4. L’objet tel qu’on s’en sert
p. 149-180
Texte intégral
1Si l’on s’en tient à la trajectoire biographique des choses elles-mêmes, la notion d’objet utilitaire n’a pas de sens : elle implique que l’objet serait ontologiquement attaché à sa fonction, celle-ci étant déterminée par sa structure matérielle, sa forme et la dénomination conférée par son fabricant. Adopter cette notion reviendrait à préjuger d’un statut imposé à la chose dès sa fabrication et qui la suivrait tout au long de sa trajectoire. Il ne peut donc y avoir, selon notre logique, d’objet intrinsèquement utilitaire, mais des objets initialement destinés à être utilisés. La nuance est d’importance, car elle nous évite une forme de réduction de l’objet : « Réduire l’objet à son office ? Outre que cette réponse oublie le “symbolique”, qui orne la marchandise la plus humble et la plus utilitaire, elle nous semble l’attaque la plus blessante contre la “production” » (Dagognet 1989 : 93).
2Ainsi, au vocable fonction, préférera-t-on celui de destination fonctionnelle initiale puisqu’il traduit le fait que la fonction dite « première » de l’objet – ce en vue de quoi il est conçu et fabriqué – n’est qu’une étape de sa trajectoire biographique, et en aucun cas une valeur intrinsèque de la chose elle-même.
3Toutefois, savoir « à quoi ça servait » et « comment on s’en servait » permet au détenteur d’un ustensile de grès de connaître l’objet, de prendre possession de son histoire. Et expliquer « à quoi ça sert » et « comment on s’en sert » aujourd’hui, c’est pour lui une forme d’appropriation ainsi qu’un mode de qualification sociale. Voyons donc l’objet dit utilitaire avant tout comme un objet/artefact, produit de la transformation de la nature par le travail humain, et considérons comment il est employé et surtout comment ses usagers décrivent son emploi.
La destination fonctionnelle initiale de l’objet
4Empiriquement, nos interlocuteurs désignent les objets par une classe typologique – pot, bouteille, cruchon, terrine, etc. – associée à un contenu : pot à moutarde, bouteille à encre, cruchon à liqueur, terrine à pâté. Nous nous situons dans le registre fonctionnel du contenant ; c’est le contenu qui caractérise le plus souvent l’objet dans sa fonction. La catégorie extensive des « pots » est liée à une multiplicité des usages : « C’était des pots à lait, vous savez, dans les fermes d’autrefois, ils mettaient à cailler du lait pour faire des fromages... ou ils mettaient aussi de la graisse, quand ils tuaient un cochon par exemple... Il y avait plusieurs utilisations. »
L’identité par la fonction
5Dans les fabriques de grès de la vallée de la Bourbince on produisait des fonctions plutôt que des objets : on fabriquait des chauffe-pieds, des cruches à bière, des bouteilles à encre, des calottes à sublimer l’iode, autant de fonctions parfois très spécifiques incorporées à l’objet même. Ce qui ne signifie évidemment pas qu’elles soient connues des actuels usagers des poteries céramiques, ni surtout qu’elles soient respectées par ces mêmes usagers. Toutefois, il est des usages que l’on pourrait qualifier de génériques et qui transcendent l’objet, qui le recouvrent entièrement. Il en est ainsi du cruchon à liqueur : en le voyant, chacun sait de quoi il s’agit, « à quoi ça sert ». On peut être interpellé, dans une brocante, par un marchand devant lequel on passe avec le cruchon acheté deux stands plus loin : « Il est plein votre cruchon ? Parce que moi, je vends des verres, on pourrait boire un coup ! » La définition courante du cruchon est « petite cruche », cruche étant le nom donné au pot à large panse, col étroit, anse et bec verseur. Cette terminologie académique ne correspond en rien à la typologie des manufactures de grès. Un objet que le dictionnaire appelle cruche serait ici un pichet ou un pot à eau ; quant au cruchon, c’est en fait une bouteille, avec ou sans anse, de section cylindrique et munie d’un petit goulot circulaire. Le produit fabriqué est le même, qu’il soit destiné à contenir de la liqueur ou de l’eau bouillante. Mais après une nuit de séchage, « quand c’est un peu rassis », on pratique au niveau du goulot du cruchon chauffe-pieds deux petits trous destinés à recevoir l’armature métallique et le bouchon de porcelaine – muni d’un joint de caoutchouc – qui permettront la fermeture hermétique de la bouillotte destinée à chauffer le lit : « Il y avait des chauffe-pieds qu’on appelait des moines, ils avaient l’ouverture sur le côté, avec un bouchon de liège ; c’était pas pratique, ça se débouchait tout le temps dans le lit. Mais moi, après la guerre, j’ai seulement vu faire des cruchons avec des bouchons au-dessus. »
6René Bouin me présente avec une certaine fierté ses deux bouteilles de grès émaillé : « Je les ai trouvées toutes les deux dans une brocante en Normandie à Villers-sur-Mer, les deux chez le même brocanteur ; alors je les ai prises parce que j’ai dit : “Tiens, la Normandie, il y a du calva, c’est pour mettre de l’alcool” ; mais en réalité, non, parce que au musée de Palinges, avec des documents des usines qui les ont faites, on a su que c’était Vichy qui les achetait, c’était les premières bouteilles d’eau minérale. » Dès leur fabrication, les bouteilles de grès paraissent hésiter entre deux contenus, sur le plan social diamétralement opposés, l’eau et l’alcool. C’est le lieu de sa rencontre avec l’objet qui détermine la fonction initiale de celui-ci telle que l’acheteur se la représente ; et la contradiction que lui apportent les archives n’a finalement que peu de poids : « Maintenant, est-ce qu’en Normandie on a mis de l’alcool dedans, ça on ne peut pas le savoir non plus. Parce que c’est pareil, l’eau minérale après elle allait n’importe où, comme les bouteilles de plastique maintenant... » Un certain flou fonctionnel enveloppe donc l’objet ancien : s’il s’agit d’un contenant, ce qu’il a pu contenir échappe à son détenteur actuel, même si en l’occurrence sa présence en Normandie est un indice. Un récit biographique est alors implicitement ébauché : fabrication de l’objet au Pont-des-Vernes, vente à Vichy où la bouteille est remplie d’eau minérale, commercialisation de l’eau « n’importe où », et notamment en Normandie, où, une fois vidée de son contenu initial, elle est utilisée pour l’alcool. M. Bouin s’approprie l’objet en le dotant d’une épaisseur historique et géographique, qui place son point d’origine et son point provisoirement final à quelques kilomètres de distance : l’objet a parcouru les années et le territoire français avant de revenir au pays, chez un descendant direct d’un tourneur de l’usine Bossot. Plus qu’une trajectoire biographique, c’est un véritable destin qui permet de boucler la boucle.
Les objets « techniques » dans la Grande Histoire
7Par sa destination fonctionnelle initiale – ou du moins par ses représentations – un produit céramique peut être inséré dans une trame historique : « On a fait des gros bocaux qui partaient pour l’Indochine, pour les convois sanitaires, les médicaments, nous dit Georges Touilly. Pendant la guerre de 14, mon grand-père a tourné des grandes vasques en grès, pour entreposer la poudre. Dans le four au sel, pendant la guerre, on faisait des vases pour les Allemands, hauts d’environ 30 cm. Je ne sais pas ce qu’ils en faisaient, ils y emportaient tout. » Les objets intègrent l’Histoire, la grande, l’événementielle, celle qui a marqué la mémoire collective au-delà du village, celle des grands conflits qui ont scandé le siècle, 1914, 1939, la décolonisation...
La relation au passé est peut-être celle qui permet à l’individu de percevoir plus facilement, à travers des effets de reconnaissance rétrospective, son rapport à la collectivité et à l’histoire. Les expériences vécues dans le passé, c’est bien connu, acquièrent avec le temps une aura particulière mais surtout elles créent de l’identité et de la différence : identité avec ceux qui les ont partagées, de quelque nature qu’elles puissent être (guerre d’Algérie, Mai 68), différence et plus encore altérité avec les générations pour lesquelles ces expériences sont déjà historiques (Augé 1997 [1994] : 115).
8Les « vasques pour entreposer la poudre » sont des produits qui ont cristallisé une certaine forme de légende dans la région, à Pouilloux et Ciry-le-Noble surtout. Ces productions assez particulières dans leur forme, leurs dimensions et leur fonction méritent qu’on s’y arrête. Il s’agit de poteries de grande contenance, environ une centaine de litres, en grès au sel, non seulement destinées à entreposer, mais entrant également dans le processus de fabrication de la poudre et des explosifs, de façon indirecte. Au début du xxe siècle, la fabrication des explosifs implique différents acides, nitrique, picrique, sulfurique, etc. Les procédés de production de ces acides mettaient en œuvre des poteries de grès, lesquelles condensaient les produits nitreux ou servaient de cuves à réaction pour le soufre. En France, il semble que deux des principaux centres de fabrication de ce type de poteries aient été la vallée de la Bourbince et le Beauvaisis, l’essentiel de la production provenant, avant 1914, d’Allemagne. Privé évidemment de ces fournisseurs allemands dès le début du premier conflit mondial, le service des poudres du ministère de la Guerre se tourna donc vers les producteurs nationaux, dont l’entreprise Vairet- Baudot de Ciry-le-Noble. Le personnel de l’usine fut ainsi mobilisé sur place, les ouvriers affectés à la production de terrines à réaction et autres touries, ainsi que de briques antiacides. Ce quasi-monopole et les débouchés assurés firent de la Première Guerre mondiale une période finalement assez prospère pour cette entreprise. Ce sont les fonctions techniques de pointe des cuves de grès qui les valorisent en les intégrant à l’« effort de guerre » de 1914, fonctions ignorées du commun et qui ne sont pas directement en prise avec la quotidienneté rurale, mais sont empreintes d’une forme de noblesse à la fois chimique et militaire. C’est une constante chez les membres de la famille qui a dirigé les entreprises de fabrication céramique que d’insister sur les produits dits techniques, les spécialités employées à des usages modernes comme l’industrie chimique. Ainsi, sur le site de l’usine Chèze, ce sont les grosses terrines à usage chimique ou les calottes à sublimer l’iode qui nous ont paru les plus valorisées par les nièces du dernier directeur. Ainsi Jacques Langeron tenait-il à privilégier dans ses souvenirs de l’usine la clientèle de Rhône- Poulenc et autres industriels de la chimie du Rhône. De même les membres de la famille Vairet-Baudot reviennent de façon récurrente sur les pièces de forme aux mystérieuses fonctions présumées d’une haute technicité. C’est un moyen de démarquer nettement les objets des pratiques quotidiennes ordinairement associées aux récipients céramiques, de redorer le blason industriel des fabriques qu’on pourrait avec le recul qualifier d’archaïsmes techniques, et de valoriser les performances des entrepreneurs et de leurs productions.
