7. Le système nominal
p. 203-229
Texte intégral
« J’étais débutante dans la profession, j’ai demandé comment on faisait pour parler à l’enfant sourd d’un membre de sa famille, puisqu’on ne pouvait pas utiliser son nom : on m’a répondu qu’il fallait montrer une photo. Pour parler du papa, du petit frère ou de la grand-mère, on était donc obligé d’avoir en permanence tout un album à portée de la main1... »
Témoignage d’une amie orthophoniste
1En matière d’anthroponymie, l’ethnologie européenne nous a habitués à trois concepts, ceux de patronyme, de prénom, de surnom. Le patronyme se transmet comme un gène porté par le chromosome Y, le prénom est choisi par la famille, le surnom ou sobriquet est décerné par la communauté. Les anthroponymes sourds font éclater ce cadre.
2Attribués à chaque individu par une petite collectivité, que ce soit la population d’un internat ou un réseau de sociabilité, il y a bien des manières de les construire, et on peut les classer en plusieurs catégories d’importance inégale. La première, très majoritaire, est entièrement indépendante du système français d’appellations. Chacun est rebaptisé sans référence à son état civil, comme s’il n’avait pas d’identité préalable à son entrée dans le monde sourd. Sous l’influence de la scolarisation, toutes les autres catégories, très minoritaires, bricolent plus ou moins avec le prénom. Le système nominal reflète ainsi la situation des sourds, partagés entre deux univers culturels.
Noms métonymes
3Le premier ensemble qui s’impose à l’observateur est à la fois le plus vaste, le plus hétéroclite, et le plus anciennement attesté. Bien qu’ayant l’apparence d’un vaste bric-à-brac, ces noms ont en commun un trait simple : tous réfèrent à une caractéristique personnelle de l’individu nommé. La partie est prise pour le tout. Ce sont donc des métonymes. Quatre-vingt-dix pour cent des noms sourds entrent dans cette catégorie.
4L’aspect physique (incluant la coiffure, le vêtement et ses accessoires) vient quantitativement en premier : yeux en amande, pattes d’oie, nez en trompette, nez de travers, joues rouges, cicatrice a la tempe, le joufflu, oreilles recroquevillées ; cheveux mi-longs, cheveux frisés, cheveux en brosse, banane de rocker, poitrine velue ; nœud papillon, ceinturon, celui qui porte un appareil acoustique a fil... On rencontre quelques métaphores : tour eiffel pour une femme de haute taille, cygne pour quelqu’un qui se tient toujours très droit, cheval pour un homme présentant une mâchoire proéminente.
5Viennent ensuite les noms ayant un rapport avec une habitude, avec le caractère : remue les orteils en dormant, bouge les sourcils en parlant, caresse son foulard, se passe la main dans les cheveux, fourrage dans son nez, toujours en train de se moucher, toujours accompagnée de son chien ; bouscule tout le monde, réfléchit beaucoup, a tendance a en rajouter, le mollasson, regarde trop la télévision... Là encore, quelques métaphores : grenouille (une fillette « qui saute partout »), la bonne sœur (une jeune fille trop sérieuse au gré de ses camarades), soleil qui part du cœur (Emmanuelle Laborit : fig. 60).
6Lorsqu’ils réfèrent à un comportement, ces noms ne s’inscrivent jamais dans le registre du mime, mais bien dans celui de la langue. Soit quelqu’un dont on a remarqué que fréquemment il cligne de l’œil ou claque des dents. Ce tic pourra être reproduit au cours d’un récit, dans le cadre d’un transfert personnel consistant à se mettre dans la peau du personnage évoqué, procédé équivalant au discours direct rapporté des langues vocales (chapitre 11). Mais si le tic fonde un nom, celui-ci sera toujours un signe linguistique, mettant en jeu la main et non l’œil ou la mâchoire (fig. 61). Les anthroponymes offrent cependant un plus large éventail de variantes que leurs correspondants lexicaux : pour nommer quelqu’un qui a un menton en galoche, on peut utiliser le signe standard menton en galoche, mais on peut également moduler la configuration de la main, sans autre but que d’introduire un cachet personnel ou lever une homonymie. Le signe loucher se fait avec les deux index se croisant devant les yeux ; mais celle qui louche est désignée par la main plate qui descend devant le visage avec un mouvement d’oscillation.

Fig. 60. « Soleil qui part du cœur » (Emmanuelle Laborit). Dessin de l’auteur.

