colonne vertébrale en passant sous les os, elle remonte du coccyx à la tête, les côtés droit et gauche de l’animal se trouvent ainsi séparés l’un de l’autre sans être détachés et l’on peut alors « ouvrir » le hérisson pour le débarasser de ses viscères) signifie que l’on appartient à leur groupe familial ; tous savent qu’ouvrir le hérisson « par le ventre » signifierait l’appartenance à un autre groupe familial manouche. Ils rasent l’animal sans avoir recours à aucun artifice : « à sec », un couteau ou un rasoir dans la main droite, le calant avec le pied et tirant sur les pattes de derrière avec la main gauche ; gonfler le hérisson avec une pompe à vélo comme le font certains Voyageurs serait renoncer à leur intégrité de Mānuš. Moršela affirme qu’il serait à coup sûr malade s’il mangeait d’un hérisson ainsi préparé. La distinction entre nature et culture n’est pas donnée, elle se construit, et c’est bien à cette construction que s’applique le récit de Moršela. Tout peut être nature, c’est-à-dire barbarie, si l’on ne sait maîtriser ses appétits. Le réfrigérateur, le confort d’une caravane moderne et toutes les sophistications que l’on peut rencontrer en fréquentant les zones urbanisées n’y changent rien. En la personne du Gros Tatav, la vie organique triomphe. Et tout peut être culture, c’est-à-dire civilisation, si l’on sait dominer la nature en soi. Le respect des morts est bien doublement maîtrise : de soi, du monde.
27La différence entre le Mānuš et le Pirdo, le hérisson la connaît. Quand il s’adresse au Pirdo, entre le français et le manouche, le hérisson n’hésite pas. Et s’il faut que le narrateur précise qu’il parle français, c’est que sans aucun doute, la langue maternelle du hérisson, c’est le manouche. Il n’y a donc pas lieu d’évoquer, dans le récit, dans la réalité, un rapport privilégié du Mānuš avec les animaux, il n’y a qu’une connivence entre créatures qui savent comment l’on métamorphose la nature en culture. Outre ses trois chiens, Lūbli (comme celle de Tchāvolo), Hafo et Mickey, Moršela possède un corbeau, Jacquot, u kurako. Jacquot, dont les ailes ont été atrophiées se promène librement entre les caravanes sans jamais se perdre, il sait crier son nom et tous les matins éveille fidèlement Moršela en imitant le chant du coq.
28Le message apparaît maintenant clairement : nous sommes civilisés, notre rapport au monde est élaboré même dans les actes où les autres ne voient que de la nature. Celui qui, sans posséder la connaissance, voudrait agir comme nous, et pourrait alors se croire semblable à nous, ne réussirait qu’à révéler sa barbarie. Quelle est cette connaissance ? Elle n’est pas un savoir qu’on acquiert, elle est l’identité manouche. Quand on demande à Moršela, Tchāvolo, à tous leurs cousins ce qui fait les Mānuš (ou pourquoi ils sont Mānuš), ils font tous toujours la même réponse : c’est dans le sang. Un Mānuš est Mānuš parce qu’il prend place dans une lignée de Mānuš – c’est bien ce qu’affirme l’image des hérissons en cortège alignés derrière leur aïeul – et il l’est toujours parfaitement. S’il hésite ou s’il déroge tant soit peu à cette perfection, il risque de se perdre parmi tous ces gens, Xulie, Pirde, « Fêteux », Voyageurs… dont on ne sait dire exactement qui ils sont. Sur son circuit de fêtes, il arrive que Tchāvolo, stationnant dans les rues d’une petite ville, ne puisse – ou n’ose – allumer un feu de bois ; il doit alors tremper le hérisson qu’il prépare dans un faitout d’eau bouillante pour le débarrasser des piquants qui restent après le rasage au couteau et qui, quand les choses sont faites « comme il faut », sont calcinés sur la flamme, puis grattés avec la lame pour obtenir une couenne parfaitement lisse. Nulle différence entre le savoir et le sang : si Moršela mangeait un hérisson apprêté selon un autre mode que celui qui a cours chez les siens, il tomberait malade. La culture coule dans les veines.
