Chapitre 2. Méthode et expérimentation
p. 19-38
Résumés
C’est une première approche des objets archéologiques qui a permis de soulever des questions sur la genèse des gravures. Pour tenter de répondre à ces interrogations, est posée comme hypothèse de travail la possibilité de reproduire les tracés paléolithiques par le biais de l’expérimentation. C’est également grâce aux observations à fort grossissement et donc au microscope électronique à balayage (MEB) que l’on peut proposer une interprétation dynamique des gestes exécutés.
Avant d’entreprendre toute expérimentation, une étude de la structure des matériaux est conduite afin de mieux comprendre les interactions mécaniques entre les surfaces osseuses et les outils de silex ; l’interprétation des faits rencontrés devient alors plus aisée.
Les expérimentations se sont déroulées sur des échantillons actuels de matière osseuse représentatifs de la diversité des supports de l’art mobilier paléolithique (os d’oiseau, bœuf, bois de renne...). Exécuté dans des conditions connues et contrôlées, ce travail a abouti à la création d’un corpus de stigmates microscopiques constituant une banque de données pour l’étude des œuvres originales. Le champ d’analyse s’étend alors à toute microtrace produite par l’outil dans la matière.
La confrontation des données expérimentales et des observations microscopiques fait apparaître le trait gravé comme une succession d’événements engendrés par l’outil et fidèlement enregistrés à la surface des supports. Grâce à un lexique spécifique, il est alors possible de caractériser les phénomènes rencontrés depuis le premier impact de l’outil jusqu’au dernier geste du graveur.
Our initial examination of the archaeological artefacts enabled us to formulate questions concerning the genesis of the engravings. To answer these questions, we assumed as a working hypothesis that the palaeolithic markings could be experimentally reproduced. Using a high level of magnification obtained with a scanning electron microscope (SEM), we can propose a dynamic interpretation of the gestures involved.
Before initiating the experiments, the structure of the raw materials was studied, so as to better understand the mechanical interaction between the bone surfaces and the flint tools. This made it easier to interpret the phenomena encountered.
The experiments were carried out using present-day samples of bony material covering a representative range of support materials employed in palaeolithic artefacts (ox bone, bird bone, reindeer antler…). On the basis of this work, executed under precise and controlled conditions, a corpus of microscopic stigmata was built up, constituting a database for the study of the original artefacts. The field of study was thus extended to ail micromarkings produced in the material by a tool.
Comparing the experimental data and the observations obtained under microscope, the engraved line appears as a succession of events engendered by the tool and faithfully recorded at the surface of the material. By using a specific lexicon, the observed phenomena can be described, from the first impact of the tool to the engraver’s last gesture.
Texte intégral
2.1 Introduction
1Pour reconstituer les processus techniques mis en œuvre par les Magdaléniens lors de la réalisation d’objets d’art mobilier en os, nous avons suivi une démarche analytique linéaire faisant intervenir, à divers moments, des moyens d’observation macro et microscopiques.
2C’est une première approche des objets archéologiques qui a permis de soulever des questions sur l’origine et les phases d’élaboration des gravures (comment réagit la matière au cours d’un travail perpendiculaire ou parallèle aux fibres de l’os ? quels indices peuvent indiquer l’amorce du trait et son issue ? comment compter les passages d’outil nécessaires à la réalisation d’un tracé lisible ?…) (fig. 1). Pour apporter des éléments de réponse à ces questions très précises, nous avons posé comme hypothèse la possibilité de reproduire un tracé paléolithique par le biais de l’expérimentation. Nous avons procédé d’abord à une analyse microscopique de gravures expérimentales pour isoler les traces contenues sur les bords et en fond d’incision. La finalité de l’expérimentation ne consiste pas à créer des « fac-similés » de gravures magdaléniennes, mais à identifier, puis à interpréter les microtraces produites. Pour atteindre ce but, il était indispensable d’identifier la structure des matériaux (os, silex) et d’établir un protocole d’analyse afin de limiter le nombre de paramètres, de comprendre l’origine de certains stigmates et d’être capable, au besoin, de les reproduire. Cette étape du travail aboutit à la création d’un corpus de stigmates expérimentaux, constituant une base de données, guidant l’étude de leurs homologues archéologiques. À ce stade, un échange constant est instauré entre expérimentation et examen des originaux, permettant de préciser les informations collectées ou incomprises. La lecture correcte des microtraces suppose un retour permanent à l’expérimentation, afin de consolider les interprétations.

