Synthèse
Évolution du paysage, peuplement et systèmes agricoles
Summary Evolution of the landscape, population and agriculturel Systems
Síntesis Evolución del paisaje, poblamiento y sistemas agricolas
p. 232‑250
Résumés
La synthèse rappelle les principaux résultats acquis à travers une confrontation diachronique des données archéologiques, historiques et paléoenvironnementales. Les étapes essentielles de la formation du paysage contemporain sont mises en évidence. Le caractère non linéaire de cette évolution est souligné. L’étude des relations homme/milieu est élargie à la question de la perception des étangs par les communautés riveraines successives. Il semble que l’attitude psychologique de ces dernières ait évolué à la fin du Moyen Âge, le milieu palustre étant à partir de ce moment davantage perçu comme un obstacle au développement économique que comme une source de richesse.
The summary reiterates the main findings acquired through a diachronic juxtaposition of archaeological, historical and palaeoenvironmental data. The main stages in the formation of the contemporary landscape are highlighted. The non‑linear nature of this evolution is underscored. The study of the relationship between humans and the environment is expanded to encompass the issue of the perception of the pools by the successive communities on their shores. It seems that the psychological attitude of these inhabitants evolved at the end of the Middle Ages, at which time the marshy environment was seen more as an obstacle to economic development than as a source of wealth.
La síntesis recuerda los principales resultados obtenidos a través de una confrontación diacrónica de los datos arqueológicos, históricos y paleoambientales. Las etapas esenciales de la formación del paisaje contemporáneo son puestas en evidencia. El carácter no lineal de esta evolución es señalado. El estudio de las relaciones hombre/medio se extiende a la cuestión de la percepción de los estanques por las comunidades ribereñas sucesivas. Parecería que la actitud sicológica de estas últimas hubiese evolucionado hacia fines de la Edad Media considerando que el medio palustre a partir de ese momento es percibido mucho más como un obstáculo al desarrollo económico que como una fuente de riqueza.
Texte intégral
1À l’issue de cet ouvrage, et avant de conclure, je me propose de rappeler les principaux résultats acquis à travers une confrontation synthétique et diachronique des données archéologiques, historiques et paléoenvironnementales. Le but est d’établir un lien entre évolution du paysage, peuplement et systèmes agricoles.
Le paysage avant les hommes
2L’évolution bioclimatique du secteur des Étangs de Saint‑Blaise telle que permettent de la retracer les fouilles préhistoriques, les études géomorphologiques et l’analyse de la carotte sédimentaire prélevée dans l’étang du Pourra s’inscrit évidemment dans les grandes tendances définies pour la basse Provence au cours des douze derniers millénaires. Mais du fait de sa situation méridionale, de sa topographie morcellée en petites unités cloisonnées et de la proximité relative du littoral, cette zone géographique a bénéficié de conditions microclimatiques favorables au maintien des espèces thermophiles au cours des épisodes froids du Pléistocène supérieur, jouant ainsi le même rôle de « refuge » que les paléothalwegs aujourd’hui immergés. C’est probablement ce qui explique la précocité de la reconquête forestière, la discrétion de la récurrence froide du Dryas récent dans le diagramme pollinique et, plus généralement, l’absence de faciès de gélifraction dans les différentes coupes observées. La base des séquences détritiques examinées présente tout au plus des formations à blocs hétérogènes interprétées comme des épandages torrentiels déposés dans un contexte rhexistasique périglaciaire, confirmant le caractère relativement « tempéré » du secteur des Étangs. L’affinement régulier des formations colluviales vers leur sommet révèle des conditions de dépôt de moins en moins drastiques au cours de l’interstade tardiglaciaire. Cette évolution s’accélère à partir du Préboréal, avec le réchauffement général du climat. Cette première séquence sédimentaire est couronnée par un sol brun‑orangé antérieur au Néolithique final, expression d’un milieu tempéré, boisé et précocement stabilisé. L’analyse sédimentologique de la carotte du Pourra permet de restituer, pour la période qui correspond approximativement à la transition Épipaléolithique/Mésolithique, des versants boisés sur lesquels les écoulements linéaires concentrés s’inscrivent en ravins dans le substratum. L’analyse palynologique montre que dès la fin de l’interstade tardiglaciaire, le secteur des Étangs est couvert de pins sylvestres, de chênes à feuillage caduc et de noisetiers.
Les premiers groupes humains
3C’est dans ce contexte bioclimatique relativement favorable que s’effectue le premier peuplement de la rive occidentale de l’étang de Berre, dans des abris‑sous‑roche. La chronologie des implantations montre l’antériorité de l’Abri Cornille (IS‑9) et la densification progressive du peuplement au Mésolithique. S’y ajoutent alors l’Abri Capeau (IS‑39) et l’habitat de Mourre Poussiou (FO‑20), qui se développent parallèlement à ceux de Martigues (Baume‑Longue de Ponteau, abris de La Mède), de Châteauneuf (Grand Abri), de Niolon (Abri du Médecin), de Saint‑Chamas et de Ventabren (Abri des Bœufs).
4Les premiers signes d’instabilité du milieu apparaissent au cours de cette période, antérieurement à toute intervention de l’homme. La dégradation des paramètres minéralogiques et l’affinement très net de la granulométrie à partir du niveau 270 de la carotte du Pourra traduisent en effet une modification des processus érosifs sur les versants, avec le passage de formes d’érosion linéaires à des formes aréolaires. Cette évolution coïncide avec un éclaircissement progressif du couvert végétal et un recul de la chênaie caducifoliée au profit de la pineraie et de formations sclérophylles, moins protectrices. Les recherches anthracologiques conduites autour de l’étang de Berre permettent de placer le début de cette évolution au Préboréal, vers 10300‑ 8900 BP (Bazile‑Robert 1985). L’étude de la faune des niveaux montadiens de l’abri de Mourre Poussiou, datés de cette période (8980 ± 200 BP), confirme la tendance à l’assèchement du climat, avec le développement de la consommation d’espèces caractéristiques d’un milieu de garrigue verte et de ripisylve (malacofaune terrestre xérophile et hygrophile, gastéropodes, petit gibier) (Escalon de Fonton, Lecourtois‑Duc Goninaz 1984 : 81‑94). La pêche, la récolte des mollusques et des gastéropodes prennent alors une importance considérable dans l’alimentation des groupes humains, témoignant d’une diversification des ressources rendue nécessaire par la disparition progressive de la grande faune, qui néanmoins est encore chassée dans les zones de ripisylve. L’évolution de la faune consommée par les habitants de l’Abri Cornille est également significative : à la faune de milieu froid et humide de la couche 12 épimagdalénienne, représentée par l’Antilope Saïga, succède une faune de milieu tempéré humide dans les niveaux valorguiens (couches 10 et 9B), puis une faune de milieu humide et boisé de ripisylve dans les niveaux montadiens (couche 6) et enfin une faune de milieu tempéré dans les niveaux castelnoviens (couches 4 et 2), où la présence du sanglier, du chevreuil et de la tortue confirme le réchauffement et l’assèchement du climat au Préboréal (Bonifay 1968 ; Bonifay, Lecourtois‑Duc Goninaz 1977 : 244‑246). L’évolution du régime alimentaire des populations mésolithiques reflèterait ainsi les mutations profondes qui affectent le milieu naturel au cours du Boréal.
5Cette période coïncide également avec un bouleversement de l’écosystème régional dû à la mise en eau de la cuvette de l’étang de Berre sous l’effet de la remontée du niveau marin. Le seuil rocheux séparant l’étang de la mer étant placé à la cote –18m ngf, on peut situer cet événement au Préboréal. Le rapprochement du trait de côte et la transformation de la dépression en un vaste plan d’eau ont joué un rôle essentiel dans la modification des modes alimentaires des populations riveraines, en favorisant le développement de la pêche et de la collecte des coquillages marins. Il est plus difficile d’évaluer la part des petits étangs dans cette évolution. Deux séries d’indices portent à croire que leur niveau est alors très bas. D’une part, le fait que le Préboréal et le Boréal correspondent encore à un climat sec, au bilan hydrologique déficitaire ; le seuil bégudien isolant les étangs de Lavalduc et d’Engrenier de la mer étant situé à la cote +6 m ngf, leur fonctionnement est en effet entièrement indépendant des variations du niveau général des mers, même lors du maximum transgressif holocène (vers 6500 BP), et donc uniquement lié au facteur climatique régional. D’autre part, la présence de passées sableuses d’origine éolienne régulièrement interstratifiées dans les coupes de bas de versant exposées au nord montre que le processus de déflation reconnu au Pléistocène supérieur dans la région de l’étang de Berre s’est poursuivi de manière épisodique au Tardiglaciaire et au Postglaciaire, en liaison avec des périodes d’assèchement répétées des étangs. On peut penser à des fluctuations saisonnières ou bien à des cycles plus longs correspondant à des microvariations du régime hydrologique régional. L’ampleur des oscillations verticales des plans d’eau est malheureusement impossible à estimer. Or c’est le volume global d’eau qui détermine son taux de salinité et par conséquent le type de faune susceptible d’avoir été prélevé par les groupes humains riverains. Le cas de l’étang de l’Estomac, au bord duquel sont implantés les abris‑sous‑roche de Mourre Poussiou, est très différent puisque celui‑ci est alors mis directement en communication avec la mer, au point de former une anse très échancrée, favorable à la pêche et à la collecte des mollusques. Les espèces marines recueillies dans les foyers et les débris de cuisine témoignent de la proximité de la mer, tandis que la présence d’Unio Littoralis indique le voisinage d’étangs d’eau douce ou à peine saumâtre. Il peut s’agir tout autant des étangs littoraux du golfe de Fos que des étangs voisins de Lavalduc et d’Engrenier.
6Ces mutations profondes de l’écosystème ne semblent pas correspondre à une rupture dans le peuplement préhistorique. Les fouilles ont montré le synchronisme des séries lithiques sur les trois sites majeurs de l’Abri Cornille, de l’Abri Capeau et de Mourre Poussiou. Au Magdalénien final, attesté uniquement dans la stratigraphie du premier, succèdent le Valorguien puis le Montadien par simple évolution mutationnelle. Au Castelnovien, qui marque la fin du Mésolithique, seuls subsistent l’Abri Cornille et Mourre Poussiou, l’Abri Capeau étant vraisemblablement abandonné au cours du Montadien. L’étroite filiation des industries lithiques, épipaléolithiques et mésolithiques témoigne d’une remarquable stabilité des groupes humains jusqu’au Néolithique.
Les premières communautés agricoles (fig. a)
7L’action des premières communautés agricoles s’opère dans un milieu à l’équilibre naturellement fragile, et cela pour deux séries de raisons : d’une part, du fait de l’hypersensibilité des substrats locaux à l’effet de l’érosion différentielle, particulièrement vigoureuse dans ce secteur où alternent couches marneuses tendres et friables et niveaux molassiques ou gréseux durs et cassants ; d’autre part, du fait de conditions bioclimatiques défavorables, liées à l’assèchement du climat et à l’éclaircissement du couvert végétal (Provansal et al. 1993 : 254). On est par là‑même en droit d’attendre que ce milieu réagisse aux sollicitations des agriculteurs. Les sédiments prélevés dans la carotte du Pourra paraissent effectivement avoir enregistré les rythmes des premiers défrichements, dont les effets modifient radicalement les processus érosifs en action sur les versants. D’une manière générale, l’impact de l’agriculture se traduit à partir du niveau 210 par un gonflement de la part des fractions granulométriques fines et des altérités dans la sédimentation, ainsi que par l’augmentation du taux de matière organique. Une évolution similaire est observée dans les coupes de bas de versant. Du point de vue palynologique, on constate une nette amplification des variations de la proportion des pollens d’arbres, particulièrement du pin et du chêne pubescent, mais les défrichements sont encore insuffisants pour compromettre l’équilibre forestier. Dans un premier temps, l’impact humain semble agir davantage sur la structure de la forêt que sur son volume global, en favorisant l’expression pollinique de la pineraie au détriment de la chênaie caducifoliée. L’évolution anticoïncidente des deux taxons Pinus et Quercus pubescens à partir du démarrage d’Abies traduit l’effet sélectif des défrichements. Cette évolution favorise l’essor de la chênaie verte et des espèces héliophiles colonisatrices des sols dénudés, telles que Alnus. Le gonflement de l’armoise est certainement lié à l’extension des friches ; on remarque d’ailleurs l’anticoïncidence des courbes d’Artemisia et de Quercus pubescens. D’une manière générale, l’aspect accidenté des courbes ne reflète pas une franche évolution, mais traduit plutôt les pulsations cycliques d’un agro‑système itinérant.