29Pourquoi ne pas considérer cette petite histoire racontée entre deux parties de pétanque comme un mythe ? Elle met en rapport les interrogations les plus profondes et l’expérience la plus ordinaire. Et elle répond à la fois aux définitions, pourtant si éloignées l’une de l’autre, de Bronislaw Malinowski, pour qui le mythe est la « charte pragmatique » des « sociétés primitives » (Smith 1968 : 527), et de Claude Lévi-Strauss, pour qui « les mythes ne sont pas seulement un jeu de l’esprit mais le lieu privilégié où se forgent les catégories ; ils servent non seulement à marquer des écarts qui sont déjà donnés par la nature (ex : l’homme et la femme, le ciel et la terre), mais aussi à introduire la discontinuité indispensable au travail de l’intelligence en creusant des écarts au sein du continu (ex : nature et culture, nous et les autres)… » (ibid. : 528) – Mānuš et Pirde…
La civilisation du monde
30Nous ne pouvons comprendre les modalités de l’affirmation manouche si nous ne prenons pas en compte le caractère saturé de l’univers dans lequel elle s’effectue.
31Le premier geste que les Mānuš aient à faire pour s’établir est d’entamer la cohérence du réel gadjo. Introduire la discontinuité. Afin de commencer à exister au sein d’un univers plein, ils instaurent le vide, le blanc, l’absence… (du moins ce qui est perçu comme le vide, le blanc, l’absence… avec les critères en usage chez les Gadjé, chez ceux qui remplissent l’univers). Voici une image concrète de cette opération : il s’agit d’une mūlengri placa à la sortie d’un bourg, sur une route départementale. Au départ, quand les Mānuš y séjournaient et quand l’un d’eux y est mort, c’était un endroit un peu éloigné des dernières maisons ; puis, avec la construction de pavillons par des retraités de retour au pays ou par des commerçants du bourg (pavillons carrés plantés au milieu du jardin avec allée de gravillons et massif de fleurs, garage en sous-sol et perron avec escalier, crépi beige ou gris avec pignons blancs, géraniums aux fenêtres…), ce séjour des Mānuš, puis des morts manouches s’est trouvé pris dans l’alignement des pavillons. Terrain vide (personne n’y demeurait, une caravane y rouillait) ayant toute l’apparence de l’abandon (les herbes et les ronces y poussaient, il n’y avait ni clôture ni portail). Pourtant la famille, plusieurs frères, qui continuait à fréquenter le canton, refusait les sollicitations de la mairie et les offres d’achat des particuliers. Si les Mānuš ont fini par vendre malgré leur réticence, c’est, je crois, à cause du contraste trop spectaculaire qu’en était venu à faire ce terrain manouche au milieu des habitations des Gadjé. Trop de visibilité ne convenait pas à une mülengri placa.
32Voici donc le processus d’appropriation manouche : entre le monde et les Mānuš, il y a, omniprésente, la médiation des Gadjé (fruits de la nature et œuvres des Gadjé sont équivalents) ; dans l’usage qu’ils font de la nature-qui-est-la-civilisation-des-Gadjé, les Mānuš introduisent la médiation des morts. La présence des Gadjé s’en trouve effacée. Mais les Mānuš n’en sont pas pour autant rendus à la nature sauvage, ils baignent dans la civilisation manouche, possédant une connaissance sympathique de tout ce qui les entoure.
33L’instauration de telles fractures dans le tissu de l’univers gadjo représente la première étape vers l’annulation de l’autre. Aussi bien, les aspects particuliers des rituels manouches que nous avons relevés ne sont pas accidentels. Il faut que ce soit fragmenté, incertain, individuel, silencieux et privé plutôt que réglé, unanime, collectif, proclamé et public. L’affirmation manouche ne vise pas la constitution d’un domaine séparé ou d’une enclave, mais l’appropriation de la totalité. Pour que la civilisation manouche du monde soit totale, elle ne doit pas être publiée.
