8. Le pays des sourds
p. 231-265
Texte intégral
« Il ne devrait y avoir ni Institut de jeunes sourds, ni classes spéciales. »
Pr Jean-Claude Lafon, Communiquer, 1976, 8
1La vie des sourds est définitivement marquée par leur passage dans les institutions spécialisées, le plus souvent en internat. Pendant des années, des centaines de petits sourds y vivaient jour et nuit, ne sortant que pour les vacances scolaires. Ces institutions étaient le lieu d’un profond paradoxe : c’est là que les enfants sourds pouvaient rencontrer leurs semblables et utiliser avec eux une langue dans des conditions normales1, et c’est en même temps là qu’ils ont été le plus durement empêchés de la pratiquer. Toute la vie des enfants s’organisait autour de cet interdit : comment apprendre à le subir, comment apprendre à le détourner.
2De là l’extrême ambivalence des sentiments que les adultes éprouvent à l’égard des institutions. Lieux où s’exerce la domination entendante, ils sont ressentis comme étant le bien des sourds. C’est le seul pays des sourds qui ait jamais existé. Le territoire de ce pays a une origine mythique puisqu’il a été créé par l’abbé de l’Épée en même temps que la langue. Cela vaut bien sûr d’abord pour Saint-Jacques. Lorsque des ossements y ont été exhumés il y a quelques années, les élèves ont été persuadés qu’il s’agissait des restes du bon abbé2. Les femmes évoquent toujours avec indignation la rigueur impitoyable des religieuses dans les petites écoles confessionnelles, les châtiments qu’elles subissaient chaque fois qu’était surpris un signe s’échappant de leurs mains ; mais lorsqu’à l’occasion d’un voyage elles découvrent leur ancienne école en ruine, leurs lamentations révèlent quel attachement elles lui portaient (fig. 76). Quand son école a été rasée, Henriette en a été déprimée pendant des semaines, comme pour la mort d’un proche parent. D’une autre école transformée en théâtre municipal, on dit qu’elle a été « volée par les entendants ». Les menaces que des rumeurs font peser depuis quelques années sur l’institution d’Asnières agitent aujourd’hui les sourds parisiens tout autant que des questions apparemment plus concrètes et plus urgentes.

Fig. 76. Dessin de Louis Boujeant, moquant avec tendresse l'attachement que les sourds portent à leurs écoles. L'Information des sourds-muets, 1947.
Langue interdite, langue transmise
3La première impression d’ensemble est une grande variabilité de situations, variabilité dépendant autant des conditions locales que de l’évolution dans le temps3. Dans les grands internats, l’interdiction des signes était limitée aux salles de classe, la tolérance étant de règle dans les autres territoires. Dans les petites écoles, l’interdiction était totale, ce qui n’empêchait pas la langue de se transmettre par mille ruses, dans la clandestinité des dortoirs ou les recoins des cours de récréation, malgré la sévérité des sanctions. Un abîme sépare les petites classes de huit élèves sous la surveillance dictatoriale de religieuses à qui rien n’échappait, et les grands établissements, tel celui où le directeur, renversé par le flot des élèves déboulant dans l’escalier, s’en est sorti avec un bras cassé. Institutions dirigées par des congrégations religieuses versus institutions laïques, éradication absolue de la langue des signes versus politique de tolérance, petites écoles aux effectifs limités versus grands internats où se côtoyaient des centaines d’élèves, voilà quelques-uns des critères qui ont déterminé le vécu des enfants sourds tout au long du xxe siècle, et notamment la manière dont ils ont pu s’organiser entre eux pour produire des formes culturelles spécifiques. Ce serait d’ailleurs une erreur de croire nécessairement liées la répression de la langue et une pédagogie de type autoritaire. En recourant à des méthodes libérales, on a cherché à obtenir le consentement des enfants à leur propre déshumanisation. Quand on rend visite à une classe de petits correspondants, note fièrement une institutrice adepte de la pédagogie Freinet, « des règles de vie sont proposées et adoptées : on ne fait pas de gestes dans le train et le métro, ni avec les correspondants » (Schmit, 1972 : 74).
4Les exercices d’apprentissage de la voix, se gargariser pour émettre le son [r], souffler sur une feuille de papier ou une bougie pour émettre le son [f], étaient vécus comme quelque chose d’incompréhensible, auquel il fallait se soumettre comme à autant de lubies des entendants. Le [r] est l’objet des plus humiliants souvenirs. À Bourg-la-Reine, on plongeait la tête des enfants dans un bac d’eau pour les obliger à se gargariser. Une ancienne de Saint-Jacques me raconte comment, pour satisfaire ses maîtres, elle s’entraînait le soir chez elle au-dessus de l’évier, et se faisait punir par ses parents qui croyaient à un jeu idiot. Ou bien : « Un jour il fallait dire le mot parapluie, je commence : pa, pa, pa... Ah oui, je me souviens qu’il y a un « r » ! alors je suis allée chercher un verre d’eau comme le prof m’avait appris à le faire, et vlan, j’ai reçu une gifle parce qu’il a cru que je me moquais de lui... » D’autres s’étranglaient, ou recrachaient involontairement l’eau au visage de leurs maîtres et se faisaient frapper. Pour beaucoup de sons, l’enfant devait poser une main sur son nez, sa gorge, sa poitrine ou sa tête, et l’autre main sur la même partie du corps du maître (fig. 77). Crayons ou doigts pouvaient être enfoncés dans la bouche (Millet, 1965 : 51). Ce corps à corps avec le maître était vécu une humiliation ou une gêne, par exemple lorsque des maîtresses pressaient sur leur poitrine les mains des petits sourds.

Fig. 77. Exercice de démutisation : l’apprentissage du son [i]. L. Goguillot, Comment on fait parler les sourds-muets, 1889.
Petits et grands : la « famille sourde »
5Lorsque les classes d’âge pouvaient entrer en contact, les grands jouaient un rôle essentiel dans la vie des petits. Cette opposition fondamentale mais complémentaire entre petits et grands élèves se retrouve partout. À l’institut de Chambéry elle est lexicalisée (main droite fermée contre la joue sauf l’index et l’auriculaire tendus, partant vers le haut en s’ouvrant pour grands élèves, vers le bas en s’ouvrant pour petits élèves). Le passage d’un groupe à l’autre, correspondant à la puberté, était officialisé par la disparition de la mixité dans les dortoirs, souvent aussi au réfectoire et dans la cour.
6La famille entendante du petit sourd-muet était impuissante à lui apporter les éléments indispensables pour l’aider à se situer dans le monde. À une époque où l’on ne parlait pas encore de langue des signes mais seulement de « gestes », et où le premier conseil donné aux parents par les médecins était d’éloigner à tout prix leur enfant de la moindre expression gestuelle, la communication en famille se réduisait à peu de chose. L’enfant arrivait souvent à l’institution en étant dépourvu de toute langue.
7Du moment précis de cette entrée, de leur premier contact avec la langue des signes, les adultes gardent un souvenir d’une extraordinaire intensité. Le récit en est stéréotypé, en trois étapes, se déroulant pendant les toutes premières semaines. Première étape : tout de suite, dès qu’arrive l’heure de la première récréation, avec son tourbillon d’enfants libérant à tout-va une expression gestuelle contenue dans la classe, c’est la stupéfaction. Les réactions vont de la terreur et de la crise de larmes au mépris railleur : « Je me suis moqué d’eux, j’ai rigolé, je les ai pris pour des fous ! » D’autres me disent : « pour des singes ».
8Deuxième étape qui suit immédiatement, un aîné aperçoit le petit, pétrifié dans un coin, et vient à son secours :
Un garçon plus âgé est venu vers moi et m’a signé : « Viens dans la maison, il va pleuvoir. » Je regardais le signe maison, le signe pluie en fronçant les sourcils, je ne comprenais pas ce que ça voulait dire... Il m’a pris par la main, on est entré à l’intérieur de l’école, et par la fenêtre il m’a montré la pluie qui commençait à tomber, en refaisant le signe pluie. Là, une lueur s’est faite dans mon esprit. Jamais je n’oublierai cet instant.
Jusqu’à douze ans, je n’avais jamais vu un signe. Comme j’étais coulée dans ma classe oraliste, on m’a envoyée à l’école de Chambéry. C’était une rue toute droite... Je suis arrivée devant l’école, j’ai vu des enfants qui faisaient des gestes qui m’ont paru insensés. Je me suis affolée, je tremblais de la tête aux pieds... Un grand m’a vue, a compris ce qui se passait. Il a essayé de me parler en signes, mais j’avais de plus en plus peur. Il a été chercher un autre grand qui était censé communiquer un peu en lecture labiale, mais le résultat n’a pas été meilleur. Il m’a demandé mon nom, j’ai répondu Florence, il m’a fait répéter plusieurs fois, il a cru que c’était fleur et m’a montré le signe.
9La troisième étape, qui survient souvent deux ou trois semaines plus tard, marque l’intégration définitive au groupe : le nouveau venu reçoit de ses petits camarades un nom gestuel.
10Quant à la suite, elle est toujours résumée avec les mêmes brèves formules : « Et puis je suis entré dans la langue des signes d’un seul coup », « Et puis, en quelques semaines j’ai intégré la langue des signes, je suis devenu un vrai Superman »...