FIG. A ‒ Modélisation d’une dépression fermée au Néolithique final.
8La confrontation des données paléoenvironnementales avec les données archéologiques nécessite de préciser la chronologie de l’évolution observée. En l’absence de datation radiocarbonique, on doit se résoudre à constater le synchronisme avec l’apparition et le développement d’Abies, daté de 6500/6000 BP. Les éléments de comparaison régionaux confirment cette datation. Les premiers indices perceptibles de l’impact humain sur la végétation en Camargue sont effectivement datés de 6450 BP (Triat‑Laval 1978 : 226). En conséquence, il paraît raisonnable d’attribuer les premiers défrichements conséquents aux populations chasséennes présentes depuis au moins 5380 ± 110 BP à Miouvin (Inf. archéo. Gallia Préhistoire, 21, 1978 : 697). Cette conclusion s’accorde bien avec les données que nous possédons sur l’histoire de l’occupation du sol dans le secteur des Étangs au Néolithique. La phase cardiale est en effet très peu représentée : elle se résume à quelques fragments de céramique et de silex dans la couche VIII de Saint‑Blaise, et peut‑être également sur les stations de Mauvegeane (SM‑36) et de Barabant (IS‑11). Le peuplement semble alors très clairsemé, même s’il est probable que certains gisements sont masqués par la sédimentation ou par des occupations plus récentes. Les effets de la néolithisation paraissent très progressifs, et ce n’est que dans le courant du quatrième millénaire que se constitue une « paysannerie », dans le cadre de la civilisation chasséenne. Encore les fouilles de Miouvin obligent‑elles à nuancer une évolution que l’on qualifiait il y a peu de « révolution néolithique ». L’apparition de cet habitat de plein air de vaste superficie constitue évidemment un phénomène essentiel, qui témoigne d’un bouleversement des rapports entre groupes humains et milieu naturel, et de la nécessité de répondre aux nouveaux impératifs imposés par la sédentarisation, le développement de l’économie agro‑pastorale, les besoins de stockage et, plus généralement, par une probable croissance démographique. Pourtant, le mobilier recueilli dans les niveaux chasséens est encore peu abondant et les traces d’occupation paraissent très diffuses (D’Anna et al. 1977 : 389). Une seule hache polie peut être rapportée à cette période. L’étude de la faune révèle le développement de l’élevage. Le cheptel est principalement constitué d’ovicapridés et de bovidés. Les activités de prédation n’ont cependant pas disparu : certes, la chasse semble jouer un rôle très secondaire dans l’approvisionnement du groupe, mais il n’en va pas de même de la pêche et de la collecte des coquillages. Les prospections confirment la fréquentation de la bordure des étangs à cette époque.
9L’essor véritable du village de Miouvin s’opère tardivement, au Néolithique final, entre 4570 ± 200 BP et 4025 ± 160 BP. L’habitat est alors entouré d’une enceinte, qui est par la suite modifiée et renforcée. Des habitations et des lieux de stockage se développent à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de celle‑ci. Le mobilier et plus particulièrement les vases cylindriques destinés au stockage des provisions se multiplient. L’outillage lithique, essentiellement constitué de lames et de lamelles provenant de faucilles, est également plus abondant et plus diversifié qu’au cours de la période précédente, et un petit atelier de taille de silex a même été identifié à l’intérieur de l’enceinte. Fragments de meules et molettes attestent une activité de mouture. Toutes ces données confirment le développement d’une agriculture céréalière. Le ravitaillement était complété par un élevage mixte (ovicapridés, petit bœuf, porc), par la pêche et par la récolte des mollusques (moules, palourdes, huîtres).
10L’apport de la prospection s’est révélé essentiel pour le Néolithique final/Chalcolithique, puisque 58 sites ou points de découvertes isolées peuvent lui être rapportés. Tous ne correspondent évidemment pas à des établissements permanents ; et tous ne sont pas –loin s’en faut– contemporains. On peut estimer le nombre des implantations durables à 8 et celui des stations secondaires à 24. Mais il faut tenir compte de la durée de la période considérée, qui s’étend sur plusieurs siècles. Une seule certitude peut être retenue : l’attrait majeur des étangs, dont la bordure est intensément parcourue, comme le montre la carte de dispersion des découvertes isolées. On peut y voir de multiples raisons, parmi lesquelles les plus vraisemblables –car attestées par les fouilles de Miouvin– sont liées à la pêche, à la récolte des coquillages et peut‑être à l’extraction de l’argile destinée à la confection du torchis. L’étude géomorphologique de la rive méridionale de l’étang d’Engrenier a permis de préciser l’état du plan d’eau durant cette période, avec la mise en évidence d’un haut niveau relatif supérieur de 1,50 m à l’actuel et daté de 4480 ± 280 BP (Provansal et al. 1993 : 258‑260). C’est vraisemblablement là la conséquence de l’épisode de détérioration climatique du Subboréal. L’élévation des plans d’eau est à l’origine d’un engorgement hydrique des zones basses périphériques : l’analyse physico‑chimique d’un sol vertique en amont, dans le secteur de la Mérindole, a révélé un milieu saisonnièrement inondé. Il faut donc en conclure que ces zones a priori difficiles à occuper et à exploiter durablement n’étaient pas considérées comme répulsives. Cette constatation invite à relativiser un schéma trop simpliste opposant un milieu palustre répulsif à des zones de hauteur attractives. Il n’existe pas dans ce domaine de déterminisme strict, même si, bien évidemment, la paludiftcation des zones basses imposait la fixation de l’habitat et des activités agricoles sur les plateaux aux sols légers et naturellement drainés. La localisation du village de Miouvin est pour le moins significative, tout comme celle des huit établissements principaux repérés pour cette période en prospection : tous en effet sont implantés sur de bas plateaux ou des hauteurs. Il est malheureusement impossible –en l’absence de fouilles– de savoir si ces sites ont fonctionné simultanément, successivement ou bien en alternance. L’image des espaces cultivés est par conséquent extrêmement imprécise. Il ressort néanmoins de la carte archéologique et des fouilles de Miouvin la certitude d’un système vivrier fondé sur la complémentarité des ressources tirées de la terre et des étangs.
11Pour les raisons invoquées plus haut, il est difficile d’évaluer l’ampleur du peuplement lors de son apogée à la charnière Néolithique final/Chalcolithique. Mais les éléments de comparaison régionaux, de plus en plus nombreux avec la multiplication des approches spatiales, invitent à envisager un gonflement démographique dont les effets sur le milieu apparaissent très clairement dans la séquence sédimentaire du Pourra. Le début du Subboréal, calé au niveau 130 par l’apparition de Fagus, coïncide en effet avec une première crise d’érosion que l’on ne peut s’empêcher d’imputer (en partie au moins) à l’accélération des défrichements à la fin du troisième millénaire. Les dépôts accumulés sur les versants et au fond des étangs changent brusquement de faciès : ils s’affinent, passant de sables limoneux à des limons sableux sombres et riches en charbons de bois. Les récurrences sableuses s’espacent et perdent de leur virulence. Dans la carotte, tous les paramètres minéralogiques s’effondrent brutalement. Le sol brun orangé partiellement décalcifié qui s’était développé sur les versants à la faveur de l’amélioration climatique tardi‑ et postglaciaire est alors décapé. La fluctuation humide du Subboréal a certainement ajouté ses effets à ceux de l’action des hommes, mais il est révélateur que les fractions granulométriques fines issues du ruissellement diffus sur les horizons pédologiques superficiels soient systématiquement associées aux taxons de plantes cultivées. La multiplication des charbons de bois dans les dépôts est le signe d’une généralisation de la pratique des cultures sur brûlis, particulièrement dommageable, localement, pour l’équilibre des versants. Or la localisation préférentielle de l’habitat –et, on peut légitimement le penser, des cultures– dans les zones les plus sensibles à l’érosion, tout spécialement les rebords de plateaux, explique que les atteintes portées au couvert végétal aient été ponctuellement dévastatrices. Il n’en demeure pas moins que le volume global de la forêt n’est pas menacé avant l’âge du Fer, et que l’impact des communautés agricoles chalcolithiques reste sélectif et localisé. C’est là la caractéristique d’un agro‑système encore très mobile et peu économe dans sa gestion des sols.
12Les données archéologiques relatives à l’âge du Bronze nous donnent l’image de communautés plus restreintes que celles du Néolithique final, bien que de nombreux indices attestent une forte continuité entre les deux périodes. La rareté des implantations contraste de manière saisissante avec la densité de l’occupation antérieure, puisqu’on dénombre seulement treize points de découverte. Le déséquilibre constaté tient pour une part à notre méconnaissance des traceurs chronoculturels, particulièrement pour le Bronze ancien et moyen, mais il correspond probablement aussi à un recul réel du peuplement.
13Les prospections ont confirmé néanmoins la réalité de l’occupation du secteur des Étangs au Bronze ancien et moyen. Les indices se limitent le plus souvent à quelques fragments de céramique recueillis sur des établissements chalcolithiques, mais certains gisements –ceux du Collet Redon (SM‑49) et des Patorgues (SM‑6) par exemple– ont livré un mobilier relativement abondant. Les sites repérés sont implantés sur des hauteurs. Celui du Collet Redon présente un caractère défensif, à en juger par l’altitude (111 m ngf) et l’escarpement de la butte sur laquelle il est installé. À Miouvin, l’enceinte néolithique est même renforcée à cette époque (Inf. archéo. Gallia Préhistoire, 29, 1986 : 480). En revanche, les zones basses paraissent désertées et les étangs, dont le niveau reste élevé, semblent jouer un rôle marginal dans la vie quotidienne des populations. Mais l’hypothèse d’un climat d’insécurité fréquemment avancée pour cette période doit être nuancée, localement, au bénéfice de celle d’une évolution des activités vivrières, sous l’effet d’une pression démographique moindre.
14Cette situation évolue radicalement au Bronze final, au cours duquel on assiste à une densification sensible des implantations (leur nombre passe de quatre à neuf pour une durée nettement moins importante) et à une descente de l’habitat vers les zones basses. Cette évolution, qui annonce la situation du premier âge du Fer, est imputée par certains auteurs à une expansion démographique (Lagrand 1976 : 455). La rupture avec la période précédente est très nette. D’une part, les établissements du Bronze ancien et moyen sont abandonnés. L’enceinte mégalithique de Miouvin est détruite et le site définitivement déserté, tandis que l’implantation du Collet Redon (SM‑49) n’a livré aucun indice de cette époque. Seul le plateau de Saint‑Blaise fait l’objet d’une fréquentation continue. D’autre part, de nouveaux établissements font leur apparition dans les zones basses ou sur les bas plateaux. L’exemple le plus remarquable est fourni par les deux stations des Salins de Ferrières (MA‑8) et de l’Abion (MA‑7), tandis que le secteur du Mazet (FO‑10) est réoccupé après un hiatus au Bronze ancien et moyen. Quelques implantations de hauteur sont néanmoins fréquentées, particulièrement la butte de Saint‑Michel (IS‑14), qui présente des traces très nettes d’occupation au Bronze final IIIb, et celle de l’Hauture (FO‑38), où une hache à talon caractéristique du Bronze final II ou III a été découverte.
15L’économie locale est très mal connue en l’absence de fouilles, et il faut s’en remettre aux quelques sondages opérés sur les gisements palustres des Salins de Ferrières et de l’Abion (Legros 1982 ; 1985 ; Courtin 1988). La localisation de ces deux stations de plein air en bordure nord du chenal de Caronte les apparente aux installations palafittes du littoral languedocien. L’étude du mobilier archéologique et de la faune montre le développement d’un système mixte agro‑pastoral. Meules en basalte et herminettes en bronze indiquent une agriculture céréalière liée à une activité de défrichement. L’élevage est essentiellement fondé sur le mouton et le porc, tandis que l’apport de la chasse se limite à quelques restes de cerf. Les fusaïoles suggèrent une activité de tissage. Malgré la rareté des vestiges de poissons, la présence de poids de filets confirme un renouveau de la pêche.