Des terrines de grès très patriotiques
Le 11 novembre 1996, les quotidiens Le Progrès – édition de l’Ain – et Le Journal de Saône-et-Loire – édition départementale du Progrès – publiaient simultanément deux articles rédigés à partir des souvenirs de l’arrière-petit-fils de Jean-Baptiste Baudot, fondateur de l’usine des Touillards – aujourd’hui, rappelons-le, en cours de réhabilitation sous l’égide de l’écomusée. Ce descendant d’un des pionniers de la céramique locale réside aujourd’hui dans le département de l’Ain. L’article du Progrès titrait « 14-18 : l’usine de céramique qui sauva la France ! » et celui de Saône-et-Loire « Pourquoi les poilus n’ont pas manqué de munitions », avec ce « chapeau » assez remarquable : « La poudre provenait d’une usine de Ciry-le-Noble ». L’objet revendiqué de ces articles était de faire état « d’un élément assez méconnu sur la contribution de la Saône-et-Loire à l’effort de guerre » en s’appuyant sur les souvenirs d’un membre de la famille Vairet-Baudot, qui n’était pas né à l’époque des faits. « On est en 1914, la guerre vient d’être déclarée, [...] c’est alors qu’entre en jeu un général dépêché par le ministère de la Guerre à Ciry-le-Noble [...] En fait, ce général s’était souvenu qu’étant lieutenant il avait accompli un stage dans une usine de produits chimiques qui utilisait des briques de la fabrique de mon grand-père. Il s’était rendu compte de la bonne qualité des produits et il avait convaincu le ministère de la Guerre de venir en Saône-et-Loire. Pour lui, il n’y avait que notre fabrique qui pouvait sauver la situation. Au cours d’un long entretien, le général s’est mis à genoux devant mon grand-père et mon père, les suppliant de lui fabriquer les produits demandés, dont certaines pièces faisaient plus d’un mètre de haut pour un mètre de diamètre ! [...] A l’occasion des rappels commémoratifs de ce que fut la Grande Guerre, la tuilerie Vair-et-Baudot, pour le rôle particulier qu’elle a joué, méritait ce petit clin d’œil historique. » Passons sur le reste de l’article du Progrès, celui du Journal de Saône-et-Loire n’en étant qu’un résumé entaché d’erreurs. Notons que c’est justement ce dernier article qui fut donné à lire aux habitants de Ciry-le-Noble. Il ne s’agit évidemment pas de juger ici du sens inné du raccourci de certains journalistes locaux, peu regardants sur les détails historiques et soucieux principalement de trouver un titre accrocheur : nombreux furent les lecteurs à s’étonner qu’on ait en 1914 fabriqué de la poudre dans une briqueterie de Ciry-le-Noble, et nombreux ceux qui durent y regarder à deux fois en lisant qu’une usine de céramique ait pu « sauver la France » ! Ce que l’on doit retenir de cet épisode est la mise à contribution des objets dans la narration d’un fait historique dont la reconstruction a posteriori mêle glorification du patrimoine local et mise en valeur patriotique d’une famille d’entrepreneurs. Émanant d’un descendant direct du fondateur de l’usine, l’anecdote historique à vocation commémorative met en avant les dirigeants de la briqueterie – ses père et grand-père – transfigurés en sauveurs de la patrie devant lesquels un militaire se met à genoux, et les qualités spécifiques de l’argile locale, dont l’analyse physico-chimique est détaillée in extenso dans l’article. Pas un mot sur les ouvriers, les tourneurs et les mouleurs dont la dextérité fut mise à rude épreuve par la conception de tels produits rigoureusement cotés, ni sur les chauffeurs dont la vigilance dut être sans faille pour assurer la cuisson de pièces de telles dimensions, ni sur les manœuvres et leur difficulté à manipuler les poteries crues avant séchage. Par le biais de poteries de grès, c’est à la fois une entreprise et une région qui sont – au sens propre – mobilisées dans le conflit majeur du xxe siècle pour situer l’anecdote localisée dans une trame historique collective.
Vaisselle, poterie de grès et service des repas : hiérarchie des temps de la vie
9Les repas sont des moments de la vie quotidienne où les objets céramiques sont particulièrement mis à contribution dans la pratique à travers un ensemble d’artefacts désignés par le générique vaisselle, terme assez vague du langage courant, qui englobe en fait tous les ustensiles utilisés au cours du repas mais plus particulièrement la faïence. « Comme vaisselle, on emploie du classique. De la faïence normale, quoi... » La vaisselle est un collectif d’objets acquis pour des raisons pratiques, pour ne pas avoir à utiliser chaque jour le « service de Limoges offert pour notre mariage ». La distinction entre faïence et porcelaine est clairement établie par la pratique : l’une est d’usage courant, l’autre relève du cadeau de luxe et de l’apparat. « C’est de la porcelaine, ça, c’est de mon mariage, alors pensez si c’est vieux. Enfin, il m’a été offert de la porcelaine pour mes cinquante ans de mariage, je ne m’en suis jamais servie. C’est vrai, on ne s’en servait pas. » Mme Carnaud évoque le monde rural et ses ustensiles quotidiens dont la porcelaine est exclue : « Parce que je vous dirais que dans une ferme on avait beaucoup de travail, alors il fallait laver la vaisselle en vitesse, alors la porcelaine, on en avait pour huit jours à tout laver ! Tandis que la faïence, s’il s’en fendait une, on n’avait pas beaucoup de perte, mais si on fendait de la porcelaine, hein ! Moi, j’avais un service de soixante-treize pièces, il y en a eu de cassé, eh bien, malheureusement, pour y retrouver... » Jacques Langeron utilise toutefois autre chose que la faïence « classique » : « Notre vaisselle courante, c’est de la faïence achetée en Indonésie pour la salle à manger, quand on reçoit de la famille ; dans la cuisine, pour tous les jours, ce sont des assiettes du Japon ; ça ne coûte pas plus cher que du Digoin et c’est mieux décoré. » L’appartenance sociale se traduit dans la recherche quotidienne du raffinement esthétique, y compris pour la vaisselle courante qu’on cherche à distinguer « du Digoin », production commune de la manufacture faïencière de Digoin-Sarreguemines qui caractérise l’espace domestique des classes moyennes et populaires.
10La faïence commune est perçue dans un registre strictement utilitaire. Elle est devenue un produit courant à partir de la fin du xviiie siècle, mais surtout au cours du xixe (Espagnet 1981).
11Les produits de grès des industries locales se distinguent nettement du collectif « vaisselle » ; ils sont en quelque sorte des accessoires de table. Ce sont principalement les pots à eau et les terrines qui sont encore utilisés, les premiers selon leur usage éponyme, les secondes comme récipients à multiples contenus – salade, fruits, légumes... – sans destination précise. Sont utilisés également quelques autres récipients, tel ce petit pot que les catalogues nomment pot à onguents, dans lequel Mme Darmon conserve son sel : « Le petit pot à sel... c’est déjà le deuxième parce que l’autre a été cassé. On s’en sert tous les jours. C’est du sel qu’on achetait par sacs de cinq kilos pour les fromages de chèvre. Il nous en est resté quand on a quitté la ferme, alors on l’utilise. On a aussi une salière en verre, mais c’est pour les grands jours, enfin, disons les jours moyens. » Le pot en grès est utilisé quotidiennement sur la table, la salière en verre – imitation cristal taillé – est réservée aux jours d’exception. L’utilisation de l’objet traduit l’échelle qualitative des moments de la vie. Ce pot n’a rien d’un ustensile d’apparat et n’a pas d’atout à faire valoir pour participer aux repas des « jours moyens ». Mais il est « pratique », car il préserve le sel de l’humidité.
12Si l’utilitaire de base dénué de qualités esthétiques est objet de tous les jours, les produits témoignant d’une certaine sophistication sont réservés à l’apparat. Chez les Darmon, deux pots à eau sont utilisés ; au réfrigérateur, on garde rempli un pot à l’émail uniformément jaune : « Celui-là, il sert tous les jours, il vient d’Uzès dans le Gard. » Quant au broc de grès flammé on le range dans un placard et on l’utilise dans les grandes occasions, « quand on a quelqu’un. Mais tous les jours, on ne fait pas de chichis ! » L’utilisation exceptionnelle de pots à eau de grès flammé est de mise également chez les Langeron : « On a des pichets dans un placard, qui servent éventuellement quand nous sommes nombreux. » C’est ici le nombre des convives qui détermine l’emploi des pots, mais être nombreux, c’est aussi « avoir quelqu’un ». Les deux pots de la famille Darmon sont donc utilisés chacun dans des circonstances différentes : le pot « moderne », émaillé uniformément, d’aspect massif avec un tube – plutôt qu’un bec – verseur, provenant d’une région de vacances, est utilisé chaque jour. Le pot « ancien », au vernis flammé et aux formes élancées lui donnant un aspect original, non dénué de recherche esthétique, produit au Pont-des-Vernes, est réservé aux repas de réception, aux jours de « chichis » : les temps de la vie sont hiérarchisés, et les objets participent à l’élaboration de cette hiérarchie. Le pot à eau ancien, issu de l’industrie locale, devient dans la pratique ustensile d’exception, puisque seulement utilisé les jours d’exception. A l’inverse, le pot d’Uzès est dévalorisé dans la pratique comme dans le discours. La mise en valeur de l’objet céramique passe ici par la rareté de son utilisation ; il n’est plus réellement objet utilitaire, mais objet de luxe. Cette distinction entre deux objets hiérarchisant les jours peut être rapprochée de celle qui est faite entre salière en verre et pot à sel en grès. La distinction entre deux pots à eau – « Qu’est-ce qui ressemble le plus à un pot à eau qu’un autre pot à eau », nous dit M. Darmon – est purement esthétique, puisque pratiquement les deux produits présentent les mêmes caractéristiques. Nous sommes donc bien en présence d’une distinction morphologique dénuée de fondement utilitaire, qui dépouille l’objet de sa pure fonctionnalité pour le doter d’un prestige lié à sa forme et à son ancienneté.
Obsolescence sociale et mise en désuétude
Désaffectés parce que dépassés par le progrès des techniques, enfouis et dissimulés, les objets traditionnels sont, depuis plus ou moins longtemps selon le cas, inutilisés et inutiles. La relégation dans les hangars et les greniers des fermes ou dans les réserves des brocanteurs a précédé la reconnaissance sociale de « défonctionnalité » que le musée effectue (Moulin 1978 : 245).