Fig. 61. « Celui qui claque des dents ». Dessin de l’auteur.
7On trouve également, en petit nombre, des noms référant à l’origine géographique (le breton), à la profession (le cordonnier) ou à l’origine sociale (un de la haute). Et d’autres qui réfèrent à la profession des parents, à condition qu’elle soit prestigieuse (dentiste, professeur). l’externe est un souvenir du temps où l’enfant faisait exception dans un établissement spécialisé dont tous les autres élèves étaient internes. On trouve enfin des noms référant à un événement, une anecdote. Lors d’une émission télévisée, Brigitte a reconstitué le moment terrible où elle a découvert qu’elle venait de perdre totalement l’audition pendant la nuit précédente, tapant désespérément sur la cuisinière la casserole dans laquelle elle s’apprêtait à préparer son petit déjeuner, sans produire le moindre son. Depuis ce jour-là, les sourds de province qui ne connaissent pas le nom attribué à Brigitte par les sourds parisiens ne l’appellent pas autrement que celle qui secoue une casserole.
8Tous ces noms, quelle que soit la longueur de leur traduction en français, sont composés d’un signe unique. On ne peut y lire l’identité sexuelle de leur porteur : on ne compte plus les queue de cheval, grands cils ou natte portés par des hommes. Quant à jésus-christ, c’est une femme juive qui a vécu à Nazareth. Lorsqu’un nom comporte au départ plus d’un signe, il évolue rapidement pour se condenser en un seul. Ainsi d’un ancien de Saint-Jacques, qui vient s’installer à Lyon. À son arrivée, il est nommé du signe saint-jacques suivi du signe paris. Rapidement, les deux signes se condensent en un seul, que le hasard conduit à être un quasi-homonyme de tous les jours, et dont la signification première est donc entièrement obscurcie.
9Les visuels que sont les sourds repèrent immédiatement, d’un coup d’œil acéré, le trait saillant d’un visage, le détail qui introduit une disharmonie. Dans une école arrive un nouveau surveillant. Les élèves le baptisent au moyen de l’index qui touche le condyle du maxillaire : ils ont tout de suite remarqué une très légère crispation de la mâchoire qui serait passée inaperçue de tout autre qu’eux. De même les noms attribués aux personnages publics mettent-ils souvent l’accent sur un trait qui aura pu échapper au commun des mortels, mais que l’on retrouve dans les dessins satiriques de nos quotidiens (par exemple le nez pointu de Jacques Chirac ou les poches sous les yeux de Michel Rocard). Cependant, ces noms, s’ils fonctionnent objectivement sur le mode de la caricature, ne traduisent en général aucune intention satirique, et sont sans connotation péjorative.
10C’est en particulier le cas de ceux qui peuvent surprendre par leur crudité. Ils constatent simplement ce qui est, et qui permet un repérage commode. Un homme fort respecté a porté toute sa vie le nom de gros seins, à la suite de problèmes hormonaux lors de son adolescence ; et c’est ainsi qu’il se présente lui-même. On ne compte plus les dents qui avancent, chauve et autres gros nez qui sont un rappel constant à la réalité, à la vie, au corps. Cela surprend toujours les entendants qui sont en contact avec des sourds. Il y a là un trait qui peut donner lieu à des erreurs d’interprétation, comme chaque fois que cohabitent deux cultures ayant des systèmes de valeurs différents. Emmanuelle Laborit (1994 : 80) rapporte que sa mère, entendante, avait été indignée du nom que les sourds lui avaient donné, dents de lapin. Les autorités chinoises voyaient d’un très mauvais œil le nom signé de Mao-Tse-Tong, verrue sur le menton (Yau, 1978 : 17).
11Cela n’empêche pas que l’on puisse à l’occasion créer de tels noms avec une intention moqueuse. Les enfants sourds exercent leur verve sur les enseignants entendants, la nomination leur permettant de prendre une revanche sur un personnel qui ne connaît pas leur langue. Les noms que j’ai collectés forment une longue cohorte de gros cul, faux jeton et autres agitée du bocal. La directrice d’un établissement où l’interdiction des signes s’est prolongée plus longtemps qu’ailleurs est appelée non non non, tandis que l’une de ses collaboratrices est appelée toujours la-haut, parce qu’elle répète sans cesse « Mademoiselle, vous monterez me voir dans mon bureau ». Le recours exclusif aux organes de la parole, bouche et langue, face à des enfants qui n’entendent pas, attire en retour des noms vengeurs tels que celle qui postillonne, haleine puante ou langue agitée. Il y a des trouvailles visuelles, tel ce front code barre désignant une enseignante aussi ridée qu’odieuse aux enfants ; ou bien cet esprit fermé mais braguette ouverte où un geste d’ouverture devant le bas du corps succède à un geste de fermeture devant le front. Tous ces noms moqueurs sont apparus dans les dernières décennies : « Jamais on aurait osé donner des noms pareils, on avait beaucoup trop peur », me disent la plupart des personnes scolarisées dans les années 1930 à 1950.
12Quantitativement et qualitativement, les noms métonymes constituent le prototype des noms sourds. Ils en représentent la catégorie la plus universelle (voir, pour les États-Unis, Mindess, 1990 ; pour le Québec, Dubuisson et Nadeau, 1993 ; pour la Suède, Hedberg, 1989). Dès 1779, ils étaient signalés par le sourd-muet Pierre Desloges. Eux seuls sont utilisés par les sourds qui créent des protolangues gestuelles à l’écart de toute communauté sourde (chapitre 11).
13Les noms métonymes sont considérés par les sourds comme les plus « typiques » (traduction contextualisée du signe « c’est comme ça »). Cela parce qu’ils sont entièrement indépendants du système nominal français ; non parce qu’ils ne désigneraient que des sourds. On l’a vu, de tels noms sont également attribués aux entendants, hommes politiques, vedettes du sport ou du spectacle, professionnels de la surdité. C’est une manière de s’approprier le monde dans lequel on est immergé, parfois avec humour : Juppé commence comme ministre et finit comme jupe, Mitterrand est le vampire aux dents élimées (je dirai plus loin pourquoi), Balladur celui qui a un visage allongé, et ainsi de suite. Si les sourds n’existent pas pour eux, eux existent dans le système nominal des sourds.
Noms matricules
14Dans ce vaste ensemble de noms métonymes, un groupe particulier se distingue, assignable à un espace social historiquement et culturellement bien circonscrit. Ce sont des numéros.
15Ces noms effraient souvent les rares entendants qui en apprennent l’existence, parce qu’ils évoquent pour eux la déshumanisation du bagne ou du camp de concentration. Le sens commun rejoint ici l’observation de l’ethnologue pour qui « priver quelqu’un de son nom, le réduire à un matricule, c’est le rejeter dans le néant, hors de la communauté des hommes qui tous et partout portent un nom » (Zonabend, 1980 : 18). Or, ces numéros ne sont précisément rien d’autre que le matricule reçu par l’élève à son entrée en institution, et qui était cousu sur chacune des pièces de son trousseau : « J’avais reçu le numéro 87. Sur le col de ma chemise : 87. Sur la taille du pantalon : 87. Sous les semelles de mes chaussures : 87. À l’intérieur du bonnet : 87. Sur la serviette de toilette : 87. Sur le gant de toilette : 87. Sur les draps de lit : 87... 87 c’était moi, personne d’autre que moi, et c’est comme ça que mes camarades m’ont appelé » (photo 11).
16L’équivalence qui semblait aller de soi entre la « privation du nom » et la « réduction à un matricule », cette équivalence se transforme ici très exactement en son contraire. Parce que l’enfant sourd était souvent privé de toute langue et donc de tout nom, le numéro reçu à l’école et cousu sur ses vêtements pouvait être la première marque d’identité qu’il percevait. Longtemps il gardera à son égard une tendresse empreinte de nostalgie.
17Les sourds entretiennent d’ailleurs d’étranges et subtils rapports avec les nombres. Les enseignants spécialisés savent bien que les enfants sourds sont souvent bons en mathématiques : cette discipline est moins dépendante que les autres de la connaissance préalable du français. Un autre motif leur a probablement échappé. Lorsque les enfants sourds effectuent les quatre opérations en comptant avec agilité sur leurs doigts, cet exercice est déjà une forme de langage gestuel. Depuis l’âge de trois ans jusqu’à celui de sept ans, Dominique était placée dans un établissement où la langue des signes était strictement interdite, et elle n’avait jamais rencontré de sourd adulte (Favre, 1994). Elle ne parlait pas et ne connaissait ni son nom ni son prénom. Elle ignorait tout autant que l’on pouvait parler avec les mains. Mais elle était bonne en calcul et c’est avec ravissement qu’elle comptait sur ses doigts, « ces doigts, me dit-elle, qui avaient besoin de s’agiter pour se libérer et s’exprimer ». Cet intérêt pour les nombres, seule occasion de produire du sens, l’avait conduite à contempler avec fascination le numéro 75 cousu sur ses vêtements. Si bien que de ce numéro elle avait fait son identité. Ça n’était pas son nom signé, puisque dans cette école tout signe était banni ; mais elle savait que, d’une certaine manière, 75 c’était elle.
18Cependant, lorsqu’ils deviennent des noms, les numéros étymons sont généralement déformés. Il vaut la peine de se demander pourquoi.
19La langue des signes obéit à un certain nombre de contraintes formelles. Aucun signe ne peut être exécuté au moyen de plus de deux configurations de la main. Si les deux mains sont engagées en présentant des configurations différentes, alors l’une d’elles est nécessairement immobile. Réciproquement, si les deux mains sont en mouvement, alors elles ont nécessairement la même configuration2. Il y a un seul cas où ces règles ne sont pas respectées : le système de numération, copié sur la forme écrite du système décimal français. Pour énoncer un nombre, les deux mains sont souvent toutes deux en mouvement alors qu’elles présentent des configurations différentes ; ou bien une même main présente successivement plus de deux configurations.
20Or les déformations des numéros ayant valeur d’anthroponymes ont ceci de tout à fait remarquable qu’elles aboutissent à réduire sinon à supprimer cette exception, en rendant ces nombres conformes au système de la langue. Voici trois exemples des nombreux procédés que j’ai relevés :
En supprimant le déplacement latéral de la main qui caractérise l’exécution d’un nombre tel que 303, on obtient un signe qui présente toutes les caractéristiques formelles de n’importe quelle unité lexicale : on ne distingue plus trois configurations successives, mais une simple ouverture / fermeture de la main (fig. 62).
Lorsqu’un numéro comporte plusieurs chiffres identiques (par exemple 222), ils ne sont réalisés qu’une seule fois avec un unique mouvement latéral (fig. 63). De même deux chiffres peuvent être fondus en un seul, au prix d’un changement d’orientation de la main (fig. 64).
L’exécution d’un nombre tel que 79 exige que la main gauche indique deux fois de suite le chiffre 5, la main droite indiquant successivement 2 puis 4. On peut alors resserrer considérablement le signe en laissant la main gauche immobile. Ce procédé est applicable à un très grand nombre de numéros : tous ceux dont le chiffre des dizaines et des unités est supérieur ou égal à 5.

