5. Mariage et transmission
p. 153-175
Texte intégral
« Un sourd héréditaire ferait mieux d’éviter d’avoir des enfants, car ainsi il est sûr de ne pas propager l’infirmité dont il souffre lui-même. »
Pierre Oléron, agrégé de l’Université,
Les sourds-muets, PUF, 1950
1Du mariage, Ferdinand Berthier (1868 : 210) écrit que s’il est « pour tous en général, hommes ou femmes, un des actes les plus importants de la vie », « c’est principalement aux yeux du sourd-muet et de la sourde-muette qu’il revêt ce caractère ». Pour les sourds, le mariage est en effet toujours problématique. Il l’est pour différentes raisons. La rareté des sourds fait qu’il n’est pas aisé de trouver un partenaire également sourd. L’une des fonctions des réseaux de sociabilité, associations culturelles et sportives, Foyers, est d’être des lieux où l’on peut trouver un conjoint. La recherche d’un époux emprunte aussi des canaux plus informels, mobilisant des relations éloignées géographiquement. Je l’ai souvent vue exprimer ainsi : « Je cherche un homme », « Je cherche une femme ». La franchise, voire la crudité, avec laquelle cette quête est exprimée est révélatrice de l’acuité du problème que doit résoudre tout individu sourd. Là aussi, une lecture attentive des écrits du xixe siècle permet de rattacher les observations ethnographiques à une tradition culturelle. Le Dr Itard (1821 : 431), médecin à l’institution de Paris, parle d’un sourd-muet qui, « ayant perdu la femme qu’il aimait passionnément, parut inconsolable, mais qu’à un de ses condisciples qui s’efforçait de le consoler il se hâta de dire qu’on s’occupait à lui chercher une autre femme ». Le livre d’Itard est empli d’idées fausses sur les sourds : ainsi, avec cette phrase, entend-il démontrer une supposée insensibilité. Mais lorsque Ferdinand Berthier, dans l’ouvrage qu’il consacre à réfuter ces idées (1852 : 63), en arrive au passage cité, il écrit qu’il « admet le fait jusqu’à un certain point » – la réserve ne portant que sur l’interprétation qu’en fait Itard.
2À la difficulté intrinsèque que constituent le petit nombre de sourds et leur dispersion, il faut ajouter les multiples obstacles que l’on a dressés pour les empêcher de se marier, de l’interdiction légale à différentes tentatives d’eugénisme. Lors de la discussion, au Conseil d’État, de l’article 446 du Code civil (séance du 26 fructidor an ix), il a été proposé que les sourds-muets soient exclus du mariage, au même titre que le furieux, l’imbécile et le condamné à la mort civile. Les officiers municipaux refuseront souvent que le consentement soit donné en langue des signes. L’interdiction s’étend aux témoins : Berthier, doyen des professeurs de l’institut de Paris, écrivain, chevalier de la Légion d’honneur, se voit refuser d’être témoin à un mariage entre sourds. D’où son ironie indignée : « On marie le premier rustre de village pourvu qu’il dise oui, et il faut presque un diplôme de docteur au sourd-muet qui veut se marier » (Berthier, 1842 : 143).
3L’eugénisme s’est constamment manifesté par la séparation des sexes dans les écoles spécialisées. Valade-Gabel (1894 : 485) propose de réserver l’institut de Paris aux garçons et celui de Bordeaux aux filles, la promiscuité « conduisant à des sympathies qui peuvent déboucher sur des mariages ». La séparation a parfois continué après la fin de la scolarité : Clerc (1848) décrit le triste sort de jeunes sourdes recluses à vie. Tout au long du xixe siècle, la question sera agitée dans les journaux publiés par les sourds. En septembre 1857, L’Impartial s’élève contre l’idée que le « oui » doive nécessairement être prononcé vocalement. En novembre 1893, La Gazette des sourds-muets proteste contre un article de presse affirmant que les filles sourdes-muettes devraient prendre le voile plutôt que de se marier, pour ne pas risquer d’avoir des enfants affligés de la même infirmité. C’est peine perdue puisque, un demi-siècle plus tard, Vuillemey (1950) et Oléron (1950) déconseillent encore le mariage entre sourds. Sous sa forme paroxystique, l’eugénisme a pris la forme de stérilisations forcées, dont l’exemple le plus connu est celui de l’Allemagne nazie (fig. 43).
4Aujourd’hui, il prend la forme de pressions familiales tendant soit à décourager toute inclination amoureuse entre jeunes sourds, soit à briser une relation déjà engagée, soit à encourager la contraception ou même l’avortement chez des jeunes femmes désireuses d’avoir un enfant :
Quand je suis tombée enceinte après mon mariage, j’étais bien sûr ravie. Mais ma mère m’a dit : « Il faut que tu ailles chez le docteur pour qu’il te fasse une piqûre. » Et quand la petite est née, ma mère ne voulait pas croire qu’elle était entendante. Ensuite, elle a essayé de me convaincre de ne pas avoir un deuxième enfant, parce que s’il était sourd il ne pourrait pas communiquer avec sa sœur. Et maintenant qu’on sait que le deuxième est entendant, elle recommence à nouveau pour essayer de m’empêcher d’en avoir un troisième !

Fig. 43. Dans l’Allemagne des années 1930, une jeune fille sourde tente d’échapper à la politique de stérilisation des « malades congénitaux ». Affiche de Vincent Richet pour Hanna, pièce de Levent Beskardes (International Visual Theater, 1994).
5Plusieurs femmes m’ont raconté comment des mères ont fait échouer le mariage de leur fils sourd, rêvant d’une belle-fille entendante. Murielle est de celles-là. Lorsqu’elle a apporté en cadeau une robe à celle qui aurait dû devenir sa belle-mère, la robe a été mise en pièces à coups de ciseaux. Une autre fois, ce sont des fleurs qui sont parties à la poubelle. Quand Murielle est revenue avec son fiancé d’une fête sourde, à quatre heures du matin, la mère les attendait sur le pas de la porte pour les obliger à aller prendre une douche. Après toutes sortes d’humiliations de ce genre, Murielle a mis en demeure son fiancé de choisir entre elle et sa mère. Malgré l’intervention d’amis sourds, celui-ci a préféré rester dans le giron familial. La mère exerce le métier de psychologue auprès de sourds.