FIG. 1 – Schéma de la démarche méthodologique.
2.2 Les moyens d’analyse
3La lecture et l’analyse des gravures ont été soumises à plusieurs moyens et techniques d’observation, tant sur les pièces expérimentales que sur les œuvres originales. Dans ce cadre, les niveaux d’approche sont progressifs, les échelles de grossissement oscillant de la macroscopie (loupe binoculaire et microscope optique) à la microscopie1 (microscope électronique à balayage). Après les examens au microscope électronique à balayage, on dispose d’un nouveau support d’analyse : les micrographies. Elles forment la base documentaire de toute observation au MEB.
4Parmi les moyens d’analyse, figure aussi une connaissance de la structure des matériaux. Grâce à la compréhension de leur constitution physique et chimique (trame des fibres de l’os, homogénéité ou hétérogénéité structurelle...), il est possible de préciser les phénomènes mécaniques en jeu et ainsi de comprendre la formation de certains stigmates (comme par exemple les butées de fin de trait).
2.2.1 La loupe binoculaire
5Cet instrument permet une première sélection des pièces archéologiques. Les objets sont examinés macroscopiquement afin de contrôler leur conservation (surface desquamée, fissures, traces de moulages, colle...) et celle des tracés, c’est-à-dire diagnostiquer les empâtements de trait par les colles ou les démoulants, la préservation des fonds de trait... Les pièces retenues pour les analyses microscopiques doivent présenter les meilleurs critères de préservation, puisqu’elles subiront une empreinte avant d’être observées au MEB. Les conclusions de cette sélection précisent un état macroscopique des surfaces. L’évaluation initiale sera par la suite complétée par les données microscopiques. Leur synthèse définit ainsi un état de conservation général.
6Cette hiérarchisation des diagnostics est nécessaire pour estimer le potentiel d’informations susceptibles d’être recueillies selon les divers états de préservation des pièces.
2.2.2 La microscopie optique
7À mi-chemin entre la vision macro et microscopique, le microscope optique est aujourd’hui régulièrement employé. Grâce à son échelle graduée en microns, cet instrument permet des mesures précises de largeur et de profondeur de tracés. Par contre, les observations optiques sont peu utilisables car la profondeur de champ est trop faible. L’examen est alors ponctuel et difficilement interprétable sur l’ensemble de l’objet, même s’il est de petites dimensions.
8Quand l’état de conservation des pièces originales est médiocre, ou que, pour d’autres raisons (colorant…), la prise d’empreinte n’est pas envisageable, nous avons recours au microscope optique, mais également à la macrophotographie pour tenter de pallier l’absence du MEB. La lisibilité des images et la précision des observations n’atteignent pas la qualité obtenue lors d’une analyse au microscope électronique à balayage, qui reste l’instrument d’observation privilégié.
2.3 Le microscope électronique à balayage (MEB)
9Le microscope électronique à balayage Jéol 840 est utilisé ici comme un microscope perfectionné, qui autorise des rapports de grossissement de plusieurs milliers de fois, et présente une profondeur de champ supérieure de 300 fois à celle d’un microscope optique2. De plus, il possède une très grande résolution (de 200 ∞) et offre ainsi une qualité d’image bien supérieure aux autres instruments d’observation.
10L’utilisation du microscope électronique à balayage requiert quelques préparatifs dus au fait que l’échantillon, pendant son examen, est « bombardé » d’électrons. Dans les cas de matériaux non conducteurs, comme l’os, il est nécessaire d’assurer un contact à la masse afin d’écouler les charges électriques apportées par le faisceau d’électrons ; dans le cas contraire, l’image reçue serait floue. Il faut donc couvrir l’échantillon d’un matériau conducteur.
11Plusieurs possibilités sont envisageables pour rendre un échantillon conducteur ; dans notre cas, puisque c’était techniquement possible, on a procédé au dorage des répliques, c’est-à-dire au dépôt d’une très mince pellicule d’or sur la surface de la résine. Cette opération se déroule dans une chambre sous vide, en contrôlant la durée d’exposition de l’échantillon ainsi que l’intensité du courant. Généralement, les empreintes sont exposées pendant deux minutes à une intensité de 20 nanoampères (nA) ; l’opération est renouvelée deux à trois fois.
12Les problèmes de charge et la nécessité de métalliser les échantillons imposent les prises d’empreintes car il est impensable de dorer une pièce archéologique (!) : nous devons donc impérativement travailler sur des répliques.
2.2.4 La prise d’empreinte
13Pour réaliser les empreintes, on utilise un silicone dentaire par addition3 (mélange de la base et du catalyseur). Ce produit présente de nombreux avantages. L’addition de la base et du catalyseur se fait par un simple mélange : on peut ainsi contrôler le temps de prise du produit, généralement très court (entre deux et cinq minutes suivant le taux de catalyseur)4. Cette rapidité est particulièrement appréciable, puisqu’elle autorise un contrôle immédiat de la qualité de l’empreinte et permet, au besoin, de la refaire.
14L’application sur la pièce se fait sans danger pour cette dernière, car en agissant sur le mélange base/catalyseur, il est possible de maîtriser la fluidité du produit. La prise étant rapide et fiable, la pièce reste peu de temps en contact avec le silicone. Aucun démoulant n’est appliqué sur l’objet puisqu’il est directement incorporé au produit. De nombreux essais ont été préalablement effectués et notamment sur os spongieux. Même à l’échelle microscopique on ne constate aucune modification des états de surface ; nous pouvons donc affirmer que les résultats sont très satisfaisants et répondent aux exigences déontologiques de préservation des objets originaux.
15Ce silicone dentaire, bien supérieur aux silicones ordinaires, offre une précision de l’ordre du micromètre, et donc l’accès à des observations à très fort grossissement (avec une résolution de 100 à 5 micromètres). Cette précision, et la sécurité qu’il présente vis-à-vis des pièces archéologiques, en font un outil très performant. Il est bien évident, comme nous l’avons déjà souligné, que chaque surface gravée doit être examinée avec la plus grande attention pour déterminer si l’empreinte est réalisable ou non.
16À partir des empreintes, les répliques sont par la suite réalisées avec une résine polyuréthane (Hexcel 538) qui présente l’avantage de ne pas créer un excès de bulles d’air lors de la polymérisation (ces bulles seraient très gênantes au cours de l’observation à fort grossissement).
2 2.5 Les micrographies
17L’identification d’une gravure au MEB demande un apprentissage visuel : le décodage des images du microscope électronique (micrographies). La première difficulté consiste à percevoir le rapport entre l’image apparaissant sur l’écran et la « réalité », c’est-à-dire ce qu’elle est censée représenter. Les micrographies sont des images fortement codées, qu’il faut apprendre à lire : certains codes sont liés à la technique du microscope électronique, tandis que d’autres correspondent à des conventions communes à la plupart des images. Au départ, il ne faut pas négliger l’inexpérience de l’opérateur, car ces images n’appartiennent pas à notre univers visuel quotidien. Au cours de sa plongée au cœur de l’objet, l’observateur est conduit de proche en proche, du connu au moins connu, jusqu’aux détails les plus ténus, qui n’ont plus aucun rapport avec la connaissance visuelle et empirique de l’objet ; en fait, le passage au monde microscopique n’est qu’apparemment progressif : il ne s’agit plus de voir « des détails d’un objet à une autre échelle, mais de voir d’autres objets » (Mercier 1995 : 68).
18L’expérience montre qu’en général, les images à faible grossissement (x 10, x 20) restent encore facilement identifiables par un profane. Par contre, lors d’examen de micrographies à plus fort grossissement (x 50, x 100…) l’observateur ne décèle plus aucune cohérence dans ce qu’il voit. Le « décryptage » est, dans notre cas, proprement instrumental et doit être surmonté par un apprentissage de lecture.
19Il existe des codes et conventions qui constituent la grille de perception des images en général, et des micrographies en particulier. Une des conventions implicites les plus répandues concerne le rendu du modelé, la suggestion du relief d’une surface par le jeu de l’ombre et de la lumière. La règle commune veut que les objets soient éclairés obliquement par une source lumineuse placée en haut et à gauche. En microscopie électronique, il arrive que « l’éclairage » soit inversé et provoque ainsi sur certaines images l’illusion de tracés en relief. À fort grossissement, ces illusions peuvent dérouter et gêner l’interprétation de stigmates. Avec le MEB, seule la connaissance précise des opérations instrumentales « codifiantes » permet de remonter pas à pas de l’image vers l’objet ; « c’est le partage de la connaissance de codes et conventions (instrumentaux, culturels) identiques qui permettra de définir les choix didactiques et, au lecteur, de les démêler éventuellement » (Mercier 1994 : 68).
20La micrographie forme la documentation de base de ce travail, le support des observations et de l’identification des stigmates. Sur chaque cliché, on peut lire en bas de droite à gauche : le numéro de la photographie, l’intensité électrique exprimée en KV (kilovolts), le rapport de grossissement (x 10, x 20…) et enfin l’ouverture angulaire du faisceau d’électron.
2.2.6 Avantages et limites des moyens d’observation
21Après avoir énuméré les moyens d’observation, il est utile de dégager leurs principaux avantages et leurs limites. Certains arguments seront récurrents, mais il est important de bien expliciter les points de comparaison et la hiérarchisation des niveaux de l’analyse.
22La facilité d’accès et d’emploi de la loupe binoculaire et/ou du microscope optique font de ces instruments des outils répandus : la plupart des musées possèdent, au moins, une loupe binoculaire.
23Le microscope optique est certes plus rare, mais reste tout de même accessible. D’un point de vue scientifique, les problèmes essentiels surviennent lors d’observations à fort grossissement (x 30 et au-delà). Les principaux défauts sont alors l’éclairage (ombres portées, mauvaise luminosité), la résolution et surtout le manque de profondeur de champ (fig. 2).

FIG. 2 – Comparaison de clichés pris au microscope optique (1 et 2 : x 400) et d’une micrographie (3 : x 140). Décor géométrique en copeaux de AR 3 (Arancou). Sur les deux premières photographies, le manque évident de profondeur de champ empêche toute lisibilité.
24Ces difficultés sont résolues en introduisant les objets ou leur moulage dans la chambre d’un microscope électronique à balayage : les ombres portées disparaissent, la lisibilité des gravures est parfaite. Comme il a été signalé précédemment, c’est la haute résolution de l’image et la grande profondeur de champ qui constituent les atouts majeurs du MEB ; ils autorisent notamment une lecture parfaite des superpositions de traits, parfois inextricables sous une loupe binoculaire. Le MEB complète ainsi l’éventail des outils d’observation et permet d’aller beaucoup plus loin dans l’étude. Cependant, l’accès à un microscope électronique est souvent difficile et coûteux.
25Une première limite à ce travail réside dans le temps nécessaire à l’examen d’une pièce archéologique ou expérimentale : entre trois et douze heures d’investigation5 sont indispensables suivant la complexité de l’objet ; la recherche nécessite alors une grande disponibilité du matériel et des conditions d’accès privilégiées. Une seconde limite est liée à la conservation de l’œuvre originale dont dépend la qualité des détails enregistrés par l’empreinte. Lorsque l’état de conservation est insuffisant, on doit se contenter d’une observation macroscopique : la précision des données, mais aussi le temps investi, s’en trouvent réduits. Par contre, lorsque l’état de l’objet le permet, le MEB conduit à une finesse accrue des résultats. Le temps d’étude s’accroît en proportion : d’où l’intérêt d’une phase de sélection des objets, afin d’opérer les choix les plus appropriés à la poursuite de l’étude.
26Pour terminer, nous voudrions rappeler le constant souci du respect absolu de l’intégrité des pièces archéologiques (art, industrie osseuse, lithique ou autre...). Cette clause déontologique évidente implique une discussion approfondie avec les responsables de collections et une confiance mutuelle. Comme nous le montrerons plus loin, les vues rapprochées qu’offre le MEB peuvent constituer un apport significatif à la conservation des pièces d’art mobilier.
2.3 La structure des matériaux
27Avant d’entreprendre toute étude ou expérimentation, il nous a paru nécessaire de connaître la structure des matières osseuses et siliceuses traitées dans ce travail, afin de mettre en évidence leurs particularités structurelles, et d’améliorer ainsi l’interprétation des résultats expérimentaux. Dans l’ensemble, les matières osseuses (os, bois de cervidé, os d’oiseau) ont une composition chimique identique : une matrice inorganique composée d’apatite, de quelques traces de sels sodiques et de silice ; une matière organique (protéine fibreuse et collagène) et de l’eau. Toutefois, on reconnaîtra l’os du bois de cervidé par la différence d’agencement de leurs tissus respectifs, diversité qui traduit des modes de formation distincts.
2.3.1 Microstructure de l’os (stricto sensu)
28Les données générales sur la microstructure de l’os résumées ci-après sont issues, pour l’essentiel, de l’ouvrage de référence de Barone (1976).
29Les os sont constitués par agencement de plusieurs tissus : le périoste, le tissu osseux, le cartilage et la moelle osseuse. Nous nous intéresserons uniquement au périoste et au tissu osseux (fig. 3), car ce sont les seuls composants mis en contact avec le silex.

