Chapitre 1. Cadre d’étude
p. 13‑26
Résumés
Les opérations menées dans le cadre des travaux autoroutiers de Haute‑Normandie (A28 et A29) ont livré deux gisements de plein air du Paléolithique moyen : Le Pucheuil et Étoutteville, en contexte de doline jusqu’alors peu connu, et dont le potentiel était largement sous‑estimé. Leur étude apporte des données nouvelles pour la connaissance de la Préhistoire ancienne régionale, mais aussi dans le cadre élargi de l’Europe du Nord‑Ouest.
La Haute‑Normandie est une région riche en gisements paléolithiques, mis en valeur depuis les travaux de F. Bordes. Les recherches récentes ont permis de consolider le cadre chronostratigraphique régional et d’envisager de nouvelles approches tant spatiales que technologiques. L’inventaire des sites régionaux de référence met en évidence des lacunes documentaires importantes relatives à la connaissance des phases les plus anciennes et les plus récentes du Paléolithique moyen.
Le pays de Caux correspond à un plateau d’altitude moyenne de 100 à 150 m, incisé par des vallées d’orientation Nord‑Sud. Ce plateau se caractérise par un seul faciès lithologique : la craie du Crétacé supérieur (du Cénomanien au Sénonien). Un manteau d’argile à silex issu de l’altération de la craie, des dépôts tertiaires (sables, argiles, grès, poudingues…) et d’épaisses formations lœssiques quaternaires constituent les dépôts présents au sommet de la craie.
Excavations in advance of construction work for the A28 and A29 motorways in Haute‑Normandie hâve revealed two open air sites from the Middle Palaeolithic: Le Pucheuil and Étoutteville. The context of these finds, in a doline, was hitherto unknown and the potential was largely underestimated. Their study brings new data to our knowledge of ancient prehistory at a regional level as well as in the larger framework of north‑west Europe.
The Haute‑Normandie is a region rich in palaeolithic deposits, understood since the Works of F. Bordes. Recent research has Consolidated the régional chrono‑stratigraphical framework and allows us to envisage new spatial and technological approaches. The record of regional reference sites shows up considerable gaps in the documentation concerning our knowledge of both the oldest and the most recent phases of the Middle Palaeolithic.
The pays de Caux is characterised principally by a plateau with an average altitude of 100 to 150 m, the valleys marking the only relief from the monotony. Underlaid by a single lithological facies, the surface of the plateau is inscribed in the chalks of the Upper Cretaceous (from the Cenomanian to the Senonian). It is compose! of formations which associate the following elements: a capping of clay with flints (the result of weathering of the chalks), tertiary deposits (sands, clays, sandstones, pudding‑stones…) and thick formations of quaternary loess. This surface is considered to represent a topography fundamental with regard to levelling processes, the évolution of local relief and the genesis of superficial formations.
Texte intégral
1.1 Introduction
1Les autoroutes A29 et A28 (dont certains tronçons sont d’ores et déjà en service) s’inscrivent dans le réseau routier transmanche, permettant de relier le Nord à la Normandie. Elles devront recevoir une partie du trafic venant du tunnel sous la Manche et intensifier les échanges entre les ports hauts‑normands et les pays d’Europe du Nord.
2Les opérations archéologiques préalables aux travaux autoroutiers de l’A28 et de l’A29 ont permis la mise au jour de deux gisements du Paléolithique moyen : Le Pucheuil (commune de Saint‑Saëns) et Étoutteville. Ils apportent des données essentielles pour la connaissance de cette période, à la fois dans le cadre régional mais aussi dans le cadre plus vaste des périodes anciennes de la préhistoire en Europe du Nord‑Ouest. Leur étude a bénéficié de conditions assez exceptionnelles dans le contexte de l’archéologie préventive, suscitées par le service régional de l’Archéologie de Haute‑Normandie, en particulier par son conservateur Xavier Delestre, et favorisées par les aménageurs concernés : la Société des autoroutes Paris‑Normandie (A29) et la DDE de Seine‑Maritime (A28). En amont de cette étude, le travail de terrain put être mené grâce à la compétence et à la motivation des équipes de l’Afan et malgré des conditions parfois difficiles, en particulier au Pucheuil, L’équipe de terrain était composée au Pucheuil de Bruno Aubry, Cyrille Billard, Olivier Bouquerel, Éric Gaumé, Hervé Herment, Christophe Laurelut, Gilles Habasque et Carole Pinel, sous la responsabilité d’Anne Ropars ; et à Étoutteville de Bruno Aubry, Thierry Deshayes, Philippe Ferray et Hervé de Lauzières sous la conduite d’Anne Delagnes. Dès la phase de terrain pour les géomorphologues et postérieurement à la fouille pour les autres, les collaborateurs de ce volume se sont joints à l’étude en acceptant le difficile enjeu de réaliser dans des délais extrêmement brefs un travail de synthèse. La phase d’étude s’est de plus appuyée sur l’aide de diverses personnes, notamment pour le remontage des silex taillés, sans laquelle il aurait été impossible de mener aussi loin l’analyse (il s’agit principalement pour la série B du Pucheuil de Bruno Aubry, Cyrille Billard, Marie‑Armelle Paulet‑Locard, Jacques Pélegrin et pour Étoutteville de Bruno Aubry, Philippe Ferray et Florence Kuntzmann). Une large partie de l’étude (en particulier l’analyse des ensembles lithiques) fut effectuée au sein du laboratoire de l’ERA 28 du CNRS à Meudon (sous la direction de Gatherine Perles), et bénéficia de ce fait d’un environnement scientifique très approprié. Tous ont joué un rôle essentiel dans l’aboutissement de ce travail et méritent à ce titre nos plus vifs remerciements.
3La découverte et la fouille des gisements du Pucheuil et d’Étoutteville sont entièrement redevables au contexte des grands travaux qui a donné l’opportunité, dans les sections décaissées, d’effectuer des sondages beaucoup plus profonds que ce qu’il avait été permis de faire jusqu’alors dans la région. Ces sondages ont conduit à la découverte de dépôts archéologiques qui n’auraient probablement jamais été portés à notre connaissance sans cela. Lorsqu’ils sont préservés, les niveaux paléolithiques sont en effet généralement enfouis à plusieurs mètres de profondeur, au sein de séquences lœssiques qui atteignent fréquemment près de 10 m ; et en surface, les indices d’occupation préhistorique sont le plus souvent nuls (c’était le cas à Étoutteville). Dans le contexte du plateau du pays de Caux, la préservation de séquences lœssiques importantes est à mettre en relation avec la formation de dolines, qui ont fonctionné comme des pièges naturels pour les dépôts de lœss, très largement érodés en dehors de ces formations.