Les mutations du mariage
6Sur les anciens modèles de mariage, je n’ai trouvé jusqu’ici que des informations éparses, mais très convergentes. Une lettre de Claudius Forestier, sourd-muet, directeur de l’institution de Lyon (reproduite dans Pélissier, 1846), fait état de dix cas d’inclination amoureuse ayant abouti à sept mariages, deux couples s’étant heurtés à l’opposition de leurs parents. Tous ces mariages unissent un homme sourd à une épouse entendante. Forestier ne semble pas remarquer le fait, ce qui suggère que cela correspondait alors à la norme. Puybonnieux (1846) le confirme dans une argumentation de plusieurs pages : les hommes sourds se marient presque tous, et toujours avec des entendantes ; tandis que les sourdes-muettes sont généralement vouées au célibat. Ce dernier point est confirmé par Itard (1821 : 435).
7De ce double état de fait, Puybonnieux (1846 : 133 sq.), qui connaissait très bien les sourds et parlait couramment leur langue, propose cette explication : si les sourds-muets n’aiment guère les entendants-parlants, ils n’estiment pas davantage les sourdes-muettes, pour lesquelles ils éprouvent du « dédain », un « sentiment de répulsion » qu’il juge « universel et profondément enraciné dans le cœur de chacun d’eux ». Il décrit les sourdes-muettes comme privées de charme, n’ayant « ni dans l’esprit ni dans le mouvement du corps, rien de cette activité remarquable qui caractérise le sourd-muet ». Il y voit une conséquence de la « vie monastique » à laquelle on les réduit dans les écoles. Très peu d’entre elles travaillent, au point que Puybonnieux envisage comme une révolution qu’elles puissent devenir « lingères, brodeuses, couturières, coloristes, brocheuses ou passementières » – ce qu’elles seront au siècle suivant. Rejetées par les sourds et ne parvenant que très rarement à se marier avec des entendants, la plupart d’entre elles trouvent « un refuge dans des maisons d’asile ».
8Sur l’appétence des hommes pour le mariage exogamique, Puybonnieux apporte une autre « puissante raison » : uni à une entendante- parlante, le mari sourd-muet a « un interprète sûr et fidèle » qui l’introduit dans la vie du monde entendant.
9De la difficulté des femmes sourdes à trouver un compagnon entendant, Berthier donne une autre explication : leur répugnance pour les modes de communication autres que les signes. Or, pour s’unir avec un conjoint entendant, il faut nécessairement utiliser « la plume ou la dactylologie1 ». Puybonnieux, lui, vante « l’admirable facilité » des épouses entendantes « à se servir du langage des gestes », et affirme que leurs enfants entendants « font les signes aussi bien » que leur père.
10Mais, à partir de 1844, tout change. Dans La Gazette des sourds-muets d’août 1917, un texte posthume d’un témoin oculaire rend compte d’un événement considérable qui s’est produit cette année-là : le premier mariage entre sourds-muets2. En 1857, le journal L’Impartial, rendant compte de deux autres mariages du même genre, fait ce commentaire : « Les mariages entre parlants et sourds-muets, très nombreux naguère, paraissent maintenant tout à fait passés de mode à Paris. » C’est donc dans la décennie qui a suivi 1844 que s’est imposé définitivement un nouveau modèle, le mariage endogamique.
11Comment interpréter ce bouleversement, sinon comme le point d’aboutissement d’un changement progressif des mentalités depuis les années 1830 ? Les sourds-muets cessent de vénérer leurs maîtres, comme l’avaient fait auparavant Jean Massieu et Laurent Clerc ; sous la férule de Berthier, ils construisent la « nation sourde-muette » : et que serait une nation dont tous les couples seraient mixtes, ou dont la moitié des membres serait confinée au célibat ? On rappellera les quelques dates cruciales qui ont précédé le premier mariage endogamique : l’insurrection de décembre 1830 à Saint-Jacques qui conduit les élèves à « haïr tous les professeurs parlants », la création des banquets en 1834 et celle de la Société centrale en 1838, qui structurent la sociabilité sourde et construisent une identité collective.
12À partir de cette date historique de 1844, se produit une profonde mutation du monde sourd. Les deux parents étant maintenant sourds, la probabilité de la naissance d’enfants sourds s’en trouve considérablement augmentée. Ces enfants seront les premiers à recevoir la langue des signes comme langue maternelle et paternelle. Vont pouvoir apparaître ces lignées sourdes dont on verra bientôt quel poids elles ont dans la sociabilité et les représentations sourdes.
Le premier mariage entre sourds-muets
« Jusqu’en 1844, il n’y eut pas, que je sache, de sourd-muet marié avec une sourde-muette [...] Lorsque brusquement, en cette même année de 1844, tout notre monde corporatif fut mis en émoi à l’annonce d’une grande nouvelle [...] Un sourd-muet nommé Deville, ouvrier tourneur à Paris et ancien élève de l’Institution de Bordeaux, épousait une sourde-muette de Paris.
Il y eut foule à la noce pour contempler chose pareille et inusitée. Quelques journaux de l’époque même, et ils n’étaient pas nombreux comme aujourd’hui, en parlèrent comme d’un événement absolument nouveau et mémorable, aucune objection ne fut soulevée, aucune résistance ne fut opposée de la part du Maire de l’arrondissement comme cela est arrivé maintes fois, de façon regrettable par la suite.
Les deux conjoints étaient, heureusement pour eux, il est vrai, pourvus d’un interprète juré et assermenté près les tribunaux civils à l’usage des sourds-muets, lequel interprète était un ancien professeur retraité à l’Institution mère de Paris, M. Paulmier [...].
Comme la sœur du nouveau marié, entendante-parlante, était danseuse à l’Opéra de Paris, les bonnes petites camarades de la ratière du ministère des Beaux-Arts furent conviées au bal ; on dansa donc avec un entrain du diable, on sauta frénétiquement, car beaucoup de sourds-muets s’étaient empressés d’accourir, même sans y être invités, et s’en donnèrent à cœur joie. À partir de ce moment-là, l’impulsion fut donnée ; sourds-muets et sourdes-muettes trouvèrent le moyen de s’entrevoir, de s’aimer, de s’accorder entre eux et finalement de triompher des mille et un obstacles suscités sous leurs pas par des gens avides ou intéressés ; et les unions entre sourds-muets et sourdes-muettes se propagèrent si tellement et bellement que l’on put compter, en l’espace de quelques années seulement, tant dans le département de la Seine qu’en province, un nombre assez considérable de ménages ainsi constitués.