11Très vite, cela va s’accompagner d’une redéfinition des contours du monde. Jusqu’où jour où il a franchi la porte de l’école, le petit sourd vivait sous la dépendance la plus totale de sa mère et ne connaissait rien d’autre que le cocon familial. L’instant de la séparation est un arrachement d’autant plus terrible qu’il n’est pas expliqué : « Je m’accrochais à la jupe de ma mère, je hurlais », « Tout s’écroulait autour de moi, j’ai cru que ma mère m’abandonnait ». Quelques mois plus tard, aux vacances de Noël, tout s’est inversé : « Au moment de retourner à l’école, j’étais dans une agitation extrême, je m’y suis précipité comme un fou en oubliant d’embrasser ma mère, dans les jupes de laquelle j’étais collé trois mois plus tôt. » Il y a maintenant le monde de la signification, où les choses prennent sens, et qui est représenté par la collectivité des enfants sourds. Et le monde des adultes entendants. Ce monde n’est connu par le petit enfant que sous deux facettes : la famille, et le personnel de l’école. Auprès de chacun d’eux, il va se hâter d’expérimenter ses nouveaux savoirs. Il subira ses premières déceptions, amèrement ressenties. Auprès de la famille :
Je ne comprenais pas pourquoi avec mes camarades d’internat on se comprenait, on pouvait parler de tout, et pourquoi dans ma famille ils ne voulaient pas me parler. Je croyais que tout le monde pouvait se comprendre comme je le faisais avec mes camarades, et que c’est seulement par méchanceté que dans ma famille ils refusaient de me parler. J’étais très malheureuse.
Je rentrais à la maison chez mes parents tous les week-ends et tout content j’essayais de leur expliquer des signes simples. Je montrais la table et je faisais le signe table, je montrais la serviette blanche et je faisais le signe blanc... Mais c’était temps perdu, eux ne faisaient que rigoler.
12Auprès des maîtres : « J’ai vu les professeurs qui riaient entre eux. J’étais curieux, je suis allé leur demander pourquoi ils riaient. Ils m’ont envoyé promener. À partir de ce jour-là, ça été fini, je n’ai plus jamais rien demandé. » « Avec mes copains je comprenais tout, mais les maîtres nous parlaient en faisant bouger leurs lèvres. J’ai essayé de leur faire des signes, et je me suis retrouvé puni sans comprendre pourquoi. »
13Lorsque s’instaurait une relation entre la famille et les maîtres, elle était éprouvée comme une collusion. Une fillette de six ans voit les autres enfants faire le signe con. Elle demande innocemment à son maître ce que ce signe veut dire, mais à sa grande surprise il se fâche et écrit une lettre qu’elle doit transmettre à ses parents. Lorsqu’elle montre la lettre à son père, elle reçoit une sévère correction. Après quelques expériences de cette sorte, maîtres et parents commencent à être perçus comme appartenant à un même monde étranger, duquel il n’y a rien à attendre de bon :
Quand on était punis injustement, on ne pouvait pas compter sur les parents pour nous défendre, ils ne nous croyaient jamais parce qu’on ne parvenait pas à se faire comprendre, ils ne croyaient que la version des professeurs parce que eux ils les comprenaient. Ma mère prenait rendez-vous avec le professeur, j’étais là, je voyais bien qu’il mentait mais je restais impuissante. C’est là que j’ai commencé à comprendre que tous les entendants sont complices.
14Les grands, à nouveau, vont donner du sens à ces douloureuses expériences. En lui révélant ce que veut dire être sourd et ce que veut dire être entendant (chapitre 2), ils vont fournir au petit sourd le principe organisateur qui l’aidera à élaborer un système de pensée cohérent.
15Après cette première initiation, les grands vont continuer, au fil des mois et des années, à prendre en charge la socialisation du petit sourd. C’est auprès d’eux qu’il construira sa langue et sa vision du monde. Tout ce que la famille biologique avait été impuissante à lui transmettre, les savoirs sociaux les plus élémentaires, ce seront les grands qui l’apporteront. Un exemple parmi tant d’autres :
Avant d’entrer à l’école des sourds, j’avais été gardée un temps par une nourrice noire... Ça alors, je n’en revenais pas ! Pourquoi est-ce qu’elle avait la peau toute noire ? Sûrement qu’elle ne se lavait jamais. C’est quelque chose qui me préoccupait énormément : comment pouvait-elle être sale à ce point ? Je ne pouvais pas en parler à ma mère, il n’y avait aucune communication possible avec elle. C’est seulement plus tard, quand je suis entrée à Saint-Jacques, que j’ai pu poser la question à un grand, et qu’il m’a tout expliqué sur les races et leurs différences entre elles.
16Les grands structuraient la vie sociale et affective des petits. Chaque fois que le petit sourd connaissait un moment de découragement ou de révolte, chaque fois qu’il s’était fait sévèrement punir par le maître, pour ne pas avoir compris des consignes données vocalement, un grand le calmait, lui fournissait un modèle de comportement, lui enseignait les normes et les valeurs du groupe : « Il faut devenir fort, ne pas se laisser impressionner, résister aux maîtres et aux parents entendants. » Les grands jouaient collectivement le rôle de substitut parental. L’expression de « famille sourde » revient souvent dans les récits : « Les grands protégeaient leur famille sourde. » Ce n’est pas seulement une métaphore. Les liens sociaux construits à l’école perdureront pendant la vie adulte, prenant bien souvent la caractéristique de liens familiaux (prise en charge des problèmes affectifs, médicaux ou financiers, tutorat légal au bénéfice de sourds invalides, soutien actif dans la recherche de conjoints sourds). C’est sans doute à cela que réfère à sa manière une enseignante (Launay, 1961 : 66) lorsqu’elle écrit que « le sourd est fortement marqué par l’instinct grégaire »...
17C’est là, face à des enseignants qui parlent toute la journée devant des enfants qui sont sourds, que va se forger l’une des convictions les plus fondamentales, qui est que les entendants ne peuvent rien comprendre aux sourds. L’expérience de la difficulté de vivre dans un monde entendant, c’est dans ces institutions que les enfants sourds l’ont faite. Les premiers malentendus culturels, c’est là qu’ils les ont éprouvés :
Souvent je comprenais avant les autres ce que racontait le maître. Alors les copains qui n’avaient pas compris se tournaient vers moi, et je leur expliquais en signes, pour les aider. Mais quand le maître nous apercevait, il croyait qu’on s’amusait, qu’on bavardait entre nous, qu’on ne s’intéressait pas à son cours, et chaque fois je me faisais cruellement punir.
18Cruellement en effet. Les punitions se retrouvent, identiques, dans toute la France : rester à genoux sur une barre de fer ou des briques, un lourd dictionnaire sur chaque main. Faire trente fois le tour de l’établissement, en courant, à six heures du matin. Avancer sur les genoux avec un livre en équilibre sur la tête : chaque fois que le livre tombait, l’enfant recevait des coups sur la tête et devait revenir au point de départ. La sanction la plus fréquente consistait en coups de règle sur les doigts. Comme pour toutes les punitions qu’ont dû subir d’autres pensionnaires d’internats, il s’agissait de faire souffrir et d’humilier ; mais ici, il y avait plus : entraver le corps du délit, ces mains qui sont le support du sens. Même une sanction ailleurs banale comme mettre un élève au coin, équivaut, pour un enfant sourd, à le priver de toute information sensorielle. Sans parler des cachots ou cabinets noirs où l’enfant était transformé en sourd-aveugle. La punition la plus ordinaire était de devoir écrire cent fois « Je ne dois pas faire de gestes ». À l’institution de Caen, le premier élève surpris à faire des signes dans la cour de récréation devait conserver un humiliant bâton sur lequel était gravée l’inscription « Vive la parole ». Il ne pouvait échapper à la punition qu’en dénonçant un autre élève4.
19Absence de communication avec les parents et les maîtres, prise en charge collective par les grands élèves sourds sur tous les plans – langagier, comportemental, affectif : c’est sur ces bases que se forgeait la conviction que ce que disent les entendants ne peut pas être vrai. Seuls les grands élèves sourds étaient dépositaires de la vérité. Aussi leur avis était-il toujours admis sans discussion. Ils étaient les seuls à pouvoir offrir un modèle identificatoire : différant par l’âge, mais reconnus comme semblables.
20Dès lors, l’école va devenir le lieu du plaisir et de la liberté :
Un jour j’ai été malade et on a téléphoné à ma mère pour qu’elle vienne me chercher. Je pleurais, je ne voulais pas rentrer à la maison. Pour rien au monde je n’aurais manqué un jour d’école. C’était le seul endroit où on me comprenait quand je parlais et où on me répondait. Jamais je ne me suis ennuyée à l’école alors qu’à la maison c’était affreux, pendant les repas du dimanche il fallait rester des heures sans bouger mains sur la table. C’était comme une prison. Je n’avais qu’une idée, retourner à l’école, y retourner, y retourner... À l’école j’étais heureuse, heureuse... Les profs étaient nuls et on ne comprenait pas un mot de ce qu’ils racontaient, mais on s’en fichait. On était entre nous et j’étais heureuse.
21D’autres se faisaient systématiquement punir pour être privés de la sortie du jeudi, là où elle existait. Le jeudi, cela voulait dire rester en famille ou sous la garde d’une entendante. Et bien sûr, il n’était pas question d’inviter des copains sourds à la maison.
22Lucienne me raconte comment, partant en vacances dans un hôtel qui refuse les animaux, elle a dû mettre son chat en pension dans une clinique spécialisée. À son retour, elle reprend son chat mais s’aperçoit qu’il est maintenant déprimé. Elle interprète ainsi son comportement : le chat regrette la pension où il était heureux car il s’était fait des tas de copains parmi les autres chats, tandis qu’à la maison il se sent tout seul, il tourne en rond. Le signe qu’elle utilise, poing droit fermé (stylisation d’une tête) effectuant des rotations à côté de la main gauche plate (stylisation d’un mur) est celui que l’on utilise le plus fréquemment pour traduire le sentiment d’isolement au sein de la famille entendante. Ce récit est une évidente métaphore du vécu des enfants sourds en institution.