FIG. 3 – Bloc-diagramme d’os harversien.
30Le périoste est une membrane fibreuse qui recouvre l’os en entier, sauf au niveau des revêtements articulaires et des insertions de muscles et de tendons. Il est formé en surface de tissu conjonctif dense et orienté, dont les fibres sont entrecroisées, avec une orientation dominante longitudinale dans les os longs : c’est la couche fibreuse. La partie profonde du périoste est appliquée contre l’os. Elle comporte une sorte de moelle superficielle capable de fabriquer de l’os : c’est la couche ostéogène. Sur les vestiges osseux provenant de fouilles archéologiques, le périoste n’existe plus ; ce n’est qu’une fine membrane, rapidement attaquée par l’homme (nettoyage, préparation de surface) ou les agents naturels. En éliminant la membrane périostale, l’expérience a montré que l’on évalue plus facilement la lisibilité des traits fraîchement gravés.
31Comme son nom l’indique, le tissu osseux est le composant le plus caractéristique de l’os. Il en forme la plus grande part et détermine également ses qualités mécaniques. La propriété essentielle de ce tissu est une minéralisation de la substance fondamentale, c’est-à-dire une capacité à se charger en sels minéraux, surtout calciques, empruntés au sang. La rigidité de l’os résulte de cette minéralisation.
32La partie minérale constitue environ 10 % de la masse du tissu osseux frais. Elle est formée en majeure partie par du phosphate tricalcique (85 % environ), en beaucoup plus faible quantité par du carbonate de calcium (10 % environ) et du phosphate de magnésie (2 % environ). On y trouve enfin une petite part de fluorure de calcium (surtout présent dans les os les plus durs), des traces de sels sodiques et de silice.
33Dans l’os frais, les substances minérales sont fixées à la matière organique sous forme de très petits cristaux d’hydroxy-apatite (20 à 40 nanomètres de long, 3 à 6 nanomètres de large) dont l’orientation est caractéristique pour chaque lamelle. Les substances minérales ne sont pas fixées de façon uniforme dans le tissu osseux. Une partie de celui-ci est stable, assurant la fonction mécanique ; l’autre est labile : le sang y reprend les minéraux nécessaires à l’homéostasie.
34Le tissu osseux est constitué de cellules, les ostéocytes. Elles dérivent des ostéoblastes, cellules conjonctives particulières qui existent dans le tissu en voie d’ossification et y restent enfermées. Elles sont disposées le plus souvent entre les lamelles osseuses, ou encore, dans l’épaisseur même de celles-ci. Elles sont irrégulièrement fusiformes, de petites dimensions et possèdent des prolongements cytoplasmiques multiples et très fins, qui traversent la substance fondamentale et les unissent les unes aux autres (fig. 3).
35Chaque cellule osseuse est logée dans une petite cavité nommée ostéoplaste. Ces microcavités communiquent entre elles et avec des espaces médullaires (canaux de Havers, aréoles du tissu spongieux) par des canalicules très fins et très nombreux dans lesquels se logent les prolongements cytoplasmiques des ostéocytes.
36La structure de l’os nous renseigne sur son mode de formation. Comme nous l’avons indiqué, le périoste n’est en fait qu’une mince couche fibreuse qui disparaît dès le premier travail subi par la surface. La partie active du silex sert à graver attaque alors le système fondamental externe de l’os, le tissu osseux haversien, c’est-à-dire principalement l’os compact. Ce tissu compact, dans lequel les ostéones (microlamelles osseuses) sont réguliers, cylindriques, parallèles les uns aux autres, a une forte valeur mécanique et subit l’essentiel des pressions et tractions exercées sur l’os. Le graveur atteint instantanément l’os compact : c’est la surface gravée visible. Le tissu offrira donc une certaine résistance à l’outil. Néanmoins, l’épaisseur de l’os compact varie suivant la morphologie des os : ainsi les os longs possèdent un tissu compact épais dans la partie médiane, tandis que pour les os plats ou courts, il est plus superficiel. Quelle qu’en soit l’épaisseur, il est assez rare qu’un graveur atteigne la spongiosa, sauf en cas de débitage ou de façonnage important.
37L’orientation des fibres de l’os est également importante car elle peut moduler les difficultés à graver une surface. Les fibres sont orientées parallèlement au grand axe de l’os, c’est-à-dire dans le sens où s’exercent les forces de pression et de traction anatomique. On trouve des directions de fibres différentes suivant que l’on grave un os vertical, horizontal ou oblique6. Cette orientation est déterminée par la position de l’os dans le squelette. Comme nous le verrons plus tard, les fibres peuvent considérablement gêner certains gestes de l’artiste, selon qu’il travaille dans leur sens ou perpendiculairement.
2.3.2 Structure du bois de cervidé
38Le bois de cervidé présente une composition chimique presque identique à celle de l’os, bien que sa structure soit différente. Il contient une proportion de collagène plus importante ; moins minéralisé, il est donc plus flexible. C’est un tissu à croissance rapide, une forme d’os temporaire sans ostéones, mais avec une structure lamellaire traversée de vaisseaux longitudinaux et circulaires. Le bois est composé d’un cortex extérieur d’os compact avec une partie intérieure spongieuse. La proportion entre la spongiosa et l’os compact est liée à la croissance du bois en fonction de l’irrigation sanguine, celle-ci variant également selon l’espèce considérée. À la fin de la période de croissance, le remplacement d’une partie du tissu spongieux par l’os compact se fait progressivement au niveau de la meule ; une calcification arrête alors la circulation sanguine, le bois « meurt » avant de tomber.
39L’épaisseur de la partie compacte et spongieuse varie suivant l’âge et le sexe de l’animal. Le critère d’épaisseur est important lors du façonnage d’un décor en volume. Ce type de travail exige des enlèvements conséquents d’os compact. Par ailleurs, l’artiste doit éviter d’atteindre la spongiosa pour que sa figure ne soit pas fragilisée et garde une surface uniforme. Cependant, il existe quelques exemples où l’artiste a entamé le tissu spongieux : le cas le plus frappant est celui du « cheval hennissant » du Mas-d’Azil qui ne possède qu’une face sculptée, le verso étant entièrement spongieux. Le choix de la partie du bois est donc primordial pour les futures opérations de mise en forme, sculpture...
2.3.3 Structure spécifique des os d’oiseaux
40Le squelette des oiseaux est formé en grande partie par une ébauche cartilagineuse qui s’ossifie progressivement. Cette ossification présente une particularité remarquable : les os longs des membres n’ont qu’un seul centre osseux, la manchette diapophysaire. À partir de celle-ci, l’os en formation progresse vers les deux extrémités épiphysaires (Bellairs et al. 1960 : 291).
41Une autre caractéristique du squelette aviaire est la légèreté des os, due au remplacement des masses osseuses ou médullaires par des espaces aériens afin de réduire le poids total et d’améliorer le vol. Cette pneumaticité se réalise par des voies variées : ainsi, les espaces pneumatiques du crâne se forment aux dépens de la cavité nasale ou de l’oreille moyenne, alors que la majorité des os est pneumatisée par des « sacs » aériens (op. cit. : 290). Les os d’oiseaux présentent des parties internes creuses et un tissu compact peu épais et tendre. En plus de leur morphologie cylindrique et de leur diamètre, les os d’oiseaux posent d’autres problèmes. La faible épaisseur de l’os compact et la partie interne creuse demandent au graveur une attention toute particulière afin de ne pas perforer l’objet par une incision trop profonde. Les os ainsi décorés (tubes) présentent très souvent des fractures anciennes dont les bords suivent les gravures profondes. Certaines incisions produisent des lignes de faiblesse qui, à terme, peuvent menacer l’intégralité du tube.
2.3.4 La microstructure du silex
42Comme dans le cas des matières dures animales, une meilleure connaissance de la microstructure du silex va faciliter l’interprétation des stigmates.
43Le silex a une structure granuleuse, relativement homogène, composée presque exclusivement de silice ; il se décompose en trois constituants :
– des microfossiles silicifiés, issus de la craie d’origine et du rognon, et parfois de macrofossiles ; ils sont généralement assez rares, leurs dimensions varient entre 50 et 100 micromètres7 ;
– des lépisphères de quartz, constituant le squelette du silex ; elles sont présentes sous formes d’agrégats sphériques et leur diamètre varie de 5 à 20 micromètres ;
– la calcédoine, composée de silice riche en eau qui forme le ciment interstitiel comblant les vides laissés entre les lépisphères ; les grains ont une longueur généralement inférieure à 0,1 micromètre et se groupent en paquets radiants et des rosettes (Walter 1993) (fig. 4 et 5).