D’où il ressort clairement que, bien avant la date que je consigne ici, la chose eût pu arriver naturellement si parents, tuteurs et amis n’avaient, avec une stupidité incompréhensible, établi autour des demoiselles sourdes-muettes un cordon sanitaire, si cela peut s’appeler ainsi, de surveillance et d’obstacles, pour les empêcher de faire connaissance avec leurs frères d’infortune.
Et maintenant que l’écluse de l’imbécillité est détruite par les faits accomplis, presque tous les sourds-muets et sourdes-muettes en général ne veulent plus s’unir qu’entre eux [...].
Louis Rémond3, La Gazette des sourds-muets, août 1917
« Ma troisième sœur »
13Comment se fait-il que ce jour de janvier 1997, Christian m’ait parlé de sa « troisième sœur », alors qu’il a deux frères mais une seule sœur ? Lorsque je lui ai posé la question, il m’a répondu que, eh bien oui, quoi, il a eu un premier frère, un deuxième frère, une troisième sœur : n’est-ce donc pas assez clair ? J’ai noté le fait sur mon carnet, comme une curiosité. Puis la chose s’est reproduite, à Paris comme en province, en s’étendant aux fils et aux filles : par exemple, quelqu’un qui avait deux enfants, une fille et un garçon, me parlait de son « deuxième fils » à propos de son cadet. Alors que nous pouvons évoquer en français notre troisième sœur ou notre deuxième fils en comptant à l’intérieur de chaque catégorie de genre, les sourds semblaient faire une comptabilité globale. Le sexe s’effaçait derrière le rang. Le postulat de Radcliffe-Brown (1968 : 142) pour qui « la différence de sexe est plus importante que la différence d’âge » paraissait s’inverser dans le cas sourd. J’hésitais à accepter le fait, trop conscient de possibles effets de traduction entre deux langues si éloignées : ma + troisième + sœur, mon + deuxième + fils ne pouvaient-il pas tout aussi bien s’interpréter comme « ma sœur, celle qui vient en troisième », « mon deuxième, un fils » ? Puis j’ai rencontré Armand et écrit le récit de sa vie. Il y était souvent question de ses quatre enfants sourds, l’aîné Pierre et les trois filles, Caroline, Brigitte, Mireille, nées dans cet ordre. À plusieurs reprises, j’ai tout naturellement traduit les expressions qui m’était signées, telles que « ma deuxième » ou « ma troisième fille », par « ma première » ou « ma deuxième fille », sans chercher à en discuter avec Armand. Mais lorsque sa femme Yvette a lu mon manuscrit puis me l’a rendu annoté, j’ai trouvé tout cela raturé : Brigitte se trouvait rétablie dans son rang de « troisième fille » et non de deuxième, etc. Yvette était persuadée que j’avais fait de permanentes confusions dans les âges de ses quatre enfants, dont les naissances avaient été très rapprochées. Cette fois, plus aucun doute n’était permis.
14La recherche a quelquefois besoin d’un coup de pouce du hasard. J’ai rencontré un vieux sourd corse dans un café de la rue Dauphine, qui a entrepris de me raconter l’histoire de sa vie. Chaque fois que dans son récit intervenait l’un de ses frères ou sœurs, il faisait un seul et même signe, fort différent de ceux que j’avais vus jusqu’ici. Il n’y avait pas moyen de savoir s’il parlait de l’un de ses frères ou de l’une de ses sœurs, sauf à lui faire préciser frère / sœur + garçon (frère), frère / sœur + fille (sœur). Je retrouvai ensuite ce même signe chez des sourds âgés de Bourgogne.
15Tout cela suggérait une tendance à la neutralisation de l’opposition entre les sexes. On sait que la langue est plus conservatrice que la culture ; que, par exemple, l’ancien mariage indo-européen entre cousins croisés se lit jusqu’au xviiie siècle au moins dans l’équivalence entre neveu et petit-fils (Benveniste, 1969b : 223 sq.) Je me plongeai donc dans les ouvrages du xixe siècle pour reconstituer ce qu’avait été la terminologie de parenté lorsque la langue était encore peu influencée par le système éducatif. Ce que je découvris alors était un cas de figure inédit pour l’anthropologie de la parenté4. Toute la nomenclature était dominée par une disparition générale du critère du sexe, alors que la différence sexuelle constitue « la part la plus profondément physique de l’homme », « le butoir ultime de la pensée » ; et qu’une combinaison à deux faces, qui exclurait de la terminologie de parenté l’un des trois faits biologiques que sont le sexe, la notion de génération, celle de fratrie, « n’est jamais venue à l’existence », « ne s’est jamais imposée comme naturelle à aucun groupe humain » (Héritier, 1996). Les sourds-muets ont été ce groupe humain que n’avait imaginé la théorie que pour en rejeter aussitôt la possibilité.
16Les concepts de père et de mère étaient représentés par un signe unique, décrit par De Gérando (1827 : 588) : « Les deux mains s’appliquent au-dessus des hanches, et descendent obliquement sur le ventre en se rapprochant » (fig. 44). C’est une claire représentation de l’enfant qui sort du ventre de sa mère. Lambert (1865) ne s’y était pas trompé, qui le traduisait par « engendrant ». L’indifférenciation de père / mère s’étendait à grand-père / grand-mère : père / mère suivi du signe du passé, un mouvement circulaire de la main au-dessus de l’épaule (Sicard, 1808 ; Blanchet, 1850).

Fig. 44. Le signe ancien père / mère. P. Pélissier (1856).
17Les concepts de fils et de fille étaient également représentés par un seul et même signe : « Les doigts d’une main fléchis, les porter sur la partie médiane du ventre, simuler l’action de tirer quelque chose de cet organe » (Blanchet, 1850). C’est une métaphore proche de la précédente, que l’on peut traduire par « engendré ». frère / sœur était encore un signe unique. C’est celui que frère / sœur que j’avais déjà vu dans les mains de mon interlocuteur corse : les deux index, pointant vers l’avant, viennent côte à côte (fig. 45). Ce signe s’est maintenu jusqu’aujourd’hui, inchangé dans sa forme, mais avec d’autres sens : pareil, même, semblable. Il possédait déjà ces valeurs lorsqu’il était utilisé pour frère / sœur, et les auteurs (Blanchet, 1850 ; Lambert, 1865) entérinent cette polysémie en glosant frère / sœur par « pareil ». Quant au signe unique désignant le mari ou sa femme, il était conforme à ce qu’il est encore aujourd’hui : la main droite en pince est jetée sur l’annulaire gauche5 (fig. 46).

