De la crise financière à la crise de légitimité : l’épuisement historique de la démocratie représentative
p. 85-91
Texte intégral
1Depuis deux décennies, nous constatons empiriquement l’existence d’une crise de la légitimité politique partout dans le monde. Deux tiers des citoyens dans le monde, au bas mot, ne se considèrent pas représentés par leur gouvernement. Je concentrerai mon propos sur l’Europe car la crise s’y est encore plus accentuée dernièrement que dans le reste du monde. En Europe, entre 50 et 80 % des citoyens se méfient de l’ensemble de leur mode de représentation et de toutes les institutions tant politiques que financières. Ils se méfient de tout. Le niveau de méfiance global est très élevé et la tendance générale de défiance dans l’ensemble de la zone est encore à l’aggravation. Le fait de se fonder sur des enquêtes d’opinion ne suffit pas pour décrire et analyser cette crise de légitimité. Les sondages d’opinion constituent seulement des indicateurs de phénomènes plus profonds. Je présenterai ici d’une part les hypothèses générales qui sont les miennes et qui valent pour l’ensemble du monde, et, d’autre part les hypothèses explicatives plus spécifiques à l’Europe et aux rapports entre la crise financière et la crise politique de ces dernières années.
2En termes généraux, je reprends ici un ancien thème d’étude pour moi, déjà développé dans ma trilogie L’ère de l’information1, qui portait sur le fait que les États-nations se sont trouvés pris entre des processus de mondialisation et une montée des identités dont la source n’est pas celle de l’identité des citoyens. Ce sont les États, et non les capitaux, qui ont été les agents essentiels de la globalisation. Les capitaux ont initié le processus au niveau économique, mais ce sont les États-nations – et en premier lieu le Royaume-Uni avant d’être largement suivi – qui, en stoppant la régulation, en ouvrant les frontières, en accélérant les flux de capitaux, etc., ont creusé leur propre tombe. Ces États-nations ont procédé ainsi parce qu’ils y voyaient là le dynamisme économique, la possibilité d’accroître les richesses et leur pouvoir sur les échanges, mais dès lors, ils ont été de moins en moins capables d’assurer dans le cadre de la souveraineté nationale la gestion des grands problèmes, de tous les grands problèmes : l’économie mondiale, les capitaux, l’environnement, l’insécurité, le terrorisme, les droits humains, etc. Tous ces grands problèmes sont devenus globaux, et, comme l’a très bien dit Ignacy Sachs dans cet ouvrage2, l’institution nationale prise dans un cadre dans lequel elle ne peut pas totalement agir perd de son efficacité et donc de sa légitimité. En effet, si un État demande de l’argent à ses citoyens, lui donne des ordres, ne les représente pas et ensuite fait preuve d’inefficacité dans la résolution des problèmes, le dysfonctionnement est patent. Mais plus encore, afin de résoudre les problèmes, il y a eu une tendance à la gouvernance mondiale, non pas le gouvernement mondial, selon la théorie d’Habermas – le problème est que les citoyens du monde, massivement, ne veulent pas de cela – mais un processus de gouvernance, qui n’est pas nécessairement mondiale, mais qui va au-delà de l’État-nation. En fait, on peut dire qu’il n’existe plus d’État-nation souverain à proprement dit, ces États-nations se sont transformés en États-réseaux. C’est-à-dire des réseaux d’États-nations qui ensemble gèrent ou plutôt essayent de gérer plus efficacement les problèmes qu’individuellement ils ne sont plus en mesure de résoudre. En ce sens, l’Union européenne constitue le meilleur exemple, elle est l’institution clé, exemplaire de ce qui peut être le dispositif d’États-réseaux, avec toutes les difficultés qui en découlent. En se groupant en réseaux, les États se séparent davantage des citoyens que dans le cadre national. Dans le cadre national, ces États ne peuvent résoudre les problèmes des citoyens, mais en se constituant en réseaux, ces États deviennent dépendant de la voix des autres membres, des négociations et perdent de leur souveraineté. Ces négociations se situent entre les États, entre les pouvoirs, au sommet et ne peuvent plus prendre en compte les demandes, parfois contradictoires, des pressions ou de la volonté des citoyens. Dans ce processus de globalisation, dans la mesure où les citoyens dans le monde ne se sentent pas en prise avec les problèmes qui les touchent directement, ils ne sont plus la représentation directe de leur voix au niveau des États nationaux, on assiste alors à une montée des identités de repli. Si je ne peux pas contrôler le global, alors l’État-nation ne me servant plus à contrôler ce niveau, je prends refuge, je me replie dans des sphères, à un niveau identitaire (religieux, territorial, en fonction du genre, etc.). L’État-nation s’évide à la fois par le haut et par le bas. Par le haut, à cause de l’emprise de processus globaux qu’il ne peut contrôler, par son incapacité à représenter l’ensemble des citoyens à l’intérieur d’un réseau, et par le bas, à cause de son incapacité à répondre à la multiplicité des identités qui remplacent l’identité citoyenne commune par des identités culturelles ou de différents types.