4Les travaux archéologiques menés dans le cadre des aménagements autoroutiers de l’A28 et de l’A29 ont donc conduit à la mise en évidence d’un type de gisement (en contexte de doline) jusqu’alors peu connu régionalement, ou dont le potentiel était largement sous‑estimé. Ces travaux s’inscrivent dans un passé, déjà très ancien dans cette région, d’investigations archéologiques en relation avec des activités industrielles. Ce passé est marqué par plusieurs temps forts, qui constituent autant d’étapes fondamentales pour la recherche préhistorique en Haute‑Normandie.
5Le premier temps fort correspond à la période de l’après‑guerre, au cours de laquelle l’essor des briqueteries fournit à François Bordes l’opportunité de définir le cadre stratigraphique associé aux industries paléolithiques de la région, grâce à l’étude des coupes visibles dans ces exploitations.
6Le second temps fort est lié aux projets d’urbanisation qui menacèrent à partir des années 70 certaines de ces briqueteries (alors à l’abandon) ainsi qu’au développement des exploitations de carrières (en particulier en bordure de Seine). Des opérations de sauvetage, concernant à la fois des sites anciennement connus et des sites nouvellement mis au jour, furent menées à partir de cette époque par Gérard Fosse et son équipe. Cette période marque un tournant de la recherche dans la région, par la mise en œuvre de nouvelles pratiques de terrain, fondées sur des fouilles méthodiques et des programmes d’études interdisciplinaires.
7Une nouvelle étape a été franchie lorsque les archéologues ont été associés aux projets autoroutiers. La découverte de sites dans les contextes très spécifiques que sont les dolines a nécessairement imposé une redéfinition des objectifs de la recherche et des méthodes de fouilles, dans des conditions d’extrême urgence et de complexité nouvelle. À ce propos, notons l’évolution dans l’approche des deux sites présentés dans ce volume. La doline du Pucheuil, découverte la première, a surpris par son ampleur et ses potentialités archéologiques. Il est indéniable que la fouille de ce site a pâti d’une estimation minimale des moyens et du temps nécessaires. Ce handicap de départ a été largement surmonté grâce à l’intervention, dès la phase de terrain, des différents spécialistes. La fouille du site d’Étoutteville s’est inscrite quant à elle dans un cadre de recherches beaucoup plus structuré et a bénéficié de conditions plus appropriées à la nature et aux potentialités du gisement.
8Les moyens mécaniques mis à disposition des archéologues sur les travaux autoroutiers, sans commune mesure avec ceux jusqu’alors disponibles, ont joué un rôle essentiel dans la découverte et l’exploitation de tels gisements. Toutefois, en dépit de ces moyens, la mise au jour de ces sites en contexte de doline s’avère largement aléatoire et leur évaluation très délicate. Une bonne connaissance de la topographie des formations superficielles paraît cependant susceptible de limiter la part du hasard dans la découverte de ces gisements (Deloze et al. 1994) et leur remarquable intérêt devra désormais inciter les archéologues à intégrer systématiquement leur recherche aux phases de prospection,
1.2 Le Paléolithique ancien et moyen en Haute‑Normandie : évolution de la recherche et état de la documentation
9Nous nous proposons, non pas de réaliser la synthèse globale des recherches dans cette région, mais de replacer les fouilles d’Étoutteville et du Pucheuil à un moment précis où l’état de la recherche et le développement des opérations de sauvetage dans le cadre de grands travaux ont dicté le mode d’intervention archéologique sur ces sites,
1.2.1 Évolution de la recherche depuis 1945
10La Haute‑Normandie est une région riche en gisements paléolithiques (fig. 1) et, à cet égard, l’opportunité de l’exploitation des briqueteries jusque dans les années d’après‑guerre a permis à F. Bordes (1954) d’établir des ensembles de référence, à partir de sites en milieu limoneux. Outre le travail d’inventaire, la nouveauté de son approche résidait dans l’abandon des fossiles directeurs et dans l’affirmation selon laquelle les proportions des différents outils et des différentes techniques permettent de caractériser une industrie. Cette typologie se voyait dotée d’outils statistiques nouveaux (diagrammes cumulatifs, calcul d’indices) qui restent encore à l’heure actuelle un des volets de l’approche comparative intersite.

FIG. 1 – Localisation des principaux gisements du Paléolithique moyen en Haute‑Normandie.
CB/Culture
11À la suite de F. Bordes, le cadre chronostratigraphique a été affiné sous l’impulsion conjointe de G. Fosse et des membres du centre de géomorphologie du CNRS de Caen (Fosse 1982). Les sites de référence ont été repris de façon à compléter les ensembles lithiques ou à préciser leur position stratigraphique. Cependant, l’intérêt de ces chercheurs s’est surtout porté sur l’analyse spatiale des vestiges d’occupation et sur la mise en évidence de structures, dans la mouvance des recherches développées par l’équipe d’A. Leroi‑Gourhan sur les sites du Paléolithique supérieur en Bassin parisien.
12Les tentatives d’approche palethnographique étaient malheureusement limitées par la nature des assemblages, constitués le plus souvent des seuls vestiges lithiques. Les sites à faune fouillés récemment sont en effet exceptionnels et l’apport du site de boucherie de Tourville‑la‑Rivière reste unique dans la région (Vallin 1991).
13Les vestiges lithiques formant l’essentiel de la documentation archéologique, les derniers travaux ont tendu vers l’essai d’une meilleure compréhension des comportements techniques des hommes du Paléolithique ancien et moyen. Ces analyses purent s’appuyer, dans un certain nombre de cas, sur des remontages abondants : les sites d’Houppeville (Vallin 1988 ; 1992), de Saint‑Martin‑Osmonville (Michel 1981 ; 1982) et de Goderville (Drwilla 1991) s’insèrent dans ce cadre d’étude.
14La multiplication des interventions archéologiques lors de grands travaux ne pouvait que renouveler cet état des connaissances du fait de moyens techniques et humains importants et à la mesure des sites en milieu limoneux du pays de Caux : les fouilles du Pucheuil et d’Étoutteville marquent le début de cette nouvelle phase de recherche.
1.2.2 Les sites de référence régionaux
1.2.2.1 Premières traces de présence humaine en Haute‑Normandie
15Les plus anciens témoins de la présence de l’homme en Haute‑Normandie ont été découverts lors de l’exploitation de briqueteries qui ont livré de grandes quantités d’objets remplissant les musées locaux et ayant généralement perdu la majeure partie de leur intérêt scientifique.