Fig. 62. 303, nombre (à gauche) et anthroponyme (à droite). Dessins de l’auteur.

Fig. 63. 222, nombre (à gauche) et anthroponyme (à droite). Dessins de l’auteur.
21D’une certaine manière, en altérant l’aspect d’un nombre pour l’intégrer au système de la langue, on l’anthropise. Mais évitons un contresens : il ne s’agit nullement de dissimuler l’origine numérique de ces anthroponymes. La preuve en est que lorsque les numéros éponymes se trouvent être des nombres obéissant aux contraintes ordinaires de la langue, ils sont utilisés tels quels. Toute leur vie, des sourds sont très exactement appelés 20 ou 33. Pourquoi déformerait-on de tels nombres ? 20 est réalisé avec une seule main et deux configurations, 33 est réalisé avec une seule main et une unique configuration : ils sont déjà intégrés aux règles de formation de la langue, nul besoin de les distordre pour les y ramener (fig. 65). L’anthropisation des numéros n’a donc pas une visée humanisante, au sens où une ignorance bienveillante pourrait conduire à parler de la déshumanisation des internats, alors qu’à bien des égards ils ont au contraire été le lieu de l’humanisation des enfants sourds. Elle réintègre les noms des sourds dans le système général de la langue des sourds, pas dans un système de valeurs qui n’est pas le leur. Porter un tel nom, c’est témoigner que l’on a appartenu à ces collectivités de plusieurs centaines d’enfants sourds qui se sont côtoyés jour et nuit pendant des années avant que, devenus adultes, ils ne se dispersent dans le monde entendant.

Fig. 64. 144, nombre (à gauche) et anthroponyme (à droite). Dessins de l’auteur.

Fig. 65. 20, nombre et anthroponyme. Dessin de l’auteur.
Un bricolage avec le système français
22Voyons maintenant les noms, dont l’ensemble ne forme pas plus de dix pour cent, qui composent avec les deux éléments du système nominal français que sont le prénom et le patronyme.
Noms initiales
23J’appelle ainsi les noms qui sont réduits à une seule lettre de l’alphabet manuel, en général l’initiale du prénom, C pour Claudine ou Christian, A pour Antoine ou Annie, exceptionnellement l’initiale du patronyme. Bien que ces noms ne présentent pas la même visibilité sociale que les pittoresques celui qui dessine des visages brisés (Picasso) et autres petites lunettes rectangulaires sur le bout du nez (Bernard Pivot), ce sont de véritables signes : ils se distinguent toujours d’une lettre manuelle réalisée en épellation par l’ajout d’un petit mouvement, latéral et circulaire, condition nécessaire et suffisante pour qu’ils présentent les quatre paramètres permettant de décrire toute unité lexicale.
24Assez fréquemment on utilise deux lettres au lieu d’une seule : J+P pour Jean-Pierre, mais aussi P+L pour Paul ou L+L pour Gaëlle. Chacun de ces noms n’exigeant que deux configurations, ils restent conformes aux règles de formation de toute unité lexicale. Très rarement, le nom est composé de plus de deux lettres manuelles : C+A+N+U pour Claude Canu, ancien président du Mouvement des sourds de France. De tels noms offrent des exemples du passage de l’alphabet manuel à la langue : l’enchaînement en coulé des lettres et leur simplification ne sont pas sans rappeler le mécanisme d’intégration des noms matricules. Ainsi, dans l’exemple cité, met-on à profit l’existence de traits communs au C et au A (pouce déployé) puis au N et au U (index et majeur tendus) pour donner à la réalisation extrêmement rapide de ce nom l’apparence d’un signe à deux configurations, dans lequel il est à peu près impossible de reconnaître l’épellation du patronyme français (fig. 66).
25Dans les établissements où tout ce qui pouvait rappeler de près ou de loin la langue des signes (y compris donc l’alphabet manuel) était strictement interdit, il arrivait que les jeunes enfants créent spontanément des noms où les unités de l’alphabet manuel étaient remplacées par les gestes que les orthophonistes associent à certains sons : chassez le sens par la porte, il revient par la fenêtre. On rencontre ainsi des Fabienne ou des Nicole dont les noms signés consistent en un mouvement de la main sous la poitrine, ou bien un pincement du nez. Il suffit de feuilleter l’un des ouvrages fondateurs de l’orthophonie (Borel-Maisonny, 1955) pour y reconnaître les gestes orthophoniques correspondant respectivement aux sons [f] et [n], initiales de Fabienne et Nicole (fig. 67). De telles productions se rencontrent également chez les sourds suédois (Hedberg, 1989 : 43).

Fig. 66. CLAUDE CANU, épellation manuelle (à gauche) et anthroponyme (à droite). Dessins de l’auteur.
26Ces noms s’observent dans deux contextes sociaux opposés. Le fait de ne porter qu’un nom initiale est souvent un indice que l’on se situe à la périphérie de la culture sourde. Cela témoigne d’une éducation à l’écart de la langue des signes ; c’est pour le moins une preuve que l’on n’est pas passé par les grands internats. Mais cela s’observe aussi, à l’autre extrémité du continuum qui rattache les sourds à deux pôles culturels différents, chez les enfants de parents sourds, que ces enfants soient eux-mêmes sourds ou entendants. La raison en est simple. Comme tous les parents, le couple sourd a choisi les noms de baptême. Lorsqu’ils parlent entre eux de leurs enfants, ces parents utilisent donc des signes qui restent au plus près de ce qui est leur propre création, l’initiale des prénoms. Voilà encore un exemple d’un point que j’ai déjà souligné, qui est que les enfants sourds issus de parents sourds sont souvent moins éloignés du monde entendant que ne le sont ceux qui sont issus de parents entendants.

