5.
p. 29-36
Texte intégral
1Si, à en croire le jugement de Baudelaire, Rethel dispose du « génie de l’allégorie épique à la manière allemande », se pose alors la question de savoir si Daumier n’en dispose pas également – mais à la manière française ; en effet, ses grands personnages symboliques, dans la mesure où ils sont les témoins ou les acteurs d’événements, où ils agissent, souffrent ou infligent des peines, ne sont pas de pâles allégories mais bien des synthèses concrètes de positions idéologiques, des êtres de chair et de sang, d’os et de larmes. Les combats entre la France et l’Allemagne ont précisément fourni à ces stratégies formelles une série d’occasions pathétiques. Daumier a représenté les guerres fratricides européennes dans près de deux douzaines de lithographies – sans parler de la guerre de 1866 ni des journées de la Commune. On a pu aller jusqu’à affirmer que son œuvre tardif devait beaucoup à Bismarck et à Napoléon III. Attribuer le summum de son expressivité et de sa créativité à ce type de mise à l’épreuve semble quelque peu cynique mais n’en est pas moins exact. Sans ces événements, l’œuvre de Daumier serait nettement moins riche.
2Ses convictions sont celles d’un républicain patriote. Avec un génial esprit de synthèse, il distingue le bien du mal ; son sens critique possède un souffle puissant, son cri de douleur est tout aussi calme et dépourvu de sensiblerie que son accusation. L’inventeur du fusil à aiguille (ill. 6) n’est pas seulement un scélérat, il symbolise le progrès technologique de l’industrie des armes – un secteur peu reluisant mais plein d’avenir qui va s’étendre bien au-delà des conflits entre nations. À ce génie du mal, Daumier invente, après la déroute de 1870, un pendant héroïque : Épouvantée de l’héritage (ill. 17, LD 3838). La France que pleure, désespérée, la Grande Mère contraste avec le Génie du Mal, un homme. Simple silhouette exprimant la douleur et la tristesse, elle n’en possède pas moins la dignité d’un personnage de Puvis de Chavannes. La France et son adversaire satanique, à la fois témoins et spectateurs, incarnent une opposition qui va bien au-delà du conflit national. Le méphistophélique cynique jouit de son succès tandis que la femme drapée oppose à la mort collective la force de la survie dans le deuil. Les remarques d’Eduard Fuchs à propos de la mère dans l’art de Daumier trouvent dans cette mater patriae leur exemple le plus marquant.
ill. 17 Honoré Daumier, Épouvantée de l’héritage, 1871, lithographie, parue dans Le Charivari, 11 janvier 1871

Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k30500303/f3.item
3Toutefois, la France possède pour Daumier plusieurs visages. À sa silhouette intemporelle et tragique, il oppose sans hésiter un personnage comique, institutionnalisé, l’Assemblée nationale, possédant l’apparence d’une grosse matrone capable de rivaliser avec la bonhomie bruyante de son cavalier prussien (ill. 18, LD 3825). Tous deux contrastent de manière grotesque avec l’idée que se faisait Heine de la France et de l’Allemagne, « les deux plus nobles nations civilisées31 ». Le titre – L’Idéal de certains journaux – montre que l’artiste n’oubliait pas la présence dans son pays d’ennemis de la République. Son esprit critique fait parfaitement la différence entre nation et classe sociale, il sait reconnaître un ennemi de classe.
ill. 18 Honoré Daumier, L’Idéal de certains journaux, 1870, lithographie, parue dans Le Charivari, 30 novembre 1870

Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k3049989b/f3.item
4Daumier est loin d’ignorer la part de responsabilité du Second Empire dans la débâcle française. Il se souvient du plébiscite du 21 décembre 1851 qui a porté Louis-Napoléon au pouvoir : Ceci a tué cela (9 février 1871, LD 3455). Il dispose le canon prussien de Sedan exactement en face de celui du coup d’État de 1851 : entre les deux, la France, ligotée, impuissante. Pour Daumier, Histoire d’un règne (ill. 19, LD 3808) est le parfait résumé des vingt ans qui viennent de s’écouler. N’ayant pas été correspondant de guerre, il a dû imaginer les paysages ravagés par les combats. Au moment où les impressionnistes s’apprêtent à donner aux paysages le charme d’un agréable décor propice aux rencontres et aux loisirs – en 1869, Renoir et Monet peignent La Grenouillère –, Daumier leur donne les traits de la désolation : Un paysage en 1870 (ill. 20, LD 3828). Le canon incarne la même fatuité que l’inventeur du fusil à aiguille. Il dépeint de manière encore plus frappante la dévastation avec un paysage de ruines qui porte le titre laconique de L’Empire, c’est la paix (ill. 21, LD 3814). Il reprend, sarcastique, la devise fanfaronne des débuts du règne de Napoléon III. Le sobre pathos de cette accusation demeure aujourd’hui encore inégalé.
ill. 19 Honoré Daumier, Histoire d’un règne, 1870, lithographie, parue dans Le Charivari, 12 septembre 1870

Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k3053334q/f3.item
ill. 20 Honoré Daumier, Un paysage en 1870, 1870, lithographie, parue dans Le Charivari, 10 décembre 1870

Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k3049999q/f3.item
ill. 21 Honoré Daumier, L’Empire, c’est la paix, 1870, lithographie, parue dans Le Charivari, 19 octobre 1870

Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k3049948d/f3.item
5De temps à autre, Daumier place dans ses paysages de mort une « France » abattue mais encore gigantesque (nous pensons à la Rue Transnonain), ou bien il l’expose comme sur un catafalque au milieu d’un désert (LD 3844, LD 3847, LD 3848, LD 3871). Et, pour terminer, La Paix. Idylle (ill. 22, LD 3854) est une allusion ironique au genre préféré des peintres du Salon ; elle rappelle à nouveau Rethel. Le seul survivant de ce champ de bataille est la Mort qui joue un requiem pour deux trompettes. « L’inversion ironique est ainsi achevée », remarque à ce propos Reinhart Koselleck32.
ill. 22 Honoré Daumier, La Paix. Idylle, 1871, lithographie, parue dans Le Charivari, 6 mars 1871

Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k3068124g/f9.item
6En ce qui concerne les protagonistes allemands, ce sont des charlatans du genre lourdaud. Daumier les croque sans haine mais plein de dédain : Moltke observant des colombes de la paix (13 janvier 1871, LD 3839), Bismarck farouchement déterminé en train de pomper de l’or du sol français (26 octobre 1871, LD 3887), le Kaiser qui vient d’être proclamé nouveau Charlemagne (6 avril 1871, LD 3863). Plus prosaïquement, des figurants accomplissent les actes quotidiens de l’occupation : des soldats emportent des meubles et des ustensiles domestiques (20 février 1871, LD 3849).
7La massive monumentalité de son vocabulaire graphique conserve sa densité dans les abréviations usuelles, les symboles ou les accessoires dont Daumier se sert pour désigner ses cibles. De même qu’il affublait autrefois la poire d’une toute-puissance accablante, le casque à pointe devient aujourd’hui pour lui un emblème de mort qui scelle la défaite militaire de la France. Notons son titre railleur, Le Couronnement de son édifice (ill. 23, LD 3811). Mais en même temps, l’assimilation parfaite entre la forteresse et le casque montre bien que les deux adversaires sont en définitive assez proches l’un de l’autre : à la fois ennemis et complices. Aussi Daumier ne se contente-t-il pas de démasquer l’ennemi extérieur, il s’en prend également aux castes et aux classes, responsables de la défaite de la France. L’égoïsme du petit-bourgeois est sourd à la faim d’autrui et le clergé est habile à profiter de sa politique de puissance. Dans les petites choses se répète ce qui se passe sur l’échiquier politique mondial. Daumier ne voit partout qu’habiles escrocs qui ne songent qu’à leur profit. Les antagonismes nationaux se réduisent donc à de simples prétextes. C’est ainsi que Robert Macaire et Bertrand, son acolyte (qui possède les traits de Moltke), ces éternels survivants, finissent par apparaître comme agents de l’Allemagne et de la Russie et qu’ils remercient le gros John Bull pour sa neutralité, non sans d’ailleurs lui vider ses poches trop pleines (23 janvier 1871, LD 3835).
ill. 23 Honoré Daumier, Le Couronnement de son édifice, 1870, lithographie, parue dans Le Charivari, 22 septembre 1870

Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k30533443/f2.item
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