16Dans les années 60, à la fermeture de ces briqueteries, des efforts tout particuliers ont été faits pour conserver les coupes de limons ayant servi de base à la chronologie régionale (mise en réserve, procédure de classement). La préservation de ces coupes (Saint‑Pierre‑lès‑Elbeuf, Epouville, Saint‑Romain‑de‑Colbosc, etc.) reste une priorité actuelle : en effet, si celles‑ci constituent toujours des gisements potentiels et restent des références constamment débattues, elles ont par ailleurs une forte valeur pédagogique.
17L’une d’elles, celle de Saint‑Pierre‑lès‑Elbeuf, livra un petit ensemble de silex taillés attribué à l’Acheuléen (Lautridou, Verron 1970 ; Fosse 1982), semblant provenir du paléosol intrasaalien Elbeuf IV. Sur le même site, la terrasse fluviatile de 30 m (antésaalienne) a fourni un éclat émoussé (Lautridou 1983). Une série d’éclats et de 7 bifaces avait été trouvée dans le même contexte à La Haye‑le‑Comte, près de Louviers (Eure). Ont aussi été rapportées aux phases les plus anciennes de la préhistoire normande les séries dites « clactoniennes » des plages du Havre (Watté 1987). Un travail récent portant sur une partie de ces collections a mis en évidence que la méthode de débitage employée pour l’obtention des éclats « clactoniens » correspond en fait à une méthode d’extraction de la matière première, adaptée à sa nature et sa position (grands bancs de silex cénomanien affleurant dans la falaise), et constituant la phase initiale d’une chaîne opératoire (de façonnage ?) dont les phases suivantes auraient été principalement réalisées sur d’autres sites (Forestier 1992). Ces séries, ramassées en surface, ne sont malheureusement pas datables.
18Si l’on ne tient compte que des séries bien documentées et dont la position stratigraphique est clairement établie, il apparaît que les plus anciennes traces d’occupation humaine dans la région ne sont pas antérieures à la base des limons saaliens anciens. Les ensembles lithiques rapportés à la période saalienne, bien que corrélés pour partie à l’Acheuléen supérieur ou final sur la base de leur position stratigraphique et de la présence de certaines formes de bifaces, se caractérisent par l’emploi presque systématique du débitage Levallois et semblent davantage ancrés dans le Paléolithique moyen.
1.2.2.2 Les sites saaliens (Seine‑Maritime)
19À Tancarville, une série de silex taillés, de débitage non Levallois, a été mise au jour en 1982.. Les pièces se trouvaient sous la dune éémienne, ou au sommet de sables fluviatiles saaliens (Lautridou 1987 : 119‑124). Deux niveaux ont pu être individualisés et ont livré au total près de 700 pièces en grande partie remaniées par l’érosion du fleuve. La présence d’une lentille charbonneuse dans le deuxième niveau mérite d’être signalée.
20À Tourville‑la‑Rivière, l’exploitation d’une carrière de granulats a permis la découverte et le sauvetage d’un très important gisement faunique saalien par G. Carpentier et L. Vallin (Lautridou 1987 ; Vallin 1991). La question d’une origine anthropique de certaines concentrations osseuses s’est rapidement posée à partir de la découverte d’artefacts taillés. La fouille d’un des niveaux alluviaux de la Seine, daté du début du dernier stade saalien (stade isotopique 6), fut menée par L. Vallin. Les observations stratigraphiques et sédimentologiques recueillies mettent en évidence l’existence d’un bras mort de la Seine à proximité de la falaise crayeuse. Les restes osseux, essentiellement représentés par des herbivores (Cervidés surtout, puis Bovidés et Équidés, présence de Mammouth et peut‑être Rhinocéros), laissent présumer une intervention humaine (boucherie) visible par ailleurs dans la fracturation des os. L’industrie lithique, peu abondante, est à dominante Levallois, avec des produits généralement allongés.
21À Saint‑Martin‑Osmonville, une fouille de sauvetage dirigée par A. Michel en 1981, et située non loin du site du Pucheuil, a permis de dégager, entre autres, une série lithique de 259 pièces, fondée en partie sur le débitage Levallois, et pauvre en outils, dans une séquence de limons saaliens très comprimés (Michel 1981 ; 1982).
22Les séries saaliennes jusqu’alors découvertes étaient très peu abondantes. Le site du Pucheuil constitue le premier gisement saalien dans la région dont l’étude peut s’appuyer sur de riches ensembles lithiques et bien calés chronostratigraphiquement. Tous ces gisements saaliens se caractérisent par l’emploi systématique d’une production Levallois très élaborée, et par la rareté des outils retouchés.
1.2.2.3 Les industries du Paléolithique moyen récent
23Cette période est incontestablement la mieux documentée. À la suite des travaux de F. Bordes (Farizy, Tuffreau 1986), les industries haut‑normandes ont donné lieu à des essais de classification. Ont ainsi été identifiés :
– un Moustérien de Tradition Acheuléenne (Épouville) ;
– un Moustérien typique (Houppeville [série claire], Oissel) ;
– un Moustérien à denticulés (Évreux).
Les industries éémiennes et du début glaciaire
24À Houppeville, à la base des limons récents, F. Bordes avait décrit une série proche du Moustérien de Tradition Acheuléenne de type A, et possédant des bifaces de types micoquien, acheuléen ou indéterminable, avec un débitage Levallois à tendance laminaire. La fouille effectuée par L. Vallin et G. Fosse à partir de 1977 permit de replacer l’occupation moustérienne entre la fin du Weichsélien ancien et le début du Pléniglaciaire et de mettre en évidence des aires d’implantation humaine peu perturbées (Vallin 1988 ; 1992). Le système de production, fondé principalement sur le débitage Levallois récurrent unipolaire, est associé dans ce site à un cortège d’outils attribué au Moustérien typique.
25À Épouville, les fouilles de G. Fosse réalisées en 1975 et 1976, et reprises en 1988, ont fourni près de 2 000 silex taillés, localisés dans un limon brun grumeleux daté du Pléniglaciaire inférieur (Fosse, Lechcvalier 1979). Le contexte géomorphologique ne peut malheureusement pas exclure l’éventualité d’un mélange de plusieurs industries. La majeure partie de la série semble appartenir à un Moustérien de Tradition Acheuléenne (Fosse 1982), mais la présence de certains outils et produits laminaires, tranchant largement avec le reste de la série, indiquerait l’intrusion d’éléments du Paléolithique supérieur.