23L’attitude des grands variait toutefois selon les établissements, allant de la bienveillance active à l’indifférence. C’est dans les deux grandes institutions parisiennes que les relations entre les deux groupes semblent avoir été le plus codifiées. Dans d’autres établissements, les aînés semblent s’être beaucoup moins préoccupés des petits. Cela n’empêchait pas ces derniers de les observer, fascinés, dans la cour de récréation, s’emparant avec avidité des signes entraperçus. À commencer par tout ce qui avait trait à la sexualité. Les personnes issues des établissements où les signes étaient tolérés dans la cour se targuent d’avoir « tout su » dès l’âge de douze ans, et opposent ce savoir à la « naïveté » des filles issues d’écoles strictement oralistes, réputées rapidement tomber enceintes par ignorance au sortir de l’école. On m’a cité aussi des établissements où les grands se désintéressaient totalement des petits, repoussant avec rudesse toute tentative d’approche. Un nouveau n’apprenait alors la langue des signes qu’au seul contact de ses petits camarades de classe. C’était aussi le cas dans les établissements qui n’accueillaient que des petits, ou dans ceux où la séparation entre petits et grands était totale. La transmission de la langue s’opérait alors par les pairs, dans des conditions plus ou moins aléatoires, avec de nombreux signes inventés spontanément. De là provient une multitude de parlers locaux, centrés sur chaque école.
24Jusqu’à leur sortie définitive de l’école, les enfants n’entraient guère en contact avec des sourds adultes qui auraient pu fournir un modèle identificatoire. Beaucoup d’institutions n’en employaient aucun, ce qui signifiait que les enfants grandissaient parfois sans jamais avoir vu d’adultes semblables à eux5. D’autres en employaient un ou deux, toujours cantonnés dans des tâches subalternes :
Dans mon école tenue par des religieuses, il y avait une sœur sourde-muette. Les autres sœurs l’exploitaient exactement comme elles faisaient avec nous. C’était toujours elle qui faisait les travaux les plus pénibles. Mais elle nous expliquait des choses qu’on ne savait pas, des choses très utiles, par exemple comment ne pas faire de bruit pour ne pas nous faire punir.
25Les nombreuses associations ne semblent guère s’être souciées du sort des enfants. Des adultes continuaient quelquefois à fréquenter telle ou telle institution, qui fournissait un local à l’amicale des anciens élèves, mais les contacts ne s’établissaient pas :
Je savais que de temps en temps, je pouvais avoir la chance de croiser deux vieux sourds qui bavardaient, toujours dans le même couloir. Je m’arrangeais pour y passer le plus souvent possible. Quand j’avais la chance de les rencontrer, je restais là, fasciné, à les regarder le plus longtemps possible. Je savais que j’arriverais en retard en classe, et que j’écoperais de vingt tours du parc au pas de course, mais je m’en fichais. Ils me laissaient les regarder mais ne m’adressaient pas la parole, ils faisaient comme s’ils ne m’avaient pas vu.
26C’est évidemment l’une des conséquences de la situation de domination dans laquelle se sont trouvés les sourds après Milan, entraînant des attitudes de repli sur soi et de résignation. Mais c’est aussi la traduction culturelle des aléas de l’hérédité : si les sourds se sont longtemps désintéressés des enfants sourds, c’est également parce que ces enfants étaient rarement les leurs.
Territoires
27D’un point de vue matériel, l’institution comprend des classes, des ateliers, des couloirs, des escaliers, un grenier, une cave, des réfectoires, des dortoirs, des salles d’eau, des toilettes, une cour de récréation, des jardins... (fig. 78). Du point de vue des élèves, ce sont autant de territoires structurés par une opposition fondamentale : ceux où leur langue est strictement interdite, et ceux où elle est tolérée – ou bien, si la langue est partout prohibée, ceux où l’on peut tout de même la pratiquer en cachette. La vie quotidienne était tendue par une préoccupation majeure, communiquer entre soi en langue des signes. Par mille ruses, on y parvenait avec plus ou moins de bonheur, en s’adaptant aux contraintes ou aux possibilités offertes par chaque lieu.

Fig. 78. L’Institution nationale des sourds-muets, aujourd’hui Institut national de jeunes sourds, rue Saint-Jacques près des jardins du Luxembourg, en 1894. Lithographie d’Auguste Colas. Côté rue, on aperçoit l’église du Haut-Pas et « l’orme des sourds-muets », alors visible de tout Paris.
28Partout, la classe a longtemps été le lieu d’un interdit sans faille. Mais entre l’interdit et son observance, il y a une marge. Les enfants ne comprenaient pas grand-chose de ce qui se passait dans la classe. Bien souvent, me dit-on, ils ne savaient même pas s’ils avaient affaire à un cours de français ou d’histoire. Comment, dans ces conditions, auraient-ils pu se contraindre au silence gestuel ? Les ruses étaient innombrables, favorisées par l’utilisation d’une langue silencieuse que l’on pouvait parler derrière le dos du maître sans qu’il l’entende. On soulevait le pupitre pour faire mine de chercher quelque cahier, et on signait à toute allure. On signait également sous la table, qui dissimulait les mains au regard du maître, et c’était alors le visage, tourné vers l’interlocuteur pour saisir son regard, qui faisait repérer le fautif. Peu d’enfants possédaient une maîtrise suffisante de la langue des signes pour parvenir à communiquer sans détourner la tête, en se contentant de très brefs coups d’œil sur le côté ; mais ceux qui avaient des parents sourds y excellaient. Le bavardage n’était pas limité au camarade assis à côté de soi : c’est une propriété des langues gestuelles que de permettre de parler à distance. Les signes se propageaient silencieusement d’un bout à l’autre de la classe.
29Les maîtres, d’une qualité souvent défaillante (sans parler, évidemment, de leur incapacité à se faire comprendre de leurs élèves), s’absentaient pendant les heures de classe, non sans avoir recommandé au préalable d’étudier la leçon. Dès qu’ils sortaient, c’était un tohu-bohu gestuel. À Saint-Jacques, les murs des classes étaient vitrés à partir d’une hauteur de un mètre cinquante, pour permettre d’observer du couloir ce qui s’y passait. Les élèves détournaient à leur profit cet instrument de contrôle : à tour de rôle, l’un d’eux sortait de la classe pour faire le guet et dès qu’il voyait le maître revenir, tendait les mains en hauteur et signait à travers la vitre : « Le voilà ! » C’était un lourd sacrifice : ne pouvant être averti par le bruit des pas et devant attendre que le maître apparaisse dans son champ visuel, il était assuré de se faire prendre. Il prétendait alors qu’il était allé chercher un mouchoir dans son manteau, mais cette excuse cousue de fil blanc ne lui épargnait pas d’être puni. Même lors des punitions collectives, lorsque toute la classe était alignée dos au mur, « dès que le professeur tournait une seconde le dos, on signait à une vitesse folle pendant deux secondes et on reprenait aussitôt notre position ».
30Il y a eu, ici ou là, deux territoires où les signes étaient tolérés, voire pratiqués par des entendants : l’atelier et la chapelle. Les élèves se voyaient interdire tout signe en classe, puis étaient conduits à la messe où ils voyaient le prêtre faire du français signé. Pour expliquer des tâches pratiques ou les vérités de la religion, deux domaines où il était plus essentiel qu’ailleurs que les élèves comprennent ce qui leur était dit, on pouvait donc parfois recourir aux signes ; ce qui est bien le plus bel aveu involontaire que l’on puisse faire de l’absurdité de l’oralisme. Un père entendant me raconte comment il en a pris conscience :
Mon fils n’était pas sourd profond, et il parlait bien. J’ai découvert un jour qu’en atelier le professeur se servait de lui comme interprète, pour que les autres élèves comprennent les consignes. C’est donc que les gestes, c’était loin d’être aussi primitif et confus qu’on avait voulu me le faire croire, et parfois bien utile pour les professeurs entendants...
31Lorsqu’arrivait l’heure de la récréation, c’était la ruée : la cour était un espace de liberté, le seul où la langue des signes pouvait être pratiquée, avec ou sans autorisation. Selon les écoles, les sexes et les classes d’âge étaient ou non séparés. Toute la combinatoire que produit le croisement de ces diverses catégories a été effectivement réalisée. Là, sexes et âges étaient mêlés, ce qui permettait la transmission de la langue des aînés aux cadets. Ailleurs, quatre cours de récréations séparaient petits garçons, petites filles, grands garçons, grandes filles. La séparation était souvent matérialisée par des murs ; ceux-ci symbolisaient mieux que toutes les punitions le pouvoir des maîtres entendants. Leur efficacité était réelle : que faire contre des murs de deux ou trois mètres de hauteur ? C’est toujours à leur sujet, jamais à propos de l’institution dans son ensemble, et encore moins à propos des hauts murs qui l’entourent, que les sourds évoquent l’image de la prison. Par-dessus le mur on se jetait parfois des petits mots entre garçons et filles. On se faisait aussi la courte échelle, mais gare aux punitions. Parfois, un surveillant acceptait de faire passer un billet : c’est à cette occasion que commençait à se former la notion d’« entendant qui aide les sourds » (chapitre 6).
32Autre moment privilégié, la leçon de gymnastique, lorsqu’elle avait lieu dehors : la plupart des établissements ont comporté de grandes cours ou jardins, dont les arbres et les multiples recoins offraient autant de lieux où l’on pouvait signer en cachette. À Saint- Jacques, c’étaient de longues courses dans le jardin. Les filles s’arrêtaient dans leur parcours et signaient à qui mieux mieux avec les garçons agglutinés aux fenêtres du premier étage. « Le professeur de gymnastique n’a jamais compris pourquoi on mettait si longtemps à faire notre parcours. Souvent il était furieux et nous faisait recommencer, mais nous on ne demandait pas mieux, ça nous permettait de bavarder davantage avec les garçons. »
33Les toilettes étaient un lieu délicieux, le seul où l’on était à l’abri du regard des surveillants. On en usait et on en abusait. Un enfant levait le doigt pour aller aux toilettes. Cinq minutes plus tard un autre faisait de même. À partir de dix ou douze ans, cette ruse permettait aussi des rendez-vous amoureux. Ruse si classique qu’elle était bien vite éventée, et qu’en beaucoup d’endroits il était interdit d’aller aux toilettes en dehors des récréations, avec, chez les tout-petits, des conséquences catastrophiques qui ont laissé quelques humiliants souvenirs.