34Ce que les Gadjé perçoivent, bien vite, ils le comprennent. Cela entre dans leur discours. Cela leur appartient. Pensons aux injonctions récentes dont sont l’objet les Mānuš, les Tsiganes : on leur demande – pouvoirs publics, associations de soutien, médias… – de dire qui ils sont, de « se faire mieux connaître », de « prendre la parole »… Mais si leur entreprise était unanime et publique, c’est aux Gadjé qu’elle s’adresserait. Les tombes, seuls monuments qui donnent à voir le groupe, ne disent rien de ce qu’il est, de ce qui s’y passe, elles sont comme lui une présence silencieuse – comme aussi la foule aux funérailles. Alors, si leur entreprise était unanime et publique, la présence manouche ne s’imprimerait plus au sein de l’univers gadjo, elle s’y opposerait. Affrontant les Gadjé, les Mānuš ne sauraient plus les annuler. La relation deviendrait univoque. Avoir la capacité d’annuler les Gadjé permet d’entretenir avec eux des relations de tous types : méfiantes, familières, hostiles… de solidarité ou de collaboration, de compétition ou de lutte, d’évitement, d’exploitation (dans les deux sens : des Gadjé exploitant des Mānuš, des Mānuš exploitant des Gadjé), ce peut être l’admiration, le mépris, l’indifférence, la sympathie… Toute systématisation des relations Tsiganes-Gadjé, toute typologie des attitudes se heurtent à une multiplication des contre-exemples… mais tout cela à l’intérieur d’un retrait fondamental – retrait qui est une prise de possession.
35« Abstention » sans doute, mieux qu’« absence », est le terme qui convient. Leur présence – incontestable, tout le monde sait qu’ils sont là – ne fait pas discours – d’eux, personne ne sait rien dire. Quand les Gadjé en parlent, ils ne parlent pas des Mānuš mais des « Tsiganes », des « Gitans », des « bohémiens », des « nomades », des « personnes d’origine nomade », des « sdf »… Ils parlent d’autre chose, les Gadjé, de leurs fantasmes, leurs catégories, leurs problèmes… ils parlent de ce qu’ils ont institué. L’avènement manouche se fait avec la soustraction : en ne consommant plus, en ne prononçant plus, en ne fréquentant plus… Rappelons-nous, à propos des mūlengre placi : « Les lieux qui inscrivent la présence manouche dans l’univers sont des lieux où il n’y a personne. »
36Si l’on veut encore quelque illustration, il est possible, pour en rester à l’espace, d’évoquer aussi, faisant pendant à la faculté de soustraire certains endroits à l’omnipotence / l’omniprésence des Gadjé, la faculté de remplir ceux qu’elle laisse vacants, interstices négligés ou oubliés, provisoirement la plupart du temps, dans le quadrillage gadjo de l’espace, lieux qui pour nous sont vides (le disent bien les expressions par lesquelles nous les désignons : terrains vagues, communaux, faux-chemins, délaissés de route, décharges publiques…), que les Mānuš investissent, y transportant leurs objets, leurs animaux, leurs bruits… et toutes les significations qui y sont attachées. Mais là aussi, la relation n’est pas univoque, elle se module entre deux pôles qui sont : l’investissement de l’espace public interdit, l’acceptation de l’« aire d’accueil » spécialement aménagée par les Gadjé pour les « Gens du Voyage » – tout cela, encore une fois, compris dans l’exercice d’une appropriation fondamentale : cette faculté de transporter et d’imposer partout avec soi ses significations.
37Même caractère positif de ce qui par les Gadjé est perçu comme vide si nous regardons les activités économiques. Nous pourrions évoquer ici l’aptitude des Mānuš à se glisser dans les interstices de l’économie globale, à s’y intégrer sans s’y laisser aspirer. Par exemple mettre en parallèle ce que nous avons dit de l’instauration du sens et ce que nous observons dans les activités de récupération – activités qui ne sont évidemment pas réservées aux Mānuš. (Les modalités de la récupération sont les suivantes : 1) nous prenons acte que dans le monde – monde gadjo – des objets sont sans valeur, « ne valent rien » ; 2) nous ramassons ces objets ; 3) par la transformation que nous leur faisons subir ou par le seul fait qu’ils se trouvent rassemblés, c’est-à-dire par le seul fait que nous ayons pris acte qu’ils étaient là, ils retrouvent une valeur ; 4) c’est une valeur qui profite aux Mānuš. De rien nous avons fait de la vie manouche.) Ce dont je voudrais parler, c’est de ce que dénonce la protestation massive à laquelle nous nous heurtons lorsque nous évoquons le travail des Mānuš : ces gens-là ne font rien.