13Plus que technique, la désaffection des produits utilitaires céramiques est sociale et l’entrée au musée des objets estimés « traditionnels » ne fait que renforcer leur obsolescence.
Utilisation et abandon fonctionnel, une question d’époque ?
14Au cours de notre enquête il est apparu que l’inutilité absolue n’existe pas dans le langage et les pratiques de nos interlocuteurs, y compris pour les objets relégués, oubliés dans une cave ou un grenier. De ceux-ci, on dit « ça peut toujours servir » et parfois, effectivement, on s’en sert. La non-utilisation d’un objet céramique peut être en premier lieu directement liée à sa nature matérielle. Le scrupule est récurrent chez les enquêtés : « C’est le problème avec la céramique, ce qu’on utilise, ça finit par se casser. Alors si on veut la garder, il faut éviter de s’en servir. » Chez Langeron, « on se sert beaucoup des coupes. D’ailleurs, il en reste de moins en moins, parce que ça se casse. On les utilise beaucoup, donc ça a tendance à disparaître. » Selon cette logique, les objets précieux, valorisés et qualifiés par leur mode d’identification – objets reliques par exemple – ne peuvent en aucun cas être employés dans les pratiques quotidiennes. Mme Sivignon n’utilise jamais les objets de sa collection autrement qu’en les « offrant aux regards » selon la formule de Pomian (1978). Les produits utilitaires du Pont-des-Vernes exposés dans sa cuisine accèdent ainsi par leur non-utilisation au même statut que les assiettes de faïence accrochées aux murs et nettement distinguées de « la faïence dont on se sert, la vaisselle ».
15M. et Mme Darmon ont quitté leur exploitation agricole pour un pavillon moderne voici quelques années : « Ici, c’est vrai, j’ai des choses qui sont rangées et qui ne sortent plus. Faut quand même s’habituer, c’est vrai que ça a changé la vie quand même un peu, alors... » Ainsi nous parle madame, pour qui le passage des objets du monde de l’utile à celui du décor ou de la relégation matérialise la rupture entre vie active et retraite. Pour monsieur, le changement est principalement dû à l’irruption de nouveaux produits – « Tupperware » est son leitmotiv – et à l’adoption des mœurs modernes – « du congélateur au micro-ondes ! » – qui n’a aucun lien direct avec leur cessation d’activités.
16Au changement d’époque et de statut social des usagers correspond donc une modification du statut fonctionnel des objets. Cette évolution est également perceptible entre les générations, comme l’atteste l’exemple de M. et Mme Sivignon et des terrines de grès, que madame appelle d’ailleurs terrasses. Elles sont aujourd’hui gardées à la cave, hors du cadre de la collection de poteries Pont-des-Vernes exposée dans la cuisine. « Ces pièces-là, elles ont toujours été là, on les a trouvées en arrivant ; toi, quand tu étais petit, ta mère s’en servait. On lavait toujours les légumes dans un Pont-des-Vernes, une terrasse. » M. Sivignon acquiesce : « Oui, ça servait souvent. Mais ce qu’il y a à la cave, je le garde comme ça, je ne veux pas le jeter. J’en ai donné à mes filles qui ont mis des trucs dedans ou les laissent en décoration. » Nous avons ici affaire à un parcours en trois phases : acquisition et utilisation courante par la première génération ; extraction de l’univers de l’utilité et conservation par la seconde ; transmission à une troisième génération qui classe les terrines dans le registre ornemental, qui les expose et les utilise comme récipient. Sans prétendre avoir saisi une trajectoire sociale type, il est possible d’isoler trois étapes statutaires pour le même objet, qu’on retrouve par ailleurs au musée et, initialement, sur les catalogues sous le nom de terrine pharmaceutique. La mise hors de service d’un objet n’a rien d’irréversible, même si la pratique évolue, ce qui tend à prouver qu’elle est plus sociale et culturelle que proprement technique.
Pratiques d’autrefois, usages obsolètes
17Mes interlocuteurs évoquent le plus souvent au passé la fonction des produits céramiques en insistant surtout sur les modes d’utilisation estimés les plus archaïques, c’est-à-dire le plus souvent marquant l’inconfort du quotidien : « Les cruchons chauffe-pieds, c’était des bouillottes pour réchauffer le lit ; parce que quand j’étais gosse, dans les années 1930, bien souvent les chambres n’étaient pas chauffées, le lit était froid. Oh, on s’en est servi des bouillottes ! » C’est un mode de vie disparu qui renaît dans l’objet, mode de vie marqué par la dureté, par la pénibilité physique du quotidien. « On appelait ça un crapaud chauffe-pieds ; c’était quelque chose que ma belle-mère avait à Pouilloux, à la ferme ; elle me disait qu’on mettait de l’eau chaude dedans et qu’on la mettait dans la voiture [à cheval] en posant les pieds dessus, et leurs pieds ne refroidissaient pas le temps qu’ils arrivent à la foire. Parce qu’ils partaient très tôt, vous savez, l’hiver à l’heure du soleil, cinq heures ça fait tôt et ils allaient, ça dépend, jusqu’à Saint-Bonnet-de-Joux, Charolles... Il fallait un petit moment en voiture, alors ils mettaient ça, on appelait ça des chauffeuses à pieds, quoi... » Mme Carnaud insiste sur les usages spécifiquement agricoles de certaines poteries aujourd’hui exposées dans la cuisine de sa fille : elle explique et met en situation les objets, elle dresse le tableau d’un quotidien lointain, de sa jeunesse. « La crémière, il y a longtemps, longtemps que ça ne sert plus ; vous voyez, c’est un pot qui a un petit bec en bas, paraît-il quand ils mettaient du lait, ça perdait le petit-lait et ça faisait la crème. Oh, mais c’est vieux, ça a plus de cent ans ! Ce qui servait beaucoup, c’étaient les cruches pour apporter à boire dans les champs pendant l’été, avant qu’on soit modernisé, avant les tracteurs. Une fois qu’il y a eu les tracteurs on a pu aller boire un coup, mais avant on ne pouvait pas laisser les chevaux tout seuls dans les champs. Alors il fallait emmener à boire aux hommes. » Certains objets sont devenus d’un emploi trop malaisé, on n’en a plus l’utilité, comme ce broc de cinq litres : « On ne l’utilise plus, ah non ! C’est gros, c’est lourd... mais dans le temps, ils étaient dix ou douze à table. » Dans le temps, le temps d’avant, la forte contenance du pot se justifiait par le nombre de convives, important du fait de la main-d’œuvre agricole mobilisée pour les travaux des champs. Revenant à la crémière, qu’elle nomme parfois crémerie, Mme Carnaud, m’explique son utilisation dans le détail, mais avoue ne jamais en avoir eu l’usage personnellement : « Je m’en suis jamais servie, d’abord c’était inservable ! C’est un machin qui a bien... ma belle-mère aurait cent quatorze ans, et c’était peut-être à ses parents, alors voyez l’âge que ça peut avoir ! » Ustensile centenaire, le pot est réputé inservable, c’est-à-dire non pas inutilisable, mais d’une utilisation délicate, longue et fastidieuse. Les pratiques quotidiennes ont évolué, les valeurs morales aussi, et certains objets rappellent parfois le temps où l’on « savait vivre », comme ces petits godets à liqueur que garde Georges Touilly : « Les godets à liqueur, ils les faisaient en blanc et bleu, et puis un jour ils les ont faits en flammé ; oh, il en tenait encore pas mal là-dedans ! Surtout qu’aujourd’hui il ne faudrait plus en boire ! » Changement de mœurs, changement de règles, qui font que les objets demeurent inutilisés, devenus décor domestique par obsolescence.
18M. Paquaux présente la poterie du Pont-des-Vernes et ses produits comme un ensemble liant les hommes et les choses dans leur existence même : « Mon beau-père en avait des quantités de gros bocaux comme ça, qu’il avait ramenés de l’usine ; il y mettait des aliments pour les animaux. Mais c’est sûr que l’utilisation réelle, pour la retrouver, c’est pas facile, parce qu’on n’a pas de gens qui sont assez âgés qui restent, qui travaillaient au Pont-des-Vernes. » Selon cette étroite association, seuls les anciens producteurs, du moins les acteurs du processus de production, et non les anciens utilisateurs, pourraient savoir à quoi servaient réellement tous ces pots et ces bouteilles, mais l’ancienneté présumée de l’usine interdit d’espérer les retrouver, le temps faisant son œuvre. Les objets de la collection de M. Durand recouvrent des fonctions assez banales : « C’est soit des pichets, soit des vases, il y a des choses comme ça... Je le vois à leurs formes. Les pichets, je me doute que c’était pas tout pour mettre de la flotte, ils devaient mettre du lait, de la crème comme on faisait avant, je veux dire, hein... à cette époque-là. » Objets réputés anciens, leur fonction ressortit d’un temps archaïque, marqué par la ruralité et ses produits typiques, le lait, la crème ou, pour d’autres poteries, le porc.
19En me montrant un petit bol à deux anses, M. Paquaux évoque son beau-père : « Ça, ça servait à faire des fromages de cochon1 dans le temps, c’est comme ça qu’il s’en servait, mon beau-père, ou alors pour manger sa soupe. Mais les fromages de cochon, ça se faisait beaucoup là-dedans, hein. C’est un bol, quoi, bol écuelle, puisqu’il y a deux anses. » L’expression « dans le temps » signifie systématiquement « dans un temps ancien », « il y a longtemps », « quand j’étais jeune » : on se réfère directement à l’âge de l’interlocuteur. S’il est jeune, ce temps-là est une époque qu’il n’a pas connue ; s’il est plus âgé, c’est le temps dont on partage avec lui le souvenir.
