Les militants
p. 229-259
Texte intégral
1Tout spectateur est un tant soit peu supporter. Sans cette excitation partisane, le match perd, on l’ a dit, sa force dramatique et son piment émotionnel. Du soutien épisodique au militantisme quotidien, la ferveur se décline cependant sur des modes bien différents. Le « vrai supporter » est d’abord un fidèle qui « donne de lui-même » : il est encore là quand tout va mal et quand les autres désertent, il accepte de braver la pluie ou la médiocrité d’un spectacle, il traduit son engagement par des actes. « L’autre jour, j’étais devant le stade quand tout le monde se bousculait pour louer des places pour om-Bordeaux20 », nous confiait M. G. « Deux dames se sont mises à protester. “C’est pas possible d’attendre aussi longtemps”, criaient-elles. Je me suis approché et je leur ai dit : “Et vous, où étiez-vous quand l’om était au plus mal et jouait au stade de L’Huveaune ? Combien avez-vous donné alors pour sauver le club ? Les récriminations, je ne les admets que des supporters”. » La dépense – en temps, en argent, en gestes, en mots, en pensées – est bien la marque, ici comme ailleurs, du militantisme authentique, un « sacrifice agréable », commentait un couple de supporters romains de la Juventus. Du temps, consacré à des activités méticuleuses de collectionneur (composer son « cahier de supporter » avec des photos, des coupures de presse : « Cela me prend trois quarts d’heure par jour », nous disait un lycéen marseillais), à la lecture de la presse et d’ouvrages spécialisés, aux retransmissions radiophoniques et télévisées ; du temps et beaucoup d’argent, comme nous le rappelait Christian, pour suivre les entraînements, les retraites des joueurs, l’équipe en déplacement ; des gestes, des mots, des pensées, au stade bien sûr, mais aussi pour préparer les emblèmes, affronter d’interminables discussions techniques, « se polariser sur l’événement ». Certifiant cette fidélité, l’engagement contractuel est la preuve publique du « vrai » supporterisme ; il peut prendre différentes formes : l’abonnement mais surtout la participation à un club ou à un groupe de supporters.
2L’abonnement à l’année n’est pas une simple commodité pratique, qui permet d’éviter de longues queues aux guichets ; c’est aussi un acte d’adhésion, le témoignage d’un attachement durable. « Tout vrai supporter, déclarait Maître P., se doit d’être “ socios ”. » Le nombre d’abonnés est un indice ostensible du militantisme local ; on s’y réfère avec fierté tout comme l’on exhibe volontiers sa carte, avec le sentiment de tenir un rôle particulier dans la vie du club. Ce sentiment est, le plus souvent, purement illusoire, le statut d’abonné ne conférant aucun droit à la parole ou au regard sur le fonctionnement de l’institution. A ce titre, le cas de Barcelone demeure exceptionnel, les 108 000 abonnés étant véritablement des socios, participant à l’élection, au suffrage direct, des dirigeants du club. Meetings, tournées dans les penyas (associations de supporters), pétitions scandent des campagnes similaires à celles qui précèdent des élections municipales. Ainsi, en mars 1989, le président Nunez a été réélu avec 60 % des voix, malgré l’opposition de ses adversaires l’accusant d’avoir trahi l’esprit du club, symbole de l’identité catalane, au profit de l’image d’ « un Barça triomphant », slogan majeur de sa campagne. Ailleurs, il existe parfois, comme à Naples, une association des abonnés mais qui ne joue aucun rôle institutionnel dans la vie du club ; c’est une simple société de services, qui, moyennant une cotisation assez élevée (1/5e du prix de l’abonnement), facilite les démarches de ses membres, leur procure des avantages lors des déplacements, etc. En définitive, que leur initiative soit individuelle ou collective (émanant de comités d’entreprise, de groupes de supporters ou encore de « clubs » huppés, tel celui des 200 vip à Naples ayant loué fort cher pour cinq ans une tribune prestigieuse), les abonnés sont traités, au mieux, à la façon de clients privilégiés, comme dans le trafic aérien ou dans les centrales d’achat. Le club, pour lequel ils consentent un « sacrifice » important21, leur apparaît comme un objet lointain, n’offrant aucune prise à leur désir de participation et de reconnaissance. A cette demande, les instances dirigeantes opposent l’image idéale d’un public qui obéirait aux trois commandements : « Paye, assieds-toi, tais-toi. » Cet hiatus, plus tranché en France qu’en Italie, est ressenti avec particulièrement d’amertume par les militants les plus convaincus, à savoir les sympathisants, les adhérents et les leaders des groupes de supporters.
3Comme on l’a montré en évoquant la mobilisation qui précède les matchs, ces groupes se partagent en deux grandes catégories : d’un côté, des associations (dites officielles en Italie, c’est-à-dire reconnues par le club) réunissant, sur la base d’affinités locales ou sociales, des hommes d’âge mûr, de l’autre, des commandos de jeunes partisans qui se sont formés plus récemment dans les virages des stades.