38Il y a les tentatives bien intentionnées et maladroites des « Amis des Gens du Voyage » pour affirmer que mais si, comme tout un chacun, ils travaillent – seulement nous ne les voyons pas, ils travaillent chez eux, derrière les roulottes, ou bien ils se lèvent si tôt que lorsque nous nous réveillons, ils ont déjà fini leur journée, ou bien ils ne travaillent pas en ce moment mais ils travailleraient si on voulait bien les employer, leur donner leur chance…
39Bien sûr que les Mānuš travaillent… mais tout de même, toutes ces heures au café, à la pétanque ou au palet, à courir les champs, fureter dans les buissons… Il est possible de dire : cela c’est le loisir, cela c’est l’approvisionnement… Mais toutes ces heures aussi à rester, l’hiver, « au bord du feu », l’été, assis dans l’herbe, au soleil ou à l’ombre, à raconter vingt fois les mêmes blagues rebattues, à débiter des brins d’osier en rondelles ou à tailler un bout de bois jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien, à regarder le feu, à se taquiner, à caresser les enfants… Toutes les fois où l’on est invité expressément (« Tu viendras, hein ? ») et on vient, on s’asseoit, on boit un litre, on parle un peu, et puis on reste et il ne se passe rien… et quand on annonce qu’on va partir, vere tajsa ? (« Tu viens demain ? »). Toutes ces heures « creuses » face au temps tout réglé, tout rempli des Gadjé. C’est bien, là encore, par l’abstention, le retrait, une manière d’assurer une maîtrise sur soi. Car bien sûr, ce « rien » est tout occupé d’intensité manouche : les bruits, les odeurs, les présences, les voix… tout un monde de sensations qui sont celles du campement.
40Rien peut-être n’illustre mieux le contraste entre ce qui est donné à voir aux Gadjé et ce qui est éprouvé au sein du groupe que la façon dont se nomment les Mānuš. Me référant aux Mānuš du Massif central, je ne ferai cependant ici que reprendre pratiquement terme pour terme une analyse que Leonardo Piasere (1985 : 209-221) a faite pour les Slovensko Roma, qu’il étudie dans le nord de l’Italie.
41Une anecdote fera bien comprendre de quoi il s’agit. Un jour, c’était en septembre 1982, j’entre dans un café où certaines familles manouches ont leurs habitudes. La patronne me dit : « Alors, tu as vu ? Fredo a attrapé un accident. » Celui qu’elle appelle « Fredo » – Alfred L. – est Garçounet chez les Mānuš. Quelques minutes auparavant, j’étais en sa compagnie et il se portait comme un charme. Mais il m’avait informé que deux jours avant, trois de ses neveux avaient eu un accident de voiture. La dame me montre le journal et effectivement, dans la rubrique « De jour et de nuit », il est indiqué que MM. Laurent, Alfred et Baptiste L. ont été victimes d’un accident de la route et emmenés à l’hôpital.
42Chez « nos » Mānuš, tout le monde a deux noms, le romeno Jap, « nom manouche », et le « nom pourles Gadjé ». Voici les noms des deux sortes portés par les membres de la famille L., auxquels fait allusion la dame du café ; la confusion entre l’oncle et le neveu s’expliquera en même temps qu’apparaîtra le fonctionnement du système de dénomination.

43Je ne fais figurer sur le diagramme que les individus dont il est question dans l’anecdote, Moreno a en réalité onze enfants, six garçons et cinq filles… Les oncles sont les parrains des neveux, ou les frères aînés les parrains des cadets et à ce titre, comme c’est l’usage en France, leur transmettent leur prénom : Garçounet a baptisé Sasoun, Nūzri a baptisé La Fouine, qui à son tour a baptisé Dadouï, Nīni a baptisé Pulfe.
44Le « nom pour les Gadjé » est conforme à l’usage des Gadjé au milieu desquels vivent les Mānuš, c’est-à-dire à l’usage français. Il est formé d’un prénom et d’un nom de famille : Alfred L., Antoine L., Baptiste L., etc. C’est le nom qui est utilisé dans les relations avec les Gadjé, celui qui figure sur tous les documents administratifs. Les Mānuš ne s’en servent pas dans les échanges au sein de la communauté. Bien souvent le prénom des uns et des autres est ignoré ; il y a quelques rares cas où le prénom sert de romeno lap. Pourtant ce prénom, emprunté au calendrier chrétien (jusqu’à l’arrivée du pentecôtisme, les prêtres catholiques officiaient pour les baptêmes), est transmis des parrains aux filleuls (des marraines aux filleules), ce qui entraîne qu’un grand nombre de parents portent le même « nom pour les Gadjé » (ici nous avons trois Laurent L. et deux Alfred L.), l’habitude étant de choisir les parrains parmi les consanguins. Sur la pierre tombale, c’est le « nom pour les Gadjé » qui figure.