Les industries du Pléniglaciaire moyen : la fin du Paléolithique moyen
26Sur le site de Goderville, F. Bordes (1954) avait identifié deux séries distinctes par la patine (l’une mate et l’autre lustrée). La position stratigraphique de ces pièces ainsi que le caractère très laminaire des deux séries lui avaient permis de rapprocher ces industries de celles du Paléolithique supérieur ancien (Périgordien 1 de Dordogne). La reprise des fouilles par G. Fosse, de 1972 à 1976, fournit un ensemble d’environ 500 pièces proches de la série lustrée de Bordes et qui était contenu dans un limon grumeleux du début glaciaire weichsélien (Lautridou et al. 1974). L’ensemble des industries trouvées par Bordes dans ce site (en particulier la série mate) ne connaît donc finalement pas d’attribution chronostratigraphique précise.
27Le site de Saint‑Martin‑Osmonville/La Salle (Michel 1981 ; 1982) a également livré plusieurs séries post‑éémiennes. La série I est corrélée à la base des limons du début glaciaire. La série II, du début glaciaire, se trouve en position dérivée. Enfin, la série III est associée au niveau de Kesselt (horizon pédologique cryoturbé caractéristique de la fin du Pléniglaciaire moyen) et a livré une industrie dont l’outillage, quoique peu abondant (15 pièces), comporte un certain nombre d’éléments caractéristiques du Paléolithique supérieur.
28Les vieilles collections des industries à petits bifaces dominants de Saint‑Julien‑de‑la‑Liègue (Eure) ont été récemment réétudiées par D. Cliquet (1982 ; Cliquet, Lautridou 1988). Ces industries originales et abondantes sont malheureusement mal resituées chronologiquement. Si elles sont proches du Moustérien de Tradition Acheuléenne de type A, daté généralement du début glaciaire, elles présentent aussi des affinités avec les industries à pointes foliacées à retouches bifaciales, connues dans les cultures d’Europe centrale, telles que le Szélétien ou l’Altmühlicn. Dans cette zone géographique, ces cultures sont des faciès du Paléolithique moyen enrichis de caractères du Paléolithique supérieur et datés de l’interstade II‑III (Valoch 1957).
1.2.3 Conclusion
29Incontestablement, la Haute‑Normandie possède des atouts importants pour la connaissance des périodes paléolithiques grâce à un cadre chronostratigraphique assez précis, ainsi qu’à l’abondance des sites en milieu lœssique et leur densité en vestiges lithiques. Si actuellement, les périodes saaliennes ainsi que la période du début glaciaire peuvent être abordées sur la base d’une documentation assez importante, notre connaissance des phases anciennes du Paléolithique moyen et des phases les plus récentes demeure très lacunaire.
1.3 Aspects physiques d’ensemble du pays de Caux
1.3.1 Introduction
30Le plateau du pays de Caux constitue un vaste plan topographique légèrement incliné de l’est vers l’ouest ; cette planéité n’est rompue que par l’incision de quelques vallées. Dans le cadre des opérations archéologiques mises en œuvre sur les futurs tracés de l’A28 et de l’A29, il a paru intéressant de dresser une synthèse sur faire géographique concernée par ces opérations ; il s’agissait de mettre en évidence l’aspect du paysage actuel dans le contexte géologique et géomorphologique afin de connaître les grandes lignes du cadre physique dans lequel l’homme s’est inséré, ce qui permettait d’analyser ses relations avec ce cadre et la manière dont il a occupé son espace.
1.3.2 Les données du relief
31Le pays de Caux couvre une superficie de 4 000 kcm2 environ. Cette région naturelle s’étend entre la vallée de la Seine au sud, et la côte d’Albâtre au nord‑ouest. Son extrémité occidentale, entre Le Havre et Fécamp, prend le nom de Bec de Caux. Elle est limitée au sud‑est par la vallée de l’Andelle descendant du pays de Bray ; cette limite se prolonge à l’est par la ligne de crête de la cuesta occidentale de pays de Bray et rejoint le littoral à Dieppe en longeant la vallée de la Béthune‑Arques.
32Le trait fondamental de son relief est représenté par l’ensemble d’architecture tabulaire qu’est le plateau. Il constitue actuellement le prolongement des plateaux de la marge occidentale du bassin de Paris. Ce plateau s’inscrit dans des substrats cohérents : la craie couronne l’ensemble sommital et supporte les formations épaisses d’argiles à silex, les dépôts tertiaires et les formations limoneuses. Cette craie apparaît parfois aux ruptures de pente et les meilleurs affleurements se situent en bordure du plateau, dans les falaises littorales.
33Dans le détail, ce plateau est caractérisé par une surface en pente douce depuis le pays de Bray à l’est jusqu’aux plages de la Manche dominées par une falaise crayeuse de 90 m. Généralement, cette surface se trouve comprise entre 100 et 200 m d’altitude ; la courbe de niveau de 100 m serre de près les vallées (fig. 2). Comparé à d’autres plateaux de la marge occidentale du bassin de Paris, l’une des particularités du plateau du pays de Caux est qu’il n’existe pas de grandes étendues vraiment plates, mais un ensemble d’interfluves étroits et bien marqués dans le paysage. En réalité, la surface du plateau est entaillée par un réseau dense de petits vallons secs et de micro‑talwegs, aux versants doux et rectilignes (2 à 5 %), développés aux dépens des lœss et argiles à silex (fig. 3). À l’inverse lorsque les talwegs sont directement creusés dans le substrat crayeux, ils s’inscrivent dans des vallées à versants en pente forte. Celles‑ci sont drainées actuellement par des cours d’eau qui suivent une direction générale S.‑E./N.‑O. Les cours d’eau confluant avec la Seine sont nettement plus encaissés que ceux débouchant sur la Manche au nord (Durdent, Saâne, etc.). En bordure de Manche, des vallées sèches, appelées « valleuses », entaillent les falaises du littoral : du fait du changement actuel du niveau marin et du sapement de la mer, ces vallées sont actuellement suspendues.

FIG. 2 – Carte orographique du pays de Caux. 1 courbe de niveau. 2 cours d’eau, 3 falaise, 4 agglomération, 5 tracé de l’autoroute.
AH/AFAN ; CNRS

FIG. 3 – Formes principales du relief actuel.