16L’absence d’indicateurs chronologiques dans la partie médiane de la carotte du Pourra ne permet pas de saisir précisément le rythme de l’évolution du milieu à l’âge du Bronze. Il est impossible, en particulier, d’évaluer la durée de la crise érosive qui accompagne l’extension des défrichements au Néolithique final. De même, le niveau moyen des étangs ne peut être restitué qu’indirectement pour cette longue période. Le recours aux fluctuations climatiques permet d’envisager un haut niveau relatif des plans d’eau à l’âge du Bronze et durant une partie de l’âge du Fer, en accord avec l’observation de formations torrentielles dans les Alpilles (Jorda et al. 1990). On est en droit de se demander toutefois si le changement radical d’attitude des hommes du Bronze final à l’égard du milieu palustre n’a pas été favorisé par un assainissement des zones basses, bien que –je viens de le rappeler à propos du Néolithique final– on ne puisse établir aucun lien direct entre niveau des étangs et types d’implantations. De manière rétrospective, le « perchement » de l’habitat au Bronze ancien et moyen s’expliquerait par une accentuation de la paludification des zones basses, à la faveur d’un contexte climatique plus humide.
Les premières agglomérations et la fixation de l’agro‑système (fig. b)
17L’âge du Fer apparaît comme une période de transition dans l’histoire des étangs : il correspond en effet à un abaissement du niveau moyen des plans d’eau, qui atteignent leur minimum à l’époque romaine. Dès le niveau 90 de la carotte du Pourra, l’amorce d’un déclin des chénopodiacées confirme l’assèchement progressif des dépressions fermées. Mais il est impossible de définir précisément le rythme de cette évolution qui conditionne la consommation des produits aquatiques sur les établissements protohistoriques et une éventuelle exploitation du sel. Par exemple, la faible épaisseur des valves de coques consommées par les habitants de Saint‑Blaise indique une récolte en milieu fortement salé : il peut s’agir de la mer, mais aussi des étangs de Lavalduc et d’Engrenier, l’abaissement des plans d’eau provoquant une augmentation du taux de salinité. En revanche, l’épaisseur des valves de coques dans les dépotoirs de l’île de Martigues peut s’expliquer par la proximité de la nappe phréatique ou encore par l’obstruction partielle de la passe de Caronte et la diminution corrélative de la salinité de l’étang de Berre.

FIG. B ‒ Modélisation d’une dépression fermée à l’âge du Fer.
18En ce qui concerne le couvert végétal, l’examen de la carotte du Pourra confirme les données paléoécologiques recueillies dans les fouilles de Saint‑Blaise et de l’île de Martigues. La limite Subboréal/Subatlantique, qui coïncide avec le début de l’âge du Fer, correspond à une extension généralisée de l’agro‑système et à une artificialisation irréversible de la végétation locale. Elle se traduit dans le diagramme pollinique par un brusque recul de la proportion de pollens d’arbres, qui passe en moyenne de 70 % à moins de 40 % aux environs du niveau 100, avant de se stabiliser définitivement sous la barre des 50 %. C’est là le signe, pour la première fois, d’une réduction globale du volume forestier. Mais l’impact de la fixation de l’agro‑système imposée par le développement des agglomérations de Saint‑Blaise et de Martigues est aussi qualitatif : on constate en effet une profonde modification structurelle du couvert végétal, avec le déclin de la chênaie caducifoliée, l’effondrement de la pineraie, l’extension des garrigues et le développement de l’aulne et du bouleau, qui germent bien sur les cendres. L’analyse anthracologique et malacologique des niveaux contemporains de l’île de Martigues permet de préciser le rythme de l’évolution observée : entre le ive et le iie s., la part des chênes à feuillage caduc semble reculer au profit du pin d’Alep et du chêne vert, traduisant une flore très dégradée, proche de l’actuelle, essentiellement constituée de pinèdes claires et de ligneux bas peu propices au pâturage (Thinon 1988 ; Magnin 1988). Toutefois, la présence de la bruyère arborescente, du ciste et de l’arbousier pourrait trahir la persistance de sols évolués décarbonatés sur le substrat calcaire local. On aurait là l’indice d’une stabilisation des versants également déduite de l’analyse sédimentologique de la carotte du Pourra et de l’examen des coupes géomorphologiques.
19En effet, l’aggravation des atteintes portées au couvert végétal durant l’âge du Fer ne s’accompagne pas des signes d’une crise érosive comparable à celle qui avait affecté le milieu à la fin du Néolithique : tous les paramètres minéralogiques demeurent stables, ainsi que le taux de matière organique. Dans la mesure où l’on ne peut l’imputer à une densification du couvert forestier, qui est au contraire considérablement éclairci à cette époque, il faut mettre cette stabilité du milieu sur le compte d’une modification profonde des modes de mise en valeur des terres agricoles. Les zones cultivées se localisent préférentiellement au sommet des entablements molassiques, dont les sols légers sont à la fois naturellement drainés, plus faciles à mettre en œuvre avec les outils agricoles de l’époque, plus favorables aux types de plantes cultivées (orge, olivier, vigne) et surtout moins sensibles à l’action de l’érosion. On peut imaginer que les versants étaient couverts d’une garrigue pâturée et de pinèdes clairsemées, ou bien –mais aucune preuve archéologique n’appuie cette hypothèse de manière indiscutable– mis en culture grâce à des aménagements spécifiques du type « restanques ». Des murettes fossiles ont été observées à plusieurs endroits sur les versants situés au pied de l’agglomération de Saint‑Blaise et du petit oppidum de Castillon (PB‑1), mais ce type de vestige est en général difficile à identifier et plus encore à dater (Provansal et al. 1993). Il faut également prendre en compte le rôle certainement décisif d’un climat peut‑être moins humide, qui aboutit à l’assèchement partiel des étangs à l’époque romaine, mais a probablement aussi contribué à gommer les effets de l’alourdissement de la charge humaine sur le milieu durant l’âge du Fer. Enfin, le recul de l’occupation du sol et le semi‑abandon de l’agglomération de Saint‑Blaise aux ive et iiie s. ont pu favoriser la régénération du couvert végétal et le renforcement de l’équilibre des versants. Malheureusement, le maillage de prélèvement trop lâche dans la moitié supérieure de la carotte du Pourra n’autorise pas une approche suffisamment fine de cette évolution sur le plan palynologique.
20L’approche du système agricole des agglomérations de Saint‑Blaise et de l’île de Martigues passait par une prise en compte globale des informations relatives à l’évolution du milieu, aux activités productives, à la consommation des habitants et à la répartition de l’habitat intercalaire. Les premières, fournies par la carotte du Pourra, montrent un net renforcement de l’expression pollinique des plantes cultivées et de leurs commensales à partir du niveau 100 : on observe en effet le démarrage d’une courbe continue des céréales et du plantin, et l’essor massif de l’armoise. En revanche, les pollens d’Olea, qui apparaissent après 2260 ± 150 BP à Fos, font totalement défaut jusqu’à une époque très récente (Triat‑Laval 1981). La céréaliculture est à la base de la production agricole depuis le Néolithique. Les fouilles de Saint‑Blaise ont montré la présence de meules en basalte et en granit dans les niveaux les plus anciens (couches VII et VI). Les vases de stockage à cordon apparaissent à cette époque et prennent rapidement une place accrue dans le mobilier domestique. C’est également au stockage des céréales qu’il faut rapporter les silos aériens en terre crue observés dans les niveaux inférieurs du sondage MN11. L’examen du vaisselier usuel confirme la prédominance des formes d’urnes et d’écuelles, destinées à la consommation de préparations telles que les bouillies à base de céréales (Arcelin 1971). Dans l’île de Martigues, la prépondérance de la céréaliculture apparaît avec plus d’évidence encore, tant dans le nombre et la diversité des formes de contenants que dans la masse des graines carbonisées elle‑même. Les fouilleurs y observent d’ailleurs une augmentation très sensible des aménagements de stockage, et une évolution dans la nature des conteneurs entre le ve et le début du iie s. Tout laisse penser à un accroissement des capacités de stockage. À Saint‑Blaise, la multiplication des dolia au iie s. peut être mise en rapport avec l’apparition de celliers comparables à ceux de l’île de Martigues. Le faible nombre des meules à Martigues est probablement dû à une récupération systématique, tandis qu’à Saint‑Blaise on constate une diversification des types d’instruments de mouture. Ces derniers sont également fréquents sur les petits établissements agricoles de l’âge du Fer, sous forme de fragments de basalte. Les espèces cultivées sont principalement l’orge, le froment et le millet. La culture de l’orge était particulièrement bien adaptée à la médiocre qualité des sols du secteur des Étangs. De par son rendement supérieur à celui du blé, ses multiples applications alimentaires et son aptitude à pousser sur les sols pauvres des terres marginales, cette céréale largement consommée dans le sud de la Gaule au deuxième âge du Fer était la mieux à même de répondre à la croissance de la population et des besoins nutritifs dont témoignent les fouilles de l’île (Marinval 1988b).
21Parallèlement, les cultures arbustives méditerranéennes font une apparition remarquablement précoce dans le système agricole des deux agglomérations. Il faut évidemment voir là l’effet de transferts technologiques favorisés par les contacts étroits avec Marseille. On peut déduire de la découverte de maies de pressage en remploi dans les niveaux de destruction du deuxième quart ou du milieu du ive s. de l’île de Martigues que le développement de l’oléiculture remonte à la fin du ve s. Il s’agit là de la plus ancienne attestation de cette culture en Gaule du Sud (Chausserie‑Laprée, Nin 1988 : 33). Des maies de pressage remployées sur le sol 4a de la case B du sondage MN11 de Saint‑Blaise confirment l’extension de cette culture à l’ensemble du secteur des Étangs aux iiie et iie s. (Rolland 1956 : 44, 45, fig. 29 ; Inf. archéo. Gallia, 37, 1979 : 233 ; Bouloumié 1992 : 51, 56). L’existence d’une viticulture locale est également précocement démontrée à Martigues et à Saint‑Blaise, avec la découverte de résidus de moût de raisin sur le premier site et d’un dolium portant une inscription caractéristique sur le second. D’autres cultures sont attestées sur le territoire de Martigues, telles que l’ers, la gesse ou le lin.
22Les activités pastorales sont assez bien connues grâce aux travaux de P. Columeau sur la faune des deux agglomérations protohistoriques. Dès le premier âge du Fer, le cheptel de Saint‑Blaise est largement dominé par les ovicapridés, bien que le bœuf soit l’espèce la plus consommée. L’âge d’abattage révèle une activité équilibrée. Il en va de même à Martigues au ve s., mais les signes d’un déséquilibre appalaissent très nettement dans le courant des deux siècles suivants, avec l’inflation de la part des produits de la chasse et la chute de la consommation de viande de bœuf. Au iie s., les ovicapridés constituent encore à Saint‑Blaise l’essentiel du cheptel, et la structure de la consommation demeure très stable par rapport au premier âge du Fer. En revanche, les indices d’un déséquilibre entre population et ressources se multiplient dans l’île de Martigues, avec le rôle croissant de la chasse, la diversification et l’intensification de la récolte des mollusques, le développement de la culture de l’orge et probablement l’extension des défrichements. Il est tentant de mettre en rapport l’alourdissement des prélèvements alimentaires sur le milieu avec la restructuration complète du village de l’Île au début du iie s. L’apparition de nouveaux besoins s’expliquerait par une augmentation de la population locale sous l’effet d’un regroupement de communautés jusqu’alors dispersées ou bien encore d’une véritable pression démographique. La divergence apparente des évolutions observées sur les agglomérations de Saint‑Blaise et de l’Île de Martigues est difficilement explicable. Mais on peut établir un parallèle entre les données des fouilles de Saint‑Blaise et celles de la carotte du Pourra : à la stabilité de la structure de la consommation des habitants de la grande agglomération paraît correspondre en effet une certaine stabilité du milieu.
23Ainsi se dessine, grâce au recoupement des informations fournies par les différentes disciplines, le paysage dans lequel s’inscrivent les agglomérations de l’âge du Fer. L’un des éléments essentiels de ce paysage est fourni par la prospection archéologique : il s’agit de l’habitat dispersé qui se développe dès le début du vie s. autour de l’oppidum de Saint‑Blaise. La cartographie de cet habitat fait apparaître un réseau régulier, dont l’extension correspond aux terroirs cultivés. Ces derniers se cantonnent à la zone centrale des plateaux molassiques dont Saint‑Blaise est le centre. Le secteur des collines méridionales est dépourvu de toute trace d’occupation ou même de simple fréquentation, comme c’était déjà le cas durant la Préhistoire. En l’absence de fouilles, on ignore la nature de ces implantations. Toutes ne correspondent certainement pas à des exploitations agricoles, mais le rapprochement avec la situation observée en Languedoc oriental montre qu’on est là en présence d’un phénomène dépassant le cadre du secteur étudié (Dedet, Goury 1988). Il est d’ailleurs intéressant de souligner les décalages constatés d’une région à une autre : dans le Vaucluse, par exemple, la densification des implantations est nettement moins prononcée, de même que sur le versant méridional de la montagne Sainte‑Victoire (Bellet 1990 : 31‑33 ; Buisson‑Catil 1991 ; Leveau et al. 1992 : 75). On peut en conclure à des comportements démographiques encore très différenciés d’une région à une autre.