Fig. 67. Gestes orthophoniques de soutien à la lecture. « Ils servent à fixer plus rapidement la mémoire des formes graphiques et l’abstraction qui doit en être faite en français relativement au son » (Borel-Maisonny, 1955).
Noms métonymes initialisés
27Une catégorie récente compose avec le noyau dur du système nominal, les noms métonymes, et avec les prénoms de l’état civil. C’est une sorte d’hybridation : dans un nom métonyme, la configuration usuelle est remplacée par la configuration de la lettre correspondant à l’initiale du prénom, telle qu’elle s’exprime au moyen de l’alphabet manuel. Lorsque le nom métonyme qui entre dans la composition du nom hybride est déjà un signe initialisé, il change d’initiale. Ainsi le signe histoire s’exécute-t-il normalement au moyen de la configuration correspondant à la lettre manuelle H ; lorsqu’il devient le nom signé de Daniel, professeur d’histoire, le H est remplacé par un D (fig. 68). Mais il peut aussi arriver que les deux initialisations correspondent à une même lettre : le nom hybride, doublement motivé, est alors doté d’une charge sémantique particulièrement forte. Le nom initialisé de Josette, la joueuse, cumule l’initiale J de son prénom avec le mouvement de jouer, un signe qui est précisément initialisé en J (fig. 69). Ce nom, elle l’a reçu lorsqu’elle était une petite fille heureuse de vivre, toujours en train de rire et de jouer. Jacques Laborit a été nommé par sa fille Emmanuelle la lune au moyen d’un J sur le front, parce qu’il est toujours « dans la lune », la configuration utilisée pour former le signe lune se trouvant être identique au J de l’alphabet manuel (fig. 70).

Fig. 68. « Daniel l’historien ». Dessin de l’auteur.
28Cette hybridation langagière reflète une hybridation culturelle. En effet, ces noms sont apparus en même temps que les premiers cours de langue des signes. Aux États-Unis, Mindess (1990 : 15) observe que l’attribution d’un nom hybride à un entendant permet aux sourds de le repérer comme tel ; ce serait donc un marqueur identitaire. En France, il est de fait que c’est souvent dans cette catégorie que puisent les sourds pour nommer les entendants qui interviennent dans leur espace social, notamment le personnel des écoles. Deux autres hypothèses peuvent être avancées. D’une part l’initialisation permet d’augmenter considérablement le réservoir de noms, à une époque où de plus en plus de sourds et d’entendants en reçoivent. D’autre part ces noms présentent l’avantage de ne pouvoir, par définition, être confondus avec des unités lexicales, puisqu’ils résultent de leur modification.

Fig. 69. La fillette de gauche fait le signe jouer. Dessin d’élève, institut départemental de sourds-muets et de sourdes-muettes. Asnières, vers 1912. Cl. de l’auteur.

