Conclusion
p. 333‑335
Texte intégral
1Dans les Grands Causses du Gévaudan et ses abords, Sauveterre, Bondons, Méjan, Noir et leurs annexes, quelque 240 tombeaux protohistoriques, échelonnés du Bronze final II au ive s. av. J.‑C., ont été fouillés depuis le milieu du xixe s. et ont laissé des traces dans la littérature archéologique. Pour beaucoup d’entre eux, mobilier et matériel osseux sont parvenus jusqu’à nous. Cette documentation considérable n’avait été jusqu’ici que très incomplètement exploitée, et, à de rares exceptions près, des pans entiers étaient même totalement négligés : restes du défunt lui‑même, cause, objet et même « acteur » principal en quelque sorte des coutumes funéraires, mais aussi restes des animaux accompagnant les morts. Étudier ces documents, lorsqu’ils sont encore conservés, et décrire les traces tangibles des manifestations des usages funéraires ayant eu cours dans cette région durant la Protohistoire, cela afin d’en cerner les lignes maîtresses et le sens, tels ont été notre démarche et notre but.
2Bien que très abondant à certains égards, en comparaison avec d’autres contrées, ce matériel présente cependant de graves lacunes. Les recherches de terrain récentes, qui s’efforcent de prendre en compte tous les aspects tangibles des rituels et des pratiques, et fournissent des observations précises et circonstanciées, sont encore trop rares. Par ailleurs, les os humains de nombreuses fouilles anciennes, susceptibles de nous renseigner sur le nombre de défunts par tombe, leur âge et leur sexe, ont disparu. Rappelons qu’au total, 66 individus seulement ont pu être étudiés dans cette optique, qui s’échelonnent sur une longue durée, du Bronze final II au milieu de l’âge du Fer. On doit attendre beaucoup des fouilles à venir, concernant en particulier la population des défunts, le mode de traitement des cadavres et de dépôt de leurs restes, celui des objets et offrandes les accompagnant, l’architecture des divers types de tombes, la répartition de celles‑ci, l’aménagement de leurs abords et la notion d’espace funéraire. Nous nous sommes donc efforcé de marquer les limites de nos connaissances : nombreux sont les points d’interrogation et les questions posées dont on peut espérer les réponses par des recherches de terrain nouvelles et nombreuses. Néanmoins, le bilan proposé ici permet de mettre en valeur un certain nombre de faits.
3Un premier constat est celui de la répartition chronologique des sépultures. Seul est bien représenté le premier âge du Fer, auquel se rapporte la grande majorité des sites connus. Les tombes sûres du Bronze final II, IIIa et IIIb sont très peu nombreuses, une dizaine seulement, et se répartissent équitablement entre ces trois phases. Le peuplement des Grands Causses étant alors bien réel, sans doute existe‑t‑il à cette époque‑là d’autres pratiques funéraires ne laissant pas de vestiges durables, ou seulement des traces moins facilement perceptibles. Cette situation ressemble fort à celle que l’on connaît dans le reste du sud‑est de la France, où les sépultures du Bronze final sont très rares (Languedoc oriental, Provence, Alpes‑du‑Sud). En revanche, elle contraste fortement avec celle des régions situées au nord du Forez et du Lyonnais, ou, plus spécialement pour le Bronze final IIIb, avec celle qui prévaut à l’ouest du fleuve Hérault, en Languedoc occidental, Toulousain et Tarn. Les tombes des ve et ive s. av. J.‑C. sont également exceptionnelles sur les Grands Causses, tandis que celles de la seconde moitié du deuxième âge du Fer font à ce jour complètement défaut. Sans doute, là encore, faut‑il imaginer des coutumes plus difficiles à détecter, à l’instar de ce qui se passe à la même époque en Languedoc oriental. Au demeurant, alors que sur les bas plateaux des Garrigues languedociennes les tumulus semblent disparaître à la fin du vie s. av. J.‑C., on constate ici, sur ces hautes terres caussenardes, comme en Rouergue voisin ou dans les Cévennes proches, la prolongation de l’édification de ce type de sépulture jusqu’au ve ou au ive s. av. J.‑C., mais dans des proportions évidemment limitées.
