La fin des grands récits : un diagnostic occidentalo-centré
p. 259-269
Texte intégral
1L’idée selon laquelle notre époque, celle, en gros, qui a mené à la chute du mur de Berlin ouvrant immédiatement après elle la voie à une nouvelle phase de mondialisation par la globalisation économique et financière, serait marquée par la fin des grands récits est aujourd’hui assez largement répandue, au point d’être devenue un lieu commun1. Étant donné en effet l’échec du communisme, non seulement là où s’y est accomplie la révolution bolchevique, mais aussi dans les pays européens marqués par le reflux du mouvement ouvrier, étant donné également la montée des inquiétudes concernant le futur, notamment celles qui s’énoncent en termes de crise écologique et qui prennent de plus en plus souvent des accents apocalyptiques, il semble que nous soyons sortis de l’expérience du temps qui a caractérisé la modernité depuis plusieurs siècles.
2Nourrie de curiosités en tout genre, comme l’a mis en évidence Hans Blumenberg2, de lumières intellectuelles et scientifiques et d’améliorations plus ou moins continues, malgré les tyrannies et les destructions de masses, dans l’organisation du bien commun, cette modernité s’était effectivement réfléchie et légitimée par la mise en forme de grands récits. Lesquels étaient tous peu ou prou commandés par le « principe espérance » pour reprendre la belle formule de Ernst Bloch3, c’est-à-dire par cette idée, enchâssée dans une imagination utopique, que l’on pouvait toujours et encore améliorer, voire transformer l’ordre des choses.
3C’est justement un tel principe espérance qui, au travers de ce diagnostic de la fin des grands récits, ne semble plus vraiment de mise, et auquel est dit succéder un « principe responsabilité4 » qui, lourdement chargé des aveuglements et des torts commis dans un passé récent ou plus lointain, pèse sur les épaules des générations actuelles. De sorte que toute projection vers un monde meilleur ou toute narration établissant une Raison dans l’Histoire ou mettant tout particulièrement au jour une perfectibilité de l’Humanité paraît sinon forclos, du moins singulièrement flou et incertain. Toutes choses qui semblent avoir donné naissance à une nouvelle expérience du temps, celle du présentisme suivant le mot de François Hartog5, faite notamment du ressassement compulsif du passé par la multiplication des lieux de mémoire, des commémorations et des repentances, voire des réparations à l’égard de ceux qui, comme les colonisés, ont été maltraités ou bien peu pris en compte dans la mise en forme desdits grands récits.
Fin des grands récits ou fin d’une hégémonie ?
4On trouvera certainement que cette présentation de la fin des grands récits est quelque peu schématique (d’aucuns, en particulier des auteurs travaillant toujours dans le sillage du marxisme, considérant notamment que parler d’une telle fin revient à fournir un argument idéologique de première grandeur au néolibéralisme ambiant6). Cependant, le point qui mérite d’être souligné, c’est que ce diagnostic de la fin des grands récits reste largement compris à l’intérieur du monde qui les a précisément fait naître et se multiplier, à savoir l’Occident, et qui, sur cette base autoréférentielle, les a exportés, compte tenu de sa position durablement conquérante et hégémonique, au reste de la planète. Ce que des auteurs, venant généralement de régions périphériques et ressortissant à ce qu’on appelle les subaltern studies7, reconnaissent bien volontiers en indiquant que ladite fin, comme d’autres fins annoncées de plus longue date ou à peu près simultanément (celle de la philosophie, de l’art, de l’histoire, des idéologies, etc.), signe en réalité, sous l’égide d’une postmodernité, elle-même résolument postcoloniale, l’épuisement de cette position hégémonique de l’Occident. Du même coup cette fin ou cet épuisement semble désormais autoriser toutes les régions du monde dominées et influencées par lui depuis plusieurs siècles à faire entendre leur voix d’une tout autre manière que celle qui émanait précisément des grands récits occidentaux. À l’exemple de celui qui s’était tout particulièrement conçu et répandu au cours du xixe siècle, c’est-à-dire à l’heure de l’implacable colonialisme européen, et qui a consisté à narrer la longue saga de l’humanité en la faisant commencer par un primitif que l’indigène habitant des contrées lointaines, plutôt sauvage ou barbare, incarnait spécialement bien, et se terminer ou s’épanouir avec la figure du civilisé européen.