Fig. 70. J manuel (à gauche en bas), lune (à gauche en haut), « Jacques la lune » (à droite). Dessins de l’auteur.
Noms traductions
29Je rassemble sous cette étiquette les noms qui ne sont rien d’autre que la traduction d’un prénom ou d’un patronyme, lorsque ceux-ci se trouvent avoir une signification : Claire, Pierre, Noël, Blanche, Romain ou Lenoir sont nommés des signes clair, pierre, noël, romain ou noir. La traduction peut aussi jouer sur une homophonie, repérée au moyen de la lecture labiale ou de la ressemblance graphique : par exemple langue pour Jack Lang, tapis pour Bernard Tapie, vin + cent pour Vincent, anthroponyme dont l’exécution ramassée présente la forme d’un signe unique. Les à-peu-près sont innombrables, qu’ils concernent le prénom (gorge, rien ou marseille pour Georges, Adrien ou Marcel) ou le patronyme (dragon pour Dagron, hache pour Hoche, sanglier pour Sangla, soleil pour Soler, chasseur pour Chassiguet, caisse pour Delacaize). Parfois avec une bonne dose d’humour : sardine pour Sandrine.
30On peut rattacher à cette catégorie les noms qui réfèrent à des patronymes tels que Meunier, Lesieur, Leroux ou Picard, ou à des prénoms tels que Nicolas, au moyen des signes chocolat, huile, chicorée, congélateur ou vin. Dès que la nomination ministérielle de François Bayrou le fit connaître des sourds, il fut appelé vaporisateur, en référence à Baygon, marque bien connue d’insecticides. Les sourds sont très friands de ce genre de jeux de signes : il y a là, à l’évidence, un plaisir de jouir de leur propre langue, en même temps que de s’approprier avec humour celle des entendants.
31Très minoritaires face aux noms métonymes, les noms traductions introduisent donc à une autre facette de la situation des sourds, le fait qu’ils doivent constamment affronter le monde des entendants et se débrouiller dans les circonstances les plus diverses. Ils le font sur un mode qui leur est familier, celui du bricolage, où l’on fait flèche de tout bois. Ces noms témoignent de ce que, tant bien que mal, beaucoup de sourds ont appris à composer avec la langue orale dominante, par l’intermédiaire de l’écriture ou de la lecture labiale. Établissant des correspondances entre état civil et appellations sourdes, ils impliquent la capacité de passer d’un système à l’autre. Ils ne peuvent donc être antérieurs à l’entreprise d’éducation des sourds, à partir de la fin du xviiie siècle. Nous en avons d’ailleurs une preuve historique, puisque en 1779 Pierre Desloges exclut explicitement la possibilité de tels noms :
Si je voulais désigner quelque personne de notre connaissance qui portât le nom d’un objet connu, tel que l’enfant Du bois, La rivière etc., je me garderais bien de faire le signe qui dénote un enfant, le bois, une rivière etc., je serais bien sûr de n’être pas entendu de mes camarades, qui ne verraient aucun rapport d’un homme avec une rivière, etc. et qui me riraient au nez.
32L’abbé de l’Épée lui-même, le plus illustre de tous les personnages entendants liés à la surdité, porte cependant un nom traduction : abbé + épée. Il y a tout lieu de supposer que ce nom est apparu dans la communauté des enfants sourds que le bon abbé instruisait.
Noms en prêt-à-porter
33Il existe aussi un système de correspondances entre un certain nombre de prénoms et des noms signés : toute personne portant l’un de ces prénoms peut se voir attribuer automatiquement un signe déterminé. C’est ce que j’appelle des noms en prêt-à-porter, parce qu’ils sont déjà là dans le système nominal sourd pour venir habiller n’importe quelle personne en fonction de son prénom.
34Certains de ces noms signés ont une explication transparente. Ils évoquent les attributs d’un personnage historique ou mythique, ou une coutume : la prière ou le voile marials, les clés de Pierre, l’écharpe royale de François, l’étendard de Jeanne, l’épée d’Arthur, la coiffe des Catherine, plus récemment la fronde de Thierry.
35D’autres ont une étymologie obscure. Il est possible que certains réfèrent à des épisodes de la vie des saints, qui étaient montrés en classe aux enfants sourds sous la forme de grandes illustrations qui frappaient leur imagination. Dans le nom qui évoque une étoffe épaisse (proche de matelas ou moquette), et porté par de nombreuses Monique, on peut peut-être reconnaître l’écharpe que tient sainte Monique, mère de saint Augustin, dans l’iconographie religieuse populaire – allusion à une coutume des ermites de saint Augustin, qui distribuaient des écharpes bénites sous l’invocation de sainte Monique (Cahier, 1867). Il y a des Michel nommés au moyen de la main s’éloignant de la bouche avec un mouvement répété d’ouverture / fermeture, et d’autres au moyen du majeur qui touche le flanc : évocations du souffle du dragon et de la blessure qu’il provoqua ? Le nom de nombreux Étienne est un signe proche de charbon ou de pierre : évoque-t-il la ville de Saint-Étienne et son bassin houiller, ou bien doit-on se souvenir que saint Étienne, mort lapidé, fut le patron des tailleurs de pierres ?
La dation du nom
36Le premier lieu dans lequel un sourd peut recevoir un nom signé est sa famille. Jusqu’à une époque très récente, cela ne concernait que le petit nombre de ceux qui ont des parents sourds. Leurs sœurs et frères entendants, eux, restent plus ou moins à l’écart des milieux sourds : toute leur vie ils garderont donc le nom initiale que leur ont donné leurs parents. Pour tous les autres, leurs noms étaient reçus des mains des camarades d’institution (chapitre 8).
37Dans les écoles, telle celle d’Alger avant l’indépendance, où l’interdiction de la langue des signes était un peu moins sévère qu’ailleurs, il est arrivé aussi que des noms soient décidés à la va-vite par des enseignants entendants. Il s’agissait alors de signes dont les enfants ne tenaient aucun compte :
C’était le professeur qui nous attribuait des noms... Mais ça n’était pas des vrais noms en langue des signes... On était une classe de vingt élèves, et le professeur avait donné un nom à chacun dès le premier jour. Si bien que c’étaient des noms qui étaient inadaptés à notre physique ou à notre caractère, c’étaient des noms faux ! Un vrai nom sourd, il est si bien adapté à la personnalité de chacun que tu t’en souviens, tu sais de qui on parle. Mais avec les noms qu’on nous avait donnés, ça n’allait pas du tout... Dès qu’on sortait de la classe, on reprenait nos autres noms, nos vrais noms signés.
38Cet ami donne comme exemple le nom que lui avait attribué son professeur, un point d’interrogation tracé sur le visage, geste obscur dont il ignore le sens et qu’il oppose à son vrai nom, œil crevé ; et il exhibe fièrement son œil mort, montrant ainsi qu’il préfère l’âpre réalité à un nom ressenti comme faux ou artificiel – deux qualificatifs que les sourds décernent à toute tentative des entendants de créer eux-mêmes des signes.
39L’homonymie peut être dysfonctionnelle dans une collectivité aussi petite qu’une salle de classe. Cette question, classique pour tout système d’appellations, se pose toutefois d’une manière très particulière chez les sourds, puisqu’ils ont la possibilité unique d’utiliser simultanément deux canaux, langue des signes et lecture sur les lèvres. Si bien que l’homonymie est fréquemment levée par l’articulation silencieuse des prénoms français. Si deux élèves ont même signe et même prénom, celui qui est le plus récemment arrivé dans la classe ou l’établissement sera généralement rebaptisé. Sarah, qui porte le signe chignon, quitte l’institution de Bourg-la-Reine pour Saint- Jacques. Dans sa nouvelle classe, il y a déjà une fillette prénommée Sarah et dont le signe est chignon : elle est renommée bourg-la-reine.
40Sa scolarité achevée, l’adolescent entre en contact avec le monde des sourds adultes. Il rejoint les Foyers, les associations, participe aux réunions, aux fêtes, aux banquets. Dans ce milieu qui lui procurera son conjoint, il lui arrive d’être à nouveau baptisé d’un ou plusieurs autres noms. Bernard était appelé par ses parents sourds du nom alphabétique B. Lorsqu’il est entré en institution, ses camarades l’ont nommé 37. Puis, lorsqu’il en est sorti et a commencé à fréquenter des adultes, ils l’ont baptisé celui qui rit. Ce modèle est très fréquent. Il témoigne de l’appartenance successive à différents milieux, famille, école, puis réseaux et associations, relativement fermés les uns aux autres.
41Depuis dix ou quinze ans, le renouveau de la culture sourde a entraîné quelques changements dans ce modèle traditionnel. Beaucoup de parents sourds ont commencé à donner à leurs enfants, souvent peu de temps après leur naissance, des noms métonymes, de plus en plus considérés comme un symbole très fort d’appartenance identitaire. De tels noms sont également attribués aux enfants entendants, ce qui témoigne de l’intention délibérée de les inscrire dans une filiation sourde. Katia a grandi seule entendante dans une famille de sourds. Alors qu’il est habituel d’appeler les enfants entendants en usant de la voix, Katia, au grand dam de ses parents, refusait d’être traitée différemment des autres membres de la famille, et ne tournait pas la tête quand elle entendait son nom3. C’est pourquoi Katia est désignée d’un vif mouvement de la main vers l’avant. Ce mouvement est emprunté au signe appeler quelqu’un, qui n’est rien d’autre que la stylisation du geste que les sourds font entre eux pour attirer l’attention d’un interlocuteur. Son nom pourrait être traduit par « Celle qu’il faut toujours appeler à la manière des sourds » (fig. 71).
42Quelques parents entendants, partisans d’une éducation précoce en langue des signes, commencent à attribuer eux-mêmes de tels noms à leurs enfants sourds. Parallèlement, le déclin des internats a entraîné la disparition des noms matricules. Dans un petit établissement à la politique novatrice, on avait songé à inviter les parents pour officialiser le baptême de l’enfant par ses petits compagnons. Il fallut y renoncer, les parents entendants réagissant quelquefois assez mal lorsqu’ils découvrent que leur petite fille a été baptisée la grosse, ou leur petit garçon verrues sur les mains.