3Le deuxième élément d’explication possible de cette crise profonde de la légitimité politique tient au fait que nous sommes dans une nouvelle société depuis au moins 15 ou 20 ans, la société en réseau, qui a remplacé la société industrielle au sein de laquelle se sont construits la politique et les appareils politiques. On assiste désormais à un décalage entre les institutions politiques, issues de la société industrielle et la société actuelle en réseau qui ne peut fonctionner et n’a plus rien avoir avec les dispositifs et les institutions politiques qui ont été créés antérieurement. C’est l’argument développé par Colin Crouch dans son livre Post democracy3, et pour ma part, j’abonde parfaitement dans son sens, essentiellement en ce qui concerne la sociale-démocratie, fondée sur une classe ouvrière qui a pratiquement disparu et sur des syndicats profondément affaiblis dans l’ensemble des processus de transition. Dans la mesure où la base sociale historique de la sociale-démocratie a disparu, celle-ci rencontre des difficultés à se reconvertir alors que la droite est toujours la droite. La droite n’a pas changé, elle représente toujours les intérêts dominants. Si ces intérêts dominants changent, la droite évolue avec le changement de ces mêmes intérêts, certes avec certaines difficultés parfois, mais moins que celles rencontrées par la sociale-démocratie, ou plus généralement les partis liés à la représentation des intérêts des « dominés », partis qui n’arrivent plus à distinguer qui vont être les dominés, comment vont se reporter les votes, combien ils vont perdre de voix parce qu’ils doivent aussi répondre aux intérêts des dominants.
4Le troisième élément de type général est le processus même de la politique dans notre société de communication et de représentation d’images constantes. La politique dans cette société est devenue une politique médiatique. Elle s’est transformée et a glissé de l’espace public des institutions vers l’espace public de la communication. C’est là où le jeu de pouvoir se joue désormais. Dans mon livre Communication et pouvoir4, j’expose le mécanisme en marche, un mécanisme qui paraît évident. La politique se situe essentiellement aujourd’hui dans l’espace de communication et est devenue une politique médiatique, donc nécessairement personnalisée et ce caractère entre en contradiction constante avec les structures classiques de fonctionnement des partis, etc. Et dans la mesure où cette politique médiatique est personnalisée, les nouvelles formes de luttes politiques consistent à détruire la crédibilité des personnes. Ceci mène irrémédiablement à la politique des scandales. Si l’on dresse des statistiques sur l’historique du nombre de scandales dans la sphère politique, exercice que je me suis attelé à mener, on constate un certain statu quo sur le long terme : chaque période a eu son lot de scandales et de corruption. La différence tient dans la répercussion médiatique de ces scandales, le retentissement accru que favorise cette société médiatique, véritable industrie du scandale. Des sommes, que l’on peut chiffrer en milliards d’euros ou de dollars, sont dépensées pour créer, faire sortir ou étouffer des scandales politiques. La politique devenue médiatique, la capacité croissante des moyens de communication et d’Internet à déterrer les informations, conduisent à l’accroissement et l’aggravation de la distance des partis politiques vis-à-vis de la société. Le scandale en lui-même ne porte pas forcément préjudice à un parti ou à une personne, pour une très mauvaise raison, celle de l’opinion qui crie aux « tous pareils », « tous pourris » et quitte à choisir parmi des escrocs, autant élire l’escroc qui me convient le mieux. Mais c’est l’ensemble de la légitimité, à un niveau général, qui s’effondre.