45Le romeno lap, utilisé au sein de la communauté (mais il ne s’agit en aucun cas d’un nom secret), peut être un sobriquet, un surnom, un diminutif, un prénom, un nom commun (nom d’animal, de fleur, de couleur…), une onomatopée. II ne se transmet pas. II cesse d’être prononcé par les parents lorsque celui qui le portait meurt. Voici, à titre d’illustration, une liste de vingt romene lap masculins et féminins (les Mānuš disent simplement I mur lap, « C’est mon nom »). Je ne les ai pas choisis. Afin de donner un échantillon objectif, j’ai pris les trois générations vivantes d’une même famille (en fait les quarante personnes citées ne représentent même pas la totalité des descendants du couple initial). Hommes : Pishoti, Garçounet, Moreno, Nūzri, Nīni, Šchtrackar, Tchāvo, Gūgi, Pipipe, Manuel, David, Tarzan, La Fouine, Dadouï, Pulfe, Jo, Sasoun, Tonio, David, Moïse… Femmes : Louisa, Fifille, Vejs, Pato, Poupée, Dondine, Pūpa, Ratié, Phajgue, Brigitte, Titite, Nita, Majkrits, Paulette, Rosita, Nenette, Bouguinette, Sabrina, Nado, Bluma… En manouche, tchāvo veut dire « garçon », štrackar, « verge raide », vejs, « blanc » ou « blanche », pūpa, « poupée », phajge, « muguet », blūma, « fleur » ; il y a aussi « moreno », « brun » en espagnol, et « la fouine »… voilà les seuls termes de cette liste ayant une signification. Ce sont en général les parents qui trouvent le romeno lap de leurs enfants (avant, ils sont tout simplement u tchāvo, i čaj, « le garçon », « la fille », ou u tikno, u tikno phrāl, « le petit », « le petit frère »). Aucune cérémonie ne marque l’imposition du nom. II arrive que ce nom change au cours de l’enfance ou de l’adolescence (des adultes possèdent ainsi plusieurs romene lap, mais un seul est d’usage courant et connu de tous). Il arrive aussi qu’un surnom donné par des compagnons d’âge supplante le nom trouvé par les parents (Starkie s’impose à Rīzo) ou qu’un nom d’enfance laisse place à un nom d’homme (Nudeli devient Vaillanto). Si nous examinions un échantillon de romene Jap beaucoup plus important, nous devrions conclure comme le fait Leo Piasere à propos du romano imeno des Slovensko Roma : la seule raison qu’il est possible de trouver dans ce stock de noms est celle de la structure phonétique : consonne – voyelle – consonne – voyelle (cvcv ou cvcvcv).
46Le nom manouche romeno lap est une combinaison sonore unique, un indicatif qui danse dans l’espace et met les cœurs en mouvement. Un motif de joie qui cesse de retentir lorsque celui qu’il désigne disparaît. Ce nom, combinaison singulière parmi les bruits de l’univers, marque l’unicité de chaque individu manouche dans la société des hommes, non parce qu’il annonce sa solitude, mais, au contraire, son appartenance à une fraternité. Nous avions insisté dans le chapitre précédent sur « les modalités différentes de la présence pour les morts et pour les vivants ». Le mort, ses frères ne prononcent plus son nom. Le compagnon vivant, ils ne cessent au contraire de l’appeler : « Oh Jé Garçounet ! Garçounet, mur Garçounet, ap dox te pīje i dap mancax ! Vo frō me Garçounet te pījes mancax ! » Cette habitude et la richesse sonore des noms manouches, se détachant sur le laconisme ordinaire des individus donne aux échanges entre vivants une force, une vivacité, un coloris, un air de vie que la conversation, en aucune société au monde peut-être, ne possède au même degré.

47Nous retrouvons ici la distinction entre ce qui disparaît, qui est ce qui caractérise l’individu : le romeno lap, les actes et les événements de son existence…, et ce qui reste, qui est ce qui figure le groupe : le « nom pour les Gadjé », la tombe… Il n’y ajamais qu’un Nīni, qu’un Moreno, qu’un Garçounet… alors qu’il y a toujours des Alfred L., des Antoine L., des Baptiste L…, « il y a toujours plein de L. », disent les Gadjé. (Ajoutons que cette anecdote est intéressante à un autre titre, elle montre l’ignorance des Gadjé à propos des Mānuš et comment aussi la familiarité peut accompagner cette ignorance : pour la dame du bistrot, Garçounet n’est ni Garçounet ni Alfred L. mais Fredo.)