Fig. 71. « Katia qu’il faut toujours appeler à la manière des sourds ». Dessin de l’auteur.
43Personne n’est habilité à s’attribuer à lui-même un nom. Pour ceux qui s’y essaient, la sanction est tout simplement qu’il n’en est tenu aucun compte. Cependant toute règle a ses exceptions. En voici une. C’est un petit garçon de trois ans qui, dans l’établissement bilingue dont il vient d’être question, commence à apprendre ses premiers signes. Il n’a pas encore reçu de nom. Peu de temps après son arrivée, un éducateur le désigne en demandant en français « Qui est-ce ? » en accompagnant cette question du signe qui ? L’enfant répond alors en reproduisant ce signe, mais en le ramenant vers son épaule, prouvant ainsi qu’il a déjà compris l’une des règles de base de la syntaxe de la langue des signes, la direction du mouvement indiquant les relations entre participants. Et le lendemain matin, dès son arrivée au centre, il se précipite vers tous les enseignants en leur signant triomphalement : moi [je m’appelle] qui ! Ce nom étrange de moi qui lui est resté (fig. 72).

Fig. 72. « Moi qui ». Dessin de l’auteur.
Une transmission en marge
44En général, il n’y a aucune raison pour que les noms se transmettent. Cette absence de transmission reflète le statut des sourds, individus rarement apparentés entre eux, apparaissant au hasard du brassage génétique dans un monde entendant. On rencontre cependant un tout petit nombre d’occurrences où le nom porté par un sourd l’avait déjà été auparavant (compte non tenu, évidemment, des innombrables cas de pure homonymie). Bien que concernant moins d’un nom sur cent, ce cas est reconnu comme légitime, comme faisant partie des normes culturelles, et peut survenir dans trois situations distinctes.
45En premier lieu, on peut se voir attribuer le nom métonyme de quelqu’un qui porte soit le même prénom, soit le même numéro matricule. Pour ne pas entraîner de confusions, ces deux personnes ne doivent pas appartenir au même espace-temps social. Le cas le plus fréquent est celui d’un nouvel arrivant en institution, qui reçoit le nom métonyme d’un aîné ayant porté le même prénom ou le même numéro, et parti l’année précédente. Ce nom n’a en général aucun rapport avec la personnalité de celui qui le reçoit : « On m’avait baptisé celui a qui il manque une dent, au début je me demandais bien pourquoi ! Je comptais mes dents avec angoisse devant la glace... » Il y a là une explication possible pour certains noms en prêt-à-porter d’origine obscure.
46Si nous ne sommes ici qu’aux marges d’une transmission véritable, les sourds peuvent cependant en parler en recourant au signe héritage : « J’ai hérité mon nom de... » Recevoir un nom qui a déjà été porté par un autre membre de la collectivité locale peut être éprouvé comme une filiation au sens large, dans le cadre d’une sorte de parenté fictive, tant est fort le sentiment d’appartenance à une même institution.
47En deuxième lieu, l’apparente transmission d’un nom, de l’un des parents à son enfant, peut résulter d’un simple phénomène d’apocope : le fils du gendarme devient ainsi le gendarme, conformément à la règle qui veut que tout nom doive se réduire à un signe unique. De même le fils de 34 peut devenir à son tour 34.
48En troisième lieu, il reste à citer un cas dont je n’ai pour l’instant qu’une seule attestation, mais dont je ne doute pas qu’il se soit répété ailleurs : à l’institution de Chambéry, un grand avait pris en charge un petit, veillant sur lui, l’instruisant en toutes choses. Lorsque le grand a quitté l’institution, le petit a reçu son nom.
Des répertoires de noms
49À côté des changements de nom au cours de la vie, il y a une variabilité en synchronie. Une même personne peut porter simultanément plusieurs noms si elle est connue dans des milieux différents, voire dans un même milieu, plusieurs noms ayant des connotations distinctes. Dans les internats où filles et garçons étaient dans des classes séparées, il arrivait qu’un même élève soit appelé d’un certain nom par les filles, et d’un autre par les garçons. Raymond est appelé le gros dans sa ville natale de l’est de la France, celui qui écrit dans l’association régionale dont il est le secrétaire, et le prothésiste dans une autre association nationale qui a son siège à Paris : trois noms métonymes renvoyant respectivement à son aspect physique, à l’un de ses rôles sociaux, à sa profession. Beaucoup de sourds ont un nom officiel, et un nom plus intime réservé aux proches. Le nom utilisé le plus fréquemment pour Chantal, c’est la rigolote, nom qu’elle a reçu quand elle était en internat. Lorsque ses amis sont d’humeur facétieuse, ils l’appellent volontiers musique, jeu de mots sur la première syllabe de son prénom. Mais dans des situations plus formelles, ils préfèrent recourir au nom initiale C.
50Variabilités en diachronie et en synchronie découlent l’une de l’autre. Un nouveau baptême n’implique pas que le nom précédent soit abandonné. Il reste souvent le seul sous lequel on est connu dans le milieu qui l’a créé. La diversité des noms portés par une même personne peut résulter d’une multiplicité de rôles sociaux. Il peut aussi refléter un trait caractéristique des enfances sourdes, les fréquents déplacements d’établissement en établissement. Il peut enfin témoigner de la diversité des facettes d’une personnalité. Il y a cependant une certaine fierté à pouvoir affirmer que, depuis l’enfance, on n’a toujours porté qu’un seul et même nom. C’est comme le symbole de la cohérence d’une vie. La notoriété d’une personne assure l’unicité de son nom : il y a fort peu de chances pour que soit plus tard attribué à Emmanuelle Laborit un autre nom que celui sous lequel elle est devenue célèbre.
51Différents procédés permettent de produire des variantes moqueuses de noms officiels. Le nom de François Mitterrand était autrefois un banal M avant que la configuration de la main, modifiée et déplacée devant la bouche, ne le transforme en mitterrand le vampire. On peut aussi replier les extrémités de l’index et de l’auriculaire, allusion à l’affaire des canines limées pour cause d’image électorale : mitterrand le vampire aux dents élimées (fig. 73). Ce nom a d’abord été utilisé avec malice, puis très officiellement, des interprètes y recourant lors de prestations télévisées. Le plus connu des médecins implanteurs a d’abord reçu un nom métonyme évoquant ses moustaches, puis la configuration constituant le signe moustache a été remplacée par une configuration empruntée au signe implant cochléaire. L’image ainsi produite, saisissante, est celle d’un médecin à la Frankenstein portant des implants en guise de moustaches (fig. 74). La modification d’un unique paramètre, souvent l’emplacement, change du tout au tout le sens d’un nom : la main en pinceau (fig. 1) tapote-t-elle le menton, produisant le nom signé l’expert, qu’un léger déplacement vers le haut, sur la lèvre supérieure, le transforme ironiquement en une célèbre moustache, celle qui donne son nom à hitler.

Fig. 73. « Mitterrand le vampire aux dents élimées ». Dessin de l’auteur.

