Chapitre 4. Conclusion
p. 229‑231
Résumés
Les industries lithiques du Paléolithique moyen en Haute‑Normandie se caractérisent par une forte spécificité de chaque assemblage, résultant probablement de la discontinuité des implantations humaines dans cette région. Elles possèdent en outre les mêmes caractères génériques que ceux qui ont servi autrefois à la définition du faciès dit Levalloisien dans le nord de la France. La pertinence de ce faciès, la nature des facteurs à l’origine de son émergence et leurs conséquences sur les caractéristiques techniques et typologiques des ensembles lithiques sont discutées à partir des exemples du Pucheuil et d’Etoutteville.
The Middle Palaeolithic industries of Haute‑Normandie are typified by the strong specificity of each assemblage. This results from a probable dlscontinuity in the human occupation of this region. In addition, they possess the same generic characteristics as those which previously served to define the Levallois faciès in northern France.
Texte intégral
1Les sites du Pucheuil et d’Étoutteville s’inscrivent dans un cadre régional assez riche en gisements du Paléolithique moyen (cf. § 1.2). Or, les perspectives de comparaison à l’échelon régional sont très limitées, en raison de la forte spécificité des assemblages issus de chaque gisement, voire même de chaque niveau d’occupation (pour les sites à occupations multiples). Les caractères propres à chaque série lithique sont d’autant plus difficiles à interpréter qu’ils ne peuvent pas être mis en relation avec les autres témoins de l’activité humaine, non conservés dans la quasi‑totalité des sites.
2Les outils retouchés, qui constituent encore à l’heure actuelle l’élément de comparaison le plus usité dans les approches comparatives intersites, ne sont pas d’une grande utilité dans ces contextes, en raison de leur nombre toujours très restreint. Ceux‑ci sont de plus dans leur ensemble très peu conformes à la typologie qui sert de fondement aux diagnoses des assemblages du Paléolithique inférieur et moyen (Bordes 1950). C’est aussi le cas pour les outillages des séries lithiques du Pucheuil et d’Etoutteville qui ne peuvent être corrélés à aucun des faciès typologiques du Moustérien, tels qu’ils ont été définis par F. Bordes. Loin d’être un constat d’échec, ni même une critique vis‑à‑vis d’une méthode d’analyse qui n’a en aucun cas été conçue et élaborée pour être universellement applicable, ces constatations doivent plutôt nous amener à réfléchir sur la signification d’une telle spécificité.
3La discontinuité des implantations humaines au Paléolithique moyen dans cette région explique certainement en large partie la forte hétérogénéité des ensembles archéologiques. En effet, pendant toute la durée du Paléolithique moyen (que les séries A et C du Pucheuil permettent de faire débuter à au moins 250 000 BP), la Haute‑Normandie, située en zone périglaciaire, n’a manifestement été occupée qu’épisodiquement, lors des phases climatiques les moins rigoureuses. Les assemblages lithiques du Pucheuil et d’Etoutteville, tout comme la grande majorité des assemblages du Paléolithique moyen découverts dans la région, se situaient soit dans des dépôts interglaciaires, soit dans des dépôts de début de période glaciaire (tabl. xl). Les séquences lœssiques, lorsqu’elles ont été préservées de l’érosion, sont dans tous les cas totalement stériles sur le plan archéologique. L’occupation de la Haute‑Normandie au cours du Paléolithique moyen est donc manifestement le fait de groupes humains isolés, dispersés, ayant migré depuis des zones situées hors du domaine périglaciaire pour venir occuper ponctuellement (mais peut‑être tout de même à l’échelle de plusieurs générations) la région. La diversité des solutions techniques auxquelles ont eu recours ces groupes humains pour satisfaire leurs besoins en objets lithiques tend à indiquer que ces groupes provenaient d’horizons « culturels » variés.

TABL. XL – Cadre chronostratigraphique des séries lithiques du Pucheuil et d’Étoutteville.
4Cette diversité a pu s’exprimer d’autant plus aisément que la matière première, du fait de son abondance et de la variété des modules disponibles, n’a exercé aucune contrainte d’ordre technique. Au sein de la gamme des moyens techniques mis au service de la production lithique, quelques grandes tendances se dégagent toutefois. Ainsi le débitage Levallois occupe une place prépondérante et quasiment exclusive parmi les systèmes de production ; et lorsqu’il est associé à d’autres modes de débitage, ceux‑ci n’interviennent que secondairement dans l’organisation de la production. Tel est le cas dans l’industrie de la série B du Pucheuil. En revanche, le débitage Levallois fait appel à des méthodes de débitage diverses, récurrentes ou préférentielles, et le plus souvent fondées sur des enlèvements unidirectionnels (unipolaires, bipolaires ou unipolaires convergents). L’outillage retouché associé à ces industries, toujours très peu abondant, est indifféremment aménagé aux dépens de tous types de supports, davantage prélevés parmi les sous‑produits des chaînes opératoires Levallois que parmi les produits Levallois eux‑mêmes.
5Ces caractères génériques renvoient directement à une notion très anciennement introduite dans la bibliographie : celle du Levalloisien. Défini initialement par Breuil et Kelley (1954), le Levalloisien fut tout d’abord assimilé à l’un des stades chronologiques et culturels du Paléolithique ancien, au même titre que l’Abbevillien, l’Acheuléen et le Micoquien (Breuil 1932). Il fut divisé par H. Breuil en sept phases chronologiques (Levalloisien I à VII), couvrant l’ensemble du Riss, du Riss‑Würm, ainsi que la première partie du Würm. Ses phases les plus récentes étaient donc considérées comme contemporaines du Moustérien. Dans le sens qui lui fut conféré par H. Breuil, le Levalloisien était caractérisé exclusivement par l’emploi de la « technique levalloisienne ».