24La datation de ces établissements est basée essentiellement sur l’examen des formes d’amphores étrusques. Elle est donc relativement imprécise et ne permet pas de savoir si toutes les occupations sont réellement contemporaines. L’idée d’une mobilité des implantations protohistoriques est en vogue depuis plusieurs années. Toutefois, on ne peut sérieusement mettre en doute l’hypothèse d’une stabilisation précoce de l’agro‑système avancée sur la foi des données paléoenvironnementales. On en voudra pour preuve le parallélisme des évolutions observées sur l’agglomération de Saint‑Blaise et dans la campagne proche : le développement de l’oppidum au vie s. coïncide en effet avec la diffusion maximale de l’habitat dispersé, tandis que la seconde moitié du siècle suivant s’accompagne d’une rétraction sensible des implantations. Celle‑ci annonce la déprise agricole des ive et iiie s., à laquelle fait écho l’état d’abandon ou de semi‑abandon de l’agglomération. Les établissements sont alors extrêmement rares, si l’on excepte les villages du Castellan et de l’île de Martigues. Sur cette dernière, les fouilles témoignent d’une continuité du peuplement, voire même d’une certaine prospérité. Mais il s’agit là d’une communauté réduite en regard de celle qui occupait Saint‑Blaise au vie s. Certes, le découpage interne de l’habitat et la consommation des habitants témoignent d’une pression humaine accrue dans le village de l’île, mais celle‑ci doit être imputée davantage à un surpeuplement local qu’à une véritable croissance démographique. En effet, la permanence des techniques de construction, la réoccupation immédiate de l’île et la reproduction de la trame d’habitat après chaque destruction, le faciès traditionnel des productions (locales ?) d’urnes « rhodaniennes » –tout invite à exclure l’hypothèse d’un apport de population extérieur à la proche région. On serait même tenté, compte tenu de la concordance des chronostratigraphies des deux sites, de mettre en rapport l’apparition du village de l’île au ve s. avec le recul de l’occupation de Saint‑Blaise. Mais cette hypothèse ne suffit pas à expliquer le « vide archéologique » à peu près complet qui caractérise la région des Étangs –comme bien d’autres d’ailleurs– aux ive et iiie s. La prépondérance des productions non tournées à Saint‑Blaise et à Martigues et l’origine presque exclusivement marseillaise des amphores et de la vaisselle tournée laissent penser à un repliement de l’économie locale sur elle‑même et à un renforcement du monopole commercial de Marseille durant cette période. Le volume des amphores et des céramiques marseillaises demeure toutefois très limité sur l’agglomération de Saint‑Blaise et dans l’ensemble du secteur des Étangs, comparé à celui des importations étrusques du vie s. ou italiques aux iie et ier s.
25La réoccupation et la restructuration de l’agglomération de Saint‑Blaise au début du iie s. ne semblent pas générer une forme d’occupation du sol comparable à celle du premier âge du Fer. Il est vrai que pour cette période, les traceurs chronologiques fiables font cruellement défaut, alors que le besoin de précision se fait de plus en plus sentir à l’approche des événements historiques de la conquête romaine. Les amphores italiques et gréco‑italiques constituent la catégorie d’amphores la mieux représentée en prospection, tant en nombre de fragments qu’en nombre de formes identifiables, mais la durée de leur diffusion et leur réutilisation éventuelle sur les petits établissements ruraux invitent à les considérer avec prudence. Malgré tout, l’organisation du territoire vivrier apparaît très différente aux vie et iie s. av. J.‑C. L’explication doit être recherchée dans l’évolution interne des agglomérations. Celle‑ci va dans le sens d’une complexification et d’une concentration accrues des activités productives, et l’on peut penser que certaines fonctions dispersées au sein des terroirs au premier âge du Fer (stockage des récoltes et des semences, mouture, pressage mais aussi élevage) sont désormais regroupées intra muros. La restructuration des agglomérations au iie s. se serait donc accompagnée d’une concentration de l’exploitation.
26La prépondérance très nette des amphores Dressel 1A pourrait attester du développement précoce d’un habitat dispersé dans le courant du ier s. et même, dans certains cas, dès la fin du iie. Mais plusieurs objections peuvent être soulevées en l’absence de données de fouilles. D’une part, la durée de diffusion de ces amphores n’exclut pas une réutilisation sur des établissements tardo‑républicains ou augustéens. Des amphores vides étaient en effet disponibles en grandes quantités dans le port de Fos, où leur contenu était vraisemblablement transvasé dans d’autres types de conteneurs pour le transport terrestre et fluvial. Une deuxième objection tient au fait que la carte de répartition des fragments d’amphores italiques coïncide exactement avec celle des établissements occupés durant le Haut‑Empire. Cette constatation pourrait être interprétée dans le sens d’une mise en place précoce de l’habitat dispersé gallo‑romain, dans le courant du ier s. av. J.‑C. Mais l’examen des autres catégories de mobilier recueillies sur ces sites –en particulier la céramique sigillée italique– milite en faveur de l’époque tardo‑républicaine et même augustéenne, au plus tôt le troisième quart du ier s. av. J.‑C. La céramique campanienne est assez rare, le plus souvent tardive, et l’essentiel des éléments les plus anciens provient de deux établissements voisins, qui précisément ne sont pas occupés au Haut‑Empire : l’oppidum des Fourques (SM‑32) et l’implantation des Vallons (SM‑25). L’examen du mobilier recueilli sur ces deux sites permet de dater leur occupation de la fin du iie et du courant du ier s. La présence de tessons de céramique campanienne sur le second montre que cette catégorie de mobilier est diffusée hors des agglomérations : par conséquent, le « vide archéologique relatif » constaté dans le courant du siècle qui suit la conquête n’est pas seulement dû à une mauvaise perception des traceurs chronologiques. Des formes d’habitat dispersé existent dès le début du ier s. av. J.‑C., mais ce mode d’occupation du sol connaît son véritable essor à l’époque augustéenne. En revanche, il est probable que des formes d’habitat « polynucléaires » se sont développées précocement. Le hameau de Tour d’Aix (IS‑41), particulièrement vaste, aurait pu recevoir une partie de la population de Saint‑Blaise après l’abandon de l’agglomération « hellénistique ». On aurait là l’explication du sort des communautés indigènes immédiatement après la conquête.
La romanisation du paysage (fig. c et d)
27L’abandon de l’agglomération de Saint‑Blaise lors des premiers moments de la conquête romaine constitue l’événement majeur de la fin de l’âge du Fer dans le secteur étudié. Il s’accompagne d’une réorganisation administrative au profit d’agglomérations « maritimes » –le port des Fosses Mariennes, dont l’essor lié au trafic rhodanien découle directement de la volonté de Marius dès 102 av. J.‑C.– puis la colonie latine de Maritima Avaticorum, qui sera intégrée au territoire d’Arles, probablement dans le courant du ier s., et sur laquelle on ne dispose d’aucune information archéologique. L’émergence de ces deux pôles administratifs, politiques et économiques a vraisemblablement contribué à dynamiser l’activité économique locale. On est tenté de lui imputer le développement des exploitations domaniales dans le secteur des collines méridionales, jusqu’alors délaissé par les agriculteurs préhistoriques et protohistoriques, et mis en valeur pour la première fois à l’époque augustéenne. Ce vaste espace vide ne pouvait que susciter la convoitise des nouvelles élites locales désireuses d’investir dans des domaines fonciers. L’apport technologique des Romains en matière de drainage, le renouvellement de l’outillage agricole et les plantes cultivées permettaient la conquête de ces terres considérées jusqu’alors comme répulsives par les occupants des agglomérations protohistoriques, tant par leur éloignement que par les propriétés de leurs sols marneux, lourds et gorgés d’eau. Mais le facteur technique n’est pas seul en cause : les conditions naturelles étaient vraisemblablement réunies pour favoriser le succès de telles entreprises.

FIG. C ‒ Modélisation d’une dépression fermée au Haut‑Empire.

FIG. D ‒ Modélisation d’une dépression fermée à la fin de l’Antiquité.
28L’apport conjoint de la carotte du Pourra et des prospections systématiques effectuées dans le bassin‑versant de Plan Fossan est révélateur. Le niveau d’oxydation identifié à la cote 65 de la carotte correspond en effet à une exondation prolongée de l’étang, qui est largement confirmée par l’évolution de la flore environnante. Outre l’effondrement brutal de la courbe des chénopodiacées et la disparition des plantes hygrophiles telles que les Cyperaceae et les Sparganiaceae, on note à ce niveau un pic très important de la courbe d’Artemisia. Ce phénomène coïncide avec un recul des pollens d’arbres, qui affecte toutes les espèces (Pinus, Quercus pubescens, Quercus ilex, Fagus, Corylus, Alnus, Betula, Ulmus). On observe parallèlement un essor des plantes cultivées et de leurs commensales, particulièrement Cerealis, Plantago, Chicoraceae, Poaceae, Ericaceae et Asteraceae, que l’on peut mettre en rapport avec la mise en culture de la dépression intégrée en partie dans le domaine de la villa de Péricard (SM‑34). Le rapport exprimant la proportion des pollens d’arbres atteint alors son minimum absolu à 35 %, valeur inférieure à l’actuelle. En revanche, les paramètres minéralogiques et granulométriques indiquent une activité érosive négligeable sur les versants. Il faut donc envisager que la généralisation du système agricole aux zones basses jusqu’alors épargnées, mais aussi aux versants, a bénéficié de conditions climatiques favorables. Ce phénomène de descente de l’habitat s’observe dans d’autres secteurs, en particulier dans le vallon de Magrignane, dans le vallon de Mauvegeane et sur la bordure septentrionale de l’étang de Lavalduc. Dans les deux vallons en question, on peut supposer que le niveau légèrement régressif de l’étang de Berre –attesté par les vestiges de carrières antiques de l’Aupière (IS‑19) à Istres– a favorisé un meilleur écoulement.
29L’hypothèse d’une intervention directe de l’homme sur le milieu par le biais de drainages artificiels et d’aménagements de versants doit également être sérieusement envisagée. De nombreux indices convergents vont largement dans ce sens, même si aucun n’en apporte la preuve de manière formelle. On ne peut s’empêcher d’établir un rapprochement entre le niveau d’exondation de la carotte du Pourra, l’implantation de la villa de Péricard à proximité de l’étang, le « vide archéologique » de la dépression de Plan Fossan –qui pourrait définir négativement l’extension de son domaine– et la découverte, à la fin du xviiie s., d’une galerie de vidange ancienne, oubliée de la mémoire collective. Des travaux de ce type sont attestés dans la région de Fontvieille pour la. période antique. Une telle entreprise aurait permis de désengorger l’ensemble de la dépression de Plan Fossan et de mettre en valeur les sols les plus fertiles du secteur des Étangs. L’assèchement saisonnier de la cuvette rendait l’opération aisée, le but étant simplement d’évacuer les eaux de la saison humide vers l’étang d’Engrenier situé en contrebas. Les conditions climatiques étaient probablement plus favorables à son succès qu’elles ne le furent au xviiie s. Le haut niveau de l’étang imposa alors l’usage préliminaire de pompes à feu avant le percement de la galerie. Si les moyens relativement modestes dont disposaient les Romains ont pu aboutir là où les progrès techniques liés à la Révolution industrielle ont échouée, c’est que le facteur climatique a joué un rôle déterminant.
30D’autres types d’aménagements, plus légers, permettaient d’assainir la bordure des dépressions palustres. Ainsi, plusieurs fossés bourrés de galets et contenant de la céramique campanienne ont‑ils été observés en coupe sur la rive sud de l’étang d’Engrenier, qu’il était impossible de drainer complètement (et qui recevait peut‑être déjà les eaux de vidange du Pourra). On peut établir un parallèle entre ces sortes de roubines, les semelles de labours et les vastes épandages de matériel antique repérés dans ce même secteur. Les regroupements humains en bordure des étangs au sein d’habitats « polynucléaires » pourraient correspondre à des tentatives concertées de mise en valeur de ces zones marécageuses, de la part de communautés organisées en hameaux et disposant de moyens techniques limités.