AH/AFAN ; CNRS
1.3.3 Le contexte géologique
34L’ensemble du pays de Caux appartient au grand bassin sédimentaire anglo‑parisien. Ce bassin mésozoïque a son caractère propre : il se compose de roches sédimentaires carbonatées et détritiques (marnes et calcaires, argiles et sables), alors que le massif Armoricain, à l’ouest, est composé essentiellement de roches dures : gneiss pentévriens, schistes briovériens, séries gréseuses cambrosiluriennes…
35Au regard de la carte géologique schématique du pays de Caux (fig. 4), la transgression crétacée est largement représentée dans la région (Juignet 1974), résultat d’une longue histoire géologique d’environ 150 millions d’années. La série crayeuse constitue, en raison de la nature des faciès et de leur ampleur, le substrat caractéristique du pays de Caux, tant par le nombre des affleurements (surtout sur le littoral) que par l’impact des assises sur le paysage, en jouant un rôle spécifique sur l’énergie et la distribution des paysages géomorphologiques.

FIG. 4 – Assises géologiques du pays de Caux. 1 dépôts tertiaires, 2 Sénonien‑Turonien, 3 Cénomanien, 4 Albien‑Aptien, 5 Jurassique, 6 cours d’eau, 7 faille, 8 tracé de l’autoroute.
AH del./AFAN, CNRS
36Les unités lithostratigraphiques se sont mises en place dans l’ordre chronologique suivant (du plus ancien au plus récent).
Le Crétacé inférieur (Aptien‑Albien)
371. Les sables ferrugineux : appartenant à l’Aptien supérieur, ils présentent le premier dépôt mis en place dans le secteur de la basse vallée de la Seine lors de la transgression crétacée. D’épaisseur moyenne comprise entre 20 et 30 m au nord de la Seine, le dépôt est composé de sables fins quartzeux, chargés de concrétions ferrugineuses ; ils peuvent être localement plus grossiers.
382. Les poudingues ferrugineux : cette formation détritique est bien représentée dans le secteur de l’estuaire de la Seine ; les meilleurs affleurements sont localisés sur le littoral cauchois. Cette formation est constituée de graviers et de galets pris dans une matrice argilo‑sableuse, intercalée entre les sables ferrugineux et les argiles de Gault ; elle appartient en majeure partie à l’étage de l’Albien inférieur et à la moitié de l’Albien moyen.
393. Les argiles du Gault et la gaize : très localisés, les affleurements sont surtout situés dans les falaises littorales entre le Havre et Saint‑Jouin. À la base, le gault est constitué par des argiles noires micacées plus ou moins chargées de glauconie. Au sommet, la gaize est caractérisée par une alternance de passées argileuses, calcaires et gréseuses enveloppant des cordons de cherts à spicules de spongiaires.
Le Crétacé supérieur
40On peut distinguer, de bas en haut, trois étages successifs.
411. Le Cénomanien : il présente une succession de faciès variés qui prend de l’importance vers l’ouest. On peut relever :
– une glauconie sableuse avec des bancs glauconieux et fossilifères, qui marque la base de la série. Elle passe au‑dessus à une craie marneuse sablo‑glauconieuse à rognons grésocalcaires, durs, à silex rares ou absents. Cette craie a une épaisseur moyenne de 35 m aux environs du Havre et Pavilly ;
– la partie moyenne est constituée par une craie marneuse gris jaunâtre, par endroits sableuse, sous forme de gros bancs séparés par des cordons de cherts et de silex noirs cornus épigénisant de nombreux spongiaires ;
– la partie supérieure est caractérisée au sommet par une craie claire et homogène se débitant en légères dalles, pauvres en silex ; la partie sous‑jacente est formée d’une craie grise, en général friable et glauconieuse à sa base, à cassure saccharoïde, à lits irréguliers de silex noirs tachetés de jaune (typique de la craie de Rouen).
422. Le Turonien : cet étage est caractérisé par une craie marneuse, grisâtre à grains fins, généralement dépourvue de cordons de silex. On y distingue trois zones : la base est représentée par une craie noduleuse, dure et peu fossilifère, surmontée par une craie tendre gris blanchâtre avec quelques litages fins de craie argileuse grise. La partie supérieure est caractérisée par une craie tachetée de jaune rouille, noduleuse et tabulaire avec quelques lits de silex. L’épaisseur de cet étage varie en moyenne de 35 à 40 m, sa partie supérieure affleure sur les versants de vallées et de vallons ; ce faciès de craie est propre à la fabrication du ciment.
433. Le Sénonien (Coniacien‑Santonien) : cet étage montre peu de variations dans les faciès. Il est caractérisé par une craie blanche, plus indurée dans sa partie inférieure où elle est blanc‑grisâtre ou très localement beige‑jaunâtre ; son épaisseur est estimée en moyenne à 150 m. Les silex, de couleur noire, sont très abondants dans toute la série.
44Au terme de la régression de la fin du Crétacé, la Normandie est en grande partie émergée et ne connaîtra que quelques incursions cénozoïques discontinues et limitées dans l’espace. Les modalités de cette régression se sont établies par une exondation du pays de Caux marquant le début d’une longue histoire continentale.
1.3.4 Aspects structuraux et tectoniques
45Le pendage des couches géologiques est généralement orienté vers le nord‑est alors que la surface topographique du plateau est inclinée vers le sud‑ouest. L’épaisseur de l’étage sénonien diminue sensiblement de l’est vers l’ouest alors que le Turonien et le Cénomanien prennent de l’importance.
46L’examen du rapport socle‑couverture montre que l’évolution sédimentaire du grand bassin anglo‑parisien est liée au comportement épirogénique du massif Armoricain. Le jeu des blocs et les accidents, affectant le soubassement hercynien, a eu un rôle primordial dans le contrôle de la sédimentation mésozoïque en imposant à la couverture discordante ses propres orientations structurales.
47Le cadre structural du pays de Caux est marqué principalement par des failles et des flexures de directions hercyniennes orientées N.‑O./S.‑E. et selon quelques directions accessoires d’origine varisque (N.‑E./S.‑O.). L’existence de ce champ de fractures démontre le rôle du bâti et des réactions tectoniques d’une couverture sédimentaire à une réactivation du socle hercynien. Ces accidents ont joué un rôle prépondérant dans la mise en place de la série crayeuse au cours du Crétacé en contrôlant la sédimentation. Cette persistance de mouvements tectoniques a déterminé certaines orientations du réseau hydrographique.
1.3.5 Les formations superficielles
48L’analyse des formations superficielles permet de mettre en évidence l’originalité du modelé actuel de la région. Ce sont elles qui diversifient le paysage puisque le substrat géologique est presque totalement couvert par des dépôts meubles souvent considérables ; ce n’est qu’aux ruptures de pente et sur les flancs des vallées qu’apparaît la craie.