4Cette étude des pratiques funéraires concerne donc principalement le premier âge du Fer, mais la plupart des caractéristiques de cette période apparaissent déjà au Bronze final, ou même antérieurement. En particulier, le fait tumulaire, principal argument de la théorie d’une diffusion des « Celtes des tumulus » au début du premier âge du Fer, n’est pas une nouveauté ici, pas plus que bien d’autres aspects du rituel. La plupart des types de pratiques funéraires du premier âge du Fer, sinon leur développement, apparaissent pour l’essentiel traditionnels dans cette région. La distinction avec les époques antérieures consiste en différences de proportion pour certaines modalités (mais sur ce point, la prudence est de mise étant donné la disparité entre les séries sur le plan chronologique).
5En premier lieu, il convient de remarquer que nous n’accédons pas à tous les défunts, ou du moins à toutes les classes de décédés. L’examen ostéologique montre en effet que tous les morts ne bénéficient pas d’une sépulture laissant des traces jusqu’à nous. Les tout petits, fœtus, nouveau‑nés, nourrissons et petits enfants, sont, sauf exception, exclus des tombes caussenardes fouillées, de même que la plupart des enfants de moins de 15 ans. Ces monuments, et en particulier les tumulus, paraissent réservés aux adultes, en général un seul dans chacun, rarement deux ou trois, et exceptionnellement jusqu’à cinq déposés simultanément, et seuls certains enfants y ont accès. Mais le nombre de sites repérés ou fouillés semble indiquer que, surtout au Bronze final mais sans doute aussi au premier âge du Fer, la tombe monumentale, laissant sa marque dans le paysage, ne concerne qu’une partie des adultes. Celle‑ci apparaîtrait ainsi comme la marque d’un traitement solennel de la mort.
6Ce traitement solennel de la mort prend ici, comme dans d’autres régions du sud‑est, des formes très diverses.
7Variété tout d’abord dans les types morphologiques de tombeaux. Le tumulus construit tout exprès au Bronze final ou au premier âge du Fer est certes la formule architecturale la plus courante, mais la réutilisation de monuments plus anciens, abritant déjà des trépassés, est fréquemment constatée, qu’il s’agisse de dolmens ou de tumulus. D’autres tombes sont aussi attestées : la cavité naturelle, la fosse ou encore le bustum à enclos ; mais elles sont exceptionnelles, sans que l’on sache, pour les deux dernières, si ce caractère correspond à la réalité ou à la difficulté de leur repérage.
8La diversité est évidente aussi à l’intérieur de chacune des catégories de monument suffisamment documentée. La réutilisation dolménique, qui ne semble comporter qu’exceptionnellement une structure bâtie pour la circonstance, prend place soit dans la chambre, soit dans le tumulus du mégalithe. Les tumulus antérieurs réutilisés peuvent posséder ou non un coffre. Quant aux tumulus construits au Bronze final et au premier âge du Fer, ils varient très fortement tant dans la structure constitutive du monument que dans l’aménagement de détail de la sépulture. Ainsi, la chape peut‑elle comporter ou non un cercle périphérique de pierres, un cercle interne, un muret diamétral ou en position de corde. La région sépulcrale, centrée ou non, peut être délimitée ou non par des structures, et celles‑ci peuvent revêtir plusieurs formes : loge ou demi‑loge de blocs, loge de dalles, caisson de dalles ou avec murets, simple bornage partiel du corps... Ces différences architecturales ne sont pas toujours indépendantes du mode de traitement du corps : les défunts incinérés sont plus souvent déposés dans les tumulus à aire sépulcrale non délimitée, et les non‑incinérés dans les tombes à zone sépulcrale structurée ; toutefois, pour ces derniers, la position du cadavre a peu d’influence sur le type d’aménagement. Variété aussi dans les dimensions du monument, avec également une tendance paraissant liée au sort réservé au cadavre : les individus incinérés sur un ustrinum ou représentés par un lot d’os non brûlés très réduit sont abrités dans des tertres aux dimensions plutôt inférieures à celles des monuments abritant des individus en dépôt primaire non incinéré.