5Dans ce contexte général, puisque cette analyse vaut au niveau mondial, l’Europe souffre particulièrement et plus spécifiquement de l’interaction entre la crise financière et la crise de la représentation et de la légitimité du politique, davantage encore que les États-Unis, et ce depuis plusieurs années. J’exposerai rapidement les éléments qui me semblent caractéristiques afin d’expliquer l’aggravation ou l’approfondissement de la crise politique dans le contexte de la crise financière.
6Tout d’abord, cette crise a montré la dépendance des élites politiques vis-à-vis des marchés financiers globaux et vis-à-vis des élites financières. La dépendance vis-à-vis des marchés financiers touche tout un chacun, au quotidien, lorsqu’on se demande quelle va être la prise de risque ou comment se comportera la bourse. L’ensemble des citoyens ou presque vit la question de la fluctuation du marché financier au quotidien et la dépendance ne tient pas tant dans la politique et les choix politiques du gouvernement que dans ce que le marché financier va penser des choix stratégiques des gouvernements face à la situation financière et à la situation financière en elle-même. Les dirigeants et les gouvernements ajustent leur politique économique en fonction du marché financier. Plutôt que de le réguler, ils suivent cet « être désincarné » qu’est le marché financier. Le vocabulaire en la matière est très significatif : « le marché dit que », « le marché tremble », « le marché est inquiet », dans une démarche de personnification de flux des capitaux. Derrière, ce flux est organisé par des agences économiques avec des soutiens politiques. La régulation des agences financières, les rating agencies, est bien entendu essentielle. Et ce sont des entreprises privées, qui cotisent à la bourse, qui échappent largement à toute régulation. Lorsqu’aux États-Unis, Standard&Poor’s est amenée à déclarer devant le Congrès pourquoi l’agence a fait telles ou telles estimations erronées qui ont fait s’effondrer ensuite le marché et fait baisser la côte des États-Unis, devant la procédure légale d’audition au Congrès, cette agence s’est cachée derrière la Constitution des États-Unis et le droit de libre expression, invoquant le premier amendement du Bill of Rights, déclarant qu’en tant qu’agence, elle a exprimé une opinion personnelle. Ainsi, l’opinion personnelle d’une agence de notation impacte le monde. Et si le fossé se creuse en Europe entre les citoyens et leurs représentants, c’est que l’opinion estime que les dirigeants sauvent les banques, pas les gens. L’opinion dénonce une situation sous le contrôle des élites financières.
7Le second élément est la création de la zone euro et l’intégration progressive des pays du continent à cette zone économique. Cette création de l’euro est une décision politique, sans aucune justification technique. Or, des économies connaissant des différences énormes de productivité et très diverses du point de vue de la compétitivité ne peuvent partager une monnaie commune, sans avoir une banque centrale, une politique fiscale et une union bancaire communes. L’euro est une décision politique et non économique.
8Le troisième élément qui explique la profondeur de la crise en Europe repose sur le constat qu’il n’existe pas en Europe d’identité commune. Il n’y a pas d’identité européenne, c’est le constat que j’ai personnellement fait lors de l’agenda de Lisbonne, lorsque la Commission européenne m’a demandé de rédiger un rapport sur l’identité européenne5. Les conclusions en étaient simples : il n’existe pas d’identité européenne partagée. Moins de 2 % des citoyens européens se sentent européens. S’il n’y a pas d’identité commune, il n’y a pas de solidarité. Les Allemands pensent qu’il ne faut pas gaspiller de l’argent en faveur des Grecs. Les Grecs pensent vivre désormais sous la dictature de l’Allemagne, parce qu’il n’y a aucune identification, aucune identité européenne. En cas de crise, l’effet solidarité ne fonctionne pas.
9Le quatrième élément : l’unification de la politique économique de manière autoritaire a restauré, de fait, une domination allemande sur le reste des partenaires européens, à travers la Banque centrale européenne, une autorité qui n’était pas forcément délibérée de la part de l’Allemagne – je ne crois pas en cette théorie – mais qui a créé de fait une hégémonie incontestée de l’Allemagne, ou, pour reprendre le titre d’un des derniers livres d’Ulrich Beck, qui a créé une Europe allemande. Ulrich Beck utilise le néologisme très parlant de « Merkelialisme », et même de « Merkiavelisme »6.