FIG. 4 – Structure microscopique du silex.

FIG. 5 – Micrographies : a, rosettes ; b, léphisphères de quartz.
44Les conséquences de cette composition sont particulièrement importantes. Lors du débitage, le front de fracture casse le silex préférentiellement à travers la calcédoine, en contournant les lépisphères de quartz et les microfossiles. Ainsi, le biseau d’un burin présentera un affleurement particulier de fossiles et de grains de quartz dépassant du ciment calcédonieux, comme autant de dents sur la lame d’un couteau.
2.3.5 Conclusion
45Pour tenter de répondre aux questions qui motivent cette recherche, nous disposons de moyens d’analyses très performants ; le MEB (qui n’est pas une finalité en soi) apporte un nouveau regard qui doit cependant être préparé à cette vision électronique et rester inquisiteur.
46Comme nous l’avons précédemment souligné, la matière osseuse a été choisie pour ses qualités plastiques et sa structure relativement homogène, sans structure cristalline importante. Ce choix restreint l’éventail des supports gravés, en écartant, par exemple, les plaquettes gravées. Les matériaux lithiques (grès, calcaire, schiste, plancher stalagmitique…) n’ont pas été retenus pour ce travail parce qu’ils présentent de notables différences de structure, le grain variant du fin au plus grossier, tant pour le schiste que pour le calcaire ou le grès7.
47Les supports rocheux sont constitués par l’agencement de particules agglomérées grâce à un ciment variable selon la nature de la pierre. Lors de la gravure, les réactions mécaniques des matériaux mis en contact entraînent leur dissociation : durant le déplacement de l’outil, la matière arrachée et déplacée produit une altération de la surface. Les phénomènes rencontrés seront distincts suivant la granulométrie du support. Plus l’ensemble est homogène (grains fins à très fins : calcaire microcristallin, lithographique, schiste ardoisier…), plus les stigmates observés seront similaires à leurs homologues sur os, avec tout de même une moindre lisibilité des tracés. Par contre, sur des surfaces hétérogènes, l’arrachement d’éléments « volumineux », par exemple un grain de quartz dans un grès, produira une microdépression et donc une contre-empreinte de l’élément manquant. Les conséquences de ces phénomènes sont importantes ; d’une part, l’aspect microscopique d’un fond de trait est révélateur de l’état granulométrique du support (dans le cas de grains grossiers, les microdépressions ne garderont pas d’empreintes ou de stigmates interprétables technologiquement), d’autre part, l’outil en silex est confronté à des matériaux qui présentent des composants similaires, comme le quartz par exemple. En cas de contact entre ces éléments, il n’y a pas de formation de stigmates à leurs surfaces respectives puisque la dureté est presque identique ; il se produit un choc et non l’attaque d’un outil sur une matière plus tendre.
48L’influence de la structure des matériaux est mise en évidence par les différences rencontrées entre l’os et les supports lithiques : plus la texture de l’objet est fine, plus la lisibilité des stigmates sera accrue. Pour ce premier travail, il nous a paru nécessaire de fonder les bases d’observation à partir d’une matière susceptible de présenter des stigmates aisément interprétables. La matière osseuse est un moyen de former son regard aux particularités microscopiques ; l’étude de supports plus ardus pourra être envisagée par la suite.
49L’énumération des propriétés structurales qui précède inciterait à penser que les os sont relativement tendres et donc faciles à inciser lorsqu’on se munit d’un outil en silex ; or, l’expérimentation nous a démontré qu’il en était tout autrement. Les matières osseuses ne se laissent pas aisément entamer. Cette constatation nous conduit à réfléchir sur la sélection des supports opérée par les Préhistoriques : un support était-il choisi en fonction des difficultés estimées ? Existait-il des modes particuliers de préparation et lesquels ? L’orientation des fibres osseuses jouait-elle un rôle important dans la manipulation des outils ? Comment évaluer la résistance de la matière ? Autant de questions abordées lors de nos expérimentations.
2.4 Les expérimentations
50Les expérimentations ont consisté, dans des conditions connues et contrôlées, à produire des tracés afin d’observer et d’analyser les comportements des matériaux mis en contact, et de repérer ainsi les stigmates laissés par le silex dans les traits.
51Elles ont permis d’envisager des solutions à plusieurs questions concernant la dureté des matériaux, l’obtention de certains types de tracés, leur succession, les outils susceptibles d’être employés ou encore les règles à observer afin de produire un trait perceptible à l’œil nu.
2.4.1 Les supports
52Le corpus d’objets archéologiques retenu pour ce travail reflète la variété des supports de l’art mobilier. Il fallait tenir compte de cette diversité magdalénienne dans le choix des supports expérimentaux, tant dans leur nature (os, bois de cervidé) que dans les principaux types morphologiques.
53Les matières osseuses se répartissent en trois grandes catégories de support selon les propriétés mises en évidence dans le chapitre précédent :
– les os de grands herbivores : os longs (diaphyses), os courts (plats de côtes), os hyoïdes ;
– les os d’oiseaux ;
– le bois de renne.
54On peut aussi les classer selon leur état de surface :
– les surfaces planes ou pratiquement planes (fragments de côtes, lissoirs, contours découpés...) ;
– les surfaces hémi-cylindriques ou cylindriques (os d’oiseaux fragmentaires ou entiers, sagaies, harpons, fragments de bois de renne, fragments de diaphyses…) ;
– les surfaces tourmentées ou accidentées (épiphyses, fragments osseux divers...).
55Ces supports présentent, selon l’importance de l’intervention humaine, des aspects très éloignés de leur état originel : certains sont entièrement façonnés (contours découpés), d’autres partiellement (lissoirs) ; quelques spécimens restent plus ou moins bruts, si l’on excepte des raclages de préparation (diaphyses d’os longs, os d’oiseaux).
2.4.2 Les surfaces et leur préparation
56Le matériel archéologique a fourni le cadre référentiel dans la constitution d’un échantillonnage de supports destinés à l’expérimentation. En conséquence, les os sélectionnés furent des plats de côte et des diaphyses de boviné, du bois de renne et un os d’oiseau. Ces matériaux ne diffèrent guère de leurs homologues magdaléniens que nous venons de décrire ; cependant un facteur reste dans l’ombre : leur préparation.
57Pour les pièces osseuses paléolithiques, deux préparations étaient envisageables : la première, plutôt « superficielle », modifie la texture de l’os par une intervention mécanique. Il s’agit du prélèvement de l’os sur l’animal et de son nettoyage (élimination du périoste). La seconde serait une préparation « en profondeur » ; elle modifierait la structure osseuse par des processus chimiques afin d’augmenter la souplesse et de permettre ainsi un travail plus aisé.
58La préparaition initiale est facilement identifiable, puisqu’elle laisse sur les surfaces des stigmates très caractéristiques : soit des stries de décarnisation, soit des raclages de surface, signalés par de fines striures parallèles. Sur les objets d’art mobilier, on rencontre, le plus souvent, cette seconde famille de traces ; ces raclages sont aussi destinés à régulariser la surface.
59Les autres modes sont hypothétiques car difficilement identifiables ; actuellement, leurs indices révélateurs ne sont pas clairement définis. Ces interventions « d’assouplissement » ne sont que supposées, notamment face à la résistance opposée au façonnage de matériaux très durs comme l’ivoire8.
60Néanmoins, plusieurs travaux de recherche ont porté sur la compréhension des processus mis en œuvre pour assouplir les matières dures animales. Mac Grégor a démontré que l’os et le bois de cervidé devenaient plus flexibles après avoir séjourné dans l’eau (un bois trempé est deux fois plus flexible). Cette propriété se traduit aussi par une plasticité accrue des surfaces qui deviennent, par conséquent, plus malléables à la gravure (Mac Grégor 1985 : 27-28).
61Il faudrait sans doute envisager une approche méthodologique empruntée à la chimie afin de percevoir les modifications structurelles subies par les matières osseuses au cours de traitements comme la chauffe, le trempage prolongé... Il serait alors possible d’identifier les modifications de surface ou de structure caractéristiques, avant d’imaginer des traitements de préparation transposables au Magdalénien.
62Les Magdaléniens gravaient leur os après décarnisation : en effet, il est impossible de produire un trait gravé sur un os portant encore des chairs. la préparation de nos échantillons expérimentaux est restée simple. Le but était de faire disparaître les restes carnés sans aucune intervention mécanique susceptible de laisser des traces à la surface de l’os, ceci afin de ne pas perturber la lecture des futurs stigmates. Nous avons donc choisi de blanchir les os de boviné (provenant de boucherie) en les plongeant dans l’eau bouillante, puis de les laisser sécher à l’air ambiant. L’os d’oiseau (un fémur de coq rustique et de grande taille, âgé de neuf mois) a été cuit pendant deux heures. Quant au bois de renne, il s’agit d’un petit bois de chute de l’année, d’une femelle provenant de Norvège.
63Un fragment de bois de renne, une côte et une diaphyse de boviné ont été travaillés après assouplissement par trempage : ils sont restés entre 12 et 15 heures dans cinq litres d’eau à température ambiante (18 °C environ).
2.4.3 Les outils en silex
64Les outils employés pour les expérimentations comprennent des burins droits, déjetés, sur troncatures, des chutes de burin, des lames brutes, des lamelles et quelques éclats. Ils appartiennent aux types classiques des Magdaléniens, susceptibles d’avoir été utilisés pour la gravure.
65La gravure se définit comme un déroulement horizontal ou vertical (droite/gauche, haut/bas) des tracés sur un plan, avec deux points remarquables : celui où. l’outil entame le support et celui où il l’abandonne. Pour produire un trait gravé, il n’y a pas de mouvement de va-et-vient systématique ou de sciage. Cette précision est importante, car les types d’outils employés à ces travaux pourront être distincts de ceux destinés à la gravure.
66Différencier les outils permet d’évaluer leur résistance à la pression exercée, et les angulations de travail. L’endurance se définit par la solidité de la partie active et sa capacité à effectuer durablement certaines tâches ; les angulations sont des paramètres contrôlés lors du cheminement de l’outil.
2.4.4 Les paramètres gestuels contrôlés lors des expérimentations
67Toute gravure implique l’attaque du silex, puis son parcours sur la matière afin de produire un tracé. Pour que le résultat soit probant, il s’avère que quelques règles de bon emploi doivent être respectées.
68Le cheminement de l’outil est déterminé par le contrôle de trois mesures d’angulation : l’inclinaison par rapport à la surface définit l’ouverture de l’angle d’attaque ; les angles de travail (angle de profil, c’est-à-dire en vue latérale pour un spectateur, ou en vue frontale) précisent certaines sections de trait, lorsque le flanc de l’outil intervient (fig. 6).