34Le dortoir était un autre lieu où il était possible d’échapper au regard des maîtres. Dans les établissements les plus étroitement contrôlés, c’était bien souvent le seul. Dès que le surveillant de nuit s’était endormi dans son coin isolé par un rideau, les enfants se relevaient, se regroupant pour bavarder. Un nouvel obstacle alors se dressait : la difficulté de communiquer dans l’obscurité en langue gestuelle. En été, la clarté du jour filtrait à travers les rideaux. En hiver, la veilleuse du surveillant procurait une lueur suffisante pour signer dans une semi-obscurité. Et lorsqu’on était plongé dans le noir total, on devait se contenter de bavardages à deux, au seul moyen du contact des mains : on rapprochait les lits et chacun mettait à tour de rôle ses mains sur celles de son partenaire pour suivre ses mouvements – un mode de communication proche de celui des sourds-aveugles. Le dortoir était aussi le lieu des activités sexuelles, le plus souvent masturbation à deux ou plusieurs. Cela prenait parfois la forme de concours, le vainqueur étant celui qui éjaculerait le premier.
35Les différents territoires étaient liés à des peurs collectives, dues à une sensibilité extrême pour tout ce qui relève de la perception visuelle et tactile. L’absence de communication avec les adultes laisse le champ libre à tous les fantasmes. À Asnières, les élèves reviennent en 1945 dans leur institution qui avait été transformée en hôpital militaire. Les salles de classe retrouvent leur destination première, mais sur la porte de l’une d’elles on a laissé un caducée : l’image du mystérieux serpent ailé terrifiera les élèves pendant des années. Certaines peurs continuent à se transmettre longtemps après que la cause ait disparu. À Bourg-en-Bresse, les élèves sentent des vibrations dans le plafond. Elles pensent que c’est le diable qui frappe. La sœur supérieure monte avec une bougie en récitant son chapelet et ne trouve rien. La crainte de ce plafond perdurera pendant de nombreuses années. À Bourg-en-Bresse encore, aucun élève ne veut occuper la douche au fond du couloir. Un jour, un enfant a vu une ombre passer à travers le verre cathédrale, et en a été terrifié. Des années se sont écoulées, il y a belle lurette que la vitre a été murée, mais l’angoisse persiste. Ailleurs, c’est un mur lézardé qui fait l’objet des terreurs enfantines : de génération en génération d’élèves se transmet la croyance qu’un fantôme le hante.
36L’univers est alors partagé en deux. Il y a le monde de l’intérieur, qui est un monde chaleureux, et le monde extérieur, qui est un monde étranger et hostile, comme on en faisait la dure expérience dès que l’on franchissait les murs de l’institution. J’ai déjà dit que les petits externes de Saint-Jacques étaient régulièrement accueillis par des rangées d’élèves de la communale qui leur crachaient dessus en imitant des singes. S’ensuivaient régulièrement des bagarres, au point que la police dut plusieurs fois intervenir. Dans le métro, les gens ricanaient en regardant les petits sourds signer entre eux. Un jour, Chantal avait dans son cartable un fromage « Vache qui rit », avec la célèbre image dessinée par Benjamin Rabier. Devant les ricanements des passagers de la rame, elle est allée de l’un à l’autre, repoussant le journal derrière lequel certains se dissimulaient, en leur mettant la boîte sous le nez et en leur disant, en pointant l’index dessus : « Rit, rit ! » Autrement dit : « Vous vous croyez malins avec vos ricanements, mais regardez donc, vous n’êtes pas mieux que cette vache. » Comportement plutôt atypique, la majorité étant déjà imprégnée de la conviction qu’il ne sert à rien de protester contre les injustices subies de la part des entendants. Dans une institution de province, où les grands élèves sont aujourd’hui libres de sortir en ville, ils préfèrent s’agglutiner devant la porte d’entrée, n’osant s’aventurer hors de leur territoire. Quelques mètres plus loin, c’est un autre monde.
Statuts
37À leurs propres yeux, les enfants sourds représentent la normalité. Ils ne forment pas pour autant un ensemble indifférencié. Deux catégories minoritaires occupent des positions particulières.
38Il y avait tout d’abord les enfants utilisant la parole vocale. C’étaient des enfants nés entendants et atteints d’une surdité tardive, consécutive à une maladie ou un accident ; ou bien des enfants conservant des restes auditifs. Ils entraient à l’internat en connaissant déjà le français vocal et, selon leur âge, le français écrit. Situation doublement dramatique que celle de ces enfants atterrissant dans le bouillonnement gestuel des grands établissements. Ainsi de cette fillette de huit ans, excellente à l’école, et qu’une méningite transforme subitement en sourde profonde. Arrivant à Saint-Jacques, elle est plongée dans un monde qui lui paraît insensé, « comme dans le chaudron d’un sorcier ». Ou de cet autre qui, arrivant dans la même institution à treize ans, raconte que devant ses nouveaux camarades, « inaptes à se servir de la parole sonore » qu’ils remplaçaient par « une bizarre pantomime pour exprimer leurs sentiments et leurs pensées », ses impressions premières « furent d’effarement et de désespoir » (La Gazette des sourds-muets, décembre 1954).
39Ces enfants ne parviendront pas toujours à s’intégrer à leurs camarades, qui les rejettent en les assimilant au monde des parlants, les nommant donc exactement du même signe que celui qui est utilisé pour les maîtres.
40Les relations entre élèves sourds-muets et sourds-parlants a toutefois beaucoup varié selon les établissements, et selon l’époque. Parfois, on avait à cœur d’intégrer le nouvel arrivant au monde sourd :
Je me souviens d’une petite entendante, elle est devenue sourde à douze ans, à la suite d’un choc contre un arbre. Elle est arrivée à Saint-Jacques, elle était tout affolée de nous voir. On l’a entourée gentiment, on a commencé à lui apprendre les signes, on l’aidait tout le temps, on ne la laissait jamais seule, et très vite elle s’est mise à signer comme une vraie sourde, elle a acquis une identité sourde.
41Dans d’autres établissements, ces relations sont présentées comme exécrables, allant de l’indifférence à la franche hostilité, voire aux violences physiques. Aux sourds-parlants, on fait grief d’avoir été les préférés des maîtres :
Ils se vantaient tout le temps d’être les meilleurs, et les professeurs n’en avaient que pour eux. Mais hors de l’école, c’était nous qui étions les plus forts, on parlait entre nous dans notre langue de manière naturelle, alors que les parlants étaient des handicapés qui ne parvenaient à communiquer avec personne.
42En rapport de symétrie inverse par rapport aux sourds-parlants, moins sourds que les sourds, il y avait les sourds plus sourds (culturellement) que les sourds : ceux qui, ayant des parents sourds, avaient reçu la langue des signes comme langue maternelle. Ils étaient très peu nombreux ; aussi, beaucoup de personnes, éduquées dans de petites écoles de province, m’ont dit n’en avoir jamais rencontré dans leurs classes. Mais dans les grandes institutions, il y en eut beaucoup. Devenus adultes, ils y mettaient à leur tour leurs propres enfants sourds ; d’où l’ancrage, à la fois réel et symbolique, dans certaines écoles, de familles où la surdité est héréditaire. À l’institution d’Asnières, une dame âgée me montre avec une immense fierté la plaque gravée attestant qu’une grille de fer forgé a été réalisée en 1923 par son oncle en atelier. Dans une école où les grands se désintéressaient des petits, les rabrouant à la moindre tentative d’approche, ils se montraient beaucoup plus prudents avec un petit qui pouvait se targuer d’avoir des parents et des grands-parents sourds : on savait qu’il pourrait se plaindre auprès de sa famille, dont on craignait beaucoup plus le jugement que celui des maîtres entendants.
Les chefs
43Des récits qui me sont faits, quatre types de rôles émergent, non pas constants partout et toujours, mais très récurrents, et pouvant être partiellement croisés avec les deux statuts qui viennent d’être décrits. Le premier rôle est celui de chef. La main droite en fourche tapote le bras gauche, signe qui trouve son origine dans les galons de l’uniforme militaire (fig. 79). Rôle absent des petites écoles : là où la totalité du temps et de l’espace était envahie par les exercices de la voix et du corps, toute tentative d’organisation endogène était à peu près impossible. Ainsi des petites écoles confessionnelles, dont les classes ne comprenaient que sept ou huit élèves vivant sous le regard inquisitorial des sœurs – sans compter le poids de l’idéologie religieuse intériorisée par les enfants. Aussi ce rôle ne se rencontre-t-il, sous des formes diverses, plus ou moins formalisées, que dans les grands établissements, là où grands et petits se retrouvaient dans la cour de récréation, en nombre suffisant pour pouvoir développer des types de relations échappant au contrôle des maîtres. Leur existence est attestée dans les rapports des surveillants en cas d’incident, qui les désignent du terme de « meneurs ».

Fig. 79. chef. Dessin A.-C. Dufour.
44De multiples petits cadeaux (souvent des sucreries) témoignaient de l’allégeance aux chefs. Présents d’autant plus précieux que dans ces internats il n’était pas aisé, et d’ailleurs interdit, de se procurer des biens provenant de l’extérieur. Objets de multiples trafics, ils étaient le plus souvent introduits par les rares externes.