31L’image d’un milieu complètement déboisé et mis en culture concorde parfaitement avec celle qui est fournie par la carte de l’habitat au Haut‑Empire. Pour la première fois dans son histoire, l’intégralité du secteur des Étangs est peuplée. Tous les types de relief sont concernés : plateaux, bas de versants, vallons, dépressions, bordures d’étangs et littoral marin. La densité de l’habitat est sans commune mesure avec celle qui caractérisait les périodes antérieures. Sa diversité également, qui reflète une organisation complexe des campagnes. On peut schématiquement distinguer les villae, les établissements agricoles plus ou moins modestes et les hameaux, qui se répartissent très différemment dans l’espace. Les villae, plutôt rares, s’implantent à la périphérie de la zone étudiée, dans les zones basses jusqu’alors inexploitées, à la faveur d’une combinaison de facteurs naturels, techniques et historiques, au premier plan desquels il faut placer le développement des agglomérations de Fos et de Maritima. L’habitat dispersé plus modeste se concentre essentiellement dans le secteur central des plateaux molassiques, qui correspond à l’ancien territoire vivrier de Saint‑Blaise. Enfin, l’habitat « polynucléaire » prend position dans des unités physiques intermédiaires, zones basses fertiles mais trop exiguës pour susciter l’intérêt des grands propriétaires fonciers et trop difficiles à mettre en valeur sans une solide organisation collective. La répartition spatiale de l’habitat reflèterait ainsi pour une part le poids de l’héritage préromain en matière d’appropriation des sols, les exploitations domaniales s’installant dans les seules zones disponibles après la conquête. À l’inverse, l’habitat que l’on serait tenté de qualifier « de tradition indigène » perpétuerait une forme ancienne d’occupation du sol, liée au territoire de l’oppidum de Saint‑Blaise.
32Pourtant, les éléments de continuité entre l’âge du Fer et le Haut‑Empire sont difficiles à saisir. Certes, dans la plupart des cas, les concentrations d’amphores étrusques qui servent de base à la définition d’un habitat dispersé remontant au premier âge du Fer ont été repérées sur des établissements d’époque romaine. Mais j’ai souligné à quel point il est malaisé d’établir une carte précise de l’habitat des iie et ier s. av. J.‑C. Une réelle continuité existe sur l’oppidum du Castellan et dans l’île de Martigues, mais aussi sur le site du Mazet (FO‑14), dont la longévité est exceptionnelle. On remarque également que les formes d’habitat « polynucléaires » ont fréquemment fourni du matériel préromain. Ainsi, sur la bordure de l’étang de Magrignane, six ou sept points ont livré de l’amphore étrusque, précisément là où se développera un hameau important à l’époque romaine. Mais surtout, il semble que le vaste hameau de Tour d’Aix (IS‑41/44) se soit mis en place dès La Tène III, peut‑être en liaison avec l’abandon de l’agglomération de Saint‑Blaise. Par ailleurs, la fouille de l’établissement agricole des Soires (SM‑13) a mis en évidence l’usage persistant des techniques de construction « pierre et terre » en plein iie s. Dans le même sens, l’examen détaillé de la vaisselle commune présente en abondance sur ce site révèle un enracinement des pratiques culinaires et potières dans la tradition préromaine jusque dans le courant de la première moitié du iie s. de n.è. (Trément 1996c).
33L’étude formelle de l’habitat rural fait apparaître une grande diversité de cas de figures, depuis le simple lieu de stockage jusqu’aux établissements les plus vastes, présentant parfois des éléments de confort (peintures murales, hypocaustes), en passant par les installations de production spécialisées ou encore des formes d’habitat spécifiques, qualifiées de « polynucléaires », à la limite de l’habitat dispersé et de l’habitat groupé. Il faut nuancer par conséquent l’image d’un petit habitat rural très modeste et lui préférer celle d’une campagne hétérogène où se juxtaposent des exploitations domaniales –incluant elles‑mêmes des dépendances plus ou moins proches–, de grosses fermes, une majorité d’établissements de taille moyenne, de petites implantations et enfin des hameaux. Ces différentes catégories d’habitat se distinguent essentiellement par leur superficie, par les matériaux de construction mis en œuvre et par la composition du mobilier utilisé par leurs occupants. Ces différents critères sont étroitement corrélés dans l’analyse statistique du mobilier recueilli en prospection. L’habitat « polynucléaire » fait exception : il se caractérise en effet par de vastes superficies, l’emploi de matériaux très modestes et un mobilier dominé par la vaisselle commune.
34L’analyse typologique de l’habitat conduit à s’interroger sur le système agricole. Une première constatation s’impose, confirmant les données paléoenvironnementales relatives au bas niveau des plans d’eau : les étangs occupent une place négligeable dans le système vivrier. Les seuls coquillages recueillis dans la fouille de l’établissement des Soires proviennent du mortier de chaux utilisé dans les revêtements muraux. La prospection révèle une pratique similaire dans la confection des enduits peints, dont le support de chaux est constitué d’un amalgame de coquilles brisées. Quant à l’élevage, dominé par les moutons, il était vraisemblablement pratiqué dans la Crau, où les prospections (Badan et al. 1995b) et les textes anciens (Strabon, Géogr., IV, 1, 7 ; Pline, N.H., XXI, 57) attestent une intense activité de pâturage à l’époque romaine. On ne peut exclure néanmoins que les dépressions les plus humides aient été parcourues par le gros bétail.
35On a donc l’image d’une activité essentiellement agricole, dominée par la classique triade méditerranéenne céréali‑culture‑viticulture‑oléiculture. Malheureusement, les prospections permettent difficilement d’appréhender le poids de chaque type de culture dans le système agricole. Une activité de mouture est attestée sur toutes les implantations rurales, mais cela n’a rien de surprenant, les céréales constituant la base de l’alimentation jusqu’à une époque récente. La localisation de la villa de Péricard (SM‑34) et de son domaine potentiel dans la dépression de Plan Fossan, l’absence de vestiges liés à la viticulture ou à l’oléiculture dans ce secteur, la nature des sols et le gonflement de la part des pollens de céréales dans la carotte du Pourra à l’époque romaine pourraient indiquer une production destinée à la commercialisation dans le cadre de l’économie domaniale. En revanche, la viticulture et l’oléiculture se développent sur les bas plateaux et les coteaux. La première est attestée de manière formelle sur la vaste exploitation de Sivier (IS‑4/5), où toute la chaîne de production a été mise en évidence, depuis le foulage du raisin jusqu’au conditionnement du vin dans des amphores fabriquées sur place. Des éléments de pressoirs ont été repérés sur deux autres établissements (SM‑13/54). Les installations oléicoles sont à peu près également représentées. Elles se regroupent sur le plateau du Mazet à Fos, où une batterie de pressoirs à contrepoids et à vis et des cuves de décantation ont été identifiées (FO‑22/24). Elles ne paraissent pas liées à une quelconque exploitation domaniale, ou même à un établissement précis, mais s’intégrent plutôt dans un réseau de petites implantations régulièrement dispersées sur le plateau.
36Il est donc possible de proposer un zonage des différents types de cultures, et d’établir un lien avec les formes de l’habitat. Un schéma général se dégage, à la lumière de la confrontation des données archéologiques et paléoenvironnementales, dans lequel se juxtaposent une arboriculture de plateaux et de versants (oliviers et vignes) et une culture majoritairement céréalière dans les zones basses. Il est évident, à l’image du système agricole connu dans ce secteur à l’époque moderne, que cette différenciation n’a rien de systématique. On peut supposer par exemple que la pratique des oullières associant vignes, oliviers et céréales sur les versants (cultura promiscua) est fort ancienne. D’autre part, les zones les plus humides étaient peut‑être consacrées aux cultures fourragères.
37L’approche chronologique fine des implantations d’époque romaine permet de replacer la situation qui vient d’être décrite dans un contexte historique précis, que l’on peut situer dans une fourchette chronologique comprise entre le tout début du Ier s. de n.è. et le début du IIe. La deuxième moitié de ce siècle et les deux siècles suivants se caractérisent par une évolution profonde de l’occupation du sol, sur un modèle reconnu un peu partout en Narbonnaise, mais également dans les péninsules italique et ibérique. Dans le secteur de Saint‑Blaise, l’éclaircissement de l’habitat dispersé affecte prioritairement les petites implantations, tandis que les villae et les établissements les plus importants perdurent selon des modalités qu’il reste à définir. Le « profil chronologique » des villae de Péricard (SM‑34) et de Sivier (IS‑4) montre clairement leur continuité au iiie s. En revanche, la fouille des Soires confirme l’abandon de cette ferme modeste au début de ce siècle. L’examen du mobilier y révèle une évolution de la culture matérielle : la part de la vaisselle commune s’amplifie nettement, et son registre typologique rompt avec les traditions potières héritées de l’époque préromaine. La modification des traceurs chronologiques et culturels explique pour une part la sous‑représentation des sites des iiie et ive s., mais les progrès apportés par l’étude de la céramique commune dans ce secteur permettent de mieux appréhender les éléments de continuité (Trément 1996c). À la lumière de l’évolution ultérieure, l’hypothèse d’une modification du faire‑valoir, sous l’effet d’un mouvement de concentration foncière, n’apparaît pas pleinement satisfaisante. Si elle peut être appliquée avec pertinence aux exploitations domaniales, elle n’explique pas pourquoi dans la zone centrale des plateaux molassiques les noyaux de peuplement qui subsistent paraissent s’appauvrir, voire, dans le cas des hameaux pourtant si vivaces à la fin de l’Antiquité, se rétracter. Cette évolution trouve un parallèle au sein même des agglomérations. À Fos, le trafic semble particulièrement affecté, après le « boom » du Haut‑Empire. Et bien que l’on ignore où se trouvait exactement l’agglomération, force est de reconnaître la ténuité des indices d’occupation des iiie et ive s. en regard de la période précédente, ou de celle qui suit. Sans verser dans le « scénario catastrophe », il paraît difficile d’écarter, a priori, l’hypothèse d’un dépeuplement des campagnes, qui aurait par ailleurs le mérite d’expliquer les mouvements de concentration foncière.
38Sur le long terme, la continuité de l’occupation joue à plein. Les ve et vie s. correspondent même à une densification très nette de l’occupation du sol, par rapport à la période immédiatement antérieure. L’approche chronologique des sigillées claires D, des céramiques communes grises et des amphores africaines montre que cette évolution s’opère à partir du milieu du ve s. et se poursuit au moins jusqu’à la fin du suivant. Or la majorité des implantations étaient déjà occupées au Haut‑Empire. La nature de ces réoccupations est mal connue, faute de fouilles. Dans le cas de l’établissement des Soires, il s’agit d’un simple épiphénomène que l’on peut interpréter comme une installation de « squatters », datée du ve s. De semblables réoccupations secondaires sont connues durant cette période en Provence et en Languedoc tant en milieu urbain que dans les campagnes (Trément à paraître f). L’exemple le plus proche est fourni par la villa de Saint‑Julien‑les‑Martigues. Cette constatation invite à nuancer l’idée de continuité de l’habitat, dans la mesure où cette continuité se limite à la réoccupation d’un emplacement, sans rapport avec le statut et la fonction d’origine de l’implantation.
39Une véritable continuité est néanmoins démontrée sur les établissements les plus importants, qui sont occupés de manière ininterrompue de l’époque augustéenne à la fin du vie s. L’exemple du site de Sivier (IS‑4) en est l’une des meilleures illustrations. On pourrait citer également ceux de Tour d’Aix (IS‑44) ou du Ranquet (SM‑1). En revanche, l’occupation de la villa de Péricard (SM‑34) paraît décliner fortement dans le courant du ive s. Parallèlement, les formes d’habitat « polynucléaires » qui s’étaient développées précocement en bordure des étangs de Lavalduc et de Magrignane se densifient –s’étendent même–, témoignant d’un dynamisme remarquable des petites communautés qui y résident. D’autres regroupements du même type apparaissent durant cette période sur la bordure méridionale de l’étang d’Engrenier et sur les rives de l’étang de l’Estomac. Ce regain d’intérêt pour le milieu palustre peut s’expliquer par la recherche d’une diversification des ressources vivrières, avec en particulier la récolte des coquillages et l’exploitation du sel. Cette hypothèse s’accorde bien avec les données des fouilles de Saint‑Blaise et des sondages effectués dans le dépotoir des Clapières (SM‑45), qui montrent l’importance des mollusques dans l’alimentation quotidienne, et même probablement une intensification de la récolte. On peut supposer que les établissements bordant l’étang de l’Estomac –en particulier ceux de l’Hauture (FO‑39) et de Mourre Poussiou (FO‑19)– tiraient profit de la communication de ce plan d’eau avec la mer. L’extraction du sel attestée par les textes du haut Moyen Âge a toutes les chances de remonter à cette période. Mais on peut se demander si le maintien, voire le renforcement, de petites communautés dans les bas‑fonds n’est pas lié également à une tradition agricole héritée du Haut‑Empire et favorisée par un bas niveau des étangs.