5S’il est donc aisé de reconnaître dans ces voix venant des mondes dominés le fameux décentrement que sont réputées opérer les études postcoloniales, on ne saurait dire pour autant que ce décentrement confirme la thèse de la fin des grands récits. Il semble bien au contraire que, tout en voulant dénier à l’Occident sa position centrale, de grands récits sont de plus en plus mis en œuvre par d’autres régions du monde. Et, chose remarquable, il s’agit de récits qui participent d’une volonté de donner un sens à l’histoire et de se projeter vers l’avenir, autrement dit qui sont dans le fond et dans la forme assez similaires à ceux qui ont alimenté le régime moderne d’historicité porté par un Occident dominateur.
Les grands récits d’une conscience historique africaine
6L’un des plus significatifs de ces grands récits extra-occidentaux provient d’Afrique ou des diasporas africaines (particulièrement des mondes afro-américains), et se formule, selon les versions, les courants et les époques, en termes de panafricanisme, d’afrocentrisme, d’afrocentricité ou encore de Renaissance africaine. Mais, tout en concernant également l’Afrique, un autre grand récit, plus récent que le premier et particulièrement remarquable car résultant du changement effectif des positions hégémoniques mondiales, provient de Chine. Il traite très précisément de ce que cette dernière considère être ses très anciennes relations avec le continent africain, en même temps qu’il est manifestement conçu pour accompagner le large faisceau d’intérêts qu’elle y déploie aujourd’hui, ainsi que pour construire durablement dans le futur des liens sino-africains susceptibles par eux-mêmes de ranger aux oubliettes de l’Histoire les « ténébreuses » relations de l’Europe avec l’Afrique.
7C’est donc un récit assurément intéressé, mais qui, comme on va le voir plus au long, résonne quelque peu avec les grands récits panafricains et afrocentristes. Ceux-ci se sont en effet constitués il y a plusieurs décennies, au tournant des indépendances, c’est-à-dire à une époque où le tiers-mondisme et l’avènement d’autres socialismes que celui qui était incarné par l’URSS, comme le maoïsme, le titisme ou le castrisme, participaient au renouvellement du grand récit de la modernité en produisant de nouveaux discours émancipateurs issus peu ou prou du marxisme-léninisme. Portés par de fortes personnalités africaines, tout à fois leaders politiques et grands intellectuels tels que Léopold Sédar Senghor, Kwamé N’krumah, Jomo Kenyatta ou Julius Nyerere, mais aussi soutenus et parfois inspirés par des Africains-Américains comme William Edward Burghardt (W.E.B.) Du Bois ou George Padmore8, des récits panafricains se diffusèrent largement dans les années 1950-1960. Ils proposaient tout particulièrement de rompre avec les legs coloniaux, notamment avec les frontières tracées par les puissances européennes, et de rechercher dans les cultures ou dans les formes de vie africaines les ressources de socialismes originaux susceptibles de permettre le développement autocentré de l’Afrique.
8Ainsi qu’il fut constaté, ces récits panafricains échouèrent à inventer politiquement une nouvelle Afrique, à faire émerger, comme il était envisagé à l’époque, les États-Unis d’Afrique, puisque les frontières territoriales héritées des colonisations furent largement reconduites et qu’on assista au contraire à une multitude de processus de construction nationale, eux-mêmes souvent chaotiques et souvent bien peu propres à se soutenir les uns les autres. Cependant, quel que fût leur échec, ces récits n’en continuèrent pas moins à hanter ou à animer les débats intellectuels et politiques en Afrique et au sein des diasporas africaines ; comme si la question tout particulièrement soulevée par N’krumah d’une nécessaire conscience historique pour l’Afrique9 était indispensable aussi bien pour se libérer véritablement des dominations qu’elle avait subies depuis plusieurs siècles et qu’elle continuait peu ou prou à subir, malgré les indépendances, que pour se développer économiquement et politiquement.
9En fait, les récits panafricains ont eu assez tôt un contenu plus spécifiquement afrocentriste, en l’occurrence un contenu qui consista à opposer aux discours de l’Occident sur l’Afrique, y compris aux africanismes savants qu’il avait fait naître, un contre-discours inversant totalement les termes dans lesquels l’Occident avait, semble-t-il, forgé son hégémonie sur le monde.