20Généralement, l’expression désigne les années d’avant-guerre – c’est-à- dire avant 1939 –, d’avant l’urbanisation de la société française, la généralisation de l’automobile, l’arrivée de la télévision, etc. Autant de références socio-techniques qui servent de trame chronologique dans laquelle les objets quels qu’ils soient ont leur place. Pour Mme Carnaud, les ustensiles de grès étaient polyvalents et omnipotents : « On conservait tout dans du grès à la ferme ; on ne mettait rien ailleurs que dans du grès et ça se conservait longtemps, longtemps, longtemps, c’était sain. Voyez ma mère, elle avait mis de la graisse de cochon dans un pot comme ça... elle le disait : “On a tué le cochon, j’ai encore un pot de graisse.” Vous savez ce qu’il y avait sous la graisse ? Un fromage de tête sous une couche de graisse de l’année avant, eh bien il était toujours aussi bon. » Mais les temps ont changé : ces pratiques et usages de la salaison domestique disparaissent peu à peu, notamment du fait de normes sanitaires de plus en plus rigoureuses liées au développement industriel de l’agroalimentaire, et à l’extension des réseaux de distribution qui ont rendu superflue l’autoproduction rurale. « Il n’y avait pas de congélateur ou de trucs comme ça, on conservait tout dans du grès. »
21Georgette Monnet évoque une des productions de l’usine Labaune de Paray-le-Monial : « Alors ici, on fabriquait des pots pour le beurre. Parce que vous êtes très jeune, mais autrefois, on fondait le beurre en avril, parce que les vaches mangeaient beaucoup d’herbe et ça donnait beaucoup de lait et donc on fondait le beurre pour l’hiver. » Le discours transformant des objets utilitaires en objets inutilisables par la désuétude de leur usage premier, objets inutilisables de par leur identité fonctionnelle même, peut aller jusqu’à l’excès : emporté par un élan explicatif, replongé par les objets dans un passé pas si lointain mais dont les pratiques se sont perdues, M. Bouin m’a présenté ainsi une tirelire zoomorphe issue des usines faïencières de Digoin : « Vous voyez ce cochon, c’est une tirelire ; j’ai eu ça quand j’avais deux, trois ans, on offrait ça quand on était gamin et quand les gens vous donnaient une pièce eh bien, on la mettait dedans par cette fente. » Cette pratique, encore courante de nos jours, devient pour M. Bouin désuète et dérisoire par le simple fait qu’elle se matérialise dans un objet produit durant son enfance, donc dans un objet du passé : ça servait, mais aujourd’hui, ça ne peut plus ou plutôt ça ne doit plus servir. De même que le dépassement de l’objet dans sa propre fonction est plus le produit d’une normalisation sociale que d’une évolution technique significative, l’archaïsme de sa fonction est directement lié au statut social de l’objet.
Les objets obsolètes dans leur fonction
22Les produits céramiques peuvent avoir été spécifiquement conçus pour une fonction aujourd’hui réputée désuète, mais certains sont perçus comme obsolètes dans leur fonction même, supplantés par d’autres ustensiles. Pour les interlocuteurs de la génération d’immédiat après-guerre, utiliser ce type d’objet, c’est un peu revenir en arrière, ainsi pour Jean-Charles Robin : « Il y a eu le mouvement baba cool avec ce retour à tout ce qui était tradition et c’est peut-être une manière de pérenniser quelque chose qui n’avait pas un grand avenir, comme manger dans des poteries, heu... Moi, je le rattache à ma génération, en gros vingt ans en 1968, qui se rendait parfaitement compte que l’avenir était aux ordinateurs, aux bagnoles, à tout ce qui était plastique... Et puis, utiliser ces vieilles choses, c’est reconstituer un rituel, servir à boire dans le pot en grès, c’est le sacraliser, c’est un rituel, c’est dire “je bois mon vin dans un pichet”. » Utiliser des ustensiles de grès à l’ère de l’ordinateur et du design aurait donc été la manifestation sociale de « l’attitude » baba cool, l’affirmation d’un mode de vie dit traditionnel en réaction à la société de consommation. Gilles Garnier, de cette même génération, tient peu ou prou le même discours : « J’utilise ces objets, ça arrive, pour faire des vases, oui... Pour l’eau, on a des bouteilles en plastique, c’est bien. Non, on ne revient pas en arrière. Les matériaux de maintenant sont beaucoup plus pratiques que ça. » Ce refus du retour en arrière émane de deux collectionneurs d’objets anciens, dont un en fait aujourd’hui le commerce : ne faut-il pas voir là un rejet de l’ustensilité, de la vulgarisation des objets par la pratique, rejet qui vise à qualifier les objets du passé, voire plus précisément à requalifier des ustensiles obsolètes en revendiquant leur obsolescence ? Les amateurs d’objets anciens instaurent ainsi une rupture entre un temps « traditionnel » et un temps « moderne ». Pour eux, l’inutilité, ou plus exactement la non-utilisation, anoblit l’objet, lui confère un statut plus digne, une forme de patine symbolique que l’usage ternirait.
23Autant les poteries de grès sont considérées comme saines et propres par ceux qui les ont fabriquées ou utilisées avant que le plastique ne les supplante, autant ceux qui aujourd’hui les collectionnent ou les vendent en tant qu’objets issus du passé font preuve d’une certaine méfiance vis-à-vis de récipients qui ont « déjà pas mal vécu ». Jean-Charles Robin : « La fonction, l’utilisation des choses, ça n’est pas dans mes préoccupations. En plus, on a toujours le doute, on se dit “où ça a traîné ?” ça joue quand même. Et puis, la peur de casser. » Gilles Garnier : « Moi, ce qui me rend un peu réticent, c’est que je les déterre, alors, pour moi elles sont sales. Même quand je les ai nettoyées, je ne suis jamais sûr que l’intérieur est bien propre... alors je ne mets rien dedans. Ça se nettoie bien, mais bon, c’est pour dire que je n’ai pas tendance à les utiliser pour autre chose que... mettre des fleurs par exemple. » Si le vécu d’un objet, la richesse de son histoire individuelle, lui confère une certaine valeur sur le marché de l’ancien, il installe le doute quant aux différents usages qu’on a pu en avoir, en l’occurrence quant aux contenus qui ont pu être les siens.
24Quoi qu’on pense de la supériorité technique des produits utilitaires en grès, on utilise couramment le plastique. « Quand on mange dehors, le pot en grès conserve bien la fraîcheur de l’eau. Enfin, qu’est-ce que vous voulez il y a Tupperware, et ce qu’ils nous vendent ça ferme bien et ça garde bien la fraîcheur aussi... Et maintenant ils évoluent, ils font des choses qui vont au micro-ondes, c’est bien pratique, parce que les gens ont de moins en moins de temps, il faut que ça file. » Pour M. et Mme Darmon, les produits ayant succédé au grès sont les plastiques Tupperware – des boîtes à couvercle principalement, mais aussi une large gamme de récipients alimentaires, en vente directe. « Tupperware, c’est plus léger, ça ferme bien, ça conserve bien la fraîcheur aussi. Maintenant, ils font des choses qui vont du congélateur au micro-ondes, c’est bien pratique ! Tenez, l’autre jour, elle [la démonstratrice Tupperware] nous faisait voir une “coquelle” à trois étages, qui valait quand même 750 francs, elle y faisait sa viande, ses légumes et son dessert ! Eh bien, elle se faisait à manger dans l’espace d’un quart d’heure, vingt minutes. » Le temps quotidien est précieux et la « modernité » exige la rapidité d’action, y compris lors des repas. « Vous savez, il y a des tas de choses en grès dont on pourrait se servir, on pourrait par exemple présenter des fromages à la crème dans ces coupes-là, mais on manque de temps, et puis c’est rangé. Si, c’est vrai, ça serait chouette de mettre des fromages à la crème dans la terrine par exemple, mais c’est vrai que j’ai des choses qui sont rangées. » Que signifient ce « manque de temps » pour des retraités, et cette supériorité pratique des boîtes plastique sur le grès, malgré la qualité, vantée avec insistance, de ce dernier ? Ce raisonnement traduit en fait la quête d’une certaine norme sociale, selon laquelle on « doit vivre avec son temps », donc employer des objets de son temps ; on pourrait utiliser le grès, mais on utilise le plastique parce que « c’est plus pratique ». En l’occurrence, les retraités de l’agriculture que sont M. et Mme Darmon recherchent l’intégration au monde des actifs, des modernes pour qui « il faut que ça file ». Alors, on use et abuse du four à micro-ondes ; d’ailleurs, pourquoi ne pas y mettre un pot de grès ? « Oh, mais ça irait, du moment qu’il n’y a ni plomb, ni ferraille, ça va ! » Pourtant Mme Darmon n’a jamais eu cette idée, qui lui semble incongrue par le contraste entre objet « traditionnel » et technologie moderne. La quête d’une certaine modernité ou plutôt d’une certaine normalité ramène ces objets usuels au rang d’objets du passé, dont la fonction initiale est remplie par d’autres ustensiles « modernes », verre industriel et plastique. Il semble bien en fait que tout objet dit utilitaire doive, par la seule force du temps qui passe, être remplacé un jour.
25L’ancien tourneur Maurice Bertaud accepte mal que le grès ait été supplanté dans ses utilisations par d’autres matières : « La céramique, on la remplacera jamais. En tant que conserve, le grès c’était mieux qu’aujourd’hui, c’était une conserve sensationnelle, une bonne conservation, mais aujourd’hui, il n’y en a plus. Le même vin, il n’a pas le même goût servi dans un pot en terre que dans un pot de verre : il est meilleur. Même chose pour les moules à pâté : la différence est claire et nette. La bouteille céramique, on ne voit pas ce qu’il y a dedans, c’est beau à l’œil ; c’est pas comme le verre, c’est incolore le verre, c’est terne. » La qualité du produit de grès peut se traduire de façon inattendue : « Les cendriers aussi, on les utilise : une de nos connaissances, François, dit que fumer avec un cendrier Pont-des-Vernes, c’est plus agréable. » Mais la véritable contrevaleur, c’est le plastique : « Le plastique, ça n’est pas sain ! Si ça ne tenait qu’à moi, le plastique, y en aurait point. »
26Georges Touilly confirme : « Le plastique a fait du mal. » Pour Roger Dumarais, « dans ce temps-là, on ne parlait pas de bouteilles en plastique ». Mme Carnaud, qui n’a jamais quant à elle travaillé dans une usine céramique, renchérit pourtant sur ce thème : « Oui, tout s’est arrêté vers 1950. Les plastiques sont venus, alors hein, c’est ça qui a fait du mal. » Pourtant Jacques Langeron, qui aurait dû au milieu des années 1950 prendre la succession de son père si l’entreprise avait survécu, a vu dans ce maudit plastique le salut : « J’ai essayé de faire un département plastique à l’usine, parce que l’avenir, c’était le plastique pour l’utilitaire. On aurait fait du plastique pour faire vivre le grès, je m’étais déjà renseigné pour les moules, mais les investissements étaient trop lourds. » S’il admet l’avenir des matières plastiques, Jacques Langeron avoue n’avoir envisagé de s’engager dans cette production qu’à la condition de sauver le grès. Matériau noble et naturel contre matière typiquement industrielle et artificielle, voire « substance alchimique » (voir Barthes 1970 [1957] : 171-173), les représentations opposent radicalement céramique et plastique, tout en reconnaissant entre eux une certaine continuité fonctionnelle. A l’extrême, on va jusqu’à prétendre que le conditionnement dans le récipient de grès « donne meilleur goût » aux aliments. Mme Darmon conserve une petite faisselle en grès : « C’était avant qu’il y ait le nylon, quoi, avant qu’il y ait le fer, pour les faisselles. Mais ça devait donner un goût particulier, mieux que le fer, quoi... »
27Il faut se garder de toute logique simplificatrice pour ce qui est des fonctions et des usages des objets usuels : les matières se côtoient et se complètent, se concurrencent dans certaines de leurs fonctions, mais peut-on dire que les objets se succèdent ? Sur un plan purement technique et historique, certainement pas : réduire les usages des ustensiles à une succession d’« inventions » ou d’« apparitions » – de nouveaux matériaux – c’est ignorer les pratiques, leurs tâtonnements et les accommodements des usagers. Mais pour ce qui est des représentations liées au déroulement de la vie quotidienne, le jeu des successions d’objets permet de rythmer le temps, de matérialiser les époques par un objet ou type d’objet. Ainsi se dessine une sorte de passage de témoin entre objets dans leur fonction. Quand il s’agit d’ustensiles domestiques – pots à bec verseur, coupes ou terrines – et de pratiques quotidiennes comme laver des légumes ou servir à table, ce sont les produits « en plastique » qui prennent le relais. Quand on parle de garder durant une longue période, de faire des conserves, c’est le congélateur qui est invoqué, substitué au saloir. Une hiérarchie sociale s’instaure entre les objets usuels, qui s’appuie sur la chronologie, distinguant les objets dont « on se servait dans le temps » de ceux d’aujourd’hui. Les ustensiles et leurs utilisations sont autant de repères temporels permettant de se représenter la longue durée et de cristalliser la mémoire collective.