40Parallèlement au maintien de formes d’habitat dispersé ou semi‑aggloméré dans les zones basses et sur les bas plateaux, l’événement majeur de cette période réside dans le développement, dans le courant du ve s., d’agglomérations perchées plus ou moins vastes, fortifiées ou non. Le cas de Saint‑Blaise est emblématique d’un phénomène plus large. À Fos, on constate un déplacement progressif de l’habitat de l’anse Saint‑Gervais vers le nord, en direction de l’Hauture, où se développera le castrum médiéval au xe s. À Istres, de semblables concentrations s’opèrent dans le quartier des Bolles (IS‑23/24/25) et sur la butte de Saint‑Michel (IS‑14), exactement à la même période. La déprise agricole précocement observée dans la zone des collines méridionales de Martigues et de Port‑de‑Bouc est ainsi compensée par un basculement de l’habitat vers le nord. On peut interpréter ce phénomène comme le signe d’un maintien tardif de la pression agricole sur le milieu. Ces agglomérations génèrent des nécropoles rupestres dont l’étude typologique pourrait attester dans certains cas une continuité de l’occupation jusqu’à une période avancée dans le haut Moyen Âge.
41Données de fouilles et de prospections apportent un précieux éclairage sur les activités économiques, qui se caractérisent par le retour à un système de complémentarité vivrière entre agriculture, élevage et exploitation des étangs. Les indices d’activité agricole attestent le maintien d’une céréaliculture et d’une oléiculture. Cette dernière semble particulièrement dynamique si l’on considère l’huilerie du Collet de Carbonnière (FO‑24), où l’ancien pressoir à contrepoids est reconverti en pressoir à vis et où la chambre du grand pressoir à vis fait peut‑être l’objet d’une réfection à cette époque. La récolte des coquillages occupe une place importante dans l’alimentation quotidienne des habitants de Saint‑Blaise, à côté de l’élevage, qui évolue relativement peu par rapport aux périodes antérieures. Le cheptel est dominé par les ovicapridés et les suidés, mais les bovidés continuent à fournir l’essentiel de la viande consommée. Le rôle de la chasse n’apparaît pas clairement mais il semble assez marginal. Pour autant, les habitants du secteur des Étangs de Saint‑Blaise ne vivent pas repliés sur eux‑mêmes. Le sel a pu faire l’objet d’une commercialisation hors de la proche région, mais surtout, le port de Fos reste au centre d’un grand commerce maritime. En témoigne, localement, la masse des fragments d’amphores africaines recueillis en prospection, particulièrement dans le voisinage du port où elles étaient vraisemblablement récupérées pour servir de conteneurs.
Le haut Moyen Âge, l’incastellamento et la mise en place du paysage actuel (fig. e)
42À partir du xe s. se met en place une organisation nouvelle du paysage, autour de castra dont le réseau est à l’origine de la trame moderne et contemporaine de l’habitat. Toutefois, le poids de l’héritage antique dans cette évolution ne peut être nié. L’activité du port de Fos ne s’est probablement jamais interrompue depuis la fin de l’Antiquité. La fouille de l’épave de Saint‑Gervais II y atteste la persistance d’un point de rupture de charge au début du viie s. Ce navire d’origine franque de 40 à 50 tonnes métriques de port en lourd était chargé de blé en vrac, d’amphores remplies de poix et de tonneaux (Jezégou 1982 ; 1983). Un diplôme royal daté de 716 dans lequel Chilpéric II confirme une rente en nature accordée par Clotaire II à l’abbaye de Corbie évoque l’existence d’un poste de douane à Fos au viiie s. (Levillain 1902, acte no 661 : 68). La qualité du personnel prouve l’importance de ce péage, par lequel transitaient de l’huile, du garum et des épices1. L’existence de ce tonlieu est confirmée par un formulaire de Marculf daté de 7322. Dès 923, une charte de l’abbaye Saint‑Victor de Marseille atteste la présence d’un castrum à Fos, confirmant la précocité du phénomène de l’incastellamento.

FIG. E ‒ Modélisation d’une dépression fermée au haut Moyen Âge.
43Continuité, également, sur les agglomérations perchées héritées de l’âge du Fer et réoccupées à la fin de l’Antiquité. L’extrémité septentrionale de l’éperon de Saint‑Blaise est ainsi investie par le petit village d’Ugium, qui est isolé par une enceinte en 1231. L’agglomération antique de Saint‑Michel (IS‑14) présente également des indices d’occupation aux xie et xiie s. et donnera naissance à deux édifices religieux mal datés. En 950 apparaît le nom de Jonquières, puis en 965 celui de Martigues. Mais là aussi, on ne peut ignorer l’occupation protohistorique et romaine de l’Île. Le nom d’Istres est mentionné pour la première fois en 965 dans le Diplôme de Conrad le Pacifique : Et ad castellum quod dicitur Ystrum, ecclesias Sancti Petri et Sancti Martini cum terris, campis, vineis et salinariis. La chapelle Saint‑Martin signalée ici correspond probablement aux vestiges découverts sous la route des Bolles, quartier Saint‑Martin (IS‑24), secteur occupé depuis l’époque augustéenne. On se souvient également que l’église Saint‑Sulpice (IS‑20) est bâtie sur un cimetière de la fin de l’Antiquité. Finalement, seul le village de Saint‑Mitre apparaît comme une véritable fondation a nibilo. Or le castrum Sancti Mitrii n’est pas antérieur aux années 1196/1209 (Benoit 1925, II : 83). Le phénomène de l’incastellamento puise en fait ses origines à la fois dans la géographie urbaine du Haut‑Empire et dans le mouvement de « nucléarisation » qui affecte l’habitat rural à la fin de l’Antiquité. On peut aller jusqu’à évoquer un véritable pré‑incastellamento aux ve et vie s., dont les racines plongent elles‑mêmes dans la Protohistoire.
44Pour cette période, l’évolution de l’occupation du sol est connue par des textes relativement anciens et nombreux. Des salines sont attestées dans l’étang de Lavalduc dès 739, mais elles pourraient remonter à l’époque mérovingienne (Marion s.d. : 42 ; Février 1964 : 83 ; Régné 1914, I : 637, note 2). Au xe s., le vicus d’Ugium comprend des terres arables, des vignes et des salines. En 923, l’évêque Drogon de Marseille obtient de l’archevêque d’Arles les revenus de l’église Sanctus Vincentius Ugensis et divers bénéfices cédés cum cimeteriis, ojferendis, primiciis et demicis, tam de pane, quam de vino et ceteris rebus, id est salinis, piscibus, rivulis... (Guérard 1857, VIII, acte no 1). La culture de la vigne est confirmée par une charte de l’Authentique du chapitre d’Arles datée du 28 février 987 (Bibliothèque d’Arles, fol. 65 v°). Une donation de l’église de Viviers datée de 950 signale huit salines : Ego Secundus, cum uxore mea Prima, condonavimus Deo et Sancto Vincentio, de propriis nostris in Arelatense, in Ugio, salinas areas octo... (Charta Vetus). Un document du mois de juin 1010 mentionne unum vasum salinarium qui situs est in Ugio (Authentique du chapitre d’Arles, Bibliothèque d’Arles, fol. 66 v°). En 1067, la concession du prêtre Boson aux chanoines de Notre‑Dame d’Avignon évoque une machine vraisemblablement destinée à élever l’eau de l’étang de Lavalduc, au lieu‑dit Plan d’Aren : In valle Ugio, in loco qui vocatur Arigmis est unus altometarius (Duprat s.d.). Il est probable que l’exploitation du sel a joué un rôle décisif dans l’implantation du castrum de Fos à cet endroit précis de la côte, en bordure de l’étang de l’Estomac. Le Diplôme de Conrad le Pacifique mentionne « le château que l’on nomme Fos, avec ses champs et ses salines, ses serfs et ses serves ». En 989 est fondé par le prêtre Pation un ermitage placé sous la règle bénédictine à Saint‑Gervais (Albanès 1901, Arles, acte no 131). À la fin du xe s., cet ermitage donne naissance à un monastère qu’il faut probablement compter au nombre des « abbayes du sel » étudiées par F. Benoit. Dès le xiie s., le cartulaire artésien de la maison Saint‑Thomas à Trinquetaille témoigne de l’importance jouée par les Hospitaliers dans l’exploitation du sel des étangs, à la faveur des dons de la famille seigneuriale de Fos (Amargier s.d.). L’apparition de la commanderie des Saliers à Fos entre 1170 et 1176 est également liée à l’exemption des taxes comtales sur le blé et le sel. Au xiiie s., la production de sel était acheminée par voie de terre vers les ports de Varage (Saint‑Mitre) et du Ranquet (Istres), situés sur l’étang de Berre, à partir desquels elle était redistribuée.
45Les données archéologiques et paléoenvironnementales s’accordent parfaitement avec l’image d’un bas niveau des plans d’eau favorable à l’exploitation du sel. Dans l’étang du Pourra, les Chenopodiaceae réapparaissent tardivement. Les textes confirment l’assèchement saisonnier de l’étang de Lavalduc jusqu’à la fin du xviie s. En revanche, le paysage végétal est très différent de celui de l’époque romaine. Le rapport PA/T qui avait atteint son minimum absolu dans l’Antiquité se caractérise par une remontée assez nette et durable au Moyen Âge. La courbe des pollens de Quercus pubescens tend même à redémarrer légèrement. On constate parallèlement une poussée très sensible de Quercus ilex, qui pourrait aller dans le sens d’une extension des garrigues pâturées. Dans le même temps, les paramètres minéralogiques indiquent un milieu stabilisé, où l’incision verticale peut à nouveau jouer sous un couvert forestier et/ou arbustif relativement protecteur. Cette situation, qui correspond globalement au haut Moyen Âge, évolue probablement en liaison avec l’émergence des nouveaux pôles de peuplement que sont les castra à partir du xe s. Bien que le rapport PA/T reste stable, on constate alors un redémarrage de l’activité érosive sur les versants et une dégradation des paramètres minéralogiques. Un carottage réalisé au nord‑est de l’étang de l’Estomac dans un secteur qui faisait partie intégrante du territoire de Fos atteste une véritable crise d’érosion au xiie s. (com. pers. M. Provansal).
46Château comtal et fiscal à l’origine, récupéré vers 1020 par ses gardiens qui refusent de rendre l’hommage au comte et se constituent en une véritable lignée patronymique, le château de Fos connaît une phase de prospérité au Moyen Âge classique. Une partie importante du rempart est édifiée à la fin du xiie s. ou au début du xiiie. L’étude réalisée par J.‑P. Lagrue a mis en évidence, à partir des cadastres modernes, du cadastre « napoléonien » et des livres terriers des xve et xvie s., l’existence d’une enceinte villageoise qui regroupait plus de deux‑cents feux au xiiie s., soit une population supérieure à mille habitants (Baratier 1966 ; 1972 ; Lagrue 1988). L’enquête réalisée en 1323 sur les fortifications de Provence pouvait ainsi distinguer un fortalicium et un inferius fortalicium (Barthélémy 1882). L’importance remarquable du site est soulignée par le nombre et la qualité de ses aménagements, ainsi que par l’abondance des édifices religieux établis dans le village et sur l’ensemble du terroir. Les textes mentionnent l’église paroissiale et castrale de Saint‑Sauveur, la chapelle cimetériale de Saint‑Gervais, la chapelle Notre‑Dame, l’église Saint‑Vincent d’Ugium, l’église Saint‑Pierre de Lavalduc et l’église Saint‑Sulpice de Fos. En 1224, l’église Sainte‑Marie de Bouc est unie à celle de Saint‑Gervais. Jusqu’en 1410, le territoire de Fos comprend celui de Castelveyre. Il englobe ainsi le quartier de Fanfarigoule, contourne au nord l’étang d’Uc, s’étend jusqu’à Saint‑Blaise au nord‑est, passe au milieu de l’étang du Pourra –alors nommé étang de Tamerlet– et rejoint l’étang de Caronte au sud‑est, englobant l’actuelle commune de Port‑de‑Bouc, les quartiers de la Mérindole, d’Engrenier et du Plan Fossan. La majeure partie du secteur des Étangs était donc comprise dans le territoire de Fos. L’existence d’un habitat intercalaire dispersé sur l’ensemble de cette zone est probable à une époque où l’intense mise en valeur agricole devait permettre de subvenir aux besoins d’une population importante. Les xiie et xiiie s. constituent en effet une période de maximum démographique dont l’équivalent ne peut être trouvé que dans les « mondes pleins » de l’Empire romain et de l’époque moderne. Mais l’activité économique du terroir est mal connue pour cette période, les textes faisant défaut dans ce domaine. Il est certain que le sel assure encore pour une bonne part la prospérité du château de Fos.