49Sur le plateau, les formations superficielles comprennent les argiles à silex, les dépôts tertiaires et les formations limoneuses ; l’histoire des limons, des formations fluviatiles et colluviales est récente (périglaciaire) alors que celle des argiles à silex se rattache à des conditions climatiques chaudes et humides pendant le Tertiaire ou tempérées chaudes pendant le Quaternaire inférieur. Elles constituent les principales formations superficielles ; elles seront étudiées tour à tour afin de les caractériser et de définir leur rôle dans le modelé actuel.
1.3.5.1 Les formations superficielles du plateau
Les argiles à silex
50Formation autochtone, l’argile à silex constitue une couverture quasiment continue se limitant aux zones plates du plateau ; elle est issue de la désagrégation mécanique (ou physique) et de l’altération chimique du substrat crayeux sous‑jacent. L’observation des profils d’altération montre que l’épaisseur des argiles est très variable (5 à 20 m). La surface de contact entre le résidu de l’altération et la craie non altérée est souvent irrégulière et forme par endroits des entonnoirs de dissolution remplis par cette formation ; ces entonnoirs sont séparés par des pinacles de craie (fig. 5). Il s’agit d’une morphologie cryptokarstique masquée par le résidu à silex (Rodet 1992). Ces entonnoirs semblent plus profonds à proximité des versants des vallées et peuvent prendre la forme de puits.

FIG. 5 – Coupe dans les formations superficielles du pays de Caux. 1 craie sénonienne à silex gris, 2 sable et argile résiduelle tertiaire, 3 argile brune ou rouge à silex, 4 éboulis de silex, 5 lœss, 6 argile limoneuse à silex peu nombreux, 7 formation orange à silex très nombreux, 8 liseré d’argile brune, 9 presle (dépôt de pente crayeux de période froide), 10 colluvions limoneuses.
GB del./AFAN ; AH/AFAN ; CNRS
51Cette formation se présente sous forme d’argile rouge, mélangée à des sables et parfois à des lœss anciens. L’eau est le principal agent d’altération, l’hydratation et l’hydrolyse sont les processus majeurs conduisant à l’extraction des éléments constituant les réseaux des minéraux pour aboutir à l’effondrement des structures ; ceci entraîne également d’importantes transformations d’ordre minéralogique et chimique. Le dépôt d’argile issu de cette altération de la craie est constitué à la fois des insolubles de la craie, des silex et des sables issus des transgressions tertiaires : stampiennes au sud‑est et pliocène de part et d’autre de la Seine.
52Sur le plan morphologique, l’argile à silex revêt une importance capitale pour la reconstitution paléogéographique des surfaces d’aplanissement continentales. Sa genèse et son âge restent encore discutés et ont suscité de nombreux travaux (Elhai 1963 ; Dewolf 1982). Cette surface est appelée « surface polygénique d’équiplanation prépliocène » car à l’origine elle est plane et son évolution tend à préserver cette planéité par un double mouvement de compensation : abaissement des reliefs et comblement des dépressions existant dans le plan de cette surface (Dewolf 1982).
53Le contexte régional permet de suggérer que l’essentiel de ces paléoformations s’est élaboré tout au long du Tertiaire et du Quaternaire dans des conditions de drainage différentes d’aujourd’hui ayant permis aux argiles de continuer à évoluer. En revanche, dans le pays de Caux, l’âge pléistocène est supposé pour ces formations (Lautridou 1996).
Les dépôts tertiaires
54Les formations tertiaires autres que les argiles à silex présentent une importance moindre. Elles sont très disséminées dans l’ensemble du plateau du pays de Caux et n’y sont que rarement datées. Les lambeaux conservés sont souvent présentés en poches dans les argiles à silex ; divers étages de la base du Tertiaire ont été reconnus. On peut citer chronologiquement :
551. Les sables et blocs de grès thanétiens : ils sont composés de grès à ciment siliceux et de grès conglomératiques à silex. Les grès à ciment siliceux sont fins, constitués de grains de quartz ronds et émoussés. Irrégulièrement cimentés par la silice, ils existent en blocs isolés ou en masses tabulaires de 5 à 8 m de long. Les grès conglomératiques contiennent souvent des silex entiers de la craie ou des galets de silex de taille variable : de 1 à 20 cm. Notons également l’existence de sables fins rapportés au Thanétien, là où affleurent des argiles et des sables récents (région de Crictot).
562. Les galets et blocs de poudingues, les sables et argiles de l’Yprésien : les principaux dépôts rapportés à cet étage sont localisés près de Dieppe et de Saint‑Saëns. Ils sont constitués essentiellement de galets de silex noirs bien roulés de taille centimétrique et parfois de galets de 5 à 10 cm légèrement aplatis (galets avellanaires) ; l’ensemble est emballé dans une matrice sableuse très réduite. On peut observer dans cet étage des blocs de poudingues fossilifères à galets avellanaires épais de quelques décimètres. Enfin, divers gisements de sables fins, parfois entrecoupés par de minces lits d’argiles appartenant à l’Yprésien ont fait l’objet d’anciennes exploitations de sablières (région de Saint‑Saëns).
573. Les sables et argiles pliocènes (sables de Lozère) : ils sont très étendus à l’ouest du pays de Caux. Les observations mettent en évidence l’existence de séries sableuses qui subsistent sur les plateaux, montrant de bas en haut la succession suivante : sables et argiles de base à Fécamp et Valmont, sables argileux plus ou moins grossiers assimilés aux sables de Lozère du bassin de Paris, sables de Saint‑Eustache, silts du Val de Mont‑Criquet. À l’est se localisent les sables et argiles de la Londe. Les études dans les sablières de Normandie montrent que les sables de Lozère normands, intercalés entre le Redonien de Valmont et les sables de Saint‑Eustache, sont antérieurs aux argiles de la forêt de la Londe, dont l’âge pliocène supérieur est établi par les analyses palynologiques. Ces sables témoignent de la présence de la mer dans le pays de Caux et dans la région de Pont‑Audemer à l’époque où se déposaient les sables de Lozère fluviatiles de la région parisienne (Tourenq et al. 1991).
Les limons lœssiques
58Ils constituent une couverture continue et importante dans le pays de Caux. Diverses coupes situées en des secteurs différents des plateaux de la région permettent d’appréhender dans le détail leurs spécificités locales et leurs caractéristiques régionales.
59D’origine éolienne, ces dépôts sont composés d’une poussière de grains de quartz peu enrichie en argile. Ces lœss sont mis en place par les vents puissants venant du nord‑ouest lors des périodes glaciaires quaternaires de l’hémisphère boréal. Ils s’inscrivent en France dans un cycle morphogénétique de climat froid et aride et dont les modalités varient en fonction des conditions climatiques régionales (Lautridou 1985).