« Ça sert de décor ! »
28Gilles Garnier, collectionneur rigoureux, est réticent par rapport à toute utilisation des poteries de grès : « En fait c’est un peu opposé à la collection, ça, rendre utilitaire l’objet. » Comme je lui fais remarquer que certains pots contiennent des petits outils : « Oui, bof... Ça n’est pas une utilisation très poussée. A ce moment-là, il y en a un autre qui est utilisé, puisqu’il y a trois ou quatre fleurs artificielles dans un petit vase là-bas. C’est peut-être une hérésie, d’ailleurs. Oh ! quoique non, parce que c’est un Maïténa, donc c’est un vase à fleurs.
29Donc, ça va. » Deux notions intéressantes apparaissent dans cette réponse, celle de l’« utilisation poussée », et celle de l’« hérésie ». Poser dans un récipient quel qu’il soit des crayons ou des petits outils, ou encore des fleurs, ça n’est pas une utilisation poussée, c’est en somme un remplissage par inadvertance, c’est considérer l’objet en tant que meuble (Wolf 1993) : c’est la logique du vide-poches. Dans un cendrier dit « grand-mère »2 posé sur une étagère de sa cuisine, Georges Touilly conserve des boutons à recoudre, des marrons d’Inde séchés, deux ou trois trombones, des punaises, des bouts de ficelle. Le même emploi est réservé chez Dumarais à un petit cendrier rond. Cette pratique du vide-poches est une utilisation-prétexte : puisqu’on conserve cet objet et qu’il est conçu pour contenir, on le remplit de tout et de rien, afin que son inutilité ne soit pas absolue. Quant à l’hérésie qu’il y aurait à placer des fleurs artificielles dans un pot de grès autre qu’un vase à fleurs, elle rejoint les notions de dérive et de détournement fonctionnels mises en avant par Jean Cuisenier (1975). « Les pots que j’utilise comme pots à fleurs, c’est plutôt des doubles... Il y a aussi les pots brisés que je reconvertis en pots pour pinceaux ; ils étaient cassés, bon, eh bien je les ai tronçonnés et je fais tremper dedans mes pinceaux qui servent à l’entretien des outils. » Doublons ou victimes d’une altération physique, les objets peuvent alors légitimement subir une utilisation « plus poussée ». C’est sur le contenu de l’objet que se bâtit l’ustensilité, même si elle n’est que machinale : une petite coupe carrée que Jacques Langeron nomme « coupe à bonbons » est utilisée chez lui comme vide-poches ; le même objet est rempli par M. Paquaux de sucre en morceaux et donc appelé « sucrier ». Et c’est encore cette coupe carrée à glaçure de couleur que l’on retrouve dans la collection de M. Garnier, et devant laquelle M. Vallet s’est exclamé, s’adressant à son chien : « Et dire que c’est là-dedans que tu manges tes croquettes ! » Toute l’ironie visant la variabilité des valeurs et les fluctuations du statut des objets s’exprime dans cette exclamation : il est surprenant qu’un objet utilisée de façon tellement triviale chez Vallet devienne objet de collection chez Garnier.
30M. Paquaux, de tous les objets qu’il a conservés, n’utilise que son sucrier : « Bof, on pourrait s’en servir aussi des autres, mais on n’en a pas l’utilité non plus. Et puis ce qu’il y a là-dessus, ça me sert de décor quand même. Oui, tout ce que j’ai là-dessus, disons que ça sert de décor, quoi. De toute façon, ces choses-là, c’est une histoire de décor. » Mme Carnaud a utilisé ces pots de grès, aujourd’hui exposés chez ses enfants : « Tout ça, on s’en est servi ! Ah, oui ! mais enfin, voyez, on y met comme garniture maintenant, c’est un souvenir... Ma fille elle s’en sert pour faire une garniture, alors... » Mais sa fille utilise également des vases de grès produits par les usines de la vallée de la Bourbince : « C’était des garnitures de cheminée, on pouvait pas s’en servir autrement ; nous, ils sont posés sur un bahut, avec des fleurs séchées. » Dans ce cas précis, le produit ornemental est traité dans le registre de l’ustensilité : ce pot servait à conserver le saindoux, ce vase servait à garnir les cheminées. Pour Jacques Langeron, directement impliqué dans la production des poteries de grès et donc dans leur catégorisation initiale, la fonction ornementale est une réalité pratique : « Chez une de mes filles, il y a toujours des grès flammés, utilisés comme vases. »
31Parmi les céramiques exposées par M. Touilly se trouve une courtine, petit encrier de grès émaillé, qui n’a jamais été employé dans sa fonction première, mais dans lequel est disposée une longue plume d’oie, qui n’a d’ailleurs jamais été taillée pour écrire. La fonction usuelle de l’objet est manifestée, représentée par la plume, qui rend ainsi symboliquement sa vocation à l’utilitaire : c’est ici une véritable scénographie fonctionnelle. Inversement, la « défonctionnalité » d’un objet peut se manifester par son positionnement dans l’espace domestique. Les cendriers de grès de M. Paquaux sont posés sur une tablette de verre couvrant un radiateur de la salle à manger, derrière la porte qui reste ouverte en permanence. La plupart du temps, M. Paquaux est dans sa cuisine : les cendriers sont donc « invisibles » et hors de l’espace fréquenté. Il les a réunis dans sa cuisine pour me les montrer, et va les replacer, mais il en repose un à l’envers : « Bof, ça ne fait rien, je ne fume pas, c’est-à-dire je ne fume plus. » L’objet est conservé, mémoire d’un lieu et d’une époque, de personnes chères. Il demeure en fonction par son nom – cendrier – mais est défonctionnalisé de fait.
32M. Bouin évite généralement d’utiliser les poteries de grès auxquelles il accorde une valeur patrimoniale. Toutefois, son épouse en a l’usage : « Toi, tu en utilises pour mettre tes trucs de démaquillage, des trucs comme ça, dans cette forme-là mais en beaucoup plus grand », dit-il en montrant un petit pot cylindrique très courant. Accroché au mur de sa salle à manger, deux dessous-de-plat en terre cuite produits par les établissements Perrusson sont ornés d’un motif représentant une ouvrière de tuilerie au travail. « C’est Perrusson, parce que la mère de ma femme était d’Écuisses, c’était à ses grands-parents maternels. Tout le monde en avait de ces choses-là. Si on ne les utilise pas, c’est par crainte de les casser, pour les conserver tels quels. » C’est donc pour René Bouin un souci permanent d’intégrité physique des objets qui guide ses modes de conservation. Mais lorsque les objets sont atteints accidentellement dans leur intégrité et dans leur justification fonctionnelle, les « détourner » de leur usage premier pour en faire un objet de décor devient non seulement légitime mais relève de la sauvegarde patrimoniale. Une soupière orne un buffet : « Cette soupière-là, elle était à ma mère, elle n’est pas jeune non plus, celle-là ! Eh bien c’est du Digoin. Mais c’est pareil, on ne l’utilise plus, parce que vous voyez, elle est fêlée un peu, elle est patinée ; elle sert de décoration. Et celle-ci c’est une vieille soupière qui nous sert de cache-pot. » Mis en défaut dans sa fonction première à cause d’une fêlure, mis en cause dans son existence même puisque son appellation ne peut plus être justifiée – une soupière doit par définition contenir de la soupe, ce qu’elle ne peut plus faire, étant fêlée –, l’objet n’est pas détruit, chargé qu’il est d’histoire locale et familiale. Il « sert » encore, même si son rôle n’est plus que de « s’offrir aux regards », de « servir de décor ».
S’approprier l’objet par la pratique
33Le statut social de l’objet subit une transmutation par l’utilisation dont l’usager est conscient ou du moins dont il tient à faire état, ce qui se traduit dans son attitude par un sourire ou une exclamation revendiquant l’incongruité d’un tel abus de fonction. Ce dernier peut aller jusqu’à la transformation physique de l’objet, quoique les produits céramiques, matériellement parlant, se prêtent assez mal à ce type d’accommodement. L’altération morphologique de l’objet, qui pourrait paraître rédhibitoire, offre l’opportunité d’un remploi des choses en tant que matière, et pérennise ainsi l’existence des artefacts. Transformer l’objet ou s’en servir de façon incongrue, c’est se l’approprier encore un peu plus et lier plus étroitement sa propre existence à celle des choses.