6Par la suite, F. Bordes établit la distinction entre le faciès levalloisien et le mode de débitage associé, qualifié alors de : Levallois, tout comme les produits correspondants (Bordes 1955). De plus, réfutant le cadre chronologique proposé par Breuil, il définit le Levalloisien et le Moustérien comme deux faciès distincts au sein du Paléolithique moyen (Bordes 1953). Le faciès dit Levalloisien se distingue, dans son système d’analyse (Bordes, Bourgon 1951), par un indice Levallois typologique élevé, traduisant la prédominance des éclats Levallois bruts au sein de l’outillage. Le terme de Levalloisien est désormais toujours employé dans ce sens. Il est quelque peu tombé en désuétude, bien qu’il recouvre pour partie une réalité toujours aussi flagrante.
7En particulier la dichotomie, mise en évidence dès le début de ce siècle par V. Commont (1913), puis reprise par F. Bordes, entre les industries moustériennes du nord de la France à très faibles proportions d’outils retouchés et celles du sud‑ouest, dans lesquelles la part de produits retouchés est généralement assez importante, est confirmée par l’ensemble des découvertes réalisées depuis. En revanche, le modèle interprétatif élaboré par F. Bordes pour tenter de déterminer l’origine de telles différences est loin d’être démontré par la réalité archéologique. Les facteurs mis en avant par Bordes reposaient à la fois sur la nature des sites, le mode de vie des groupes préhistoriques, la saison d’occupation des sites et le comportement des tailleurs vis‑à‑vis de matières premières plus ou moins abondantes. Il opposait ainsi de manière très schématique des groupes moustériens, implantés dans le sud‑ouest de la France, occupant principalement des grottes, sédentaires en période hivernale et retouchant intensément leurs outils afin d’économiser une matière première peu abondante, aux groupes levalloisiens du nord de la France, établis dans des campements de plein air, nomades, se déplaçant fréquemment d’un site à l’autre, et n’hésitant pas à « gaspiller » une matière première surabondante. Ce schéma fait appel à des notions (relatives notamment à la fréquentation saisonnière des sites et à leur durée d’occupation) auxquelles on a malheureusement rarement accès pour les périodes anciennes de la préhistoire.
8Le faciès dit Levalloisien est particulièrement bien implanté au cours de la période saalienne en Haute‑Normandie et dans le nord de la France en général. Il est corrélé à des industries faisant appel à un débitage Levallois très élaboré et dont les modalités techniques paraissent en large partie guidées par des critères de prédétermination (critères dimensionnels et morphotechniques) assez précis. Dans ces industries, l’éclat Levallois brut paraît être conçu comme un produit fini. Cette conception du produit Levallois, élaboré et prédéterminé pour répondre directement, à l’issue des séquences de production, aux critères morphofonctionnels requis pour son utilisation, nous paraît constituer l’élément le plus déterminant dans la distinction entre les industries levalloisiennes et les industries non levalloisiennes, essentiellement répandues dans la moitié sud de la France. Dans ces industries, l’éclat Levallois apparaît plutôt en règle générale comme le support d’outils retouchés variés. Ces facteurs d’ordre technique ne sont pas incompatibles avec d’autres facteurs, tels que ceux mis en avant par F. Bordes, pour expliquer les différences entre industries levalloisiennes et industries non levalloisiennes. En l’état actuel des connaissances, seuls les arguments d’ordre technique sont toutefois étayés par des données substantielles.
9La conception qui préside à la production Levallois est à l’origine du très faible taux d’outils retouchés dans les industries levalloisiennes : on a la nette impression que la confection d’outils au moyen de retouches ne s’inscrivait pas dans les habitudes techniques des groupes levalloisiens. Les industries saaliennes (séries A, C et B) du Pucheuil illustrent cette conception. Elle paraît également applicable au site de Tourville‑la‑Rivière (Vallin 1991), correspondant à un site de boucherie, et dont l’occupation est corrélée au dernier paléosol interglaciaire saalien. Tout porte à croire que la destination fonctionnelle du matériel lithique, très peu abondant, était liée dans ce site à l’activité de boucherie. Cet assemblage fournit donc l’exemple fort intéressant d’une production non retouchée (ou quasiment) vraisemblablement utilisée sur place pour les besoins d’une activité spécialisée.
10Ces fondements techniques de la production perdurent dans les industries rapportées aux phases récentes du Paléolithique moyen, et principalement au Weichsélien ancien (les lœss du Weichsélien moyen étant le plus souvent érodés). C’est dans ce contexte que prend place l’occupation du site d’Etoutteville. L’émergence de la production laminaire à cette période dans le nord de la France n’est peut‑être pas sans relation avec l’ancrage dans ces régions d’une conception levalloisienne de la production, résolument moderne et axée sur des principes techniques (obtention de produits de débitage répondant aux normes de l’outil fini) identiques à ceux qui serviront de fondement aux systèmes techniques du Paléolithique supérieur.
Auteur
Archéologue, spécialiste des ensembles lithiques, AFAN ; CNRS, Meudon
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