FIG. 6 – Les angles de travail de l’outil sur la surface de l’os.
Dessins V. Teillet /MSH, d’après G. Tosello.
69Ces paramètres sont étroitement liés au geste, car la maîtrise de l’outil et la préservation de sa partie active dépendent du respect des angles de travail. Toute défaillance se signale par des accidents de parcours spécifiques et repérables.
70En début de gravure, l’inclinaison optimale par rapport à la surface de l’os est comprise entre 40° et 50° (fig. 7). Si l’attaque est trop verticale (proche de 90°), le geste est très malaisé, peu naturel et l’outil accroche mal la surface : les gravures ne peuvent être aisément dirigées. Pour l’angle de travail de profil, la mesure optimale est identique, autour de 45° (fig. 7). Si l’angle est plus ouvert, les traits sont irréguliers et comportent de nombreux à-coups. Au contraire, s’il est trop fermé, l’outil dérape constamment en produisant des traits trop superficiels (fig. 7). Les diverses angulations de l’outil sur le support caractérisent l’entame du silex dans la matière.

FIG. 7 – Les angles d’attaque de l’outil sur la surface de l’os.
Dessins V. Teillet /MSH, d’après G. Tosello.
71À ces facteurs gestuels s’ajoute la force exercée par la main du graveur et transmise sur l’os : la pression assure la fermeté du tracé. Ce paramètre a été le plus difficile à contrôler, puisque nous avions peu de moyens pour le mesurer. Toutefois, une évaluation de la pression verticale a été tentée sur une balance de type « pèse personne ». Pour graver un os (côte de mouton) placé sur le plateau de la balance, la pression varie de 30 et 50 kg. Ces chiffres sont donnés à titre indicatif, en attente de données précises à enregistrer à l’aide d’un appareillage plus approprié.
72Lors des expérimentations, nous avons opté pour deux cas extrêmes, aisément discernables : des traits superficiels réalisés avec une pression qualifiée de « faible », d’autres nettement plus appuyés pour lesquels la pression est dite « forte ».
73Les surfaces utilisées9 variaient dans leur morphologie et dans le mode de préparation préalable. Dans une première phase, les faces planes ont été choisies car elles présentent les conditions de travail les plus simples. Les paramètres à contrôler sont moins nombreux, notamment ceux liés à la morphologie du support (convexité, surface accidentée...). Lors du travail sur os gorgé d’eau (côte et diaphyse), la matière entraînée par le silex se mélange à l’eau, contenue en surface et dans l’os, et forme une sorte de « bouillie » gênante pour le graveur car elle diminue la lisibilité en obstruant les tracés ; il devient difficile de juger de la profondeur réelle des incisions. En revanche, l’os sec est plus difficile à entamer, mais la surface traitée reste propre et les minuscules copeaux sont facilement évacués ; la gravure demeure lisible tout au long du travail.
74Lorsqu’il est humide, le bois de renne devient plastique et se grave beaucoup plus facilement, la texture évoque celle du bois végétal. Toutefois, comme pour l’os gorgé d’eau, la formation d’un agglomérat à la pointe de l’outil gêne considérablement le graveur. L’un des avantages du bois de renne demeure dans sa teinte foncée qui facilite la perception visuelle : les gravures ressortent en clair sur fond brun ; des effets de coloration différenciée peuvent donc être obtenus10.
75Afin de mieux contrôler les paramètres liés à l’outil et à la main (angles d’inclinaison), nous avons commencé par des tracés linéaires simples (tabl. I). Les attributs du champ manuel sont issus des gestes et, par conséquent, certains d’entre eux caractérisent l’habileté technique de l’artiste, ou du moins la sûreté de ses mouvements. Les contrôles se sont exercés sur :
– l’attaque de l’outil à l’amorce du trait ;
– le sens d’exécution ;
– les changements de direction ;
– le nombre de passages d’outil dans un même trait ;
– les profondeurs de tracé en fonction du nombre de passages ;
– les inclinaisons de la main ;
– les accidents de parcours ;
– les superpositions de trait ;
– les sorties d’outil en fin de tracé.