Fig. 45. Le signe ancien frère / sœur.
P. Pélissier (1856).

Fig. 46. mari / femme. Dessin de l’auteur.
18Les paramètres qui fondent les termes de parenté forment système. Par conséquent, en sacrifier un équivaut à insister sur les autres. Dans un tout autre contexte, Dumont (1962 : 22) fait la même observation. C’est bien ainsi que doit être envisagée la neutralisation de la différence sexuelle : non point comme l’indice que celle-ci serait minorée (tout, dans la sociabilité sourde, prouve le contraire), mais comme un accent d’une force toute particulière mis sur la filiation, un paramètre d’une importance cruciale pour les. sourds6. C’est la trace, dans le langage, des difficultés que les sourds ont toujours affrontées pour ne par être exclus de la transmission biologique et culturelle.
19Cette hypothèse, suggérée par la seule polysémie des signes, se trouve d’ailleurs remarquablement confirmée par leur sémantisme : « engendrant » pour père / mère, « engendré » pour fils / fille ; et aussi, si l’on en croit Sicard (1808) qui parle pour frère / sœur d’un « signe d’identité, pour désigner une source commune », « mêmes parents » pour frère / sœur.
20Dans le système formé par les cinq signes père / mère, grand-père / grand-mère, fils / fille, frère / sœur, époux / épouse, la dyade la plus importante est représentée par les époux : c’est à partir du moment où il s’unit avec un individu de l’autre sexe pour fonder une nouvelle cellule familiale que le sujet pourra nommer un époux ou une épouse, des fils et des filles, et être nommé d’eux comme épouse ou époux, comme mère ou père ; et que ses enfants pourront se désigner entre eux comme étant issus des mêmes parents.
21Un autre indice de la position centrale de la dyade époux / épouse peut être trouvé dans le fait que c’est la seule où la neutralisation du sexe a survécu aux vicissitudes de l’évolution du système sous l’influence de la scolarisation. Dumont (1962 : 22) observe que désigner par le même terme le mari et la femme, « c’est exprimer linguistiquement l’unité du couple ». Là encore, le sémantisme du signe en question vient confirmer cette interprétation, puisque l’étymon de époux / épouse n’est autre que l’anneau nuptial, qui désigne également le mariage, comme cérémonie ou comme état.
22Les anciens signes ont disparu ou ont évolué. La neutralisation du sexe dans tous les termes de parenté de la langue des signes, alors qu’il est pertinent pour tous ceux du système français, a dû paraître aux éducateurs entendants une grande étrangeté ou pire, si l’on s’en rapporte à l’ordinaire stigmatisation des sourds et de leur langue : comme une preuve de sauvagerie ou d’arriération mentale. Le sémantisme de père / mère et de fils / fille n’a pu que contribuer à ces représentations négatives : les deux signes réfèrent crûment à l’enfantement, le premier d’entre eux pouvant également désigner la parturition des animaux. Pour cette raison, l’abbé Lambert (1865) conseille de le réaliser « un peu superficiellement », afin de ne point choquer.
23Les sens de père et de mère ont été transférés sur des signes préexistants, ceux d’homme et de femme. Il n’est pas difficile de retracer le mécanisme cette transformation : les enseignants levaient la polysémie de père / mère en imposant de l’accompagner du signe homme ou femme ; ensuite, l’économie de la langue a conduit à revenir à un signe unique, par disparition de l’élément originel7. Cette modification imposée de l’extérieur et son caractère récent, conduisant à des transferts sémantiques non encore stabilisés, ont entraîné jusqu’aujourd’hui une étonnante prolifération de signes pour mère, compliquée de polysémies non seulement avec femme mais aussi avec fille (opposée à fils) et fille (opposée à garçon), ces différents signes n’entrant en opposition que dans le cadre de systèmes locaux, voire idiolectaux.
24Comme les signes homme et femme dont ils dérivent, les signes contemporains père et mère sont purement métonymiques (fig. 47 et 48), référant à un attribut physique (la moustache masculine) ou vestimentaire (la bride de la coiffure féminine) : ils viennent donc se conformer à un modèle culturel, celui qui fonde la majorité des anthroponymes (chapitre 7). Cette évolution vers la métonymie a également concerné les signes désignant les grands-parents, l’évocation de la vieillesse n’étant plus un concept abstrait, le passé, mais un objet concret, la canne du vieillard (fig. 49).

Fig. 47. Le signe homme (à gauche) et son dérivé père (à droite). Dessins de l’auteur.

Fig. 48. Le signe femme (à gauche) et celui des nombreux signes pour mère qui en dérive (à droite). Dessins de l’auteur.

Fig. 49. vieillard. L.-M. Lambert (1865).
25Le système ancien se perpétue sous forme d’archaïsmes isolés, que j’avais notés sans pouvoir les expliquer, au hasard de mes rencontres : par exemple, chez des anciennes du quartier des filles de Chambéry, père se réalise au moyen des deux mains qui, prenant la forme du P de l’alphabet manuel, partent vers l’avant depuis les hanches (fig. 50) : c’est une initialisation de l’ancien signe père / mère.
26Du rôle joué par les éducateurs entendants dans l’évolution du vocabulaire de parenté, le signe frère / sœur fournit l’exemple le plus éclairant (fig. 51). Dans un premier temps, le signe originel (fig. 45) a été initialisé : l’emplacement, l’orientation et le mouvement ont été maintenus, mais la configuration des deux mains, index tendus, a été remplacée respectivement par un F et un S manuels : le signe unique s’est séparé en deux signes, ayant désormais valeur de frère et de sœur. Dans un second temps, les mains présentant 165 les configurations F ou S se sont détachées de tout lien avec le signe originel et se sont portées en hauteur, là où se fait l’épellation manuelle. Le passage des formes à deux mains aux formes à une main a été rendu possible par une propriété structurale de la langue des sourds : à tout signe réalisé de manière symétrique par les deux mains ne vient que très rarement s’opposer un signe qui serait identique mais réalisé par une seule main (chapitre 11). Ce qui est habituellement simple variante de signifiant en synchronie a ici impulsé un changement en diachronie. Mais l’ancienne manière de penser les fratries se maintient avec la manière d’en ordonner les membres8.

Fig. 50. Signe archaïque père. Quartier des filles de l’institut de Chambéry, années 1950. Dessin de l’auteur.