Le silence
48Le silence qui enveloppe la totalité manouche – qui est la totalité manouche – constitue un manque dans le discours gadjo. Comme tout ce qui établit et garantit l’intégrité manouche (les mūlengre placi, les lieux qu’on cesse de fréquenter, les activités que l’on cesse de pratiquer, les mots et les noms que l’on cesse de prononcer, les biens et les mets que l’on cesse de consommer, la « bienheureuse oisiveté »…), ce silence porte atteinte à la souveraineté des Gadjé sur l’univers. Mais les voies que choisit la prise de possession manouche – prise de possession de soi, du monde – font que la présence manouche ne semble pas plus entamer la souveraineté des Gadjé que l’omnipotence des Gadjé ne semble troubler l’intégrité des Mānuš. L’analyse seule montre l’établissement de la cohérence manouche comme une fracture, ou une série irrégulière de fractures, dans l’univers gadjo – dans l’univers.
49Pour les Gadjé, il n’y a à proprement parler rien – au mieux une présence qui ne leur dit rien. Espaces vacants qu’ils meublent de leurs fantasmes, de leurs illusions, quitte à les dénoncer tout aussitôt comme illusoires et fantasmatiques (il existe un discours qui, assurant que les « Tsiganes » sont un mythe créé par l’Occident, en déduit que les Mānuš, les Rom, les Sinti, etc. n’ont pas d’existence) (Martinez 1979).
50Pour les Mānuš, que leur identité s’affirme avec l’instauration du vide et que le discontinu, le discret, l’incertain, le silencieux… soient des propriétés essentielles n’entraîne pas que cette identité ne soit éprouvée comme une plénitude. Nous en trouvons la preuve dans les modes de transmission des pratiques et des savoirs. Il n’y a pas place pour l’enseignement et pour l’apprentissage. Cela peut apparaître logique puisque ce qui demande à être acquis n’est pas la connaissance d’un corpus de dogmes et de règles – bien qu’il y ait des règles, celles du « respect », nous l’avons vu –, mais avant tout la capacité à observer, analyser et interpréter. Tout, et pas seulement ce qui concerne les morts, est transmis sur le mode du toujours déjà su. La première fois que des membres de la famille X m’invitent à participer à des libations dans l’enceinte d’un cimetière, ils me disent, en français : « Tu sais bien, ce qu’on fait nous sur les tombes » – « Tu sais bien… », si je n’avais compté que sur eux pour le savoir ! Mais les apprentissages s’effectuent comme si ce qui était à transmettre n’était pas un réel fait de pleins et de vides, mais une totalité compacte à laquelle on ne peut qu’adhérer. Le sentiment de l’intégrité et de la pérennité est visé. Tout ou rien. On ne devient pas Mānuš petit à petit, « c’est dans le sang ». Celui qui se trompe (qui ne fait pas les gestes que l’on attend de lui) ou qui hésite (qui pose des questions qu’il ne faudrait pas poser – qui pose des questions tout simplement), on le traite de iālo. Iālo, c’est un qualificatif qui s’applique avant tout aux Gadjé. Il n’y a pas plus iāle que les Gadjé, ils le sont par essence. Faut-il commenter le sens de iālo ? « Cru. »
51Pourtant, il y a, obligée, étant donné les caractères des rituels, les propriétés du mode d’affirmation, de la place pour l’incertitude. Tout le monde, au sein de la communauté, est tout le temps en train de s’observer, d’observer les autres et de s’interroger : est-ce bien comme cela qu’il faut faire ? J’ai déjà parlé de ce garçon qui avait refusé de prêter des boules de pétanque à son cousin, parce que c’était celles de son « défunt père ». Son geste avait été mal apprécié. Quelques jours plus tard, il m’annonçait que les boules de son défunt père, il avait l’intention de les jeter au fond d’un puits ; est-ce que c’était bien ? Dans son incertitude, il avait cependant choisi la bonne solution : celle de l’absence de traces, absence de trouble, du silence, de l’intégrité – du « respect ». Mais les interrogations se font en privé (ou avec quelqu’un comme l’ethnologue), il n’y a pas de débat public. Si l’interrogation doit rester silencieuse, c’est qu’elle entame l’intégrité : elle fait place à la possibilité d’erreur. Or il faut éliminer cette possibilité, nous l’avons vu à propos de l’évocation du passé : on n’entreprend cette évocation que si l’on est sûr de ne pas se tromper – « de ne pas mentir », te xoxap gar ap leste –, c’est-à-dire, si l’on est sûr que l’évocation va coïncider parfaitement avec les événements et les personnes évoquées (« Mettre ses pas dans les traces d’un mort de façon si parfaite que les traces n’en soient en aucune façon modifiées » – ce qui, dans le discours manouche, est encore rendu en termes de « respect »). L’exploration du passé n’intéresse pas. Que pourrait apporter la connaissance de l’histoire sinon la découverte d’un processus ? Les Mānuš n’ont pas toujours été ce qu’ils sont aujourd’hui. Ils n’ont peut-être même pas toujours été Mānuš (Indiens ou Européens, vagabonds ou paysans, serviteurs ou guerriers… toutes les hypothèses que l’on peut formuler sur leur origine). Cela n’est pas à savoir.