TABL. I – Récapitulatif des expérimentations effectuées en vue d’élaborer un corpus de stigmates.
76Les premières gravures ont consisté en de simples lignes exécutées parallèlement et perpendiculairement aux fibres de l’os. Par la suite, des courbes (arcs de cercle, sinusoïdes, cercles...) ont été associées à des tracés linéaires afin de percevoir les problèmes de pivotements d’outil et ainsi de visualiser l’évolution des sections de trait (tabl. I). Dans la troisième phase, les expérimentations ont porté sur des surfaces gravées variées (accidentées, cylindriques : os d’oiseau et bois de renne) et des exécutions de traits plus complexes. Divers types de tracés ont été combinés, à travers le dessin de figures animales (une tête de bison sur bois de renne, un cheval sur os d’oiseau, une tête de cheval sur plat de côte), afin de comprendre l’interaction des paramètres précédemment décrits (fig. 8 et 9).

FIG. 8 – Les expérimentations : a, tracés linéaires sur côte ; b, une tête de bison sur bois de renne.
Clichés D. Vigears/LRMF.

FIG. 9 – Les expérimentations : a, vue rapprochée de la circulation de l’outil sur l’os d’oiseau ; b, macrophotographie d’une tête de cheval (os d’oiseau).
Clichés D. Vigears/LRMF.
77Avant d’entreprendre l’examen des œuvres originales, nous avons réalisé une expérience en « aveugle ». Ce test, placé entre l’identification des stigmates expérimentaux et celle des originaux, avait pour but de valider la démarche analytique ainsi que les critères microscopiques repérés lors des premières expérimentations. Il fallait vérifier l’ensemble des paramètres (nombre de passages d’outil, butées, attaques de trait, bourrelets latéraux, origine des stigmates d’accident, stigmates de direction…)11 et leur cohérence sur des tracés combinant toutes les difficultés graphiques. Une tête de cheval de « style magdalénien » a été gravée sur une côte de bœuf sans que nous assistions à sa réalisation ; les données techniques enregistrées, selon un protocole préalablement défini, n’ont été communiquées qu’après l’étude au MEB de la pièce expérimentale. Sur cette tête de cheval, ont été identifiés :
– les attaques de trait (ATT) de tous les éléments graphiques ;
– toutes les butées de fin de trait (BFT) ;
– le nombre de passages d’outil dans chaque trait ;
– le sens d’exécution des gravures ;
– les accidents de parcours ;
– l’ordre chronologique de l’exécution grâce à la reconnaissance des superpositions de tracé.
78Quelques problèmes ont persisté dans la reconnaissance des changements d’outil en cours de réalisation. La reconnaissance des « codes-barres » s’est avérée délicate lors de passages successifs faisant intervenir le flanc de l’outil : nous n’avons pas reconnu de changement d’outil sur le chanfrein de l’animal alors qu’il aurait fallu en voir deux. En définitive, le test s’est révéle très positif : dans 98 % des cas, les tracés ont été correctement décrits et identifiés.
79L’objectif de l’expérimentation était la création d’un corpus de référence, nécessaire et suffisant, pour comprendre les gestes et les difficultés rencontrées par le graveur magdalénien. En conséquence, nous n’avons pas approfondi la recherche des modes de traitements susceptibles d’assouplir les matières osseuses. Cette problématique est à poursuivre avec le concours de la chimie pour déceler d’éventuelles changements structuraux des matériaux, lors de préparations multiples.
80Tout au long de l’analyse, les interprétations des stigmates archéologiques et de leur genèse ont toujours été confrontées à leurs homologues expérimentaux. Chaque fois que la nature des traces sur les objets originaux a suscité le doute, le retour à l’expérimentation a été systématique.
2.5 Les résultats expérimentaux confrontés aux données archéologiques
2.5.1 Le(s) type(s) d’outil(s) approprié(s) à la gravure sur os
81Les expérimentations contribuent à définir la morphologie des instruments les plus appropriés à la gravure sur os, ou susceptibles de l’être.
82Lors des séances expérimentales, plusieurs types d’outil en silex ont été testés : chutes de burin, lamelles, fragments de lames et éclats divers. Ces outils présentent des pointes aiguës, qui s’esquillent et perdent rapidement de leur efficacité. Les esquillements se produisent dès l’attaque du silex sur l’os si la pression exercée est trop forte ou lors d’un basculement de l’outil. Dans ce cas, les éclats d’utilisation sont causés par les pressions latérales exercées sur les trièdres, d’autant moins résistants que l’outil est mince (fragments de lames, éclats…). La circulation de l’outil à la surface de l’os est alors très malaisée et dans ces conditions il devient difficile, voire impossible, de produire une incision convenable, sans accrochage.
83L’outil idéal se caractérise par une extrémité robuste, capable de supporter les pressions subies lors des attaques et des manipulations latérales. Elle doit présenter une partie active formée d’un tranchant court et rectiligne, limité par des dièdres. Cette description correspond parfaitement au biseau du burin ; toutefois, afin d’éviter un débat purement typologique, il a paru préférable de parler de type morphologique plutôt que d’attribuer un nom précis et définitif à la partie active la mieux adaptée à la gravure sur os.
84En pratique, il s’est avéré que les burins droits, déjetés, sur troncature offrent la meilleure résistance. Grâce à leur biseau, ils attaquent l’os sans subir de microesquillements, qui se révèlent par la suite fort gênants. Dans l’ensemble, le burin sur troncature oblique nous a semblé l’outil le plus ergonomique et le plus maniable. En effet, la troncature permet à l’index de se placer près de la pointe et rend le trait plus assuré.
85Ces observations ne visent pas à l’exhaustivité et ne constituent pas des règles exclusives ; d’autres instruments ou éclats de silex ont sûrement servi à graver l’os, avec plus ou moins de succès selon le tempérament du graveur, son habileté ou le but poursuivi. Nous avons recherché un certain « confort » de travail ; cette notion n’était peut-être pas étrangère au graveur magdalénien.
86Par ailleurs, le biseau de burin offre la possibilité d’obtenir, avec un seul outil, une gamme de tracés diversifiés. La figure 10 montre qu’il suffit de faire pivoter le burin pour obtenir des tracés différents ; un trait fin (a) s’exécute avec l’un des trièdres ; si le travail s’effectue avec un déplacement frontal du biseau, c’est un trait large en U (b) qui est alors engendré12. La dissymétrie des sections est obtenue par des inclinaisons latérales (gauche, droite) de l’outil (c). Dès lors, il suffira de combiner ces deux facteurs (portions de la partie active de l’outil et inclinaisons latérales) pour graver tous les types de section de traits (fig. 11).

FIG. 10 – Diversité de sections de trait obtenue avec une partie active, type burin : a, un trait fin : b, un trait large ; c, un tracé dissymétrique.

FIG. 11 – Évolution de la section du trait en fonction des inclinaisons de la main.
Dessin G. Tosello.
87Rarement attestée, l’origine d’une section de trait en W s’est posée. Elle semble avoir deux causes : un microesquillement affectant le centre du biseau ou bien un bourrelet central dû à de multiples passages décalés de l’outil.
5.2 Les stigmates expérimentaux et leurs homologues archéologiques
88Grâce aux moyens d’analyse décrits précédemment, il est possible de répondre à la question : « qu’est-ce qu’un trait ? ». La réponse doit être précisée aux deux niveaux de l’analyse : macro et microscopique.
89La macroscopie donne une définition du trait, en considérant le résultat visible à la surface du support. Le trait gravé est une incision, donc un creux, produit à l’aide d’un outil. Ce dernier devra être adapté à la dureté du support qu’il doit nécessairement entamer ; « il peut être de nature variée : silex, bois animal, végétal, doigt (sur de l’argile)... » (Féruglio in GRAP 1993 : 267). L’incision est constituée de plusieurs éléments qui la définissent : les lèvres, les bords et le fond (fig. 12). Lors des analyses macroscopiques, ces caractères sont décrits et constituent le corpus de référence technologique.