Fig. 51. frère et sœur, de gauche à droite : variantes archaïques à deux mains, variantes modernes. Dessins de l’auteur.
Réintégrer la normalité
27Il est un cas où l’enfant n’aura pas à faire le dur et incertain cheminement, placé sous le signe d’un destin aveugle, qui est le lot des autres sourds : c’est lorsque ses propres parents sont eux-mêmes sourds.
28Ceux qui sont dans ce cas (de 2 à 5 % selon les sources) constituent un modèle envié et admiré. Il n’y a pas d’exemple où les représentations sourdes s’opposent plus radicalement à celles des entendants : si, pour ces derniers, il existe un malheur pire que de naître sourd-muet, c’est bien celui d’avoir, de surcroît, des parents sourds-muets ! Or, tout ce qui est ordinairement frappé au sceau de la séparation se trouve ici réuni. Reproduction biologique et transmission culturelle vont de pair. L’enfant est semblable à ses parents. Sa langue naturelle, la langue des signes, est également sa langue maternelle. Ce point a une grande importance, et pas seulement symbolique : dans toutes les discussions qui se déroulent depuis toujours sur le statut des sourds et de leur langue, la question de la langue maternelle, qui est généralement le français, a constamment été utilisée pour justifier les pédagogies oralistes.
29Une configuration est plus minoritaire encore, celle représentée par les familles où l’enfant sourd n’a pas seulement une mère et un père sourds, mais également des frères et sœurs, des oncles et tantes, des cousins sourds. On en parle de différentes manières, mais toujours en mettant l’accent sur la transmission, au moyen de deux signes partiellement synonymes. Les deux index effectuent un mouvement spiralé vers l’arrière ou vers l’avant (selon que l’on évoque une transmission réalisée, ou le mouvement même de la transmission), accompagné d’une vibration des lèvres. Ou bien la main gauche immobile près de l’épaule représente une borne temporelle dans le passé, tandis que la main droite en petit croissant avance avec des oscillations suggérant les différentes étapes de la transmission (fig. 52). L’écoulement du temps étant marqué tantôt sur un axe situé devant le locuteur, orienté de gauche à droite, tantôt sur un axe perpendiculaire au corps, orienté de l’arrière vers l’avant, ce second axe peut donc être caractérisé comme celui du temps de la transmission. C’est également lui qui est mobilisé pour le signe héritage, notamment lorsqu’il entre dans le syntagme « héritage sourd », compris comme le procès historique qui pérennise la culture sourde.

Fig. 52. transmission. Dessin de l’auteur.
30Ces signes réfèrent à des familles où la surdité s’est transmise linéairement. Pour une famille qui comprend un nombre élevé de collatéraux sourds, on parlera plutôt d’une famille « riche en sourds ». On peut également faire suivre le signe sourd d’un mouvement des deux mains ouvertes s’écartant lentement vers l’avant, accompagné d’un gonflement des joues à valeur aspectuelle (les doigts écartés des deux mains sont la représentation métaphorique d’une grand nombre de gens, que l’on retrouve par exemple dans les signes foule ou manifestation). Dans tous les cas, chacune de ces familles tient un compte précis du nombre de sourds dont elle peut se prévaloir : « Chez les Dupuis, il y a vingt-trois sourds, mais dans ma famille il y en a trente-sept », dit-on avec une extrême fierté.
31Un autre signe est fréquent dans ce contexte. Ordinairement traduit par puissant9, il est réalisé par les deux mains, pouces et auriculaires tendus, qui partent vers l’avant avec un mouvement incurvé (fig. 53). Il a pour étymon les défenses du sanglier ou de l’éléphant. Il s’applique idéalement au cas des familles qui cumulent une profondeur généalogique (au moins trois générations) et des fratries sourdes qui, en s’alliant à d’autres familles comprenant des sourds, entraînent la reproduction de la surdité. C’est ce que les sourds expriment quand ils disent que « dans une famille sourde puissante, il y a toujours beaucoup de cousins sourds » (fig. 54). Cette étiquette s’applique également à chacun des membres d’une telle famille : l’individu s’autodéfinit et est défini par les autres comme « sourd puissant ».
32La construction sociale de la personne « sourde puissante » est facilitée par le fait que, dans le système de parenté français, chaque individu est le centre d’une parentèle sans contours définis qu’il ne partage qu’avec ses germains. Cela permet de découper à loisir dans le tissu des liens de parenté. On peut affirmer son appartenance à une famille de dix-sept sourds, quand bien même le relevé généalogique montre que ces personnes sont très dispersées au sein d’une majorité d’entendants. On peut, quand on revendique l’appartenance à quatre générations de sourds, tenir compte des collatéraux : par exemple le sujet, son père et un grand-oncle, mais aucun des quatre grands-parents. On peut mettre les consanguins des conjoints au crédit de sa propre famille. On peut aussi dire : « Dans ma famille, la surdité se transmet depuis quatre générations », même si la transmission saute une génération. Aussi bien parle-t-on de « familles sourdes » sans tenir compte du fait que les entendants y sont toujours en nombre conséquent, sinon majoritaires. Souvent, on mentionne l’existence d’un ancêtre sourd, arrière-grand-oncle ou arrière-grand-tante, voire l’arrière-grand-père de la grand-mère : « Ça remonte à Napoléon ! » Un tel ancêtre sourd est désigné comme « celui d’où tout est parti », le signe correspondant étant une métaphore, le coup de revolver qui donne le signal du départ d’une course.

Fig. 53. « sourd puissant ». Le menton redressé et les yeux fermés dans le signe sourd, une forte expiration dans le signe puissant constituent des marqueurs sémantiques d’intensité. Dessins de l’auteur.

Fig. 54. Un exemple de famille « sourde puissante » : trois générations de sourds dont la première est constituée de trois frères (A, B, C), des mariages tous endogamiques, une ancêtre sourde à la sixième génération. Symboles noirs : sourds. Symboles blancs : entendants. Le symbole x signale les personnes s’étant distinguées par des performances de haut niveau dans une même discipline sportive. Le symbole + signale celles qui jouent un rôle important dans le mouvement associatif sourd. Les descendants des germains de A, B et C sont tous entendants. Les consanguins entendants des conjoints ne sont indiqués que s’ils permettent de relier des sourds entre eux.