Le flou fonctionnel
34D’après Georges Touilly, certains récipients de grès n’avaient aucune fonction définie : « Nous, on fabriquait, après les gens ils faisaient ce qu’ils voulaient. Ce pot par exemple, on y mettait de l’eau ou de la crème, même du vin, n’importe quoi. C’était des pichets, pas pour mettre un liquide particulier. » Au sujet du même type de pot à anse et bec verseur, M. Paquaux confirme : « C’est des petits pots comme ils faisaient beaucoup, des pots à lait ou n’importe... » On sait que la fonction d’une bouteille ou d’un pot à bec verseur est de contenir un liquide, mais on ignore le plus souvent quel liquide contenait telle bouteille ou si tel pot était destiné à la crème, au lait ou au vin. L’objet se rapproche de l’inutilité, il est patrimonialisé par l’oubli de sa destination fonctionnelle initiale, supplantée in fine par la fonction décorative qu’il remplit aujourd’hui. Jacques Langeron, qui a participé à la conception de certains produits, attribue à chacun une fonction précise, tout au moins dans ses mots si ce n’est dans ses pratiques : « Nous utilisons en permanence deux pichets flammés dans la cuisine, comme pot à eau, c’est-à-dire leur destination première. » De certains objets, on peut se servir sans tenir compte de cette destination : c’est le type de poterie qu’il conserve dans sa cave. « Ce que je garde, petites coupes, petits bocaux, je le conserve pour l’usage, ça peut servir à n’importe quoi, conserver les restes d’un repas, par exemple. » M. Dumarais a conservé lui aussi une petite terrine : « Elle me sert quand même, des fois on met des choses dedans. » On retrouve cet objet chez Darmon : « Ces choses-là, les terrines, ça nous servait à la ferme », nous dit monsieur. Mais selon madame, « ça sert encore la terrine, on lave les légumes, on fait tout dedans ». Tel objet a eu une fonction précise, mais celle-ci ne permet pas de lui donner un nom : « Ça, ça doit être un machin à sel, c’est pour écraser le sel, y avait un pilon avec... Je ne sais pas comment ça s’appelle exactement. » Parfois, la terminologie fonctionnelle diffère des mots de l’usine, comme pour ces petites bouteilles à la panse très arrondie dont Georges Touilly me montre une mignonnette de 5 cl : « Ceux-là, il y en avait je ne sais combien de sortes, de contenances différentes. Ils appelaient ça... comment déjà... ? Vous savez, pour la liqueur, le cucao, curaco ? Le curaçao, c’est ça ! Nous, on appelait ça des marteaux. »
35M. Robin s’interroge sur l’usage d’un pot bicolore – blanc et brun – d’une contenance approximative de un litre, avec un couvercle muni d’un système de fermeture hermétique : « Et il y avait des fonctions quand même... spéciales. C’est pas évident de remettre en situation. Par exemple, cette espèce de pot vernissé, avec un couvercle. C’est une taille un peu intermédiaire. A l’époque, il y a énormément de conserves qui se faisaient en verre, le verre recoupait un peu les mêmes fonctions que le grès. Et un pot comme ça, on ne voit pas trop ce qu’on pouvait conserver là-dedans, de par sa forme... la viande, ça ne rime à rien. Trop gros pour les cornichons et trop joli pour ça. Trop gros pour être apporté sur la table tel quel, trop beau pour être en réserve parce qu’il y a une recherche avec ses deux couleurs. » Les représentations liées aux usages de la conserve alimentaire et aux « manières de table » sont ici mises à contribution de façon quasi archéologique pour tenter de « remettre en situation » l’objet. Si l’on suit le raisonnement de Jean-Charles Robin, des données telles que la dimension du pot, son esthétique, les modes de mise en scène du repas deviennent autant d’indices capables de révéler la fonction première du produit céramique.
36La morphologie des produits utilitaires céramiques leur attribuait dès la sortie de l’usine une large polyvalence. La plupart des objets produits dans les usines de la région « pouvaient servir à tout » et ce, dès la mise sur le marché du produit. « Les cruchons, c’était des bouillottes chauffe-pieds, mais on mettait aussi du vin dedans ou des liqueurs. » Il n’existe pas en somme d’usage exclusif de l’objet, d’usage intime – chauffe-pieds utilisé dans la chambre – qui interdirait par exemple l’usage alimentaire et convivial – ici bouteille de vin. Cette capacité d’être utilisé dans plusieurs champs sociaux ou dans plusieurs domaines d’activités quotidiennes se retrouve pour la quasi-totalité des produits de grès. Tels petits pots à bord arrondi sont ainsi désignés : « On m’a dit que c’était des ventouses mais c’est comme des pots de yaourt, ça peut servir à tout. »
37Il semble donc que, en dehors de toute considération hygiénique, un récipient destiné aux produits laitiers peut contenir également des dérivés du porc – graisse, fromage de tête – ou être utilisé pour des besoins médicaux – ventouses. La morphologie de l’objet détermine les usages qu’on en fait selon les besoins du moment. C’est ce qu’on retrouve par exemple dans la taxinomie du catalogue des établissements Langeron pour le nom « calotte à confiture forme cache-pot ». Fonction et forme sont ici étroitement imbriquées dans la dénomination et la définition de l’objet : le contenu auquel le produit est destiné – confiture – précise la fonction tandis que la forme offre explicitement la possibilité d’une utilisation seconde – cache-pot. J’ai croisé plusieurs fois cet objet au cours de l’enquête ; il ressemble à un bol au rebord évasé, il était produit par calibrage et sa fiche fait partie du répertoire des dessins techniques de l’usine Langeron sous la référence 1551. Le mari de Mme Martin l’utilise comme bol à raser. Georges Touilly en possède également un exemplaire, ébréché, posé par terre dans sa cuisine. Lorsque je lui ai demandé de quoi il s’agissait, il ne m’a pas parlé de confiture, ni de cache-pot, ni du numéro 1551 : « C’est un bol pour faire boire le chien. » Peut-on dès lors parler de détournement ou de dérive fonctionnelle, quand celleci est entérinée par le fabricant et inscrite dans la forme même de l’objet ?
« Détournements » fonctionnels et usages sociaux
38Le phénomène subi par les objets anciens dont on fait aujourd’hui un usage a priori inadéquat a souvent été décrit comme un avatar de la « société moderne ».
Qu’en est-il des objets qui ont perdu leur fonction utilitaire ou que l’on n’utilise plus : faucilles, faux, fléaux, jougs [...] ? Leur propriétaire les mettait autrefois au rebut ou les brûlait lorsqu’il n’en avait plus l’emploi. De nos jours, on en fait des objets utilitaires (un lustre d’une roue, un porte-parapluies d’une hotte en bois, un porte-journaux d’un berceau...). Des outils désuets vont servir à des fins décoratives et rappeler un mode de vie préindustriel, expression d’une nostalgie à une époque où les relations entre hommes et objets sont de plus en plus éphémères (Niederer 1984 : 154).
39Ce phénomène fut dénoncé par les historiens et ethnologues comme une dérive nocive, un détournement d’objets à des fins illégitimes :
Une industrie du « souvenir » fleurit ainsi sur les ruines de la tradition vraie. La terre des pots et les techniques de façonnage, les vernis, les décors et les techniques de cuisson seraient-ils les mêmes qu’autrefois, tout n’en serait pas moins radicalement différent : le pot à beurre et le plat de jadis étaient d’usage courant en un temps où ils n’avaient pas de substitut, ils ont disparu parce que leurs substituts étaient de matière plus résistante, de prix moins élevé et d’utilisation plus durable ; ceux d’aujourd’hui sont dépourvus de toute ustensilité vraie, ils n’ont plus de destination économiquement justifiée et servent seulement à composer des décors, comme si leurs acheteurs voulaient vivre par procuration dans un passé dont seuls subsisteraient les signes extérieurs de la qualité plastique. Pire, sans doute, que cette dégénérescence par changement de destinataire est le détournement des œuvres à des fins autres que celles pour lesquelles elles ont été originairement conçues (Cuisenier 1975 : conclusion).
40Ce détournement relèverait d’une mode, à laquelle Raymonde Moulin a trouvé un nom :
Dès lors qu’ils sont arrachés définitivement à l’univers de l’utilité – et particulièrement à cette utilité falsifiée, détournée de la finalité première, qui fait florès dans la rusticomanie actuelle – les objets appellent sur eux le regard pur et désintéressé de l’esthète (1978 : 245).
41« Tradition vraie », « ustensilité vraie », « vivre par procuration », « dégénérescence », « détournement », « utilité falsifiée » : c’est toute une terminologie de la décadence par la contrefaçon, de la fraude par l’imitation qui est ici employée pour fustiger la civilisation contemporaine et ses pratiques vis-à-vis du passé et de ses productions. Selon ce point de vue, l’esthétique est une altération de l’objet usuel, elle constitue une perspective qui dénature la chose. Ces réflexions partent du principe qu’un objet utilitaire conçu pour une fonction déterminée ne peut – et ne doit – être employé que dans cette fonction. Pourtant, comme l’a montré Pierre Bourdieu, « [...] mis à part ce qui est impliqué dans les déterminismes négatifs, les limites, on ne peut à peu près rien conclure concernant les usages sociaux à partir des propriétés techniques des objets (1979 : 111, note) ». En effet, chaque consommateur, détenteur et usager d’un objet, effectue sur celui-ci un « travail d’appropriation » par lequel s’établit la frontière entre « les propriétés utiles et les usages réels » (ibid. : 110). L’enquête de terrain doit dans cette optique appréhender les pratiques en se défiant de tout a priori, car
poser par hypothèse, [...] que les consommateurs perçoivent les mêmes attributs décisifs, ce qui revient à supposer que les produits possèdent des caractéristiques objectives – ou, comme on dit, « techniques » – capables de s’imposer comme telles à tous les sujets percevants, c’est faire comme si la perception s’attachait aux seules caractéristiques que désignent les descriptifs proposés par les producteurs (et la publicité dite « informative ») et comme si les usages sociaux pouvaient se déduire des modes d’emploi (ibid. : 110).