FIG. 12 – Éléments constituant une incision.
90À l’échelle microscopique, les éléments constituant l’incision, mentionnés ci-dessus, ne sont plus les principes fondamentaux du tracé. Ils deviennent les supports de microtraces, qui transmettent une succession d’événements enregistrés par la surface de l’os depuis l’instant où l’outil l’attaque jusqu’à celui où il la quitte. Il faut percevoir maintenant le trait gravé comme une combinaison de faits tech niques. Grâce à la nouvelle vision apportée par le MEB, chacun de ces « événements » dynamiques, survenus en cours de gravure, a été repéré et décrit.
91Les expérimentations et l’observation des tracés obtenus au MEB fournissent des informations variées et des critères de définition pour chacun des paramètres. Grâce aux unes et aux autres, l’origine de certains stigmates et les conséquences d’une bonne inclinaison ou d’une prise en main incorrecte de l’outil peuvent être élucidées. Afin d’exposer ces résultats, il a paru indispensable de créer un vocabulaire spécifique des stigmates technologiques décelés dans un trait.
92Sur les micrographies suivantes (fig. 13, 14 et 15), sont confrontés des stigmates comparables, mais d’origine distincte : à gauche les expérimentaux, à droite les archéologiques. Les premiers présentent un bon état de fraîcheur et leur lisibilité est immédiate. Les seconds, un peu plus érodés, demandent une observation plus attentive.
93« L’attaque de trait » (ATT) se situe au point où l’outil entame la matière. En cas de passages multiples, plusieurs attaques peuvent être identifiées. En effet, les points d’impacts successifs sont individualisés et les microstriures correspondant à une attaque donnée entament les précédentes avec un léger décalage, causant une interruption plus ou moins visible du tracé. En décomptant ainsi les différentes attaques de trait, il est possible de déterminer le nombre de passages de l’outil dans une même incision (fig. 13, nos 1, 2, 3).

FIG. 13 – Micrographies montrant les attaques de trait (ATT) : 1, tracé expérimental : on distingue très nettement les deux ATT ; 2 et 3, tracés archéologiques provenant de La Vache (os d’oiseau) [MAN Cl 4 1031]. Deux ATT sont observables sur chaque cliché. Néanmoins, les impacts d’outil sont plus diffus.
Micrographies montrant les butées de trait (BFT) : 4, sur ce tracé expérimental, on observe deux BFT, avec le bourrelet d’accumulation de matière osseuse ; 5, stigmates archéologiques sur l’os d’oiseau de La Vache (MAN 04 1031). Sur les gravures de la partie basse, on distingue trois BFT.
94« La butée de trait » (BFT) désigne au contraire le point où l’outil termine sa course, bien repérable par un bourrelet d’accumulation d’os. Tout au long de son parcours, la partie active arrache de la matière en formant des copeaux de dimensions variables. Les plus grands sont évacués en surface, les plus petits, emportés dans la course de l’outil, finissent par former la butée de fin de trait. Cette (ou ces) butée(s) permet (tent) également de compter les passages successifs dans un même trait. Leur décompte précis reste tout de même aléatoire sur le matériel archéologique. Néanmoins, l’expérimentation a démontré qu’il était très difficile d’obtenir un trait profond d’un seul geste, en puissance ; pour réaliser un tracé lisible, dans la plupart des cas, deux à trois passages sont nécessaires. Par conséquent nous savions par avance que plusieurs passages devaient être recherchés dans un même trait. Il restait donc à définir les critères pour les décompter précisément (fig. 13, nos 4, 5).
95Indépendamment des attaques et des butées de fin de trait, il est possible d’estimer le nombre de passages d’outil par les « microbourrelets » formés sur les bords des tracés. Ces « bourrelets » ressemblent à des vagues successives de matière repoussées sur le côté à chaque parcours d’outil (fig. 14, nos 1, 2). Il est certain que tous les passages ne sont pas repérables, car un bourrelet peut en cacher un autre ; toutefois, en corrélant le nombre d’attaques, de butées de fin de trait et de bourrelets, le décompte de passages d’outil est évalué avec une erreur minimale.

FIG. 14 – Micrographies montrant les bourrelets latéraux : 1, tracé expérimental. Dans la partie supérieure, deux bourrelets latéraux sont nettement lisibles. 2, sur cet os d’oiseau de La Vache (MAN C14 1031), il est possible d’identifier trois bourrelets.
Micrographies montrant les stigmates de direction : 3, la photo expérimentale permet de reconnaître ces stigmates particuliers en copeau soulevé ; 4, stigmates de direction sur la pendeloque d’Arancou (AR 4). Leur surface est plus érodée.
Micrographies montrant les saignées latérales : 5, accrochage d’outil expérimental ; 6, accrochage latéral dans la ligne de ventre de la biche d’Arancou (AR 3).
96Grâce aux attaques et aux butées, on déduit logiquement le sens d’exécution des tracés. En l’absence éventuelle des stigmates précédents (pour cause de fracturation de l’objet ou de mauvaise conservation), les « stigmates de direction » nous indiquent le sens d’exécution de la gravure ou plus exactement le sens du dernier passage (fig. 14, nos 3, 4). Toutefois, quand les tracés sont légèrement décalés13, il est possible de repérer le sens de chaque parcours. Les stigmates de direction, visibles en fond de trait ou sur les bourrelets, sont des microreliefs en copeau à demi soulevé, qui traduisent les points de résistance de l’os, la partie la plus épaisse du copeau s’opposant à la progression de l’outil.
97Morphologiquement apparentés aux précédents, les « stigmates de changement de direction » indiquent, avec les mêmes caractéristiques, le sens du trait. Les changements de pression apparaissent sous deux formes opposées : lors d’un relâchement de pression (de la main sur l’outil), une microaccumulation de copeaux est visible sur toute la section du trait ; dans le cas contraire, on observe un léger creusement. Ces stigmates sont le plus souvent localisés sur les attaques de trait, où l’on observe une puissance accrue au moment de l’impact du burin suivie d’un relâchement consécutif, ou lors de changements mineurs dans l’exécution d’un tracé linéaire.
98L’examen de la dynamique du tracé, par l’intermédiaire des « stigmates d’accident », fournit un moyen d’estimer si la main du graveur est « sûre » ou si elle l’est moins. Les accidents sont constitués par une déformation répétée du déroulement linéaire du tracé. Ils se signalent par des arrachements de matière sur les bords de trait, des petites incisions perpendiculaires (fig. 14, nos 5, 6) et le plus souvent par des « broutages », semblables à de petites ondulations très rapprochées et perpendiculaires à la direction du trait (fig. 15, nos 1, 2). Dans la majorité des cas ils sont interprétés comme une mauvaise inclinaison et/ou une mauvaise prise en main de l’outil. Néanmoins, il ne faut pas négliger la résistance des matériaux et nous constatons des broutages accentués quand l’outil affronte perpendiculairement les fibres de l’os. Entre le nombre et le type d’accidents d’une part, et les dimensions du champ graphique d’autre part, il existe une corrélation que l’on peut résumer ainsi : la fréquence des accidents augmente lorsque l’espace se réduit. En d’autres termes, il est malaisé, même pour un excellent graveur, d’exécuter un graphisme miniature.

FIG. 15 – Micrographies montrant les broutages : 1, broutages expérimentaux lors d’un tracé vertical ; 2, broutages sur bois de renne (Morin 884747).
Micrographies montrant les codes-barres : 3, code-barres expérimental ; 4 et 5, codes-barres archéologiques. L’empreinte de la partie active est moins lisible, car plus érodée.
Micrographie 6 : superposition de tracés archéologiques (x45). Décor interne d’un poisson sur l’objet AR 3 d’Arancou.
99En tenant compte des dimensions du support et de sa nature (matière, sens des fibres...), on admettra que la concentration et la récurrence de ces indices sur une même surface caractérisent le savoir-faire du graveur, sa maîtrise de l’outil et, en définitive, son habileté.
100Nous savons maintenant comment obtenir des informations précises sur la main du graveur. On peut également les acquérir pour l’outil : les « codes-barres » en fournissent le moyen. Le « code-barres » (fig. 16) est la carte d’identité de la partie active imprimée dans la matière. À l’échelle de sa structure cristalline, nous savons qu’un biseau de burin n’est pas « lisse », mais qu’il présente un affleurement particulier de fossiles et de grains de quartz dépassant du ciment calcédonieux (fig. 4). À l’instant où l’outil entame la surface, il produit des microstriures linéaires, parallèles entre elles et aux bords du tracé. Ces stries sont causées par les microfossiles et les lépisphères de quartz, observables à une échelle comprise entre 50 et 10 microns (selon la conservation des objets archéologiques). Quand elles sont visibles, on obtient un ensemble de lignes parallèles, plus ou moins larges et serrées (d’où le terme de code-barres). Chaque combinaison est spécifique d’un état du bord actif à un moment donné. Il est possible de superposer les différents codes-barres et ainsi de les confronter. En théorie, nous devrions être en mesure de déterminer le nombre d’outils utilisés pour une figure et d’établir une équivalence alléchante entre :
101[ « code-barres » A = outil A] [ « code-barres » B = outil B] Malheureusement, la première faiblesse de cette proposition réside dans le fait qu’un réaffutage peut avoir été effectué. Quand un burin est ravivé, l’affleurement des fossiles et des lépisphères de quartz est totalement modifié. Dans notre analyse, on pourrait conclure à un remplacement d’outil.