60La carte de répartition des limons, selon leur épaisseur et leur origine (fig. 6 et 7), met en évidence l’extension remarquable de ces formations ; les deux grandes zones de lœss et de sables de couverture sont, d’une part la Haute‑Normandie autour de la vallée de la Seine, et d’autre part la bande lœssique nordique qui va du Pas‑de‑Calais jusqu’aux Pays‑Bas, en passant franchement à des limons sableux et sables éoliens. Dans le pays de Caux, la puissance des limons diminue sensiblement du N.‑O. vers le S.‑E. où leur épaisseur ne dépasse généralement pas 2 m.

FIG. 6 – Distribution des formations éoliennes du Pléistocène récent en Europe du Nord‑Ouest (Lautridou 1985). 1 sables de couverture, 2 zone sablo‑limoneuse de transition, 3 lœss de plus de 4 m, 4 lœss de moins de 4 m, 5 sables éoliens de la baie du Mont‑St‑Michel et du centre du Bassin de Paris.

FIG. 7 – Origine des apports éoliens dans le nord‑ouest de la France et de l’Europe (Lautridou 1985). Apports : 1 nordique, 2 normand (Manche centrale et orientale), 3 breton (Manche occidentale), 4 Seine, 5 régional, 6 direction des vents nourriciers.
61Le lœss est de couleur jaune à brun‑jaune. Le faciès commun des lœss normands demeure celui des limons à doublets, caractérisés par des alternances millimétriques de lits gris et marrons ; ils sont non calcaires et finement lités sur les plateaux à cause d’une pédogenèse particulière ; les lœss calcaires, sous forme de lambeaux, se localisent dans la vallée de la Seine et la campagne de Caen.
62Cette formation est peu perméable et possède un fort pouvoir de rétention, elle laisse souvent passer l’eau de pluies fines qui s’infiltre à travers la formation ; jusqu’à présent, on ne sait pas exactement la part d’eau de pluie qui peut transiter dans le massif limoneux, mais il semble que 8 à 20 % puissent s’infiltrer et atteindre les argiles à silex (Lautridou 1993). Les pratiques culturales intensives ont modifié l’horizon A superficiel des sols. Ainsi s’est formée une croûte de battance entraînant l’imperméabilisation des sols ; ceci favorise le ruissellement en surface, responsable des ravinements sur les pentes et de l’érosion du sol de labour lors des périodes pluvieuses.
63La lithostratigraphie des lœss est principalement fondée sur la mise en évidence des aspects largement représentés dans la région servant de repères pour une approche stratigraphique. La coupe de Saint‑Romain constitue à cet égard la référence pour les limons à doublets du plateau du pays de Caux. En général, les dépôts lœssiques du Pléniglaciaire supérieur sont les mieux conservés ; ils appartiennent au dernier cycle interglaciaire‑glaciaire (Éémien‑Weichsélien).
64La partie supérieure de la coupe de Saint‑Romain (fig. 8) permet d’appréhender dans le détail, de haut en bas, la succession suivante :
– sol brun lessivé = sol post‑glaciaire ;
– limons à doublets = Pléniglaciaire supérieur (lœss récent supérieur) se composant de : limons à doublets gris clair et marron, limons à doublets réguliers gris‑jaune et brun, limons à doublets irréguliers ;
– horizon à langues de NagelBeek = sol de Kesselt (vers 22 000 BP) ;
– limons à gros doublets ondulés jaune et brun = Pléniglaciaire moyen (lœss récent inférieur) ;
– limons grumeleux ou feuilletés marron = Weichsélien ancien ;
– horizon Bt du sol brun lessivé : sol de Saint‑Romain = paléosol éémien (120 000 BP).

FIG. 8 – Coupe lithostratigraphique de Saint‑Romain (pays de Caux) (Lautridou 1985).
65La préservation des lœss anciens est imputable à des pièges karstiques parfois importants. Quand ils ne sont pas érodés, ils présentent des épaisseurs comparables aux séquences du dernier cycle weichsélien. Mais l’importance de l’érosion pendant le Weichsélien ancien a souvent détruit ces dépôts. La coupe de Saint‑Romain permet de mettre en évidence trois cycles lœssiques sous les lœss récents. Le plus ancien ensemble, à la base de la séquence (au‑dessus de l’argile à silex), correspond à un complexe de sols interglaciaires lessivés, constituant probablement les équivalents d’Elbeufl III et IV. L’avant‑dernier cycle est marqué par un horizon Bt de sol interglaciaire (paléosol II) proche du sol de Saint‑Romain. Le dernier cycle se termine par le sol éémien de Saint‑Romain (paléosol I) légèrement gleyfié et géliflué.
66Toutefois, la séquence lœssique comporte fréquemment des lacunes ou hiatus (tabl. i), en raison des érosions affectant le plateau pendant les périodes froides et humides. Le sol de Saint‑Romain (sol éémien) est souvent tronqué, et, lorsqu’il est conservé, il est généralement piégé en sommet d’interfluve dans des poches d’argile à silex. De même, les dépôts du lœss récent inférieur sont souvent érodés. On note également la présence d’une troncature majeure dans le dernier cycle du lœss : le sol de Kcsselt, qui est jalonné par des structures en langues de gélifluxion correspond à un glacis d’érosion en climat froid et humide ; il sépare le lœss récent supérieur du lœss récent inférieur.

TABL. I – Séquence complète nordique (Pays‑Bas) de l’Éémien à l’Holocène (colonne centrale du tableau) et séquences incomplètes en milieu épicontinental (Lautridou 1996).
1.3.5.2 Autres formations
67Elles concernent à la fois les formations colluviales étalées sur les versants et dans le fond des vallées ainsi que les formations alluviales ; ce sont elles qui remanient les formations précédemment citées.
68Les dépôts de pente périglaciaires : craie gélive, biefs à silex dérivant de l’argile à silex et colluvions tapissent de nombreux versants et le fond des vallées ; en général, la craie gélive et solifluée (presle) est peu épaisse, alors que les biefs à silex ne sont observés que sur les longs versants à pente faible. Ces formations sont le résultat des reprises partielles des formations arrachées par le ruissellement et la solifluxion aux lœss, aux argiles à silex, aux dépôts tertiaires et à la craie ; elles sont mises en place au cours du Quaternaire récent (surtout l’Holocène) avec un maximum d’efficacité sous l’action des climats humides et des pratiques agricoles qui ont façonné la totalité des versants.