9Pluralité encore pour ce qui est des traitements réservés aux corps des trépassés. Certains sont incinérés sur place à l’endroit même où est édifié le tumulus, d’autres sont brûlés sur un ustrinum, d’autres encore, qui ne passent pas par le bûcher, sont en dépôt primaire. Il est possible aussi que certains individus non brûlés aient fait l’objet d’un dépôt secondaire après décharnement, mais l’existence de cette pratique dans cette région demande confirmation par des fouilles futures. À cela s’ajoutent des tumulus semblables aux autres par la forme mais dépourvus de tout os humain, et qui ont toutes chances de représenter un autre aspect du rituel. Ces différents procédés coexistent dans l’espace et dans le temps. L’incinération sur place n’apparaît pas avant le premier âge du Fer, mais dès le Bronze final II, on rencontre des incinérations secondaires et des dépôts primaires non incinérés. Cependant, durant toute la période prise en compte, ce sont les pratiques ne faisant pas appel à l’incinération qui prédominent largement.
10Le mélange des coutumes est aussi très fréquent. Il s’observe souvent dans un même groupe tumulaire, comme à Combe Sévène, et deux modes de traitement des cadavres sont même employés simultanément dans un même monument (Roumagnac 6).
11Deux grands types d’aire d’incinération sur place coexistent, l’un à même la surface du sol, l’autre sur un dallage ou un empierrement. Le volume des restes osseux est relativement faible, le poids relatif du crâne très variable, et on ne peut exclure des reprises d’os. Une mention particulière doit être faite pour l’enclos des Fonds, qui a livré les traces d’une plate‑forme ayant servi à la crémation, et où un vase enfermait une partie des os.
12Pour les incinérations secondaires, il est très rare que les os soient placés dans un vase. Cela ne se produit qu’au Bronze final II, IIIa et peut‑être IIIb. En général, de manière exclusive au premier âge du Fer, les restes sont éparpillés dans la zone sépulcrale, hors de tout contenant. Leur poids est alors très faible (148 g au maximum), et l’indice pondéral crânien très variable par rapport à la valeur théorique.
13Les défunts en dépôt primaire non incinéré gisent le plus souvent en décubitus dorsal, membres presque toujours en rectitude, parfois en décubitus latéral, la tête orientée de préférence vers la trajectoire du soleil.
14Une autre catégorie de dépôt pose un problème d’interprétation : les sujets représentés par une ou quelques dents, une pièce osseuse isolée, ou une quantité infime d’os. Vestiges de sépulture primaire provisoire où s’est décomposé un cadavre dont on a récupéré la grande majorité des restes ? Ou bien dépôt secondaire après décharnement ? En tout cas, la reprise du crâne observée dans le tumulus du Moulin à Vent du Pradal atteste bien la réalité des manipulations des restes de certains morts. Et, auprès de certains squelettes, la présence de quelques dents ou pièces osseuses appartenant à un autre individu pourrait marquer des dépôts d’un genre particulier (« relique »).
15Contraste encore dans l’attitude des survivants envers les vestiges crâniens (mais pas ceux de tous les individus), qui pourrait correspondre à une forme de vénération pour certains défunts : ici, le crâne est abrité par une pierre ou un petit coffre ; là, la boîte crânienne manque ; ailleurs en revanche, on ne relève pas de trace matérielle trahissant un intérêt particulier pour cette partie du squelette.
16Enfin, le matériel accompagnant le défunt, objets personnels et offrandes, est très variable ; on ne remarque aucun équipement standard, mais celui‑ci est le plus souvent réduit, et ce à toutes les périodes considérées : en général, un à trois vases céramiques, et le plus souvent seulement des tessons de ces récipients incomplets, et un à trois objets métalliques, parure, pièce d’habillement ou ustensile (en moyenne 3,7 pièces par adulte) ; parfois, des restes d’un animal consommé, ou bien un dépôt de faune symbolique, comme des ailes d’oiseau galliforme ou des dents d’équidés.
17Diversité donc dans les divers aspects des coutumes funéraires, mais celle‑ci à l’intérieur de certaines limites : à chaque étape perceptible du rituel, traitement du cadavre, construction du tombeau, dépôt des restes du trépassé et du matériel destiné à l’accompagner, les formules employées sont en nombre restreint.