52Ne rien dire de soi, maîtriser ses appétits, détruire les objets de façon qu’ils ne laissent pas de traces, « oublier » l’histoire de ceux qui sont morts et taire leur nom, ne pas entrer dans les activités que proposent ou veulent imposer les Gadjé (ou seulement de manière provisoire et à ses propres conditions), s’absenter des instances publiques où l’on est invité… voilà bien le même geste. L’intégrité toujours. Pour que les vivants soient assurés de leur pérennité, de leur existence, il faut que les morts soient en paix. Les boules de pétanque du « défunt père » : au fond du puits ! Le camion du « défunt mari » : à la presse ! « C’est mieux », dit la famille. Comme si la moindre faille, la moindre prise offerte aux Gadjé pouvait être fatale.
53Maintenant je peux proposer une réponse à la question « pourquoi ? ». Dans le chapitre précédent, en examinant les hommages rendus aux morts, j’ai décrit comment s’opérait l’établissement du sens, l’avènement manouche. Ce chapitre-ci doit répondre à la question : pourquoi, pour assurer leur avènement, les Mānuš ont-ils privilégié la voie des hommages aux morts ?
54Pour installer la présence, ils ont choisi la référence à l’absence effective. C’est le choix de la perte pour assurer l’avènement au sein des Gadjé, c’est-à-dire au sein du plein. Le choix aussi de ce qui n’est plus pour exister comme si on n’y était pas. Autour de l’atteinte irréparable infligée à l’intégrité du groupe, se construisent les gestes qui instituent cette intégrité. Irréparable ? Oui, si l’on considère l’individu. Non, si l’on considère le membre du groupe qui, mort, en devient fondateur et garant. L’irréparable devient pérennité – et nous avons vu que les rituels d’hommage rendent sensibles à la fois la dimension de l’irréparable et celle de la pérennité. En liant l’avènement manouche à la mort d’un individu, l’irréversible de la disparition s’attache tout autant à l’avènement. Le caractère insaisissable du sens, invisible de l’inscription, participe de l’instauration. Nous comprenons alors que l’inscription soit en même temps émancipation. Le silence devient garant de l’incorruptibilité de l’identité, de la pérennité du groupe.
Notes de bas de page
1 Sur l’argot voyageur, voir chap. 4, note 6.
2 « It lives on the fringes of the wild, or to be more exact in shrubs and hedges, neither in open fields nor in the thick of woods. Like the Gypsy, it lives in liminal areas, the very boundaries which demarcate a Gorgio’s property. Another term for the “hotchiwitchi” is “pal” of the “bor” : brother of the hedge. Gypsies select those traits with which they can most identify. »
3 Rom (« homme ») est le terme qu’emploient les Mānuš pour désigner un autre Mānuš, lorsqu’ils ne l’appellent pas par son nom. Il y a dans l’usage de ce terme une nuance de respect. « Kāre dox u rom te vel te xal mancax ! », « Appelle donc l’homme, qu’il vienne manger avec moi ! ».
4 « Éplucher » le hérisson consiste, une fois qu’il a été rasé, à le débarrasser des piquants qui restent en les calcinant sur la flamme puis en les grattant au couteau et à lui enlever la peau du ventre en la pelant.
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