33Ces éléments font partie de la présentation de soi : lors de toute nouvelle rencontre, il est d’usage de dérouler sa généalogie. Il y en a d’autres qu’on ne livre que dans l’intimité. Bernard, qui se présente toujours ainsi : « Je suis né sourd, mon père est sourd, ma mère est sourde, j’ai trois sœurs sourdes et deux frères sourds », me confie en privé : « Oui, mais derrière il n’y a rien » – ce « rien » devant être compris comme « pas de sourds, rien que des entendants ». Et bien sûr la catégorisation que chacun fait de lui-même ne coïncide pas nécessairement avec celle que les autres en font.
34La faible importance numérique des familles sourdes contraste avec leur poids culturel. Aux yeux des autres sourds, elles constituent une élite privilégiée, une sorte d’aristocratie. La langue et la culture des sourds s’y transmettent de génération en génération, exactement comme dans n’importe quelle autre culture humaine : elles débarrassent donc radicalement la surdité de son étiquette de handicap, elles réintègrent l’exception sourde dans la normalité de l’espèce humaine. Elles réalisent localement un monde réconcilié : non pas un monde d’où les entendants seraient absents, mais un monde où la disproportion numérique serait rectifiée conformément aux représentations que l’on se fait de l’être-sourd et de l’être-entendant, comme des deux normes qui se partagent l’univers.
35Le monde entendant, perçu comme indifférent ou hostile, est à bien des égards incompréhensible. Pour beaucoup, cette situation pèse gravement sur leur enfance et leur adolescence, et perdure souvent pendant toute la vie. Mais pour l’enfant sourd qui grandit dans une famille sourde, le monde entendant fait l’objet de perpétuels commentaires. On lui explique les comportements des entendants, et on lui transmet les connaissances indispensables pour savoir se conduire avec eux. Nicolas, qui, comme beaucoup d’enfants en institution, fait de longs voyages en train pour revenir chaque week-end au domicile familial, raconte à son grand-père : « Je m’étais assoupi, et tout à coup je me suis réveillé en sursaut : le contrôleur était penché vers moi et me hurlait au visage. Quel idiot d’entendant ! Pourquoi n’at- il pas pensé à me taper sur l’épaule ? » Son grand-père lui explique alors longuement, exemples à l’appui, que chez les entendants, les contacts corporels n’obéissent pas aux mêmes règles sociales que chez les sourds (photo 17). Le contraste est flagrant avec ce qui se passe dans les familles entendantes, où de telles choses ne peuvent être expliquées à l’enfant sourd.
36Le fait majeur, celui qui vient contredire toutes les représentations négatives sur la surdité héréditaire, est donc que les enfants sourds issus de familles sourdes ont souvent davantage de compétences que ceux qui sont issus de familles entendantes. Et cela dans tous les domaines : débrouillardise, connaissance des arcanes du monde entendant, savoirs de toute nature. À la question posée dans une classe spécialisée de cours moyen, « Donnez-moi un exemple d’événement historique que l’on commémore tous les ans », il n’y a que l’unique enfant de parents sourds qui soit capable de citer le Quatorze Juillet : c’est le seul à qui son père avait parlé de la Révolution française, puisque c’est le seul qui pouvait communiquer sans entraves avec son fils. Dans telle institution tenue par des religieuses, celles-ci disaient aux fillettes que l’on tombe enceinte si l’on embrasse un garçon ; ce mensonge était corrigé auprès de leurs camarades par celles qui avaient des parents sourds. Dans un mémoire truffé d’idées aussi absurdes que communes sur les enfants sourds (ils ne disposent pas de la faculté d’analyse, vivent dans le concret, acquièrent difficilement la notion du temps), une institutrice a l’honnêteté de rapporter une observation analogue :
Alice embrasse l’enveloppe destinée à son correspondant. Paule est horrifiée : il ne faut pas embrasser les lettres des garçons. On peut avoir des enfants. Blanche est là. Ses deux frères sont sourds, ses grands-parents aussi : l’information familiale est plus aisée. Elle donne les explications nécessaires quant à la conception des enfants (Lachaise, 1970 : 71).
37Ailleurs, c’est encore un enfant issu d’une lignée sourde qui apporte un journal à l’école et, dans la cour de récréation, commente 171 les événements politiques et sportifs. Souvent, en classe, dès que le maître a le dos tourné, c’est un tel enfant qui explique en signes ce que ses camarades n’ont pas compris.
38Dans les lignées sourdes peuvent aussi se transmettre des valeurs et traditions familiales, par exemple la pratique d’un même sport de compétition, ou encore l’esprit d’initiative dans la création d’associations : « Quand on parle des Pelletier, c’est toujours au ski que l’on pense, et quand on parle des Dupont, c’est tout de suite une image de président d’association qui vient à l’esprit. » Là encore, le contraste est saisissant avec l’absence de communication dans les familles entendantes, qui les rend souvent impuissantes à transmettre les éléments culturels qui leur sont propres, comme en témoigne la cruelle histoire suivante. Dans telle institution, les juifs étaient l’objet de continuelles railleries, et Maurice, seul sourd de sa famille, y participait avec entrain. Un jour, invité à une fête familiale, il aperçoit d’innombrables kippas et étoiles de David. Il s’en gausse auprès de son frère, qui lui rétorque : « Mais toi aussi tu es juif, on est une famille juive ! »
39Le prestige dont jouissent les familles sourdes est tel qu’il peut également rejaillir sur les entendants qui en font partie. Soit un conflit personnel de longue date entre deux interprètes, Annette et Françoise. Toutes deux sont issues de parents sourds, mais la famille de Françoise comprend en outre une multitude d’autres sourds. Dans de tels conflits, les sourds n’aiment guère prendre parti : pour eux, ce sont « des histoires d’entendants ». Aussi ces deux personnes font-elles depuis longtemps l’objet d’éloges identiques, l’accent étant mis sur le fait que leur père et leur mère étant sourds, elles ont toutes deux grandi dans un foyer sourd où elles ont appris la langue des sourds. Mais le jour où Annette dépasse les bornes (elle a fait modifier le règlement d’une association sourde après qu’il ait été soumis au vote), obligeant à prendre fait et cause pour son adversaire, on souligne pour la première fois que « Françoise appartient à une vraie famille sourde », tandis que dans la famille d’Annette, « il n’y pas eu de transmission ». Autrement dit : n’avoir derrière soi qu’une génération sourde, cela ne suffit pas toujours pour savoir se conduire chez les sourds.