10Dès les années 1950, en effet, à l’encontre d’un discours d’infériorisation qui avait accompagné les colonisations européennes et qui répétait en bonne part les fameux écrits d'Hegel suivant lesquels « l’Afrique intérieure » avait inventé bien peu de chose, parce que « repliée sur elle-même et enveloppée dans la couleur noire de la nuit »10, un savant et philosophe sénégalais, Cheikh Anta Diop, en proposa un autre consistant à affirmer que c’était au contraire l’Afrique qui avait tout inventé, puisque l’Égypte, mère de tous les savoirs dont se réclame l’Occident, était selon lui une Égypte noire11.
11Il y aurait beaucoup de choses à dire sur cette posture d’inversion narrative, notamment sur le fait que, dans sa fixation sur l’Égypte, d’autres auteurs bien avant Cheikh Anta Diop, notamment des Européens, en particulier le savant et orientaliste français Constantin-François de Chassebœuf, comte de Volney, avaient déclaré l’Égypte foncièrement africaine12. Cependant, s’il y a certainement là matière à commentaires et à discussions, l’important est que ce geste d’appropriation culturelle visant à déconnecter l’Égypte de l’histoire occidentale et à la ramener dans le giron africain a pris de l’ampleur tout au long de ces deux dernières décennies. Il a été relayé par d’autres auteurs, africains, africains-américains13 ou autres, qui l’ont enrichi, systématisé, et qui ont ainsi construit un ensemble de grands récits afrocentristes assez sophistiqués. Par exemple, certains ont été jusqu’à vouloir démontrer, dans d’imposants ouvrages, que la Grèce antique n’a fait qu’emprunter à l’Égypte l’essentiel de son système philosophique et, par conséquent, que l’Occident, qui doit une bonne partie de ses avancées intellectuelles et scientifiques à la Grèce, la doit du même coup à l’Afrique14.
12D’autres auteurs, un peu moins ambitieux dans l’inversion ou l’appropriation du récit proposé par l’Occident, se sont fixés sur un point plus particulier, spécialement sur celui de l’écriture. En effet, parmi les discours qui ont été tenus par l’Occident sur l’Afrique, celui consistant à dire que la plupart des sociétés africaines étaient des sociétés sans écriture y a été perçu comme disqualifiant, même si l’ethnologie s’est efforcée de donner toutes leurs valeurs aux ressources cognitives et expressives de l’oralité. C’est pourquoi, à rebours de ce discours occidental, nombre d’auteurs africains, notamment des anthropologues, se sont employés à mettre au jour, moins des écritures au sens strict, notamment syllabaires, que des archi-écritures, suivant une formule de Jacques Derrida15. Il s’agit de systèmes de signes graphiques ou sonores, comme le langage tambouriné, dont l’écriture, telle qu’elle est conçue couramment, ne serait en réalité qu’un dérivé16. Autrement dit, à suivre ces auteurs, l’Occident aurait commis cette faute insigne de diagnostiquer une absence alors qu’il n’a pas su ou voulu voir une très réelle présence scripturaire17. En conséquence de quoi, cette présence scripturaire attesterait que l’Afrique est bel et bien au départ d’un processus de civilisation dont heureusement elle a su conserver les traces malgré la manière dont un Occident hégémonique a entrepris de les effacer ou de ne pas vouloir les reconnaître.
13Par ailleurs, dans cette remontée vers l’arkhe, les découvertes récentes de la paléontologie, qu’elles soient celle de Lucy en Éthiopie, de l’homme ou plutôt de l’hominidé Orrorin au Kenya, puis celle de l’hominidé de Toumaï au Tchad, permettent d’abonder, même si elles ont été le fait de chercheurs occidentaux, dans le sens d’une narration qui fait de l’Afrique la mère ou le berceau de l’humanité, c’est-à-dire du processus d’hominisation au cours duquel le passage à la bipédie est réputé constituer l’un de ses moments clefs.