42Le rôle des sciences sociales est sans doute en partie de faire justice de ces détournements et de ces récupérations du « traditionnel » à des fins commerciales ; mais il ne doit pas se contenter de considérer ces discours comme de simples escroqueries : ils correspondent à un mode d’appréhension des objets dits banals qui dépasse largement leur passage dans « l’univers de l’inutilité ». L’objectif d’une réflexion sur les objets et leurs usages, qu’elle soit ethnologique ou historique, n’est pas non plus de déterminer ce qui serait leur fonction réelle. Prenons l’exemple de ces grandes coupes de grès, dont la lèvre avec bec verseur et l’intérieur sont le plus souvent couverts d’une glaçure. Le catalogue Langeron les désigne comme « terrines spéciales pour produits pharmaceutiques ». La plupart de mes interlocuteurs connaissent ces objets sous l’appellation de « jattes à crème », ou terrines, voire « terrasses ». Le catalogue 1995 des Grès et Poteries de Digoin – catégorie « grès traditionnels » – les présente sous le numéro de référence 30 garnies de salade verte et en fait donc des saladiers. Les produits sont photographiés et présentés sur des rayons recouverts d’une nappe blanche, ornée de bouquets de persil, d’une bouteille de vin de Bourgogne et de divers légumes. Notons pour terminer qu’une coupe de ce type se trouve depuis une quinzaine d’années posée sous un lavabo des locaux de l’écomusée, au château de la Verrerie du Creusot, où elle recueille l’eau qui fuit par le siphon. La destination domestique de cet objet courant était principalement de recevoir des liquides – lait, crème voire sang de porc, ou eau pour laver les légumes ; le bec verseur est justifié par ces divers usages. Le catalogue des Grès et Poteries le présente rempli de salade verte, mais on a pourtant conservé le bec verseur, ici totalement dépourvu d’utilité mais considéré comme partie intégrante de l’objet, accessoire fonctionnel aujourd’hui inaliénable de l’ustensile. L’industriel officialise un des multiples usages du produit, sans chercher à adapter le produit à ses nouvelles exigences fonctionnelles – suppression du bec verseur. La terrine conserve ainsi son intégrité physique. Quatre fonctions distinctes pour un même objet, sans qu’il soit possible de déterminer si la chose-elle-même, celle par exemple qui se trouve au Creusot, a pu remplir précédemment, au cours de sa trajectoire, une des trois autres fonctions. Confronté à un tel exemple, le devoir de l’historien ou de l’ethnologue est-il de dire le vrai, d’imposer une fois pour toutes la réelle fonction de la terrine ? Peut-être est-il du ressort de l’historien de déterminer, par des investigations archivistiques, ce qui fut la fonction initiale de cet objet, ce pour quoi il a été conçu et produit : l’usage pharmaceutique sera donc historiquement prépondérant. Mais en aucun cas l’ethnologue ne peut légitimer ainsi telle ou telle fonction, sauf à trahir en somme sa discipline. L’important est ce que les acteurs sociaux font des objets et ce qu’ils en disent, et précisément ce qu’ils disent de ce qu’ils en font ou en ont fait. Pour pouvoir suivre la trajectoire biographique d’un objet, il est évident que sa destination fonctionnelle initiale, celle que lui a assignée son fabricant, est un élément primordial, mais elle n’est qu’une étape dans la vie de l’objet, étape qui relève d’ailleurs plus de sa conception et de sa fabrication que de son utilisation : un dessin associé à une dénomination sur un catalogue ne prouve en aucun cas que cette terrine-ci, celle précisément qu’on a sous les yeux, ait jamais été utilisée en tant que terrine pharmaceutique.
43C’est pourquoi, dans une démarche ethnologique rigoureuse, la notion de détournement fonctionnel d’un objet utilitaire ne me paraît pas opératoire. Le qualificatif utilitaire ne peut pas être attribué a priori, mais appréhendé comme une construction sociale déterminant le statut de l’objet. On ne traite pas d’objets utilitaires, ni d’objets cultuels, ni d’objets ornementaux ou autres, on traite d’objets en tant que choses. A la notion de détournement fonctionnel on préférera celle d’usage incongru de l’objet, c’est-à-dire perçu et revendiqué comme tel par l’usager lui-même, qui s’approprie l’objet par cet usage et son incongruité.
44Car l’usage d’un objet est parfois perçu par l’usager comme illégitime : « Des terrines, il y en a des plus grandes que celle-là ; avec le rebord verni marron. Mais celle-là, elle me sert à aiguiser les couteaux, oui, oui, pour aiguiser les couteaux, ça va bien ! » Le rire de Mme Darmon en évoquant cette utilisation incongrue de l’objet traduit son autodérision : elle se moque d’elle-même pour s’excuser de cet usage braconnier, qui de surcroît se traduit par l’usure de l’objet et l’atteinte à son intégrité physique puisque le rebord de la terrine de grès est dépoli et noirci par le frottement des lames. Mme Darmon fait le rapprochement entre cet usage coupable et la rusticomanie traitée sur le mode ironique : « On voit de ces choses ! Il y en a qui mettent des fourches dans leur salle à manger, alors hein ! Ou même des colliers de chevaux... Dans les brocantes ils vendent même des bouteilles à limonade en verre, qui ont quarante ou cinquante ans ! » La famille Darmon, dans l’agriculture depuis plusieurs générations, est perplexe face à la récupération d’outils investissant l’espace domestique, qui plus est la salle à manger, espace de représentation par excellence. La remarque de M. Paquaux est de même nature, lorsqu’il avise, accrochée à son mur, une série de casseroles de cuivre : « Ça, c’est comme les poteries aujourd’hui ça sert de décor, hein... Mais avant, jamais on n’aurait pensé la mettre au mur ! » L’origine sociale et le capital culturel et scolaire des acteurs influencent leur jugement sur ce phénomène : un agriculteur conçoit difficilement qu’on s’intéresse à des outils et qu’on les mette ainsi en valeur, un cadre moyen en milieu urbain perçoit les mêmes objets comme exotiques, à l’instar de Gilles Garnier chez qui la table du salon est un ancien soufflet de forge.
Usages incongrus et transformations physiques des objets
45D’un petit pot à graisse, fendu, Mme Darmon veut faire un pot de fleurs. « Il y a un fil de fer autour parce que ça perdait l’eau. Mon mari va me le percer et je vais mettre des fleurs dedans. C’est pour mettre sur mes marches d’escalier. » L’atteinte physique n’est pas rédhibitoire et la modification de l’objet permet son retour dans le monde de l’utilité. Nous sommes dans le « régime de familiarité » mis en évidence par Laurent Thévenot au sujet des objets dits techniques :
[...] la familiarité avec l’objet implique un accommodement à son évolution, une habituation qui ne correspond pas à l’imputation de défaillance dans un procès en responsabilité. Après une série de remises à neuf qui s’avèrent infructueuses, l’usager « se fait » aux défauts qui cessent de ressortir comme des point saillants et admet que l’objet n’est plus intact. Il accepte, au fil de l’usage, les petits travers de la chose qui l’amènent à réajuster sa conduite à son égard (Thévenot 1994 : 89-90).
46Ces accommodements, ces réajustements permettent de sauver l’objet d’une déchéance totale. La mère de Mme Darmon approuve et apprécie cette récupération qui tient du sauvetage : « C’est cassé, mais ça peut encore servir comme garniture... Et puis, vous le remontez un tout petit peu avec des cailloux pour qu’il ne soit pas ras terre, il faudrait qu’il respire. » M. Darmon commence à envisager le travail : « Pour le percer, il faut une petite mèche à pierre, c’est pas la peine que le trou soit trop grand. »
47Dans la salle à manger de M. Bouin, une lampe attire mon attention, posée sur une table basse près d’un fauteuil : « C’est un cruchon, mais il n’est pas marqué non plus ; mais c’était Chèze aussi, ça. C’est moi qui l’ai équipé. Mais je ne les perce pas, moi : le fil apparent, c’est peut-être pas joli, joli, mais le cruchon reste ce qu’il est. » Un certain scrupule d’avoir détourné l’objet de son domaine utilitaire est compensé par la préservation physique du produit céramique dans son intégrité. M. Bouin se défend de porter atteinte à l’objet lui-même et de participer au mouvement profanateur dénoncé par Jean Cuisenier ou Raymonde Moulin. Pour ce qui est du cruchon-pied-de-lampe, M. Bouin justifie sa falsification par la multiplicité des usages du cruchon : « On en faisait des cruchons, mais aussi des chaufferettes, ça pouvait servir à diverses choses. » Le cruchon fut dès sa production un objet aux utilisations plurielles ; pourquoi alors ne pas en faire un pied de lampe ? Nous voici dans le registre de la récupération, de la recréation d’objets dans leur fonction :
Pour les producteurs de formes, toutes les idées, tous les matériaux doivent servir au travail de production des objets qu’ils ordonneront soit dans leur maison, soit dans leur jardin. [...] le producteur déplace le sens de l’objet, recrée une fonction, un sens et de temps en temps la forme même des objets manipulés. L’activité transformatrice des enquêtés est toujours une mainmise sur le sens, une volonté de déplacement du sens et de la fonction, une recréation d’un univers (Martinon 1978 : 205)3.
48Pour Jean-Charles Robin, l’utilisation de bouteilles en guise de pieds de lampe reflète une époque, celle des années 1970 : « Quand j’ai eu trente ans [1977] on commençait à gamberger sur le côté déco, c’était l’époque où il y avait moins de normes pour la décoration intérieure, c’était l’époque où on faisait des étagères avec des briques, des moellons, des planches, où on se fabriquait son propre intérieur, donc on trouvait très bien d’avoir une grosse bouteille là, une collection de pots et puis, il y avait un côté Emmaüs, c’est cette époque. C’était aussi l’époque où on utilisait un peu tout pour faire des lampes. Les lampes, c’étaient des Marie-Jeanne en verre, après, certains utilisaient des bouteilles de champagne, et nous on utilisait des bouteilles de la région, en grès... En plus, c’était une époque où on utilisait beaucoup de lampes, c’en était fini du lustre plafonnier central, traditionnel. » En rupture avec un modèle social d’agencement de l’espace domestique – grande table centrale, éclairée par un plafonnier –, ce que M. Robin appelle la « génération 68 » a donc fait de la récupération fonctionnelle un mode de vie, notamment en multipliant les points d’éclairage et les lampes à pied. Suivant cette mode, Jean-Charles Robin a adapté une douille électrique au goulot d’une grande bouteille à encre : « Mais j’ai dû trop l’enfoncer, et comme c’était une douille en bois et que le bois a gonflé, ça l’a cassée. »
49M. et Mme Darmon ont également transformé une grande bouteille en pied de lampe : « Ah, j’ai aussi une grande bouteille, elle est transformée... Ça vaut le coup d’aller vous la chercher, celle-là ! Tiens, voilà, c’est une grande bouteille à liqueur, vous voyez, elle est de Pouilloux, elle sert de lampe dans une vieille chambre. Oh ! mais elle marche bien. Ça fait des beaux pieds de lampe, pour mettre par terre, sans compter... » Pour me prouver son bon fonctionnement, Mme Darmon branche la lampe faite d’une bouteille de 10 litres, de grès au sel, et d’un abat-jour ; elle s’allume, effectivement : « Elle sert à côté d’un lit, parce que j’ai une table de lit, alors ça sert de l’autre côté. Elle était à la cave, ça fait bien sept ou huit ans qu’on l’a montée. » La bouteille de grès est passée de la relégation – la cave – à l’espace domestique – la chambre – par le biais d’une transformation morphologique – une domestication ? – valant promotion sociale par transmutation statutaire.