45Sur quels critères un enfant se faisait-il reconnaître comme chef ? La force physique avait son importance. Pouvait s’imposer le gosse costaud qui triomphait régulièrement lors des bagarres. Il est à peine besoin de souligner l’importance toute particulière du corps chez ces petits sourds-muets, qui était soumis à un sévère contrôle de « rééducation », tandis que toute expression langagière était bridée. De tels chefs étaient parfois craints par leur brutalité. Un autre critère, l’intelligence (ou tout du moins ses manifestations scolaires : savoir lire), imposait davantage le respect que le précédent : « Moi j’étais un chef. Pourquoi ? Parce que mon père était officier, mon frère instituteur, j’avais de l’instruction... Vis-à-vis des professeurs je n’en menais pas large, mais sur les copains j’avais de l’autorité. » La capacité de procurer des informations sur le monde entendant était en effet hautement appréciée : on apprenait ainsi à se débrouiller dans un monde perçu comme mystérieux et hostile. Un sourd qui intégrait les valeurs entendantes était méprisé ; mais d’un sourd qui avait suffisamment de connaissances sur le monde entendant pour savoir en démêler les arcanes sans rien abdiquer des valeurs sourdes, on disait qu’il était malin (chapitre 3).
46Troisième critère, les capacités en langue des signes : « Les chefs, c’étaient souvent ceux qui étaient gavés de langue des signes. » Ce pouvaient être des enfants ayant des parents, un frère ou une sœur sourds. Ces enfants étaient un chaînon essentiel dans la transmission de la langue des signes. Ils l’importaient de la collectivité des sourds adultes auprès de leurs petits camarades. Ils enseignaient à ces derniers des signes qu’ils ne connaissaient pas, souvent aussi ils procuraient des informations sur le monde extérieur. Par exemple ils apportaient clandestinement un journal, et commentaient tous les événements.
47Ces différents critères étant rarement réunis chez le même enfant, ils donnaient lieu à des disputes sans fin sur leur légitimité :
« C’est moi le chef parce que je suis plus fort que toi !
– Non c’est moi, parce que toi tu es complètement nul en signes »...
48Un chef pouvait apparaître dans le groupe des petits, mais son rôle semble alors avoir été limité à imposer le choix de tel ou tel jeu. Lors d’un jeu d’imitation, où l’on caricature l’institution en se répartissant les rôles, il se réservait par exemple le rôle du directeur. Ou bien il faisait rire les autres en reproduisant avec exagération les sermons des maîtres et les punitions qu’ils infligeaient. Ce statut pouvait être tout à fait officieux, c’est-à-dire non lexicalisé. À l’inverse, il est arrivé que l’autorité d’un enfant s’impose avec tant d’évidence que l’anthroponyme gestuel que ses pairs lui avaient décerné n’était rien d’autre que le signe chef. Mais c’est chez les adolescents que ce rôle semble avoir été le plus formalisé. Et c’est aux chefs qui s’étaient imposés chez les grands que les petits reconnaissaient le plus volontiers des devoirs à leur égard. Quels étaient-ils ?
49D’une part, un devoir de justice à l’intérieur du groupe des petits. Dès que surgissait une querelle ou une chamaillerie, les petits allaient chercher un chef des grands pour les départager. Sa décision était sans appel, et aussitôt respectée :
J’avais neuf ans, une autre fille du même âge m’avait flanqué une gifle. Je suis allée chercher un chef, une grande fille de seize ans. Elle m’a dit : « Tu as le droit de lui rendre sa gifle, vas-y » et l’autre ne pouvait que se laisser faire. Après, le chef nous a dit : « Maintenant c’est fini, embrassez-vous et soyez copines. » Et en effet, c’était réglé, on est redevenues tout de suite amies.
50La langue des signes étant méprisée par les entendants, officiellement interdite, à quoi se référer pour juger de la validité de tel ou tel signe ? Les querelles portant sur le « bon signe » étaient innombrables. Les chefs devant ce rôle à la qualité de leurs signes étaient alors les garants de la norme langagière. On allait les chercher pour départager les tenants de tel ou tel signe, et leur décision avait force de loi6. Parmi les connaissances qui étaient enseignées par les aînés, il faut mentionner l’alphabet manuel. Englobé dans le mouvement général d’interdiction de tout ce qui relevait de l’expression gestuelle, il n’était plus guère utilisé dans l’enseignement. Les petits ne l’apprenaient pas avant l’âge de dix ou douze ans. Beaucoup de sourds, passés par des écoles strictement oralistes où il n’y avait pas d’élèves issus de parents sourds, ne le connaissent tout simplement pas.
51D’autre part, un devoir de protection vis-à-vis des injustices subies de la part du personnel entendant – en premier lieu les surveillants qui, régnant sur les territoires les moins contrôlés, étaient le plus soumis à la tentation de la violence, gifles, coups sur la tête, joues ou oreilles pincées et tordues. Les petits pensionnaires sourds ne sont certes pas les seuls à avoir subi des violences de toute nature ; mais eux intégraient ces comportements à une vision du monde cohérente, centrée sur l’interdiction de leur langue. De leur point de vue, ce sont moins des surveillants qui les brutalisaient, que des entendants.
52La protection prenait la forme de vengeances contre l’auteur de brutalités, qui servaient en même temps d’avertissement préventif à l’ensemble du corps des surveillants. Ces vengeances étaient codifiées dans l’espace et le temps. Voici à quel schéma elles obéissaient. Un petit venait se plaindre auprès d’un chef d’avoir été brutalisé. Le grand le calmait, lui procurant les paroles apaisantes qui ont été évoquées ci-dessus. Puis il lui disait de prendre patience quelques semaines ou quelques mois. On attendait un moment favorable, souvent le mois précédant les grandes vacances, époque toujours agitée où la discipline se faisait plus difficilement respecter, et où les élèves de classe terminale allaient bientôt s’en aller pour toujours. Deux ou trois grands garçons attendaient le coupable dans un des multiples recoins qu’offraient les grands établissements, ou bien l’attiraient au moyen d’un subterfuge, lui couvraient la tête pour qu’il ne puisse pas reconnaître ses assaillants, le bourraient de coups de pied et de coups de poing, lui cassant deux ou trois côtes, et déguerpissaient. Les moindres détails de l’exécution d’un surveillant sadique avec un couteau dérobé à la cuisine, puis de la dissimulation de son corps sous un parterre de fleurs, font partie de la tradition orale des anciens d’une grande institution. La proximité des congés rendait difficile toute enquête approfondie. Dans de nombreux cas, des tabassages en règle ont été sans suite, la direction étant probablement au courant des abus commis. Souvent, le récit se conclut par : « À la rentrée le surveillant n’était pas là, et on ne l’a jamais revu. » Est ainsi apportée la preuve de l’efficacité de la justice sourde.
Le provocateur
53Deuxième rôle, celui tenu par le provocateur (poing droit, paume vers le haut, partant plusieurs fois vers l’avant en s’ouvrant). Celuici est par essence un individualiste. Ce ne saurait donc être un chef. Comme lui, c’est un meneur, mais il n’agit sur les autres que par le seul exemple de ses actes. Départager les querelles des petits ou imposer son autorité ne l’intéresse pas. Le cas-type est un enfant issu d’une famille sourde. Il a reçu la langue des signes comme langue maternelle. Ou bien, si ses parents sont entendants, il a une sœur ou un frère aînés sourds. L’entrée à l’école est pour lui un événement terrible : sa langue, la seule qu’il connaisse et qu’il puisse pratiquer aisément, lui est subitement interdite, sans qu’il comprenne pourquoi.
Moi, quand je suis entré à Saint-Jacques à l’âge de six ans, j’étais extraordinairement heureux. Des centaines d’enfants sourds qui signaient ! C’était génial. Jusque-là je n’avais pu parler en signes qu’avec ma sœur. Et puis quand j’ai réalisé que les signes étaient interdits en classe et avec les enseignants, qu’il fallait tout comprendre et tout apprendre en regardant des bouches s’ouvrir et se fermer, j’ai été terrifié. Ça été un choc affreux, ça m’a filé des diarrhées tellement j’étais angoissé. Je comprenais quelques mots très simples en regardant les lèvres, comme « Debout ! » ou « Arrête ! » mais pour le reste j’étais complètement affolé, et ça a duré longtemps...
54Pas plus que pour le rôle de chef il n’y a univocité. Certains enfants de parents sourds se repliaient au contraire sur eux, dans une attitude de passivité obstinée, emplis de la tranquille certitude qu’ils n’avaient décidément rien à voir avec des entendants incapables de se faire comprendre des sourds (fig. 80). On trouve aussi parmi les provocateurs des enfants issus de familles entendantes, et d’autant plus rebelles à une méthode d’enseignement ubuesque qu’ils viennent d’éprouver un bouleversement inverse, la découverte de la langue des signes.

Fig. 80. Dessin de Pat Mallet. In N. Tagger, La communication avec un jeune sourd. © Presses universitaires de Lyon, 1994.
55Fort de son bon droit, le provocateur s’oppose à ses maîtres. Il signe sans se dissimuler, y compris en classe, accumulant punition sur punition, et en tirant chaque fois un prestige accru.
Michel passait son temps à provoquer les maîtres. Un jour il lève la main en classe et dit : « Je ne comprends rien. » Le professeur lui répond que c’est parce qu’il n’est qu’un âne.
– Attends, tu vas voir si je suis un âne, et il se tourne vers son camarade le plus proche.
– Tu as compris, toi ?
– Non, j’ai rien compris.
Même question, même réponse auprès de tous les autres camarades. Alors, se tournant vers le maître : « Vous voyez bien que personne ne comprend rien avec votre bouche qui gigote ! » Il a été convoqué chez le directeur et lui a demandé : « Pourquoi on n’a pas le droit de faire des signes puisque c’est l’abbé de l’Épée qui les a inventés ? » Le directeur a répondu : « Oui, c’est l’abbé de l’Épée qui les a inventés7, mais c’est il y a très longtemps, maintenant c’est fini, c’est interdit. »
56Cette évocation pathétique de la haute figure de l’abbé, que les entendants prétendent également respecter, m’a été maintes fois rapportée. C’est un invariant. À Saint-Jacques, les élèves pouvaient invoquer la présence de sa statue, œuvre monumentale du sourd-muet Félix Martin, qui trône dans la cour d’honneur. « Que l’on garde la statue de l’abbé de l’Épée, si l’on veut, mais que l’on jette au panier ses théories rétrogrades et surannées » écrivait Regnard, l’un des responsables de l’éducation des sourds-muets, en 1902. Ainsi qu’on a pu l’écrire quelques années après Milan, elle est là comme le serait une statue de Jupiter dans un temple chrétien (fig. 81).