18Ces différences ne proviennent pas d’un mélange de peuples et de cultures : l’uniformité du faciès mobilier, à chacune des périodes considérées, en fait foi. En revanche, fait établi dans toutes les sociétés traditionnelles en dehors des grandes religions à mystère, la personnalité du défunt, son sexe, son âge au décès, sa place dans la société, les causes et les modalités de sa mort, la perception qu’ont de celle‑ci les survivants, tout cela influe, et souvent de manière très importante, sur la forme que peut prendre le rituel dans un même groupe humain, à l’échelon même du village, et permet d’expliquer la diversité des formes de tombes, de modes de traitement du cadavre et de composition du matériel d’accompagnement.
19Nombre de ces différences remarquées dans les pratiques funéraires des Grands Causses du Gévaudan, en particulier dans la composition du matériel d’accompagnement, constituent autant de signes d’un traitement social de la mort, et donnent un certain reflet de la société de cette région au premier âge du Fer. Ainsi, les rares sujets immatures sont parmi les plus mal lotis en matériel. Pour les adultes, une moitié environ d’entre eux, mais seulement une moitié, est accompagnée d’un matériel différent selon le sexe : aux hommes, selon les cas, la parure limitée à un unique bracelet et à la bague, l’épée ou le poignard, le couteau, le rasoir, la trousse de toilette, la vaisselle métallique, le percuteur ou l’aiguisoir en pierre ; aux femmes, le torque, le collier simple ou composé d’un grand nombre d’éléments, la parure de cheveux, simple ou complexe, au moins deux bracelets métalliques, l’épingle, le scalptorium et la fusaïole.
20On trouve l’image que ces communautés ont voulu donner d’elles‑mêmes dans la mise en scène des funérailles et des dépôts funéraires, et parfois dans l’ostentation qui se manifeste à ce propos. Deux séries de sépultures particulières ressortent en effet du lot : au début du premier âge du Fer, les tombes à épée, poignard, et souvent coupe métallique, qui, par leur répartition, peuvent signaler des hommes prééminents, du genre petits chefs locaux ; et, couvrant l’ensemble de l’âge du Fer jusqu’au début du ve s., les tombes à parure surabondante ou en métal précieux, qui semblent être celles de femmes. Une place privilégiée dans la société pour certaines femmes transparaît également dans quelques cas, comme au Bronze final IIIb dans le tumulus réutilisé de Dignas, ou, au tout début du premier âge du Fer, dans la sépulture multiple du Vayssas 1. Dans ces communautés caussenardes, à travers les pratiques funéraires et le déficit de certaines classes d’âge, se reflète une hiérarchisation des individus fondée à la fois sur des critères purement naturels, âge et sexe des défunts, mais sans doute aussi sur la position dans la société, et peut‑être sur la naissance pour certains enfants, à l’instar de ce qui a pu être constaté dans les Garrigues voisines, et soupçonné en Provence 2000b ; à paraître a).
21Au contact du social et du rituel, la danse figurée sur le vase de Villeplaine 1 permet d’entrevoir des aspects des funérailles qui, d’ordinaire, ne laissent pas de traces. Mais l’examen des pratiques funéraires nous renvoie aussi l’écho de croyances concernant l’après‑mort. En ce domaine, il faut bien admettre que « les morts n’ont pas d’autre existence que celle que les vivants imaginent pour eux » (Schmitt 1994 : 13). Vivants de la Protohistoire, comme chercheurs actuels... Certes, l’archéologie ne permet guère d’aller au‑delà de la description des gestes et de l’observation de différences, et le risque de surinterprétation est ici bien réel. Mais par le comparatisme historique et ethnologique, sans doute peut‑on éclairer la signification de divers aspects de ces pratiques, et tenter d’approcher les représentations collectives de la mort et de l’au‑delà d’une société sans écriture. Souci de certains crânes, dépôt de mobilier et d’offrandes animales, parfois d’ailes d’oiseau, orientation préférentielle des têtes des défunts vers la course de l’astre solaire, dépôts primaires et dépôts secondaires non incinérés : autant de faits qui font penser à une croyance aux deux goulets de la mort, le décès physique qui ouvre sur un séjour temporaire dans et autour du tombeau, suivi d’un départ définitif vers un ailleurs.
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