69Les formations alluviales, témoins de l’encaissement quaternaire des cours d’eau, sont présentes dans les cours inférieurs des vallées. Ces formations sont pour une part détritiques, composées essentiellement de galets, cailloutis, sables, silts et argiles mis en place pendant les périodes froides du Pléistocène (terrasses des rivières), et pour une autre part organo‑détritiques holocènes. Les basses vallées (estuaire de la côte d’Albâtre, basse Seine) sont souvent occupées par des formations tourbeuses et par des sédiments marins sablo‑limoneux renfermant une fraction calcaire et coquillière, qui ont édifié de vastes plaines alluviales sub‑horizontales où la nappe phréatique est souvent affleurante (vallée de la Rançon, Seine‑Maritime). Le schéma de cette section des vallées est identique à celui d’autres vallées du nord‑ouest de la France ; il correspond à d’anciens estuaires comblés au Flandrien.
1.3.5.3 Le kartst de la craie
70L’ensemble des plateaux normands est le siège d’une activité karstique pendant le Quaternaire ; le pays de Caux est largement concerné par ces phénomènes. Il s’agit d’un paléokarst qui n’est plus fonctionnel, déconnecté des processus actuels. En raison de la qualité de l’encaissant et des héritages quaternaires, ce karst de la craie, dont on ne connaît pas réellement l’extension, est un karst aveugle (mérokarst) se développant sous une couverture meuble importante, et qui se traduit par des dolines (Rodet 1992). Les dolines, d’origine karstique, sont de trois types (fig. 9) :
– les dolines liées à des pertes ou des points d’infiltration (fig. 9, no 1) ;
– les dolines liées à des cuvettes de dissolution du toit de la craie (fig. 9, no 2) ;
– les dolines dues à l’effondrement des racines de l’altération (fig. 9, no 3).

FIG. 9 –Types de dolines dans le pays de Caux. 1 pertes, 2 cavité de dissolution, 3 effondrement de la racine d’altération.
AH/AFAN, CNRS
1.3.5 Évolution morphologique du pays de Caux
71L’organisation des formations superficielles traduit en fait les données originales de l’évolution morphologique du pays de Caux, caractérisée par deux ensembles :
– les formations héritées du Tertiaire : argiles à silex, sables, argiles, grès et poudingues tertiaires, etc. ;
– les formations quaternaires : lœss, alluvions fluviatiles, colluvions, etc.
72L’histoire de l’évolution morphologique de la région débute en effet avec l’émersion post‑crétacée qui a donné naissance à un nouveau modelé. À cette période, la formation d’un épais dépôt d’argile à silex s’est faite à partir de l’altération météorique du substrat crayeux. Cette période a été également marquée par des phases de dépôts (sables, argiles, galets, etc.) liés à des transgressions marines successives depuis le nord et nord‑ouest ; leur extension était beaucoup plus limitée dans l’espace sous le contrôle tecto‑sédimentaire aux Paléocène, Éocène, Oligocène… En même temps, les zones qui étaient émergées ont subi largement une érosion continentale.
73À la fin du Tertiaire, l’existence de mouvements tectoniques, en liaison avec le soulèvement du bassin de Paris, a entraîné un relèvement important du relief. Pour sa part, Y. Dewolf (1982) met l’accent sur l’orogenèse qui a soulevé la bordure du massif ancien au Miocène, engendrant un plan incliné vers le nord et entraînant le défonçage de la surface du plateau par le réseau hydrographique qui s’ouvre vers la Manche.
74Au début du Quaternaire, la dégradation climatique (glaciations) qui s’associe à ces phénomènes tectoniques entraîne l’abaissement du niveau marin donc du niveau de base. La région du pays de Caux a connu à plusieurs reprises au cours du Quaternaire des conditions climatiques froides, mais toutefois moins rudes qu’au nord et à l’est. Un pergélisol discontinu semble avoir été en place (Lautridou 1996), dont les principaux témoins sont : les cryoturbations, la gélifluxion, les fentes de gel, etc. Les formations superficielles ont enregistré les variations climatiques, notamment les limons du plateau et le karst qui a piégé et conservé certains témoins quaternaires.
75La dynamique quaternaire a été surtout marquée par l’influence déterminante des processus périglaciaires dans l’élaboration du modelé actuel. Pendant les périodes froides et humides, caractérisées par l’alternance de gels et de dégels, l’encaissement des cours d’eau a entraîné une érosion importante ainsi qu’un fluage de grands volumes de formations mobilisées sur les versants par la dynamique périglaciaire. Les aspects les plus caractéristiques du relief actuel (aspect lacéré du plateau en interfluves étroits et bombés, versants dissymétriques, nombre important des vallons inscrits dans les formations limoneuses, faible épaisseur des dépôts de pente) résultent du décapage des formations superficielles sur les versants sous l’effet du ruissellement, de la solifluxion et du colluvionnement.
76Outre la dynamique fluviatile et la dynamique des versants (sédimentation‑érosion), la dynamique éolienne (limons et lœss des plateaux) s’est largement exprimée dans ces contrées, favorisée par la dénudation, donnant ainsi de vastes étendues de déflation, dans des conditions climatiques froides et arides. Ainsi se sont déposées d’épaisses formations de lœss et de limons sur les plateaux ou sur les pentes sous le vent, dont la source est liée aux paléoestuaires de grandes rivières en niveau déprimé, la Manche étant partiellement à sec (Lautridou 1996). Ces dépôts ont largement subi des érosions pendant les phases de solifluxion et de ruissellement et il ne reste plus souvent que des reliques de lœss anciens piégés dans des poches d’argile à silex ; cette érosion s’est exprimée au début de chaque cycle lœssique.
77L’évolution post‑glaciaire a contribué à l’altération des formations superficielles par la mise en place du sol brun lessivé sur les limons du plateau, La présence de certaines dépressions localisées sur le plateau (dolines) démontre la permanence de ces altérations chimiques. En général, pendant ces périodes tempérées, les versants ont fait l’objet d’une érosion (colluvionnement et solifluxion) surtout active pendant l’Atlantique et l’Holocène, avec l’accumulation en bas de versants de formations issues des dépôts sous‑jacents souvent enrichies en argile et en cailloutis.
78L’évolution actuelle du paysage est relativement figée, quoiqu’il ne faille pas négliger les modifications d’ordre anthropique sur le milieu depuis les derniers millénaires (défrichements, marnières, bétoires, cultures intensives, modification du cycle de l’eau dans les formations superficielles), provoquant ainsi sa fragilisation.
Auteurs
Archéologue, spécialiste des ensembles lithiques, AFAN ; CNRS, Meudon
Archéologue, AFAN
Conservateur du patrimoine, SRA Haute‑Normandie
Géomorphologue, AFAN ; centre de Géomorphologie, Caen
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