Le conteur
57Troisième et dernier rôle prestigieux, celui de conteur. Il était tenu par des élèves qui possédaient un art spontané du récit, une langue gestuelle vive et imagée. Ce ne pouvait être un enfant cloîtré d’octobre à juin : rarement un externe (il y en avait fort peu), mais plus souvent un enfant qui partait en famille un week-end ou deux par mois. Dehors, il allait voir un film, lisait des bandes dessinées ou des romans-photos. Au retour, dans la cour de récréation, ses copains s’asseyaient en rond autour de lui, et il contait ce qu’il avait lu ou vu. Cela pouvait prendre la forme d’un concours. À Nancy, on signait à la cantonade « Qui fait le projecteur ? » et chacun se lançait à tour de rôle dans l’exercice difficile de passionner ses petits camarades en racontant un film. Il fallait que l’action soit mouvementée, qu’il y ait des coups de revolver, des Indiens, des gangsters capturés par la police et emmenés en prison, d’incessants rebondissements. Si le récit s’étiolait, le conteur subissait l’humiliation d’être interrompu par des protestations, et remplacé par un autre. C’est là que se faisait l’apprentissage d’un rôle qui perdure dans le monde des adultes.

Fig. 81. Rituel de célébration de l’anniversaire de l’abbé de l’Épée dans la cour d’honneur de Saint-Jacques, devant la sculpture monumentale offerte par Félix Martin. Par Auguste Colas, in Statue de l’abbé de l’Épée... 1879.
Le mouchard
58Dans les grands établissements, les tours pendables étaient sans fin : on dérobait les craies, on les écrasait en poudre sur la chaise du maître, on brisait la règle de bois instrument des châtiments corporels, on provoquait des inondations en laissant ouverts les robinets de la salle d’eau, on découpait l’habit du maître avec une paire de ciseaux... Presque toujours, il s’agissait de petites vengeances contre les injustices et les vexations.
Le pire, c’était les dictées. Pendant les autres cours, les profs parlaient normalement et on pouvait essayer de deviner un peu de quoi ils parlaient en regardant l’expression de leur visage, ou les quelques gestes naturels qu’ils faisaient sans s’en rendre compte. Mais pendant les dictées, ils s’obligeaient à garder un visage parfaitement immobile. Un jour, la prof s’absente après une dictée, en nous disant de la relire. Évidemment, personne n’avait compris un traître mot, et toutes les pages étaient blanches ! Alors j’ai inventé de toutes pièces un texte que j’ai écrit à toute allure et que j’ai refilé aux autres qui l’ont tous recopié sans changer un mot. Quand la prof a ramassé les copies, elle était verte ! Tout le monde avait fait exactement la même dictée, qui n’avait évidemment aucun rapport avec ce qu’elle avait dit... Elle a exigé de savoir qui avait eu cette idée, et ça s’est terminé par une suppression de sortie de quatre jeudis de suite.
59La dénonciation du coupable était exclue, si bien que, comme dans l’exemple ci-dessus, les punitions collectives étaient la règle. Un code d’honneur érigeait en valeur absolue la solidarité du groupe, qui allait bien au-delà de l’ordinaire « nous les élèves » contre « eux les maîtres » : ici l’opposition était entre « nous les élèves sourds » contre « eux les maîtres entendants ». Le même code d’honneur empêchait un élève de dénoncer celui par la faute duquel il avait été injustement puni, même lorsque la punition avait été délibérément recherchée, par exemple en dérobant systématiquement le cahier d’un camarade. « Plus d’une fois je me suis fait punir à la place d’une autre, mais je n’ai jamais dénoncé la coupable. Je recevais une fessée, mais en moi-même je rigolais du bon tour que je jouais à cet imbécile de maître entendant. »
60Pourtant, dans presque toutes les écoles me dit-on, il y avait un mouchard qui, pour s’attirer les bonnes grâces des maîtres, se faisait leur « complice ». Dans cette école de filles tenue par des religieuses, « on ne parlait jamais des garçons, on avait bien trop peur des sœurs et du diable ». Mais un jour une dame enceinte est venue visiter les lieux. Une petite paysanne, qui savait ce que vêler veut dire, expliqua à ses camarades la cause de ce bizarre embonpoint. Une élève alla la dénoncer aux sœurs, qui la mirent pendant une semaine au pain sec et à l’eau. On accuse presque toujours les sourds-parlants d’avoir joué ce rôle peu glorieux. Fondée ou non, cette accusation renforce le système de valeurs du groupe : « C’est à partir de ce moment-là que j’ai commencé à m’éloigner de ceux qui portaient des prothèses et à me méfier d’eux. » Voici en tout cas un récit, ayant également pour cadre une école confessionnelle, où les personnages n’endossent pas les habits qu’on leur fait habituellement porter :
On se débrouillait pour signer en cachette mais il ne fallait pas se faire prendre ! On se regroupait dans le jardin, derrière un arbre. Parmi nous, il y en avait une qui entendait un peu, et elle nous prévenait chaque fois qu’elle entendait une sœur descendre l’escalier qui menait au jardin. Mais il y a eu une moucharde qui est allée avertir que cette camarade n’était que demi-sourde.
61La sanction est proportionnelle à la gravité des faits : le mouchard est totalement mis à l’écart, plus personne ne lui adresse la parole, et cela continue encore parmi les quelques survivantes de cette classe, quatre-vingts ans après l’infraction au code d’honneur.
L’adolescence
62L’adolescence est l’âge des révoltes, mais elle prend ici un contenu bien particulier : sur les conflits avec les adultes vient se greffer l’opposition au monde entendant. Les insultes et violences contre le personnel entraînent exclusions temporaires ou définitives. Dans les grandes institutions, les rapports des surveillants décrivent les incidents dans le menu détail. En voici quelques-uns.
63Une fille de quinze ans est « en révolte perpétuelle vis-à-vis de ses professeurs, le tout accompagné de signes évocateurs ». Un garçon de dix-neuf ans injurie les surveillants, en agresse un qui lui faisait une observation. Un autre du même âge entre « en rébellion ouverte contre les surveillants, se jetant à maintes reprises sur eux ». On lui applique « un traitement médical énergique en vue de le rendre moins nerveux », qui ne donne aucun résultat. Une fille de dix-sept ans, « prétextant qu’elle préfére le calcul à la dictée » se livre « à une véritable agression sur son professeur, accompagnée de gestes insolents ». Un garçon de dix-huit ans « menace les surveillants afin de prouver à ses camarades qu’il ne craint personne », un autre se précipite sur l’un d’eux « poings en avant ». Un garçon de dix-sept ans répond d’insultes et brutalités sur la personne d’un surveillant, « formant avec ses doigts les injures les plus grossières, au vu de ses camarades ». Un apprenti de dix-huit ans agresse son professeur d’atelier : « J’ai voulu prendre son cahier de brouillon sur sa table afin de vérifier un devoir ; il m’a arraché le cahier des mains en m’insultant (con, la barbe toi). Je lui ai donné une tape sur la joue gauche, il m’a frappé à coups de poing. » Un garçon de treize ans refuse d’obéir au surveillant d’internat puis le frappe trois fois au visage. Un garçon de quatorze ans « ne tolère rien, ni une correction d’articulation, ni une note inférieure à dix, ni une observation en cas de faute de lecture, etc. Il devient d’une grossièreté intolérable, injuriant son professeur et prenant les autres élèves à partie ». Trois filles de treize ans et une de seize ans refusent de ranger leur chaise. Prise par le bras, l’aînée frappe la surveillante à coups de poing et de coups de pied. Ses trois camarades forment bloc pour empêcher les autres surveillantes d’intervenir.
64Isabelle, dix-sept ans, refuse la nourriture du réfectoire, insulte la femme de service et lui donne des coups de pied. En promenade, elle s’évade chaque fois qu’elle le peut. Dans le dossier figurent quatre pages serrées d’explications par elle-même :
Monsieur le directeur, à midi quinze j’ai mangé des morceaux de bifteacks, Mme X... m’a dit dépêche-toi en tenant la louche, une purée d’épinards, j’ai refusé car je n’aimais pas mélanger la purée et les deux viandes, en voulant séparer ; elle a été rapporteuse à Mlle Y. Elle m’a tiré la chaise, je n’ai pas voulu me lever, alors elle m’a giflé sur la tempe droite. Je ne voulais pas qu’une personne me gifle car je suis une jeune fille comme tout le monde.
65L’autre principal motif de sanctions, c’est la sexualité8. Actes « immoraux », « contre nature », surpris dans le dortoir des garçons, entraînent des exclusions. Mais la grande affaire, c’était de s’introduire nuitamment dans le dortoir des filles, en se faufilant dans les corridors ou en escaladant des murs. En atelier, les garçons confectionnaient à la sauvette des doubles des clés des dortoirs, dont ils avaient fait des moulages. C’est aussi à cet âge que se constituera une identité locale, d’appartenance à un établissement et de rivalité avec les autres (chapitre 10).