FIG. 16 – Schéma théorique montrant l’origine des microstriures repérables sur le fond d’un trait. La striure no 1 provient d’un microfossile.
Les nos 2, 3, 4 et 5 des léphisphères de quartz. C’est leur combinaison que nous avons baptisée « code-barres ».
Dessin V. Teillet/MSH, d’après G. Tosello.
102La seconde difficulté est liée à l’état de conservation des objets. La lecture de codes-barres sur le matériel archéologique exige des fonds de traits exceptionnellement bien préservés. Dans ces conditions, un tel type d’analyse n’est envisageable que sur un nombre restreint d’objets. En pratique, les cas d’observation de codes-barres sont restés ponctuels : aucune vision d’ensemble ne peut être proposée (fig. 15, nos 3, 4, 5).
103D’autres particularités sont en mesure de caractériser un outil. Nous retiendrons la morphologie de certains stigmates, comme par exemple les attaques de trait, spécifiques d’un état de la partie active. Il est alors possible de repérer les attaques et les butées de fin de trait appartenant à un même biseau. D’autres auteurs ont remarqué que certains « tracés parasites » laissés sur le bord ou à la sortie d’un trait désignent une même partie active sur un objet à tracés multiples (Errico 1989). Nous n’avons pratiquement pas rencontré de tels stigmates, sans doute parce qu’ils sont étroitement liés d’une part à la morphologie de supports particuliers, tels les galets plats à bords convexes et d’autre part, à la dynamique gestuelle qui en découle.
104L’expérimentation et les analyses au MEB ont réuni les indices indispensables au déchiffrement des superpositions de traits. Grâce à la haute définition et à la profondeur de champ du MEB, tous les recouvrements sont observables à des échelles croissantes suivant leur lisibilité (fig. 15, no 6). À ce jour, nous n’avons pas connu d’échec en ce domaine : la chronologie des tracés, et donc la succession des gestes, seront abordées en toute sérénité.
2.6 Conclusion
105L’ensemble de ces résultats provient de la confrontation des données expérimentales et des observations microscopiques (tabl. II) ; mais comment acquérir la certitude que les faits observés sur les objets expérimentaux sont identiques à ceux relevés sur les pièces archéologiques ? On peut raisonnablement inférer que les mécanismes physiques mis en œuvre, quand un outil de silex entame l’os, n’ont pas varié au cours du temps. En d’autres termes, du point de vue de la physique des matériaux, les problèmes du graveur magdalénien sont identiques à ceux rencontrés en cours d’expérimentation. La base de reproductibilité (sur os) des stigmates est donc identique à celle des Paléolithiques, seuls les problèmes de préservation des surfaces perturbent la lecture des traces. La nature du support et de l’outil peuvent modifier considérablement la lisibilité des indices technologiques et leur morphologie. En conservant un outil de silex mais en changeant de surface à graver (par exemple une roche), les critères d’évaluation technique seraient peut-être structurellement proches de leurs homologues sur os, mais leur physionomie, leur netteté seraient affectées par la plasticité moindre du support. De plus, les mécanismes d’arrachement et de déplacement de matière sont entièrement modifiés car la granulométrie des supports rocheux, ici en cause, participe de façon déterminante à la conservation des stigmates.

TABL. Il – Résumé des principaux événements observés sur les gravures expérimentales.
106Comme dans d’autres domaines, la tracéologie du silex par exemple, nous avons procédé par analogie. Grâce à la similitude structurelle des matériaux préhistoriques et contemporains, et à la reproductibilité des phénomènes physiques, nous pouvons soutenir avec vraisemblance que les stigmates observés sur les objets expérimentaux sont identiques à ceux relevés sur les pièces archéologiques. L’expérimentation aide à reproduire un échantillonnage d’actions qui engendrent des modèles de structures microscopiques (butées de fin de trait, attaque de trait, codes-barres…) dont l’origine dynamique est connue ; dans une deuxième phase, on observe les pièces archéologiques et on compare les stigmates sur les deux catégories d’objets. Pour reprendre l’exemple précédent, le champ d’analyse se déplace des microtraces visibles sur l’outil à celles laissées sur les supports gravés.
107Pour valider notre démarche analogique, notamment à propos de l’enchaînement gestuel sur une figure animale élaborée, nous avons effectué un test en aveugle. Ce test s’est révélé satisfaisant, les tracés ont été reconnus à 98 %.
108Le trait apparaît comme le résultat d’une succession d’événements engendrés par l’outil et fidèlement enregistrés par la surface du support (fig. 17). L’expérimentation et l’élaboration d’un corpus de stigmates susceptibles d’être reproduits et contrôlés permettent une analyse et une interprétation plus objective de la gravure sur os.

FIG. 17 – Genèse d’un tracé : A, attaque de trait ; B, changement de pression ; C, stigmate d’accident ; D, stigmate de direction ; E, changement de direction ; F, « codes-barres » ; G, butée de fin de trait.
Dessins G. Tosello.
Notes de bas de page
1 Les mesures utilisées dans ce travail sont le micron (ou micromètre ou μm) soit 1/1 000 de mm, le nanomètre (ou nm) soit 1/1 000 000 de mm et l’angström (ou Å) soit 1/10 000 de micron ou W-10 m. Les unités sont exprimées de la manière suivante :
1 mm = 10-3 m
1 pm = 106 m
1 μm = 10-9m
1 Å= 10-10m
2 C’est une faible ouverture angulaire du faisceau d’électrons qui offre une très bonne profondeur de champ : celle-ci permet de voir avec une parfaite netteté des objets à la surface irrégulière.
3 De marque « Coltène Président Body Light ».
4 Si l’objet est trop grand, il faut ajouter au silicone un retardateur pour que l’empreinte soit réalisée en une seule fois.
5 3 à 12 heures auxquelles s’ajoutent les heures nécessaires à la prise d’empreinte, au tirage et dorage des répliques.
6 La direction relative des os est déterminée par rapport au plan horizontal ou par rapport aux os voisins. On dira ainsi d’un os qu’il est horizontal, vertical ou oblique. Ces termes s’appliquent toujours à une pièce osseuse considérée dans ses connexions normales et dans sa position moyenne au repos (Barone 1976 : 40).
7 Non seulement les différences granulométriques sont importantes d’une roche à l’autre, mais aussi au sein d’un même matériau ; le grès est constitué de 85 % de grains de quartz dont la longueur oscille entre 1/16 de mm et 2 mm. Le calcaire présente également de grandes différences, les grains pouvant mesurer entre 20 μm et 125 μm.
8 Les quelques références faites sur l’ivoire sont extraites de la thèse de M. Christensen : Le travail et l’usage de l’ivoire au Paléolithique supérieur. Ces observations pratiques ont souvent été faites en commun lors de nos expérimentations respectives.
9 Les premières tentatives de gravure sont restées sans grand résultat car nous n’arrivions pas à entamer suffisamment la surface de l’os. Nous avons demandé à G. Tosello de graver à notre place : nous avons ainsi pu confronter les observations et discuter des paramètres à contrôler.
10 Cette élimination de la couleur brune du bois a très bien pu être utilisée par les graveurs à des fins esthétiques, pour obtenir des contrastes. Sur les pièces archéologiques, uniformément patinées, il n’en reste bien sûr aucune trace.
11 Tous ces termes sont définis dans les résultats expérimentaux.
12 Des résultats du même ordre ont été publiés à propos de gravure expérimentale sur os et pour l’art pariétal (Lorblanchet 1973 ; White 1982).
13 Cette observation n’est réalisable qu’au MEB.
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