14En tout état de cause, quelles que soient ses versions et ses remontées dans le temps, à l’époque du tournant conduisant à Homo sapiens, à celle d’inventions d’archi-écritures ou à celle de l’invention de la géométrie en Égypte (à quoi il conviendrait d’ajouter la référence centrale que représente, sur les plans scripturaire, religieux et politique, la civilisation éthiopienne), le grand récit afrocentriste peut en effet procéder, comme le dit l’un de ses grands auteurs actuels, la Guadeloupéenne Ama Mazama, de manière totalement autoréférentielle18. Ce qui revient à dire qu’il utilise des ressorts assez semblables à ceux auxquels obéissaient les grands récits occidentaux de la modernité.
15C’est pourquoi, peut-il, sur cette base, se prolonger par l’annonce d’une Renaissance africaine. Une annonce qui fut largement publicisée par l’ancien président de l’Afrique du Sud, Thabo M’Becki, mais qui fut, parmi d’autres choses, somptuairement relayée par le précédent président du Sénégal, Abdoulaye Wade, qui fit édifier à Dakar, sur le bord de mer, un gigantesque monument dédié à ladite Renaissance. On reconnaîtra ici que cette annonce d’une « Renaissance africaine » est sans conteste de facture moderne, c’est-à-dire qu’en s’alignant sur la Renaissance européenne, elle vise à donner au riche passé de l’Afrique toute la capacité à la faire enfin accoucher d’un avenir radieux dans la globalisation du monde.
16Sans doute, pourrait-on considérer que ces grands récits panafricains et afrocentristes constituent, par rapport au monde tel qu’il se laisse observer, une singularité. Plus précisément, ils seraient comme une manière, du reste souvent assez explicite, d’inverser dans l’imaginaire, ainsi qu’en un certain langage marxiste on pourrait les définir, non seulement les positions de domination, mais également la situation plutôt difficile, en termes de capacités économiques et de gouvernance politique, dans laquelle se trouve une bonne partie du continent africain.
Un nouveau grand récit en forme de mise à l’écart de l’Occident
17Cependant, quelle que soit leur singularité, il est assez remarquable que ces grands récits soient aujourd’hui relayés par une puissance, la Chine, que l’on dit émergente, mais qui ne se considère certainement pas comme telle dans la mesure où elle se dirait plutôt elle-même renaissante dans la globalisation du monde.
18Comme on l’a évoqué précédemment, cette puissance, ou plutôt, cette grande puissance développe de plus en plus intensément des relations avec l’Afrique. Ce sont, au premier chef, des relations économiques et commerciales19 (qui font l’objet d’une littérature de plus en plus informée20) en croissance accélérée depuis une décennie, mais qui sont, de surcroît, soutenues par des stratégies politiques et culturelles dont on vient récemment de mesurer la détermination par la rencontre, sous la houlette du nouveau président chinois, Xi Jinping, à Durban en Afrique du Sud, de tous les responsables de ce qu’il est convenu d’appeler les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud).
19Il s’est agi, en effet, d’une rencontre à haute valeur politique et symbolique puisque les BRICS, téléguidés par la Chine, se sont engagés à aider au développement de l’Afrique indépendamment des grandes institutions internationales (Banque mondiale et FMI) créées et dominées depuis la Seconde Guerre mondiale par les pays occidentaux.
20C’est dans ce contexte de grande détermination qui vise à bouleverser les positions géopolitiques traditionnellement dominantes que la Chine, par ailleurs, a développé et publicisé très officiellement21 à partir de sa propre historiographie22, et sans doute en précisera-t-elle davantage les termes dans l’avenir, un grand récit de ses relations avec l’Afrique. Ainsi, outre qu’elle y revendique également sa candidature au titre de berceau, sinon de l’humanité, du moins de la civilisation, mais cela, semble-t-il, en cherchant non pas à détrôner l’Afrique, mais à partager au moins le titre avec elle ; la Chine a proposé d’y raconter ses très anciennes relations, millénaires précise-t-elle, avec le continent africain (l’Afrique du Nord et l’Égypte y étant pleinement intégrées), ce qu’attestent tout particulièrement des découvertes archéologiques révélant des porcelaines chinoises ou des pièces de monnaie en Afrique ou, inversement, des motifs africains sur des peintures ou des objets d’art chinois.