Signes dialectaux
66Les enfants arrivaient parfois à l’internat avec des signes créés de toutes pièces, dans le cadre d’une communication élémentaire avec la famille entendante9. Ces signes étaient rapidement remplacés par ceux qui étaient en vigueur dans l’institution. À la sortie dans le monde adulte, ce seront encore d’autres formes langagières qui seront apprises, résultant du brassage entre sourds provenant d’écoles différentes. Cependant, une partie des lexiques régionaux reste très influencée par les institutions locales. Si ces institutions sont le pays des sourds, chacune d’elle en est une province, avec son dialecte. De là un attachement viscéral aux signes que l’on a autrefois reçus des grands, et les permanentes querelles qui agitent les sourds adultes lorsque le signe émis par l’interlocuteur n’est pas celui qu’on a appris à l’école : « Quand un autre sourd me dit que je me trompe, que ça n’est pas le bon signe, ça me fait très mal ! »
67Parmi les signes qui ont le plus varié d’école à école, il faut citer les mois et les jours de la semaine. À Metz, janvier évoque la neige qui tombe, février le masque de carnaval, mars le carême, mai le muguet, octobre la rentrée des classes, novembre le jour des morts. Un même étymon peut être à l’origine de signes différents : en référence à Noël, décembre est représenté à Paris par une barbe, à Metz par un sapin. Les signes référant aux constellations du zodiaque se rencontrent un peu partout : les cornes d’un bélier pour mars, un lion pour juillet, les plateaux d’une balance pour septembre, etc.
68Les jours de la semaine étaient souvent nommés en fonction du déroulement des activités, propre à chaque école. À l’école lyonnaise tenue par les Frères blancs, jeudi était le jour de la gymnastique, samedi celui où l’on brossait ses habits. À Metz, lundi était le jour du remplissage des encriers, mardi celui de la cueillette des pommes, mercredi celui du dessin, jeudi celui de la douche, samedi celui de la gymnastique. À Nogent-le-Rotrou, jeudi était le jour où les religieuses nettoyaient les oreilles des fillettes : il était désigné par l’initiale J, l’auriculaire tournant dans l’oreille. À Bourg-en-Bresse c’était le jour de la couture, et à Saint-Étienne celui de la promenade. Presque partout, vendredi était le jour du poisson. Le dimanche était tantôt le jour de la prière, tantôt celui des beaux habits, symbolisés à Nancy par le port de la cravate.
69Très souvent, les signes réfèrent à des étymons disparus, et sont devenus entièrement opaques. Cela vaut tout particulièrement pour des signes de numération d’une grande étrangeté que m’ont montrés les anciens élèves de cinq écoles de l’Est et du Sud-Est. Ces signes n’ont strictement aucun rapport avec les signes standard aujourd’hui pratiqués par tous les sourds de France, qui décalquent, au prix de l’apprentissage de quelques règles simples, la numération à base dix en chiffres arabes. Plus mystérieux encore, il n’y aucune relation entre chaque signe et le nombre auquel il réfère : il n’est jamais possible de deviner quel nombre est représenté, ni même de soupçonner qu’il s’agit d’un nombre. Nous sommes dans l’arbitraire sémiotique le plus complet, alors que, s’il y a un élément culturel qui semble exclure l’arbitraire, c’est bien la numération ; et cela dans une langue qui se trouve précisément être dominée par l’iconicité (chapitre 11). Au caractère arbitraire de chaque signe considéré isolément s’ajoute une absence totale de motivation interne10. Enfin, dans les cinq écoles où ils étaient pratiqués, ces signes différaient entièrement de l’une à l’autre.

Fig. 82. Extrait du système de numération à l’institution de Nancy : les signes 13 à 24. Dessins de l’auteur.
70Le système utilisé à l’institution de Nancy évoque une numération à base soixante : comme dans une telle numération, toutes les unités lexicales diffèrent de 1 à 60 (fig. 82). De ce point de vue, il est encore plus purement sexagésimal que le système sumérien, qui devait recourir à la dizaine comme unité auxiliaire pour décharger la mémoire (Ifrah, 1994 : 200). En revanche, 60 n’était évidemment pas utilisé comme base pour construire des unités d’ordre supérieur. À partir de 100, la numération redevenait décimale : 105 s’exprimait par le signe 100 suivi du signe 5, non par le signe 60 suivi du signe 45. Dans les quatre autres écoles (Chambéry, Pont-de-Beauvoisin, Villeurbanne, Bourgen- Bresse), ces signes archaïques se sont mélangés au cours du temps, à des degrés divers, au système standard ou à ses variantes locales.
71Tout cela impose l’idée d’une morphogenèse commune à un vaste ensemble régional. Sur cette morphogenèse, je n’ai pas d’informations. Toutes les personnes qui m’ont montré ces signes n’avaient elles-mêmes aucune idée de leur origine11. Elles les ont reçus en entrant en institution, des mains des élèves des classes supérieures. C’était quelque chose de traditionnel, qui allait de soi et n’exigeait pas de commentaires. Voilà en tout cas un exemple fascinant des capacités de symbolisation de ces petits sourds-muets qui, faisant fi des modes officiels de représentation des nombres, ont su construire et se transmettre, dans l’entre-soi des cours de récréation, des formes gestuelles pour parler de l’une des choses les plus abstraites qui soient, les nombres.
Signes de connivence
72Le langage naturel des enfants, leur manière normale de parler, était ignoré du personnel entendant, et fonctionnait donc comme un code secret bien qu’il n’ait évidemment pas été créé pour cela. Partout où la langue des signes faisait l’objet d’une stricte interdiction, l’important n’était pas de ne pas être compris, c’était de ne pas être pris en train de « faire des gestes ». La modification de la forme normale des signes n’avait pas d’autre but que de répondre à cet impératif : gestes courts, ramassés, proches du corps, les emplacements sur les parties hautes du corps étant transférés vers le bas.
73À cette règle, il y a cependant deux exceptions. Lorsque les grands ne voulaient pas être compris des petits, notamment lorsqu’ils parlaient de sexualité, ils pouvaient modifier certains de leurs signes. Dans la mesure où le lexique gestuel est largement iconique, les signes de connivence tendaient généralement vers un plus grand arbitraire sémiotique. De tels euphémismes se pratiquent aujourd’hui chez les adultes dans les lieux publics, lorsqu’ils craignent d’être compris par les entendants (chapitre 11).
74Seconde exception : dans les grands établissements où les signes étaient tolérés dans la cour, quelques surveillants finissaient bien, au fil des ans, par apprendre la signification des gestes les plus courants – parmi lesquels les signes injurieux ou à connotation sexuelle. On pouvait alors modifier certains d’entre eux pour ne pas être compris. Avec l’ouverture récente de nombreux établissements à la langue des signes, et l’embauche de quelques éducateurs sourds ou entendants qui la connaissent plus ou moins bien, cette question est très actuelle. Les élèves doivent payer le prix de la libéralisation : leur langue est moins réprimée, mais du coup une partie du personnel peut comprendre ce qu’ils se disent entre eux.
75De ces signes de connivence, j’ai relevé de nombreux exemples. Beaucoup sont des signes créés de toutes pièces, ne se rattachant en rien aux signes usuels auxquels ils se substituent. Il n’est pas utile de les décrire ici. D’autres sont beaucoup plus intéressants, dans la mesure où ils transgressent les règles de construction lexicale ou syntaxique.
76Le signe idiot, un qualificatif fréquemment décerné au personnel entendant, se réalise avec une main en J12, le pouce effectuant un mouvement de rotation devant le nez du locuteur (fig. 83). Sous sa forme cryptique, la main ne tourne pas devant le nez, mais devant l’index gauche en position basse sur le corps, pointant vers le haut : cet index représente la personne dont on parle. De même le visage de quelqu’un est-il stylisé par la main gauche plate, sur lequel la main droite peut réaliser toutes sortes de signes, par exemple salaud. Cela peut se faire mains dans le dos, pour s’adresser discrètement à un interlocuteur placé derrière soi.
77Le signe fermer sa gueule se fait avec la main en moufle se refermant deux fois en faisceau. Il est emprunté à la gestuelle des entendants. Mais conformément à la syntaxe spatiale qui régit la langue des signes, l’orientation des mains indique qui est le sujet ou l’objet de l’action : ferme ta gueule se fait avec la main pointant vers l’interlocuteur, bras tendu, tandis que je ferme ma gueule se réalise en pointant la main vers soi, bras replié.

Fig. 83. Dispute. À gauche, le signe idiot ; à droite, le signe bête. Le Réveil des sourds-muets, juillet 1901.
78Dans un établissement de province où les éducateurs ont établi des règles de vie, le signe ferme ta gueule est prohibé, entraînant automatiquement l’exécution d’une corvée. Les petits élèves ont alors très habilement modifié ce signe : ferme ta gueule est réalisé en pointant la main vers soi, en contravention totale avec la syntaxe de la langue des signes, mais avec le bras légèrement tendu. La directionnalité perd toute pertinence, étant remplacée par le degré de proximité au corps, un critère qui ne fait pas partie des choix structuraux en langue des signes standard.
79Les anthroponymes gestuels pouvaient également être modifiés, ou remplacés par des doublons cryptiques, lorsqu’il arrivait que le maître connaisse le sien. Ainsi d’un Legrand, dont le nom officiel était nez retroussé (signe iconique), mais que l’on remplaçait par le signe personne de grande taille (signe obscur pour qui ne connaît pas la langue) lorsqu’il était dans les parages.
L’utopie oraliste (presque) réalisée
80Il y a enfin le cas des petites écoles apparues dans les années 1950 et 1960, entièrement axées sur la démutisation et dominées par l’idéologie de la réparation. Ces écoles portent des noms évocateurs, tels que Centres de rééducation de l’ouïe et de la parole. Des effectifs de très petite taille, une vie quotidienne envahie par les pratiques « rééducatives » semblent avoir, plus que la rigueur des petites écoles confessionnelles, approché au plus près de l’utopie rêvée à Milan : l’éradication totale de la langue des signes, le triomphe de la parole vocale (fig. 84). Dans ces écoles, l’entre-soi était réduit au strict minimum. Dans l’histoire des institutions pour sourds, il n’en est pas qui aient autant mérité le qualificatif de totalitaires, au sens de Goffman.

Fig. 84. « Pour un enfant sourd, apprendre à parler est une prouesse incroyable » (Annette Gorouben, directrice du Centre bilingue pour enfants sourds) : c’est ce que montre ce dessin de Jean Bruckmann. In Dominique Favre (1994).