L’usage de l’objet comme matière
50L’espace de prédilection pour la réutilisation des produits céramiques est l’espace domestique extérieur, la cour et le jardin. Si « le quotidien s’invente avec mille manières de braconner » (de Certeau 1990 [1980] : XXXVI), la céramique est la source inépuisable d’une forme de braconnage largement répandue dans la région du canal du Centre. Ces divers usages principalement horticoles concernent surtout des produits céramiques dits architecturaux4 mais également des poteries de grès utilitaires, voire des faïences. L’objet est alors utilisé en tant que matière et non en tant qu’artefact-contenant : c’est notamment le cas des débris de poteries utilisés dans les chemins de terre pour les stabiliser, ou des cruchons renversés et plantés en terre pour faire une bordure de potager ou d’allée de jardin, ou encore des plaquettes de cuisson et de leurs emplois divers autour des maisons des villages. Roger Darmon, lorsqu’il n’était pas encore retraité, a utilisé des poteries de grès dans cet esprit : « Les petits cruchons, ils sortent de la Valteuse. Parce que j’avais ramené du remblai pour faire une étable, du remblai que le propriétaire de la Valteuse nous avait donné, et puis dedans il y avait plein de rebuts qu’ils avaient jetés, qui étaient un peu ébréchés ou autres, mais presque intacts. Oh ! il y en a un paquet. J’y avais récupéré des tout petits, qui n’étaient presque pas abîmés, des tout petits cruchons, je sais pas à quoi ça servait... y en a des ronds, des moins ronds... » Dans la masse du remblai, les objets presque intacts se distinguent, ils ont conservé leur forme de cruchon, on peut voir de quoi il s’agit – en l’occurrence de cruchons – et ce maintien relatif fait que M. Darmon les extrait des autres rebuts, tessons et débris qui stabiliseront le sol de son étable. Nous sommes ici à la frontière ténue entre objets et déchets, étape cruciale dans la trajectoire sociale de toute chose. La logique du remploi, de la récupération de matériaux s’oppose à l’achat de matériaux et au florissant marché du bricolage moderne. C’est aussi la logique du « ça peut toujours servir » :
Le bricoleur est apte à exécuter un grand nombre de tâches diversifiées ; mais, à la différence de l’ingénieur, il ne subordonne pas chacune d’elles à l’obtention de matières premières et d’outils, conçus et procurés à la mesure de son projet : son univers instrumental est clos, et la règle de son jeu est de toujours s’arranger avec les « moyens du bord », c’est-à-dire un ensemble à chaque instant fini d’outils et de matériaux, hétéroclites au surplus [...]. L’ensemble des moyens du bricoleur [...] se définit seulement par son instrumentalité, autrement dit et pour employer le langage même du bricoleur, parce que les éléments sont recueillis ou conservés en vertu du principe que « ça peut toujours servir » (Lévi-Strauss 1962 : 27).
51Selon sa position sociale, le jardinier ira acheter ou ramasser dans la nature le mobilier de son jardin dans l’intention d’une mise en scène esthétisante, ou bien utilisera des matériaux récupérés et stockés en vue d’un remploi dont le seul souci esthétique est d’avoir un jardin présentant les caractéristiques de l’efficacité – bordures droites et nettes, séparations franches entre les espaces.
52Suivant une trajectoire inverse de l’espace domestique intérieur, voire intime, au jardin, on peut voir alignés en bordure de potager des cruchons chauffe-pieds, en partie enterrés, goulot en bas. « Quand je suis arrivé à Pouilloux, vers 1955, les tours de jardin, comme le jardin de mon beau-frère (qui n’était pas mon beau-frère à l’époque), c’était des cruchons tout le long pour tenir les carrés ; les gens ils employaient ce qu’ils avaient. C’est pour ça aussi peut-être qu’on retrouve tant de bouts de poteries comme ça, parce que ça s’est cassé dans la terre, ça a été remué... » Le beau-frère de M. Paquaux souligne par une anecdote l’ironie fonctionnelle. « On avait des poules, et un jour, on a perdu un poussin ; on l’entendait piailler comme ça, mais on ne le voyait nulle part. Il a piaillé deux ou trois jours. Et puis, j’ai enlevé un cruchon qui était comme ça enterré tête en bas, et le fond était cassé : eh bien, le poussin était dedans, mort ! Il était tombé par le trou du fond, et il avait jamais pu remonter ! » Cruchon chauffe-pieds, bordure de jardin, enfin piège à poussin, telle a été la trajectoire de cet objet-là, mise en image par la narration de ses usagers. L’usager s’approprie l’objet en le recréant dans une nouvelle fonction et modifie son statut social en le déplaçant d’un champ d’utilisation à un autre, sans pour autant systématiquement le transformer morphologiquement.
53Un usage récurrent des pots en grès trouve sa place dans l’hygiène quotidienne – dans la salle de bains ou l’évier de la cuisine, selon le confort des logements. On utilise par exemple un « pot pour conserve alimentaire », de la marque Géo, fabriqué au Pont-des- Vernes, pour ranger brosses à dents, tubes de dentifrice et de crème, ainsi que le rasoir manuel : « Il y avait les “Géo”, c’était fait chez eux [au Pont-des-Vernes] aussi, c’est marqué dessous. Je ne sais pas exactement ce que c’était “Géo”, c’était de l’alimentation, des conserves. J’en ai même un chez moi dont je me sers dans ma salle de bains pour mettre des tubes de crème, de dentifrice... C’est un fourre-tout, il est bien pratique parce que les bords sont hauts. » Atout fonctionnel lié au contenant initial, la profondeur du récipient est invoquée par son utilisateur pour justifier son nouvel emploi. On peut également entreposer dans un bocal de grès des produits cosmétiques ou comme M. Dumarais faire d’un pot de yaourt de la marque Le Pacha5 un bol à raser. Les exemples peuvent ainsi se multiplier et cet usage sanitaire du grès est une forme d’assimilation à la faïence. De par leur imperméabilité, les poteries de grès émaillé peuvent être utilisées sans dommage en association avec l’eau et c’est bien la matière plus que l’artefact dans sa fonction qui entre en considération.
54Tout comme l’idée développée par Baudrillard et reprise par le « sens commun » – à moins que ce ne soit l’inverse – d’une « existence seconde » de l’objet ancien n’est pas valide si l’on admet le concept de trajectoire sociale des objets, de même l’idée d’un « détournement » fonctionnel n’est pas opératoire, car elle implique l’existence d’une transgression de la fonctionnalité selon laquelle il y aurait une fonction immanente, ontologique de l’objet dit utilitaire : un ustensile X doit être utilisé dans sa fonction fX faute de quoi il subit un détournement. Dans le respect du suivi biographique d’une chose, il s’agit plutôt de constater que l’objet est ou peut être utilisé dans un but précis durant une période donnée de son existence sociale, et utilisé à une tout autre fin durant une autre étape, sans préjuger de la légitimité de telle ou telle pratique. Il ne faut pas voir ici un relativisme forcené, mais un souci de rigueur ethnographique attachée à décrire et analyser l’objet lui-même dans ses usages.
55Pour s’en tenir aux objets/artefacts qui nous intéressent, constatons qu’un récipient de grès, plus qu’un objet utilitaire, est un objet utile ou potentiellement utile que son archaïsme a fait remplacer par d’autres ustensiles. Mais cette prétendue désuétude technique du produit céramique est plutôt un rejet de l’objet hors des pratiques quotidiennes par souci de mimétisme social. En attribuant à l’ustensile des usages anciens réputés désuets voire archaïques – conserver le porc, faire le beurre ou la crème – et typiquement ruraux, mes interlocuteurs le positionnent socialement dans un système de représentations qui le dote du statut d’objet traditionnel. La défonctionnalité ou désaffection technique, pour reprendre les termes de Raymonde Moulin, n’est pas tant subie par les objets dits traditionnels que produite par leurs usagers précisément pour les qualifier et finalement les rendre traditionnels. L’utilisation est un mode de production sociale et symbolique de l’objet qui instaure une triple hiérarchie : hiérarchie des choses elles-mêmes, des espaces et des temps de la vie, selon laquelle tel objet n’est utilisé qu’à l’intérieur de tel espace et/ou à telle occasion. La non-utilisation peut être également un mode de qualification des temps et des espaces, car l’objet inutile, plus exactement non utilisé, acquiert une valeur en se dépouillant de son ustensilité vulgaire.
56Transformer les objets est aussi un mode de valorisation qui s’inscrit dans sa trame biographique et pour le transformateur un moyen de devenir créateur :
Être propriétaire d’un objet, c’est lui accorder un sens donc une valeur technique instrumentale ou bien esthétique ; lorsque l’objet n’est plus fixé dans la trame des sens et des valorisations, les créateurs de formes peuvent, sans voler, récupérer l’insensé pour métamorphoser son destin d’objet (Martinon 1978 : 207).
57Il s’agit bien du destin de l’objet, inscrit dès sa production dans son nom et dans sa forme, puisqu’il est fabriqué en vue d’une fonction, destiné à un contenu. Le registre biographique prend ici encore son plein sens et sa pertinence. Ainsi se construit hors du musée le statut d’objet-témoin, tacitement apte à devenir objet de musée, à partir d’objets usuels dont on réserve l’utilité à des temps révolus.
Notes de bas de page
1 Le fromage de cochon n’est pas, comme on pourrait le croire, fabriqué à partir du lait de la truie ! Il est appelé aussi fromage de tête, ce qui est plus exact : il s’agit d’une charcuterie préparée avec la tête du porc et des restes de viande, accompagnés de légumes et d’assaisonnement, le tout dans une gelée. On verse cette gelée liquide dans un bol pour qu’elle en garde la forme en se figeant.
2 Petite coupe, cendrier à glaçure colorée, dont la forme évoque le visage d’une vieille femme à lunettes coiffée d’un bonnet de nuit ; produit « fantaisie » de l’usine du Pont-des-Vernes.
3 Sur les bricoleurs, voir aussi Deman 1996.
4 L’usage le plus répandu est la constitution de bordures, de parterres de fleurs, de carrés de jardin ou de pelouses en tuiles mécaniques posées verticalement et à demi enterrées.
5 Dans les années 1930-1940, l’usine du Pont-des-Vernes a produit un grand nombre de modèles de pots à yaourt, pour diverses marques. Ces petits pots de grès émaillé ressemblent aux actuels pots de verre ; ils étaient consignés, nettoyés et remplis par les producteurs de yaourt avant d’être revendus.
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