10Cinquièmement, la crise politique devient une crise sociale, une crise d’identité et une crise politique, pouvant faire dérayer l’Union européenne, y compris par le refus du Royaume-Uni de se soumettre à l’hégémonie européenne.
11Enfin, sixième point, l’austérité imposée génère un profond sentiment d’injustice. La crise politique s’aggrave dans les pays du sud de la zone. Par exemple, les dernières enquêtes en matière d’intentions de vote pour des partis politiques en Espagne montrent que 76 % de la population ne soutiennent pas les deux grands partis de gouvernement. Le parti populaire, qui a obtenu la majorité absolue en novembre 2011, n’est plus désormais soutenu que par 13 % des citoyens dans les déclarations d’intentions de votes. Le parti socialiste est crédité de 11 %.
12En conclusion, je ne m’attarderai pas trop sur l’exemple italien, qui dernièrement a donné des gages bien significatifs de l’ampleur de la crise de la représentativité et de légitimité du politique : les partis politiques continuent de creuser leur propre tombe en ne donnant pas de réponse aux critiques radicales du système. Lors des dernières élections législatives en Italie en février 2013 suite à la dissolution du Parlement, la coalition de la gauche italienne et son candidat commun Pier Luigi Bersani, après avoir fait une campagne virulente pour déloger Berlusconi, arrivé en tête du scrutin, a dû composer un gouvernement avec lui. Cette situation est inextricable, rendant le pays ingouvernable, le conduisant à l’impasse. Le politique sacrifie sa légitimité pour sauver un semblant de normalité et pour obéir aux injonctions de la Troïka. Les conditions sont réunies pour qu’une crise majeure gagne l’ensemble du système institutionnel et ses conséquences sont multiples, comme notamment la montée du populisme ou de mouvements transformateurs, qui, si nous pouvons être optimistes, pourront peut-être aboutir à de nouvelles formes de représentations, à de nouvelles formes politiques. Si je me base sur mes premières recherches en la matière, je souhaiterais pouvoir dire : « La démocratie est morte, vive la démocratie. »
Notes de bas de page
1 Manuel Castells, L’ère de l’information, vol. 1, La société en réseaux, Paris, Fayard, 1998 ; vol. 2, Le pouvoir de l’identité, Paris, Fayard, 1999 ; vol. 3, Fin de millénaire, Paris, Fayard, 1999.
2 Voir dans cet ouvrage la contribution d’Ignacy Sachs, « Plaidoyer pour une planification mondiale du développement ».
3 Colin Crouch, Post-democracy, Cambridge, Polity Press, 2004.
4 Manuel Castells, Communication et pouvoir, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l'homme, 2013.
5 Manuel Castells a fait partie entre 1995 et 1997 du comité d’experts sur la société de l’information en Europe, nommé par la Commission européenne dans le cadre de la préparation de la stratégie de Lisbonne (agenda de Lisbonne) pour une politique économique et du développement de l’Union européenne entre 2000 et 2010, décidée lors du Conseil européen de Lisbonne de mars 2000 par les quinze États alors membres de l'Union européenne.
6 Ulrich Beck, Non à l’Europe allemande. Vers un printemps européen ?, Paris, Autrement, 2013.
Auteur
Manuel Castells est sociologue. Il est actuellement professeur à l’Annenberg School for Communication (University of Southern California) et dirige l’Internet Interdisciplinary Institute de Barcelone à l’université virtuelle mondiale (UOC). Il est également titulaire de la chaire « La société en réseaux » au Collège d’études mondiales (FMSH). Sa trilogie consacrée à l’Ère de l’information en a fait le spécialiste de la société de l’information et des réseaux. Il est l’auteur notamment de : Networks of Outrage and Hope: Social Movements in the Internet Age (Cambridge, Polity Press, 2012) ; Aftermath: The Cultures of the Economic Crisis (avec João Caraça et Gustavo Cardoso, Oxford, Oxford University Press, 2012) ; Communication Power (Oxford, Oxford University Press, 2009 et sa traduction : Communication et pouvoir, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2013).
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