81Les parents sourds ayant des enfants sourds ne les mettaient évidemment pas dans de telles écoles, dont l’idéologie et les pratiques étaient exactement inverses des leurs. Ne s’y trouvaient que des enfants issus de familles entendantes. Ces enfants n’avaient donc aucun modèle de langue gestuelle. L’apprentissage de la lecture, qui aurait pu permettre l’accès à la langue, au savoir, au monde, était entièrement subordonné aux exercices vocaux. On rencontre ainsi des mamans sourdes qui, passées par ces écoles où étaient utilisés des manuels dans lesquels figuraient des mots aussi sophistiqués que « benzine », « bengali » ou « moïse13 », parlent en petit-nègre à leurs enfants entendants : « toi donner poupée à maman », « maman pas contente »...
82Il n’y avait pas d’autres modèles identificatoires que les entendants, qui occupaient la totalité de l’horizon visible. Sans doute la vivacité visuelle propre aux sourds leur faisait-elle restituer avec acuité et sensibilité ce qu’ils percevaient : le soir, on se regroupait dans un coin du dortoir pour y rejouer les menues scènes de la vie quotidienne. C’était en parlant silencieusement avec les lèvres, mais en imitant les postures de chacun des acteurs adultes de ce petit monde. On rejouait les repas : on se penchait à gauche, à droite, pour proposer un plat, on levait ou abaissait les sourcils pour prendre une mine aimable ou dépitée. On rejouait la salle de classe, avec le maître qui tripotait ses papiers tout en parlant... On jouait au papa et à la maman, imitant les mamans entendantes : on menaçait du doigt, on penchait la tête sur la main pour intimer au bébé l’ordre de dormir, on lui apprenait les gestes orthophoniques. Pas d’anthroponymes gestuels dans ces écoles : les prénoms étaient articulés avec les lèvres.
83Beaucoup des adultes que j’ai interrogés nient que des signes aient été alors créés spontanément – leur mémoire étant sur ce point tout entière envahie par le poids de l’interdit, puis occultée par la libération qu’a constituée pour eux, une fois sortis de l’école, la rencontre de sourds pratiquant la langue des signes. Il y en eut pourtant. Comment aurait-il pu en être autrement ? Certains étaient produits à partir des gestes orthophoniques accompagnant l’apprentissage des sons : le signe papa était le geste redoublé pour le son [p], le signe maman était le geste redoublé pour le son [m]. Il y a eu aussi des signes créés de toutes pièces. On m’en a montré : des signes pour déja, pour pas beaucoup, pour jouer a cache-cache, pour tu ne m’as pas fait mal, pour punition, pour petit ami... Traces fugaces, émouvantes, témoignant du besoin vital de communication langagière qui caractérise l’être humain. Mais gare à qui se faisait prendre ! L’idéologie oraliste était poussée à un point si extravagant que l’interdiction s’étendait à la gestuelle inconsciente des entendants – les gestes que nous faisons tous lorsque nous parlons, y compris lorsque nous téléphonons : toute mimique un tant soit peu expressive, tout geste déictique étaient punis de coups de règle sur les doigts. Dans plusieurs écoles, on a empêché des fillettes de bercer leur poupée : le balancement du corps, c’était déjà trop. Situation dont l’absurdité était pressentie par ces jeunes élèves, dans leur observation attentive des maîtres entendants :
Un jour, nous avons aperçu le directeur en train de parler à un ouvrier d’entretien pour lui expliquer comment il devait aménager un local. Et voilà que le directeur faisait des gestes ! Il écartait les mains pour montrer la dimension d’une caisse, il les élevait pour montrer où la caisse devait être rangée. Nous étions là dans un coin, effarés, nous poussant du coude pour articuler avec nos lèvres : regarde le directeur ! Regarde ! Il fait des gestes ! Mais quand c’était nous qui en faisions, il nous frappait...
84Quelques signes parvenaient à se transmettre clandestinement aux nouveaux arrivants. À quinze ans de distance, malgré la perfection de la répression, le signe pour pas beaucoup (la main en pince tapote le bout du nez) perdure aujourd’hui chez les enfants de telle petite école de Bourgogne. Voici un autre exemple de la force de la transmission, glané dans la littérature pédagogique des années 1960 : à l’institut de Fougères14, les petites sourdes utilisaient, pour désigner les religieuses, un signe référant à leur coiffure, alors que celle-ci avait depuis longtemps disparu et qu’il ne pouvait donc s’agir d’une création spontanée (Launay, 1961).
85C’est une litanie chez les éducateurs : comment venir à bout de ces gestes qui reviennent par les voies les plus imprévisibles, alors que l’on croyait s’en être à jamais débarrassé ? Un cas est bien connu, qui concerne également Fougères, où une enseignante (Lucie de Jésus, 1964) rapporte, pour s’en désoler, l’un de ces cheminements. On avait réussi à éliminer totalement les gestes jusqu’en 1945, quand ils réapparaissent subitement, obligeant à tout reprendre à zéro. Que s’était-il passé ? Une enquête serrée montre que dans un hospice contigu à l’institution, deux sourdes utilisant des signes les avaient montrés à des employées de l’ouvroir qui elles-mêmes les avaient transmis aux élèves... Pour extirper le mal, on empêche tout contact entre les élèves et les employées, entre les nouvelles élèves et les anciennes. C’est à ce propos qu’a été utilisée la métaphore de la contagion comme représentation dominante de la transmission de la langue des signes (Mottez, 1990 : 65).
Notes de bas de page
1 Il faut entendre par là : possibilité de suivre une conversations à plusieurs, d’être alternativement émetteur et récepteur, de baigner dans la communication, de pouvoir jouer avec la langue.
2 En 1789, au chevet de l’abbé mourant, un représentant de l’Assemblée nationale vient promettre que la Nation assurera la pérennité de son entreprise. Une première école est installée près de la Bastille, puis l’institution nationale des sourds-muets occupe à partir de 1794 ses locaux actuels, rue Saint-Jacques. Le mythe fait fi de ces détails sans pertinence pour la fonction qu’il remplit : pour lui, c’est l’abbé qui a fondé Saint-Jacques.
3 Les informations que j’ai recueillies concernent principalement les établissements situés à Alger (avant l’indépendance), Arras, Asnières, Besançon, Bourg-en-Bresse, Bourg-la-Reine, Caen, Chambéry, Châtillon, Fougères, Metz, Nancy, Orléans, Paris, Pont-de-Beauvoisin, Lyon, Saint-Étienne, Villefranche-sur-Mer, Villeurbanne, pour une période allant de 1925 aux années 1980.
4 Cette pratique est bien connue dans la répression des langues régionales. Mais il faut prendre garde de confondre des situations qui n’ont rien à voir : le petit Breton qui avait subi cette humiliation rentrait ensuite dans sa famille, avec qui il pouvait parler sa langue.
5 La presse silencieuse a souvent ironisé sur la contradiction entre les buts affichés des institutions, faire des sourds-muets des hommes comme les autres, et le refus de leur accorder une place en leur sein : « Allez à l’Institution nationale des sourds-muets de Paris, et cherchez partout un ancien élève qui soit toléré comme surveillant, chef d’atelier ou même menuisier [...] Lisez cette fameuse Revue générale, rédigée par les maîtres de l’établissement : pour nos anciens professeurs, nous sommes toujours les anormaux » (La Gazette des sourds-muets, mars 1951).
6 Ce rôle est aujourd’hui tenu par les professionnels sourds (éducateurs, formateurs en langue des signes) qui sont acceptés à dose homéopathique dans les établissements spécialisés.
7 On a ici un nouvel exemple du mythe d’origine de la langue des signes.
8 Les motifs de cent exclusions de garçons et de trente exclusions de filles dans un même grand internat se répartissent comme suit : chez les garçons, rapports homosexuels (22 %), rapports hétérosexuels (14 %), insultes ou violences à l’égard du personnel (18 %), vols (13 %), violences ou agressions sexuelles contre d’autres élèves (11 %), fugues (10 %), divers (indiscipline, retards, motifs cumulés) (12 %). Chez les filles : insultes ou violences à l’égard du personnel (50 %), rapports hétérosexuels (37 %), fugues (10 %), exhibitionnisme (3 %). Dans un rapport de recherche, Markowicz et Markowicz (1980 : 25) confirment que l’homosexualité dans les dortoirs des garçons « apparaît partout comme une activité courante ».
9 Cela a surtout concerné les familles paysannes, où l’on ne répugnait pas à utiliser des déictiques, indispensables aux travaux quotidiens. À l’époque de l’oralisme triomphant, il était probablement moins dur de naître sourd dans une ferme que dans une famille citadine aisée. Dans La Voix du sourd (février 1967), Louis Boujeant s’interroge : « D’où vient cette aversion des bourgeois à l’égard des gestes ? [...] J’ai remarqué que chez les petites gens, dans le peuple, cette aversion n’existe pas. »
10 Rappelons que si, en français, vingt est arbitraire, dix-neuf est relativement motivé, « parce qu’il évoque les termes dont il se compose et d’autres qui lui sont associés, par exemple dix, neuf, vingt-neuf, dix-huit, soixante-dix, etc. » (de Saussure, 1976 : 181).
11 J’ai suggéré ailleurs trois hypothèses plausibles, mais dont aucune ne peut être appuyée sur des faits attestés (Delaporte, sous presse).
12 À l’origine un I, initiale de « idiot ». En langue, l’opposition entre les lettres manuelles I et J est presque toujours neutralisée.
13 Il n’est pas sûr que tous les lecteurs du présent ouvrage sachent qu’il s’agit d’une « petite corbeille capitonnée qui sert de berceau » (Le Robert).
14 Cette école est réputée pour avoir été l’une de celles qui ont le plus sévèrement interdit la langue des sourds. Outre son nom signé usuel, elle est plaisamment baptisée FOU, signe qui joue à la fois sur les méthodes qui y ont régné et sur la première syllabe de son nom français.
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