Fig. 74. À gauche : implant cochléaire. À droite : « Le moustachu implanteur ». Dessins de l’auteur.
Genèse et évolution des noms
52C’est généralement dans les banales interactions de la vie quotidienne qu’un nom métonyme trouve son origine. Lorsqu’une personne est évoquée dans une conversation, qui ne possède pas encore de nom ou dont le nom est inconnu des interlocuteurs, on décrit, à une vitesse vertigineuse, les différents éléments de son aspect physique, à quoi peuvent éventuellement venir s’ajouter d’autres éléments d’information : maigre + petit + cheveux plaqués vers l’arrière + cicatrice sur la joue + au chômage. Cette succession de signes constitue une source potentielle de noms. Par la suite, la série se réduira à deux ou trois éléments, variant selon les interlocuteurs, jusqu’à ce qu’un consensus finisse par s’établir sur un élément unique, qui sera désormais la manière normale, stéréotypée, de désigner cette personne.
53Une fois créé, le nom va devenir ce que ses utilisateurs en feront. Si c’est une unité lexicale, au sens parfaitement clair, fréquemment utilisée comme anthroponyme (telle que yeux en amande ou cheveux mi-longs), il aura toutes chances de peu évoluer ou de ne pas évoluer du tout. Si c’est un nom à la forme originale dont le sens n’est pas transparent, il sera reproduit avec des erreurs. Une maman me dit que le nom de son enfant est si singulier (long pouce) qu’elle n’a encore vu personne le reproduire correctement. Un tel nom pourra évoluer jusqu’à devenir difficilement reconnaissable. C’est alors que fleuriront les fausses étymologies. Pierre exécute de manière erronée le nom d’Emmanuelle Laborit, soleil qui part du cœur : au lieu que la paume de la main droite soit tournée vers le bas, il la tourne vers le haut, produisant ainsi quelque chose de proche du signe offrir : « C’est, suppose-t-il, parce qu’on dit d’Emmanuelle que c’est quelqu’un de très généreux. » Cela s’observe également dans le cas des noms métonymes qui se sont transmis, et qui n’ont généralement aucun rapport avec la personnalité de leur porteur. Armand porte le nom bras coupé, qu’il s’est vu décerner parce qu’il portait le même matricule que celui d’un ancien élève amputé à la suite d’un accident. Beaucoup de sourds transforment ce nom bizarre en un autre signe, portez armes, très proche au plan de la forme et fournissant une fausse étymologie, la paronymie Armand / armée. De même, lorsque l’enfant qui avait été fort étonné de se voir appeler celui a qui il manque une dent a changé d’établissement, son nom a été transformé en un fossette sur le menton plus conforme à la réalité : la configuration et le mouvement ont été conservés, seule la position de la main a été déplacée de quelques centimètres, de la bouche au menton.
54Un nom peut aussi se transformer pour des raisons de confort articulatoire. Une torsion incommode du poignet ou du bras peut se maintenir dans la langue mais disparaître dans un nom fréquemment utilisé. L’Huillier a pour nom traduction le signe huile (main en cornes effectuant une rotation dans un plan horizontal, pouce pointant vers le bas). Sa fille porte le même nom mais inversé, pouce pointant vers le haut : le nom est devenu beaucoup plus facile à réaliser mais le signe huile est devenu méconnaissable. Au cœur de tout cela il y a le caractère collectif de la genèse et de l’évolution des noms : personne n’est habilité à imposer une norme ou à rectifier une erreur.
55Mais il y a une autre manière pour un signe de tendre vers l’arbitraire : c’est de rester immuable tandis que le référent change. Noémie est appelée dents qui avancent : elle gardera ce nom après qu’elle se les soit fait redresser. Le cas le plus fréquent concerne les cheveux. D’innombrables personnes sont appelées natte ou banane de rocker alors qu’elles ont depuis des années changé de coiffure. Voilà qui donne lieu à deux théories indigènes concurrentes, prenant parti pour l’une ou l’autre de deux fonctions depuis longtemps reconnues au nom propre, signification et désignation. Il y a ceux qui pensent qu’un nom doit caractériser très exactement la personne nommée. Ceux-là critiquent les noms fondés sur la coiffure ou le vêtement, des éléments trop aisément modifiables : « Les noms sourds, ça n’est pas comme ça. » À l’inverse il y a ceux qui pensent que ce qui importe avant tout, c’est qu’un nom donné soit clairement accolé à une personne déterminée. Cette seconde thèse paraît plus conforme à la réalité puisqu’il est de fait que beaucoup de noms perdent leur transparence avec le temps sans que quiconque semble s’en soucier.
56Qui part à la recherche du sens des noms signés doit donc s’attendre à des surprises. Interrogés, les sourds donnent souvent des réponses mouvantes, multiples, contradictoires. La pluralité des significations peut aussi résulter d’un jeu parfaitement conscient, consistant à croiser plusieurs catégories : le nom de Girard, girafe, est à la fois un nom métonyme dû à sa haute taille et un nom traduction fondé sur une paronymie. balai est le nom paronymique de Bellais, un homme au caractère trempé, réputé tout balayer sur son passage. Jean-Claude a porté toute sa vie le nom de perroquet qui lui a été donné autrefois par ses condisciples de l’institution d’Asnières : quadruple allusion à son nez aquilin, à la couleur verte de son pull-over préféré, à un penchant au bavardage, et surtout à une éducation oraliste antérieure à son entrée à l’internat.
57Comme les signes-valises, des monogrammes manuels peuvent être utilisés pour produire un cumul de significations4. Le nom signé de Henri combine un H (index et auriculaire tendus), initiale de son prénom, avec le signe avion (pouce et auriculaire tendus) : il a fondé l’Association européenne des pilotes sourds (fig. 75). Or, une main avec le pouce, l’index et l’auriculaire tendus (mélange de I, L et Y), ça n’est rien d’autre que le monogramme i love you des sourds américains, connu de toutes les élites sourdes de la planète : cela tombe bien, puisque Henri se rend souvent aux États- Unis et qu’il a épousé une charmante Américaine... Nous sommes là du côté de la suggestion, du clair-obscur, l’une des sources reconnues de l’émotion poétique. Le nom de Roger Chouet, deux mains en fourches partant du visage et se dirigeant vers la taille, est-il dû à ce qu’étant enfant il avait le regard vif, chipant tout ce qui traînait ? Cela a-t-il un rapport avec la chouette qu’évoque son patronyme ? Ou bien avec les bretelles qu’il affectionne ? Ou encore avec la profession de son père (économe, ce qui se signe avec les mains en fourches introduites dans les poches d’un gilet imaginaire) ? Lui-même laisse volontiers planer le doute.