47Devenus les fers de lance de la réaction nobiliaire à l’arrivée du comte de Barcelone au pouvoir, les seigneurs de Fos sont mis au pas et rétablis dans les cadres stricts du système féodal. Le comte n’a plus de cesse d’accabler la famille seigneuriale, dont les difficultés se multiplient. Celle‑ci doit finalement se résoudre à vendre une partie importante de ses biens à l’archevêque d’Arles et aux seigneurs de Porcelet. Alors commence pour le village de Fos un véritable déclin. Au xive s., la population vit encore dans la borgada, mais l’enceinte est en ruines. Au siècle suivant, les habitants désertent le bourg et se retirent dans le château seigneurial qui est lui aussi en grande partie ruiné. On assiste ainsi à un reperchement de l’habitat à la charnière des xive et xve s. On ne compte plus en 1467 que 24 feux et 8 fermes isolées. L’intégrité du territoire de Fos est même atteinte à cette époque : le domaine de Castelveyre est en effet rattaché à la communauté de Saint‑Mitre en 1410. Le livre terrier de 1501 enregistre la présence à Fos de 60 « forains », contre 40 autochtones seulement.
48Les causes du déclin de Fos au bas Moyen Âge ne doivent pas être uniquement recherchées dans des circonstances politiques qui n’ont peut‑être eu sur l’économie locale et la vie quotidienne des habitants que des conséquences limitées. La prospérité du village était liée en grande partie au commerce rhodanien qui empruntait le Bras Mort du fleuve aux xiie et xiiie s. Or, à partir de 1360, les navires transitent désormais par Bouc, où ils trouvent un lieu de mouillage plus sûr qu’à Fos. De là, ils franchissent la passe de Caronte et l’étang de Berre pour rejoindre le port de Saint‑Chamas. Les marchandises sont ensuite expédiées par voie terrestre jusqu’à Salon. Il n’est donc pas surprenant que l’essor de la ville de Martigues coïncide avec la disparition de toute activité portuaire à Fos, et cela jusqu’au renouveau industriel du xxe s. On observe parallèlement une tendance très nette de l’économie locale à la ruralisation de ses activités. Fos n’est plus à l’époque moderne qu’un simple village d’agriculteurs.
49Quant au château de Saint‑Mitre, mentionné pour la première fois au xiie s., il n’est connu que par quelques rares documents de la fin du xive s. (Benoit 1925, II : 83). Un manuscrit de la Bibliothèque Nationale daté de 1367 évoque un puissant donjon appartenant à l’archevêque d’Arles : Ad castrum Sancti Mitrii, ubi erat fortalitium domini Archiepiscopi valde forte (Fabre 1986). L’enquête de Véran Sclapon, en 1379, atteste l’existence d’un bourg non fortifié au pied de ce donjon : Item dixerunt quod in Castro Sancti Mitrii est fortelcium quo est domini Archiepiscopi Arelatensi infra quod se reducunt gentes tempore guerre quem locus est burgus sine clausura (Archives départementales des Bouches‑du‑Rhône, Fond du Parlement de Provence, Registre B7, fol. 52 à 54). En 1393‑1395, Raymond de Turenne, en révolte contre le comte Louis II, ravage Castelveyre dont les occupants se réfugient à Saint‑Mitre. À la suite de ces événements, en 1406, l’archevêque d’Arles Artaud de Magellan autorise les habitants à s’entourer d’un rempart, créant à cette occasion l’universitas de Saint‑Mitre (Fabre 1986 : 80‑81). Une enceinte de 350 m de long est édifiée autour du village. Enfin, le territoire déserté de Castelveyre est uni le 4 avril 1410 à celui de Saint‑Mitre. La commune acquiert alors les limites qui sont encore les siennes aujourd’hui.
50L’apport des prospections est très limité pour cette longue période. Quelques tessons de pégau recueillis çà et là dans les champs sont difficilement interprétables (épandages de fumure ? écarts ?). Le seul établissement découvert est celui qui est implanté vers les xie et xiie s. en contrebas de la chapelle Saint‑Michel (SM‑28) à Saint‑Mitre, au pied de l’ancien oppidum des Fourques. L’habitat dispersé n’est guère mieux représenté aux xive et xve s., bien que les textes signalent plusieurs écarts sur le territoire du château de Fos. Le livre terrier de 1467 mentionne ainsi la présence de huit fermes, situées pour moitié à Lavalduc et à Engrenier, secteurs les plus productifs mais aussi les plus éloignés de l’Hauture (Lagrue 1988). Le site du Carrelet (FO‑19) pourrait bien être l’une d’entre elles : le mobilier recueilli à sa surface atteste en effet une occupation aux ve et vie s. et du xie au xve s.
51Les productions agricoles des xie et xiie s. sont mal connues. Les silos à grains de Castelveyre et de l’Hauture attestent une céréaliculture. En 1379, le territoire de Fos est livré à la culture du blé, de la vigne et des arbres fruitiers (Lagrue 1988). Le livre terrier de 1467 en dresse un tableau très précieux. Partout prédominent les champs de céréales, qui représentent 38 % des mentions dans la Crau, 44 % à Lavalduc et 73 % dans la plaine d’Engrenier, qui en tire son nom. La vigne est quant à elle très présente sur les coteaux du Mazet (45 % des mentions) et de Lavalduc (34 %), plus rare vers Engrenier (13 %). Sur neuf vergers décelés, trois seulement étaient plantés d’oliviers. Il faut souligner l’importance des prés, des champs, des terres de parcours et de pâturage (coussous) dans la Crau, qui attestent la prééminence de l’élevage ovin. 21 étables sont par ailleurs recensées dans le bourg de Fos. Enfin, notons la présence de quatre réserves de chasse (deffends) : trois au Mazet et une à Engrenier. L’analyse palynologique de la carotte du Pourra confirme l’apparition d’Olea, l’essor des céréales et de leurs commensales, tel le plantain. La légère reprise de Quercus pubescens et le gonflement important de Quercus ilex trahissent le maintien d’espaces non cultivés, garrigues pâturées et/ou réserves de chasse.
52Il semble que la pêche et l’exploitation des salines aient perdu de leur importance au bas Moyen Âge. L’économie de la région des Étangs est alors recentrée sur son terroir agricole. La mer joue un rôle marginal. La pêche est pratiquée dans les étangs de Tamerlet (Pourra) et de l’Estomac, tandis que les bourdigues de Caronte sont la propriété des nobles. Le sel, qui a contribué dans une large mesure à enrichir les seigneurs de Fos, voit son importance décliner à partir de 1259, date à laquelle Charles d’Anjou s’en assure le monopole. Pour les riverains, l’extraction se limite désormais à la consommation locale. En cas de récolte insuffisante dans l’étang d’Engrenier, il était permis d’exploiter le sel de l’étang d’Uc (Lavalduc), nommé « sel maudit » car taxé au prix fort.
La domestication du paysage à l’époque moderne (fig. f)
53On assiste à partir du xvie s. à une densification progressive de l’habitat rural, dont l’apogée se situe dans le courant du xixe s. La mise en valeur du milieu se fait en fonction de deux modes d’occupation du sol, qui ont façonné le paysage actuel. D’une part se développent les villages perchés de Saint‑Mitre, Fos et Istres, ainsi que le bourg de Martigues. D’autre part se met en place un réseau de bastides, de moyennes et de petites fermes. Les recherches conduites par G. Fabre (1988) dans les archives modernes de Saint‑Mitre donnent une idée assez précise de l’organisation du terroir au xviiie s. Le livre terrier de 1749 et l’État des Sections de 1790 attestent la diffusion d’un habitat intercalaire très dense, puisqu’on ne dénombre pas moins de 55 « bâtiments », terminologie la plus fréquemment utilisée pour désigner à la fois de simples cabanons (nommés « casals »), des jas, des mas ou des bastides dont les ruines sont encore visibles de nos jours (Archives communales de Saint‑Mitre, CC35, G1). On constate la prépondérance très nette des petites unités : sur les 55 « écarts » recensés, 23 ont une superficie comprise entre 20 et 40 m2, 12 entre 40 et 80 m2, 13 entre 80 et 160 m2 et 7 seulement excèdent 160 m2. Il s’agit avant tout d’un habitat temporaire et saisonnier, étroitement lié au village, et constitué d’ateliers, de remises et d’abris pour les ménagers et les bergers. Une quinzaine de ces bâtiments seulement sont habités en permanence –soit un peu plus du quart– et il s’agit évidemment des plus vastes. Les sept constructions dont la superficie excède 160 m2 sont toutes situées dans les quartiers périphériques, à Châteauvieux (Saint‑Blaise), à Citis et à Figuerolles. Il s’agit de vastes bastides occupées par des métayers. La plus grande, qui fonctionne encore de nos jours, est implantée en bordure de l’étang de Citis. Ses bâtiments d’exploitation y couvrent à eux seuls 700 m2. Mais le meilleur exemple est celui de Figuerolles, où la bastide de Benoit Caudière, située au bord de l’étang de Berre, à six kilomètres du village, constituait une cellule parfaitement autonome : autour du noyau principal d’habitation s’ordonnaient un moulin à huile, un four à pain, des écuries, une bergerie et une chapelle privée.

FIG. F ‒ Modélisation d’une dépression fermée à l’époque moderne.
54L’essor de l’habitat dispersé est lié à celui de l’oléiculture, qui connaît son apogée au xviiie s. C.‑F. Achard écrit en 1787 (II : 425‑426) que « le territoire de Saint‑Mitre est d’une bonne production (...) et nourrit les plus beaux oliviers de la Provence ». Les facteurs édaphiques sont en effet particulièrement favorables : l’olivier se plaît sur les versants abrités du vent, ensoleillés et bien drainés. Toutes les autres cultures lui sont subordonnées. En témoigne très clairement, dans la carotte du Pourra, le brusque gonflement de la courbe d’Olea, qui représente 12 % des taxons et supplante Quercus ilex et Quercus pubescens. Les oliviers sont soit cultivés seuls (olivettes), soit en association avec la vigne ou des terres labourables, soit, enfin, en combinaison avec ces deux cultures dans un système d’assolement biennal caractéristique des sols pauvres (cultura promiscua). Les terres plantées ou complantées d’oliviers représentent alors plus des deux tiers de la surface cultivable (Fabre 1988). En 1789, douze moulins à huile traitent à Saint‑Mitre la totalité de la production, qui est commercialisée dans toute la région, jusqu’à Lyon et Grenoble.
55La culture des céréales –froment, orge et avoine principalement– occupe quant à elle la majeure partie des terres labourables, situées dans les vallons : c’est le cas de la dépression de Magrignane, des vallons de Varage et de Massane, de la plaine d’Engrenier à Fos. Cinq moulins à vent assurent la mouture du grain au quartier des Aires à Saint‑Mitre. La production viticole, moins importante, est destinée à la consommation locale ou à un petit commerce avec Istres et Martigues. Les terres non cultivables immobilisent 46 % du terroir. Bois et pinèdes couvrent une importante superficie, qui tend cependant à régresser devant les défrichements et l’extension de l’oliveraie, qui se contente d’un sol pauvre. Les pentes trop fortes et les plateaux dénudés constituent des terres gastes, des landes (harmas) et des zones de parcours et de pâturage (coussous).