40En effet, ce que reçoit l’enfant dépend de ce que les parents sont capables de transmettre, et cela dépend de ce dont ils ont hérité. Si les parents sourds ont eu eux-mêmes des parents entendants qui ne leur ont transmis qu’un maigre bagage, leurs propres enfants ne recevront qu’un héritage appauvri. Ces parents auront probablement subi toutes les conséquences de la carence sémiotique dans laquelle est plongé l’enfant sourd, ce qui ne les met pas dans une situation idéale pour assumer leur rôle parental10. Alice, une jeune femme entendante née de parents sourds, ayant reçu la langue des signes comme langue maternelle, n’a jamais entendu parler d’aucun des contes de Perrault. Ses parents n’ont pas pu les lui raconter puisqu’il n’y avait aucune communication avec leurs propres parents entendants. De tout cela les sourds sont parfaitement conscients, et c’est pourquoi ils valorisent les lignées sourdes, seules garantes d’une cohérence culturelle, les savoirs s’accumulant au fil des générations.
41C’est des familles sourdes qu’est issue une partie (mais une partie seulement) des élites, que l’on retrouve aux postes de responsabilité des associations. Ce sont parfois des militants revendicatifs, car ils ont vécu comme une blessure jamais cicatrisée l’entrée dans les instituts spécialisés, où leur langue maternelle leur a été interdite.
42En janvier 1995, une grève sauvage éclate à l’institution de Chambéry. Elle part de la classe de quatrième technique, où les élèves protestent contre le fait que leur professeur est incapable de communiquer avec eux. Le débat sur le rôle de la langue des signes dans les institutions est porté sur la place publique. Il y a des manifestations de rue. C’est un événement considérable dans toute la région. Or, les deux élèves qui ont tout déclenché étaient ceux qui avaient des parents sourds. L’un d’eux appartenait à l’une des familles dont la notoriété s’est construite sur d’exceptionnels résultats dans le sport sourd. Ces élèves étaient les seuls qui connaissaient le contexte de l’éducation des sourds ; qui pouvaient, par exemple, revendiquer l’application de la loi de 1991 qui reconnaît en principe le droit des parents à choisir un enseignement bilingue. Ils étaient aussi les seuls à pouvoir compter sur l’approbation et le soutien efficace de leur famille.
43Pendant quelques années, un petit groupe de jeunes militants qui s’étaient baptisés « Sourds en colère » a organisé des actions spectaculaires, inspirées de celles d’Act-up. Notamment en intervenant lors de congrès médicaux consacrés à l’implantation des enfants sourds. Son activisme était très loin de remporter l’adhésion d’une grande partie de la population sourde, qui a fait de la discrétion une stratégie de survie. Si le groupe était néanmoins unanimement respecté, c’est parce que celle qui fut un temps sa dirigeante appartenait à l’une des familles sourdes les plus connues de France.
44Quelquefois au contraire, les membres de telles familles sont tout sauf militants : pour eux la langue des signes va de soi, ils ne font pas partie de ceux qui ont éprouvé pendant leur enfance l’expérience personnelle, bouleversante, de la rencontre avec d’autres sourds. C’est pourquoi il est difficile d’évaluer le nombre de ces familles. Celles dont la notoriété s’étend sur toute la France se comptent sur les doigts des deux mains, mais cela ne signifie pas qu’il n’y en ait pas d’autres : pour qu’elles soient connues, il faut que certains de ses membres se soient engagés dans le mouvement associatif.
Le désir de transmettre
45La fierté d’appartenir à une famille « sourde puissante » est un fait anthropologique, c’est-à-dire collectif. Il n’est pas incompatible avec des sentiments plus nuancés ou contradictoires lorsqu’il s’agit du désir d’enfant sourd, qui est un fait psychologique, c’est-à-dire individuel.
46Ce désir existe : pourquoi les sourds échapperaient-ils à l’aspiration, qui est au coeur de toute communauté de langue et de culture, d’en perpétuer l’existence ? Il fait toujours scandale, et c’est là sans doute que se révèle de la manière la plus éclatante l’opposition entre les deux manières de concevoir la surdité, comme handicap ou comme normalité. Toutefois, entre le désir très vif d’avoir un enfant sourd, l’indifférence, l’acceptation résignée et le désir inverse, celui d’avoir un enfant entendant, il existe toute une gamme de sentiments. Il faut distinguer, dans chaque cas, les motifs symboliques et les raisons purement matérielles que l’on peut avoir de souhaiter ou de ne pas souhaiter transmettre sa surdité.
47Plutôt qu’un désir serein et lucide, j’observe souvent une préférence en négatif : on souhaite avoir un enfant entendant parce que l’on a des raisons de craindre l’arrivée d’un enfant sourd, ou inversement. Parmi les motifs qui font redouter la naissance d’un enfant sourd, il y a bien sûr la stigmatisation sociale de la surdité, et le souvenir des multiples blessures que l’on a soi-même subies : on ne souhaite pas que l’enfant revive ce que l’on a vécu. Avoir un enfant sourd signifie souvent l’éloignement géographique entre l’institution et la famille : « Comment, me dit une future maman, pourrais-je désirer avoir un enfant que je ne verrais qu’une fois par mois ? » Il faut aussi tenir compte de la présence des parents entendants du couple sourd, qui toujours vivent dans l’angoisse d’une reproduction de la surdité. Leur offrir des petits-enfants entendants, apporter la preuve qu’après tant de souffrances on a su rétablir une chaîne interrompue, peut être éprouvé comme une compensation symbolique.
48Quant au trouble qui saisit beaucoup de parents sourds à l’idée d’avoir un enfant entendant, il peut avoir des causes multiples. Outre le désir de perpétuer une lignée et de transmettre un héritage culturel, il y a le fait que la richesse de l’expérience sourde vécue par ces couples s’accompagne souvent d’une maigre expérience des enfants entendants : cet enfant à venir, saura-t-on s’en occuper, répondre à ses demandes ? Sait-on seulement de quoi ont besoin les enfants entendants ? Un tel enfant qui naît dans une famille sourde, c’est un peu « le loup qui entre dans la bergerie » (Bacci, 1995 : 7). Sara, six ans, entendante, fille de parents sourds, petite-fille de grands-parents sourds, excellente signeuse, a résolu à sa manière le problème : « Les sourds, me dit-elle, c’est des entendants, sauf que c’est des entendants qui sont sourds. » Les souhaits sont également susceptibles d’évoluer avec les naissances successives. On désire un enfant sourd mais il est entendant, et l’on découvre que l’on s’était exagéré les difficultés. Si bien que l’on souhaite un second enfant entendant, mais celui-ci sera sourd. Ou l’inverse.