Fig. 75. « Henri l’aviateur ». Dessin de l’auteur.
58Du système nominal sourd, toute pensée classificatoire est absente. Les catégories dégagées par l’anthropologie du nom propre (Bromberger, 1982) s’y lisent en creux. Ces noms ne sont ni des indicateurs de lignée, ni des repères de catégories, ni des symboles de pouvoir. Ils ne traduisent ni le rang de naissance, ni le statut natal, ni le statut matrimonial. Pourquoi le feraient-ils ? Le destin de chaque sourd est un destin individuel. Quel besoin aurait-on de connaître ce qui le rattache à sa famille, puisque presque toujours elle appartient à l’autre monde ? Sa rencontre avec d’autres sourds, moment décisif qui marquera son passage au statut d’être de langage, sera celle d’un individu avec d’autres individus. celui qui a un grain de beauté sur la joue n’est plus le fils de Untel, il n’est que lui-même, sourd parmi les sourds. C’est auprès de ses semblables qu’il construira des liens quasi familiaux d’entraide et d’échanges de services de toutes sortes. Sans doute peut-on s’étonner que l’appartenance à des lignées sourdes, qui tient une place si cruciale dans les représentations, ne se traduise pas dans la nomination. On peut probablement y voir la conséquence d’une disproportion numérique : le système reflète ce qui est le statut de l’immense majorité des sourds. À titre d’hypothèse, suggérons aussi le poids de l’histoire : ces familles sont peut-être d’apparition trop récente (chapitre 5) pour que le système nominal ait eu le temps de s’y adapter. Les sourds américains, eux, savent inscrire dans leurs noms l’appartenance à une lignée sourde (Supalla, 1992 : 3 sq.) ; mais les mariages entre sourds y sont plus anciens.
Comment nommer les noms ?
59Pour parler des anthroponymes dont ils usent quotidiennement, les sourds recourent souvent à signe qui, hors contexte, est aussi polysémique que le mot français nom, pouvant concerner toute chose et pas seulement des êtres humains, mais qui en situation se révèle être sans ambiguïté : par exemple, pour demander le nom d’une tierce personne, un pointage suivi de signe, accompagné d’une expression interrogative. Dans le dialecte de Saint-Jacques, est cependant apparu un signe spécifique : deux mains en fourches, paumes en regard, effectuent des rotations alternées vers l’avant. Il s’agit probablement d’un signe-valise, parler en langue des signes dont la configuration originelle a été remplacée par celle de la lettre manuelle P, initiale de « prénom ».
60Comment traduire en français cette catégorie essentielle de la culture sourde ? Évidemment, comme on l’a fait ici, par noms ou anthroponymes, puisque c’est de cela qu’il s’agit. Ou bien par noms signés ou noms-signes, expressions qui se conforment au modèle « langues signées, langues des signes ».
61Or, lorsqu’on observe les usages réels, on constate une grande difficulté à faire reconnaître ce système pour ce qu’il est. Je vois deux étiquettes utilisées par les entendants qui fréquentent des sourds. La plus courante, et de loin, est « prénom », jusque dans des travaux linguistiques ; comme on vient de le voir dans le cas du dialecte de Saint-Jacques, cela a été repris en langue des signes. La chose est fort étonnante puisque, comme l’indique son affixe, un prénom ne peut avoir d’existence que dans un système binominal. Il faut donc insister là-dessus : quelle que soit la catégorie dont il relève, un anthroponyme sourd, bien que formé d’un signe unique, est toujours un nom complet. L’appartenance à telle ou telle des catégories qui ont été dégagées ci-dessus relève de la construction du système, de l’étymologie si l’on veut, mais en rien de son fonctionnement. Un nom signé qui provient d’un prénom, par exemple P ou pierre pour Pierre Malet, n’est nullement un prénom. Un nom signé qui provient d’un patronyme, par exemple blanc pour Jacques Leblanc, n’est pas davantage un patronyme. Le signe qui doit être traduit en français par la périphrase soleil qui part du cœur ne renvoie évidemment pas au prénom Emmanuelle, il suffit à lui seul pour désigner complètement une personne et une seule : Emmanuelle Laborit.
62La deuxième étiquette que l’on observe est celle de « surnom ». Elle ne peut davantage être retenue. Sans doute retrouve-t-on dans les noms signés certains des traits définitoires du surnom, tels que les établissent Françoise Zonabend (1980 : 16) et Martine Segalen (1980 : 72), notamment la création collective et la fonction de marqueurs d’insertion dans le groupe. Mais d’autres caractéristiques des noms sourds ne s’adaptent pas à un concept qui paraît plus opératoire pour l’analyse des communautés villageoises. Il ne s’agit pas de sobriquets plus ou moins cachés à leur porteur (Zonabend, 1983 : 273), réservés à la famille ou au groupe local (Bromberger, 1982 : 108) et encore moins de « faux noms » (Zonabend, 1983 : 269). Beaucoup de noms signés sont utilisés sur tout le territoire national, et leur passage sur les écrans de la télévision leur procure une estampille officielle. Plus généralement, je doute fort que l’on puisse dire d’un système nominal produit dans une langue minoritaire qu’il est constitué de surnoms par rapport à un système nominal exprimé dans la langue majoritaire. Ce sont deux systèmes qui n’ont pas plus de rapport entre eux que n’en ont la langue des signes et la langue française. Parler de surnom, c’est déterminer, consciemment ou non, une hiérarchie ; comme on le faisait à l’époque où l’on croyait que la langue des signes était « du mauvais français mis en gestes ». Je constate quotidiennement que les sourds peuvent fort bien connaître quelqu’un, signer à tout bout de champ son nom, et tout ignorer du binôme qui figure sur sa carte d’identité de citoyen français. Il y a des sourds qui ont la plus vive admiration pour Emmanuelle Laborit mais ne connaissent pas son patronyme : pour eux, elle est soleil qui part du cœur, et cela seul suffit.
63Il apparaît presque aussi difficile, quoique pour des motifs différents, d’appliquer cette étiquette de surnom à l’intérieur même du système nominal sourd. Elle pourrait paraître pertinente dans quelques-uns des cas que j’ai mentionnés, mais ne serait pas généralisable tant sont diverses les situations et arbitraires les découpages qu’elle imposerait. Ce à quoi on a en réalité affaire, c’est des répertoires d’une grande souplesse, tout nom signé étant à chaque instant modulable dans sa forme et ses emplois. On peut l’officialiser publiquement ou le réserver à l’intimité, le pérenniser ou le faire tomber en désuétude, le modifier avec tendresse, avec humour, avec ironie ou avec violence.
64Le système nominal sourd est profondément original, dans sa structure comme dans son fonctionnement. Les appellations de « prénom » ou « surnom » traduisent une résistance à cette évidence. Il n’y a pas de meilleure preuve de l’existence d’une culture sourde que l’existence de tels contresens culturels.
Notes de bas de page
1 On aura reconnu là l’admirable programme de l’académicien de Balnibarbi des Voyages de Gulliver, qui proposait de remplacer les mots par des objets que l’on transporterait avec soi et dont on se servirait pour communiquer (Swift, 1965 : 194).
2 Si ces lois ont été dégagées par Battison (1978 : 56) pour la langue des signes américaine, elles valent également pour les sourds français.
3 Un exemple identique a été rapporté par Bacci (1995). Il en déduit légitimement qu’on ne naît pas entendant : on le devient.
4 J’appelle monogramme manuel un procédé qui consiste à condenser plusieurs lettres de l’alphabet manuel en une unique configuration. Le monogramme roi se réalise avec l’index et le majeur entrecroisés (lettre R), le pouce et l’annulaire se touchant (déformation de la lettre O), l’auriculaire dressé (lettre I).
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