21En fait, ce serait durant la période Song-Yuang, c’est-à-dire du xe au xive siècle, que les relations commerciales sont réputées s’être développées à partir des côtes est-africaines, s’accentuant encore sous la dynastie des Ming où, par exemple, les produits d’exportation africains vers la Chine comptaient des girafes, des autruches et des zèbres. Le récit précise même que, après que les Portugais eurent introduit des esclaves africains en Asie, certains de ceux-ci ont servi dans l’armée chinoise pour lutter héroïquement contre les colonialistes hollandais à Taiwan23.
22En tout cas, jamais le récit n’évoque de quelconques velléités prédatrices ou impériales chinoises, bien différemment de ce qui se trama, à partir justement du xve siècle, du côté des Européens, où traites négrières, colonisations et commerces inégaux ne laissèrent pas de mettre l’Afrique sous le joug. Ce fut du reste à l’époque des colonisations que des ouvriers chinois furent recrutés pour travailler sur les chantiers ou dans les mines, étant ainsi exploités, comme le fut le continent africain, par les mêmes Européens. Tout à l’opposé de ces méfaits, le récit indique qu’à partir des indépendances africaines, la Chine n’a fait que renouer avec la longue tradition des relations sino-africaines mises précisément entre parenthèses par ces cinq siècles d’implacable impérialisme occidental.
23À le suivre, il s’agissait de relations d’échanges qui fonctionnaient en quelque sorte déjà sur le mode du « gagnant-gagnant » (« win-win »), comme la Chine prétend les développer aujourd’hui, et qui doivent par conséquent, non pas simplement se contenter de reprendre leur cours, mais avoir bien davantage d’ampleur que par le passé. Cela parce que ces relations, dites également « amicales », étaient justement en train de s’amplifier avant que les Européens ne les interrompissent et, surtout, parce que l’Afrique doit désormais affirmer sa véritable indépendance et sa place dans le monde, comme très fermement, de son côté, la Chine a entrepris de le faire.
24On ne saurait affirmer si c’est de manière délibérée, mais il est patent que ce grand récit chinois sur les relations sino-africaines s’accorde assez bien avec certains aspects des grands récits panafricains et afrocentristes évoqués précédemment, notamment ceux qui insistent sur la longue histoire de la civilisation africaine et sur la nécessité de sa renaissance et qui trouvent en outre dans le propre récit de la Chine sur son passé millénaire de fortes résonances. En tout cas, c’est un récit qui est en train de gagner une certaine audience en Afrique même, et qui est parfois relayé par des intellectuels ou des publicistes locaux24.
25Mais c’est surtout un récit qui, en étant précisément articulé aux récits produits en Afrique même pour la doter d’une forte conscience historique et ainsi réinventer son futur, fait singulièrement contraste, comme s’il le mettait paradoxalement en relief, avec l’épuisement des grands récits occidentaux ; ou avec ce qui reste de ces récits sous forme de reconnaissance et de mauvaise conscience de la domination exercée durablement par l’Occident sur les autres régions du monde.
Notes de bas de page
1 On doit cette idée de la « fin des grands récits » à Jean-François Lyotard dans son ouvrage devenu lui-même un succès planétaire, La condition postmoderne, Paris, Minuit, 1979.
2 Hans Blumenberg, La légitimité des Temps modernes, trad. de l’allemand par M. Sagnol, J.-L. Schlegel et D. Trierweiler, Paris, Gallimard, 1999.
3 Ernst Bloch, Le principe espérance, t. 1, trad. de l’allemand par F. Wuilmart, Paris, Gallimard, 1976.
4 Hans Jonas, Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, trad. de l’allemand par J. Greisch, Paris, Cerf, 1990.
5 François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003.
6 Voir notamment de Fredric Jameson, Le postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, Paris, École nationale supérieure des Beaux-arts de Paris, 2007.
7 On pense par exemple à Dipesh Chakrabarty et à son ouvrage Provincialiser l’Europe. La pensée postcoloniale et la différence historique, Paris, Éditions Amsterdam, 2009.