49Les choses ont aussi évolué au cours du temps, grâce au changement progressif du regard porté sur les sourds. Un couple qui souhaitait ardemment un enfant entendant a eu plusieurs enfants sourds. La naissance du premier a été vécue comme un drame. Quand un deuxième bébé sourd est né, cela a été mieux accepté : tout s’était finalement bien passé avec le premier. Puis est arrivée l’époque du « réveil sourd », l’irruption de la langue des signes sur la place publique, les premières rencontres avec des entendants souhaitant apprendre cette langue – chose inimaginable naguère. Si bien que lorsque sont nés deux nouveaux enfants, le couple a été ravi qu’ils soient sourds.
50On ne s’étonnera donc pas que le désir soit souvent marqué par l’ambivalence. Pour un même événement j’obtiens chaque fois des versions multiples. Ce qui en est dit en public ne correspond pas à ce qui est confié en privé. Ce que le psychologue raconte de l’entretien avec des parents sourds ne correspond pas à ce qu’eux-mêmes en disent. Ce que le père dit ne correspond pas à ce que la mère rapporte des sentiments du père.
51Il faut enfin envisager le point de vue des enfants entendants de parents sourds. Ils savent qu’ils peuvent être porteurs d’un gène de surdité (même si ce savoir n’est généralement pas exprimé en ces termes), et ils pensent donc aux générations à venir, à commencer par leurs propres enfants. Ce couple où le mari est issu d’une lignée sourde a deux enfants entendants : « On leur explique ce que c’est 175 qu’être sourd, et on leur dit qu’il faudra l’expliquer plus tard à leurs propres enfants, et ainsi de suite, de sorte que si dans plusieurs générations un sourd réapparaît dans la famille, ses parents sachent comment se comporter avec lui, qu’ils ne soient pas dans la situation d’affolement qui est celle des parents qui ne connaissent rien des sourds. » Cette femme entendante a deux enfants entendants, mais plusieurs frères et sœurs sourds : « J’ai prévenu mes enfants pour qu’ils soient prêts. S’ils ont des enfants sourds, il ne devront pas les confondre avec des handicapés, se laisser gruger par les docteurs, il faudra qu’ils sachent de quoi ils ont vraiment besoin... »
52La question de la transmission est plus que jamais d’actualité. Les enfants sourds se voient peu à peu reconnaître le droit à être instruits dans ce qui est, pour quelques-uns, leur langue maternelle, et pour tous leur langue naturelle. Les sourds revendiquent d’être au premier rang dans cet enseignement, parce qu’ils se sentent investis d’une légitimité. Leur entrée dans les écoles fournit des modèles identificatoires aux enfants sourds ; la médiatisation de la star Emmanuelle Laborit en fournit un autre. Grâce à ces modèles, l’enfant sourd, que l’on accusait naguère d’être incapable de se situer dans le temps, peut se projeter dans l’avenir. De nouveaux conflits apparaissent, entre sourds et parents entendants, ces derniers n’étant pas disposés à se déposséder d’une partie de leurs prérogatives et s’en remettre aux compétences de personnes sourdes pour ouvrir à leurs enfants l’accès au langage. Ce qui se lit en filigrane derrière cela, ce sont les aléas de la transmission, entre le hasard qui préside à la survenue d’un enfant sourd et son inscription dans un destin collectif.
Notes de bas de page
1 Dactylologie : synonyme d’épellation manuelle.
2 Je n’évoque ici que la situation française. L’Amérique était en avance : le Siècle du 26 octobre 1851 décrit un « meeting monstre à Hartford entre 200 sourd-smuets dont 103 étaient mariés » : « On comptait 40 ménages où l’homme et la femme étaient sourds-muets ; 23 ménages où l’un des deux, seulement, était sourd-muet » (cité par Le Bienfaiteur des sourds-muets et des aveugles, 1853 : 30).
3 Louis Rémond (1828-1907), élève de Saint-Jacques avant d’y être moniteur, était sourd-parlant.
4 La démonstration détaillée en a été faite dans Ethnologie française (Delaporte, 2000a).
5 Il va de soi que les sourds peuvent éventuellement apporter une information complémentaire, comme nous-mêmes le faisons lorsque nous parlons, par exemple, de notre grand-père maternel. Mais on sort là du paradigme des termes de parenté pour entrer dans l’univers syntagmatique.
6 L’angoisse liée à la filiation peut se lire en filigrane dans beaucoup d’histoires drôles en langue des signes, qui tournent autour des incertitudes de la procréation (Delaporte, 1999).
7 La même évolution est attestée dans d’autres vocabulaires de parenté. Benveniste (1969b : 236 et 1965 : 16) a montré comment le latin filius, permettant de lever la polysémie du terme unique fils / neveu, a fini par désigner le fils seul ; et comment en espagnol, primo, premier, d’abord accolé au terme dénotant le cousin, a fini par se substituer à lui.
8 Cette interprétation n’est nullement exclusive de quelques autres. Chez l’enfant sourd, le sentiment d’altérité naît autant de la constatation de la différence entre sourds et entendants que de la différence des sexes. Les deux différences s’entremêlent, et il n’est pas sûr que l’opposition fille / garçon l’emporte sur l’opposition sourd / entendant. Dans son autobiographie, Emmanuelle Laborit (1994 : 44) raconte sa découverte de la différence sexuelle à l’occasion d’un bain avec son petit copain sourd : « C’est simple, j’ai compris : nous sommes deux enfants sourds, mais pas complètement pareils. » Dans toute fratrie comprenant au moins un sourd, ce sont les positions relatives d’aîné et de cadet qui importent le plus, le sexe passant au second plan : c’est l’aîné(e) qui prend en charge la communication avec le cadet (la cadette) ; si l’aîné(e) est entendant(e), il (elle) fait office d’interprète auprès de la famille.
9 Il n’est rien de plus pernicieux que les effets de traduction. Il n’est donc pas inutile de préciser quelques emplois du signe puissant, qui lui font largement déborder les sens de ce mot français : beau + puissant (très beau), cœur + puissant (bon cœur), souffrir + puissant (éprouver une douleur aiguë), gauche + puissante (extrême gauche), etc.
10 On en trouvera des exemples dans Gorouben, 1996.
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