56Le xixe s. voit le déclin de l’oléiculture. Les désordres provoqués par la Révolution n’ont pas été sans incidence sur cette activité. À Saint‑Mitre, la population redescend au‑dessous de la barre des 1 000 habitants entre 1791 et 1806. Les effets des grands froids de l’hiver 1788‑1789 ont été catastrophiques : 13 000 oliviers sont perdus sur un total de 60 000. La production chute de 80 % en 1790. Il faut attendre cinq ans pour revenir à une situation normale. Mais l’hiver rigoureux de 1820 interrompt la reprise de la production. Sur les douze moulins en usage au xviiie s., il n’en reste que six en 1820, trois en 1880 et un seul en 1937. La « faim de terre » culmine au xixe s. lors du maximum démographique en milieu rural, provoquant la mise en culture des versants en terrasses et l’aggravation consécutive de l’érosion. La population de la rive occidentale de l’étang de Berre atteint alors 15 000 habitants. Dans la carotte du Pourra, la dégradation des paramètres minéralogiques amorcée dès le Moyen Âge s’accentue, accompagnée d’un gonflement très sensible des taux de matière organique, de chlorite et de calcium. La granulométrie révèle un affinement continu des dépôts, d’où les sables disparaissent au profit des limons fins et des argiles, témoignant d’un intense décapage aréolaire. Dans le même temps, le rapport PA/T chute à un niveau comparable à celui de l’époque romaine. Les premières restanques apparaissent à Saint‑Mitre vers le milieu du xviie s. La « domestication » du pied des collines se généralise au début du xviiie s. Les restanques progressent pendant toute la durée de ce siècle et finissent par couvrir tous les versants au milieu du siècle suivant. Leur développement est en partie lié aux déclarations royales de 1767 sur les défrichements des collines. Les terrasses dessinées par les restanques, souvent formées d’une terre stérile et calcaire, sont occupées par deux modes de cultures. Parmi l’assemblage de cultures le plus répandu, on trouve l’olivier associé à la vigne ou aux céréales. Les oliviers sont disposés en cordons sur le bord des terrasses. La vigne ou les céréales s’y juxtaposent. Plantée en bordure, la vigne limite la poussée de la terre et renforce les murets de pierre. Au milieu du xixe s., le système dit à « oullières » se généralise. Les restanques associent alors oliviers, vigne et céréales. Les récoltes obtenues ne sont pas d’un grand rendement et suffisent tout juste à la consommation locale et à un petit commerce de l’huile limité au pourtour de l’étang de Berre. Le coût de ces « murs de soutien » et les frais d’entretien élevés seront les causes de leur abandon.
57L’aménagement des restanques témoigne d’une forme de démocratie foncière quasi égalitaire, caractérisée par la multiplicité des parcelles et des propriétaires. C’est également le cas des entreprises de drainage des étangs, qui sont asséchés par la collectivité et pour la collectivité à la fin du xviiie s., suite à la loi de 1791 sur l’assainissement des paluds. De fait, ces travaux de grande ampleur qui impliquent le remodelage complet du paysage présupposent l’existence de communautés où priment les liens de solidarité, non seulement pour leur mise en œuvre mais également pour leur entretien.
58Près du tiers des terres non cultivables est livré aux marécages et aux étangs, qui inondent les trois vallons les plus importants de la commune de Saint‑Mitre. Tout indique une élévation continue des plans d’eau depuis la fin du xviie s. : dans la carotte du Pourra, le gonflement considérable de la courbe des Chenopodiaceae, mais aussi des Cyperaceae et des Sparganiaceae ; les textes, qui font état de multiples déversements liés à l’irrigation (canaux de Craponne et de Boisgelin), aux entrées, naturelles ou artificielles, d’eau de mer et au climat humide du Petit Âge Glaciaire. L’étang du Pourra est drainé en 1774. Mais les tentatives de mise en culture ne durent que quelques années, de 1778 à 1785, et avortent à la suite de l’effondrement de la galerie de vidange. Toutes les entreprises échouent dans l’étang de Citis à la fin du xviiie s. et au début du xixe. L’étang de Magrignane est quant à lui en voie de dessèchement depuis le xvie s. Sur ses 38 ha, 4 sont cultivés à la fin du xviiie s. Au xixe s., 200 à 300 ha de bonnes terres sont libérés et voués à la céréaliculture dans ce secteur grâce à la construction d’une galerie de vidange (Villeneuve 1824 : 937 ; 1829 : 68). Les tentatives modernes et l’« affaire du Pourra » témoignent à la fois de l’intérêt considérable des zones basses dans un système agricole dominé par la « faim de terre » et des difficultés techniques liées au drainage des dépressions. Elles peuvent servir de modèle pour l’Antiquité, même si aucune transposition simpliste n’est admissible.
59Parallèlement, les grands étangs deviennent de plus en plus un enjeu industriel. Au xixe s., ils sont intensivement exploités pour les besoins de la production chimique de soude, grâce aux investissements de grosses sociétés capitalistes dont les intérêts sont extérieurs à la région. L’essor de ces activités contredit les entreprises des populations riveraines dont le but est d’étendre les superficies cultivables : en 1811, par exemple, la direction de la toute nouvelle Compagnie de Plan d’Aren s’oppose vigoureusement à la remise en état de la galerie de vidange de l’étang du Pourra, qui aurait entraîné un adoucissement trop important des eaux de l’étang d’Engrenier. Avec la ruine de l’oléiculture au xixe s. et l’abandon des salines au début du xxe commence pour la région une phase de déclin dont elle ne sortira qu’avec le développement du complexe industrialo‑portuaire de Fos dans les années 1970.
La perception des étangs au Moyen Âge et à l’époque moderne
60Aussi loin que l’on puisse remonter dans le temps, la région des Étangs de Saint‑Blaise a connu une occupation intense et continue, depuis la fin du Paléolithique supérieur jusqu’à nos jours, où elle constitue l’un des grands pôles industriels nationaux. On ne saura malheureusement jamais quelle perception les Anciens avaient de leur environnement. Cela n’est possible qu’à partir d’une époque relativement récente. Même si les rares évocations du milieu sont le plus souvent intentionnellement noircies, elles nous permettent de mieux appréhender les relations économiques et psychologiques qu’entretiennent les populations riveraines avec les plans d’eau. Les textes les plus anciens, dès le viiie s., citent les étangs parmi les richesses de l’économie locale. Le sel est effectivement une denrée précieuse. Mais à partir du milieu du xiiie s., l’instauration du monopole de Charles d’Anjou sur son extraction devient une source de conflits. L’exploitation du sel échappe désormais aux riverains. À la lumière des événements postérieurs, la notion de pouvoir et de contrôle (politique ou économique) apparaît déterminante dans l’attitude des communautés locales à l’égard des étangs.
61Dès la fin du Moyen Âge, le milieu palustre est perçu bien plus comme un handicap que comme une source de bienfaits par les habitants. Les doléances des riverains portent à la fois sur les méfaits du sel et les problèmes de santé publique. Au xve s., les étangs sont rendus responsables de l’érosion et de la stérilité des sols : « Ces étangs emportent toute la terre qui serait bonne à cultiver [...]. Ils brûlent à cause de leur eau salée les récoltes » (Archives départementales des Bouches‑du‑Rhône, série C, liasse no 126). À l’époque moderne, la salinité des étangs est fréquemment dénoncée : « Le terroir de Saint‑Mitre se trouve [...] endommagé par les eaux salées de quatre étangs que les tempêtes et les vents dispersent sur la plus grande partie du terroir, et ruinent les fruits, non seulement des biens voisins mais encore des plus éloignés dudit terroir et c’est ce qui donne lieu aux pauvres gens de faire un abandon d’une bonne partie de leurs terres qui se trouvent sujettes à toutes ces incommodités » (Archives communales de Saint‑Mitre, CC36 : 3‑4). Mais « l’étang de Berre, branche de la mer, n’est pas moins préjudiciable au terroir de Saint‑Mitre que les autres étangs à cause qu’il embrasse une grande partie du terroir [...] et [...] que les vents et les tempêtes étant fréquents dans nos quartiers, l’eau salée de la mer ruine bien souvent les blés, vignes et oliviers ».
62Les étangs sont également rendus responsables d’épidémies. C.‑F. Achard (1787, II : 547) écrit à propos de Fos : « Le climat y serait sain sans le voisinage de ces étangs. On se plaint moins des fièvres intermittentes depuis que l’on a établi un canal de communication de l’étang de l’Estomac à la mer ». A propos d’Istres : « Les maladies les plus ordinaires sont les fièvres intermittentes, les charbons, les rhumatismes. Le vent du Nord en diminue la violence et la cause » (Achard 1787, II : 612). A propos de Saint‑Mitre : « On y voit parfois des fièvres intermittentes et putrides » (Achard 1787, II : 425). De fait, d’après les auteurs de la Statistique des Bouches‑du‑Rhône, c’est sur la côte de Bouc au Rhône que le taux de mortalité est le plus important dans le département (1/42 pour une moyenne de 1/65). La cause essentielle en est selon eux la proximité des étangs (Villeneuve 1821 : 916). Les manifestations paludéennes étaient encore nuisibles pour la santé des Martégaux au début du siècle dernier. D’après L. Degut (1931), « il est de tradition dans le pays que le couvent des Capucins, qui dominait ce marécage, dut être abandonné pour ce motif, par ses religieux » qui s’installèrent sur l’autre rive du chenal, à Jonquières. Seul l’établissement d’une saline à la fin du xixe s. fit complètement disparaître les émanations putrides, avec le comblement du marécage de Chaparu. L’« affaire du Pourra », au début du xixe s., voit culminer la crise qui oppose les hommes aux étangs. La contagion paludéenne affecte alors les deux tiers de la population de Saint‑Mitre. Mais par‑delà les nuisances provoquées par la remise en eau de l’étang, c’est l’intervention d’un pouvoir économique extérieur –celui des capitalistes parisiens– qui est stigmatisée par la communauté villageoise.
63Les diverses tentatives d’assèchement des étangs traduisent une répulsion certaine des populations rurales à l’égard du milieu palustre, qui est perçu avant tout comme une source de nuisances à l’époque moderne. La « réhabilitation » des plans d’eau ne sera véritablement assurée que lorsque leur intérêt industriel deviendra évident, avec le développement de la production de la soude au xixe s. Cette évolution des conceptions reflète en réalité celle des structures économiques et sociales. Il semble que l’époque médiévale ait joué un rôle décisif dans cette modification de la perception du milieu palustre, et plus particulièrement le bas Moyen Âge. On soulignera la coïncidence entre cette désaffection des étangs et le développement des bourgs et des villages de Fos, Istres, Saint‑Mitre et Martigues. À partir de la fin du Moyen Âge, l’expansion de l’oléiculture s’accompagne d’une orientation de l’économie rurale vers la mise en valeur de son terroir « stable », tandis que le milieu « liquide » devient l’objet de craintes, d’appréhensions, voire d’une certaine répugnance.
64Cette évolution s’inscrit bien dans la « théorie des trois états » formulée par les érudits modernes en Provence à propos des milieux humides, selon laquelle une « période marécageuse », « paludéenne » ou encore « pestilentielle » aurait succédé à partir du xvie s. à une « phase maritime » antique et médiévale, illustrée par la navigation fluviale sur le Rhône au temps de Marius ou encore par les incursions des Sarrazins dans la région d’Arles (Lenthéric 1876 : 396‑ 397). Au xixe s. se serait esquissée une « période agricole » annonçant les temps futurs. Mais si le raisonnement est valable pour l’époque moderne, il est démenti par l’archéologie du paysage pour l’Antiquité. On sait en effet que le niveau des étangs de Saint‑Blaise était alors plus bas que l’actuel, que les marais de Barbegal étaient vraisemblablement moins étendus qu’au Moyen Âge (Leveau 1993b) et que la navigation sur le Rhône n’était pas si aisée – comme en témoigne précisément l’entreprise de Marius.
Notes de bas de page
1 Le tonlieu était dirigé par un telonarius assisté de judices qualifiés de vins illustribus. La diversité des produits qui transitaient par ce péage est remarquable : productions régionales (huile pour le luminaire, garum, fruits et légumes secs), épices (poivre, cumin, cannelle, girofle, nard, piment), produits de luxe (peau huilée, peau de Cordoue, papyrus). F. Ganshof (1960 : 133) écrit : « Le tonlieu de Fos, avec son personnel de direction, son organisation relativement perfectionnée, son mouvement considérable de denrées et de fonds constituait au viie s. un élément important du système d’institutions financières du regnum Francorum. On n’en connaît pas d’autre de ce type ».
2 Le formulaire de Marculf (Supplementarium Formularum Marculfi, no 1) signale un lieu de paiement du portorium, droit de passage pour les marchands. F. Ganshof (1960) a souligné l’importance de ce péage qui seul est qualifié de telloneo (Fossis) entre Marseille et Châlon‑sur‑Saône. L’existence d’un tonlieu à Fos et à Tholon est encore attestée en 1096 dans un acte du Cartulaire de l’abbaye de Saint‑Victor.
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