8 W.E.B Du Bois fut certainement la figure la plus imposante de ces personnalités afro-américaines. Tout à la fois romancier, historien et sociologue, auteur du célèbre ouvrage Les âmes du peuple noir (1903) qui inspira fortement Senghor, il fut au départ du mouvement des droits civiques aux États-Unis et joua très vite un rôle de premier plan dans les mouvements d’émancipation en Afrique même. Proche également du mouvement communiste il mourut au Ghana au tout début de son indépendance. Plus jeune que ce dernier, George Padmore, originaire de la Trinidad, mais tout aussi investi dans le communisme, joua un rôle majeur dans les luttes pour l’indépendance des colonies africaines et prit une part active dans l’organisation des congrès panafricains, de celui de Manchester en 1945 à celui d’Accra en 1958 au Ghana.
9 Voir Kwamé N’krumah, Le consciencisme. Philosophie et idéologie pour la décolonisation et le développement, avec une référence particulière à la révolution africaine, trad. de l’anglais par L. Jospin, Paris, Payot, 1964.
10 Voir Georg Wilhelm Friedrich Hegel, La Raison dans l’Histoire. Introduction à la philosophie de l’histoire, Paris, Union générale d’éditions, coll. « 10/18 », 1965.
11 Cheick Anta Diop, Nations nègres et culture, Paris, Éditions africaines, 1954.
12 Constantin-François de Chassebœuf, comte de Volney, Voyage en Syrie et en Égypte pendant les années 1783, 1784, 1785, Paris, Volland/Desenne, 1787.
13 Le principal de ces Africains-Américains étant Molefi K. Asante avec son ouvrage Kemet, Afrocentricity and Knowledge, Trenton (NJ), Africa World Press, Inc, 1990.
14 Voir Martin Bernal, Black Athena. Afroasiatic Roots of Classical Civilization, t. I : The Fabrication of Ancient Greecs, 1785-1985, New Brunswick (NJ), Rudgers University Press, 1987.
15 Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967.
16 Voir notamment Georges Niangoran-Bouah, Introduction à la drummologie, Abidjan, Université nationale de Côte d’Ivoire/Institut d’ethnologie, 1981.
17 Celle-ci étant renforcée par l’invention depuis plusieurs décennies d’écritures par des personnalités africaines inspirées, voir Jean-Loup Amselle, Branchements. Anthropologie de l’universalité des cultures, Paris, Flammarion, 2001.
18 Ama Mazama, L’impératif afrocentrique, Paris, Éd. Menaibuc, 2003.
19 La Chine est devenue le premier partenaire commercial mondial de l’Afrique (166 milliards de dollars en 2011).
20 Parmi beaucoup d’autres références, voir par exemple Les Temps modernes, no 657, janvier-mars 2010, « L’Afrique : un continent pour la Chine » et Le Temps de la Chine en Afrique. Enjeux et réalités au sud du Sahara (sous la dir. de Jean-Jacques Gabas et Jean-Raphaël Champonnière), Paris, Karthala, 2012.
21 Dans toutes les ambassades et autres Instituts Confucius en Afrique, on peut trouver en effet des fascicules multilingues de La Chine et l’Afrique, 1956-2006 par Yuan Wu, China Intercontinental Press, 2006.
22 Voir Shen Fuwei, China and Africa, Two Thousands Years of Sino-African Relations, Beejing, Zhonghua Press, 1990.
23 Voir Li Anshan, A History of Overseas Chinese in Africa to 1911, New-York, Diaspora Africa Press, 2012.
24 Voir, par exemple, de Charles Ateba Eyene, La pénétration de la Chine en Afrique et les espoirs de la rupture du pacte colonial avec l’Occident, Yaoundé, Éditions Saint-Paul, 2010.
Auteur
Jean-Pierre Dozon est anthropologue, directeur de recherche émérite à l’Institut de recherche pour le développement. Auteur d’une dizaine d’ouvrages, notamment de L’Afrique à Dieu et à Diable. États, ethnies et religions (Paris, Ellipse, 2008), Les clefs de la crise ivoirienne (Paris, Karthala, 2011) et Saint-Louis du Sénégal. Palimpseste d’une ville (Paris, Karthala, 2012), il a travaillé principalement en Afrique de l’Ouest, sur des questions de développement, de santé, sur les problèmes ethniques, sur les entremêlements du politique et du religieux, ainsi que sur les relations franco-africaines et sino-africaines. Il est également directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales et directeur scientifique de la Fondation Maison des sciences de l’homme.
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