Les associations « officielles »
4Les clubs de supporters apparaissent en Angleterre dès le début du siècle ; ils sont suffisamment nombreux pour former, en 1913, une fédération (Mason 1980 : 250 n. 8). Sur le continent, en revanche, aussi bien en France qu’en Italie, l’existence de telles associations semble encore furtive dans les années 1920-193022 et ne prendre son véritable essor qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
5Les pionniers de ces clubs appartiennent à la petite-bourgeoisie urbaine et choisissent pour siège un café situé au centre de la ville, où ils ont coutume de se réunir. La première association des supporters de l’om, créée en novembre 1945, était ainsi installée Rue de Rome, au Bar Roma, tenu par un ancien capitaine de l’équipe, J. Bastien, avant de prendre pour siège le Café Français, sur le cours Belsunce proche de la Canebière. On est alors loin des organisations rigoureusement structurées que l’on connaît en Grande-Bretagne à la même époque. A Glasgow, par exemple, la Rangers FC Supporters’ Association, créée également en 1946, compte, quatre ans plus tard, 117 sections, édite une revue, organise des sorties, des bals, des concerts et dispose d’un local propre pour son équipe de direction, hommes d’âge mûr issus de la bourgeoisie aisée de la ville23. En France, cette forme d’associationnisme va stagner jusqu’aux années 1970, plus précisément jusqu’à « l’épopée des Verts », finalistes malheureux de la Coupe d’Europe des clubs champions en 1976. En Italie, au contraire, la croissance rapide du phénomène va se traduire, au tournant des années 1970, par la création d’associations nationales des clubs de supporters soutenant une même équipe : l’Associazione Italiana Milan Club apparaît en 1967, l’Associazione Italiana Napoli Club en 1972, etc. Chacune de ces fédérations regroupe, on l’a dit, plusieurs centaines de clubs locaux ayant choisi pour nom, le plus souvent, celui de leur ville ou de leur quartier, celui d’une gloire actuelle ou ancienne de l’équipe ou encore une épithète emphatique. Telles que nous les saisissons aujourd’hui, ces sections locales apparaissent comme des cellules de base de la sociabilité populaire masculine en milieu urbain. Installés dans un bar ou un restaurant (c’est le cas pour le tiers des Juventus Clubs) ou abritant un bar, ces clubs tiennent le rôle de véritables maisons de quartiers : on a vu, à Naples et à Turin, que l’éventail des activités qui s’y déroulent ne se limite pas au football. Aux tâches administratives (vente de billets, organisation des déplacements, etc.), aux repas d’avant-match et d’après-match, aux fêtes célébrées une ou deux fois l’an à l’occasion d’une victoire ou de la remise d’un trophée aux joueurs, s’ajoutent des activités entièrement étrangères au destin de l’équipe locale : jeux de cartes pendant les longues soirées hivernales, sorties familiales, etc.

46. Chaque club produit ses emblèmes où est souvent mentionnée la date de sa fondation, l’ancienneté contribuant à asseoir la légitimité de l’association.
6L’ampleur et la densité de ces associations d’hommes dans la force de l’âge impriment fortement leur marque sur la vie sociale urbaine, le fonctionnement des clubs et la physionomie des stades. La section locale fait souvent office de cercle ou de café et offre, par là même, un cadre idoine à la mobilisation pour d’autres causes (les clubs Forza Italia lancés par S. Berlusconi pour soutenir sa campagne électorale en 1994 ont souvent eu pour noyaux des groupes de tifosi de l’ac Milan) ; les dirigeants des clubs de football doivent compter, bon gré mal gré, avec cette force : ces associations sont reconnues et leurs présidents considérés comme des notables que l’on traite avec des égards ; enfin, l’a-t-on assez montré ? c’est en fonction de leur appartenance à un club de supporters, et non par le seul jeu des affinités sociales ou locales, que les spectateurs se répartissent dans les tribunes du stade.
7Si la cité phocéenne se distingue, en France et entre autres, par sa ferveur footballistique, les associations d’adultes qui soutiennent l’om n’ont ni l’ampleur ni le rayonnement des « clubs officiels » de supporters des grandes équipes italiennes. Ici pas de fédération regroupant des centaines de sections, des dizaines de milliers de membres mais trois associations, comptant au mieux quelque 3 000 adhérents : le Club central des supporters de l’om (ccs), l’Olympique de Marseille Animation (oma) et les Apie’s Boys. Chacun de ces clubs se singularise par le profil social de ses membres, son mode de fonctionnement, un style particulier de discours et d’engouement.
8Dans cette trilogie, le ccs fait figure d’ancêtre et est, de loin, la principale organisation. Il prend corps, sous son actuelle dénomination, en 1981 mais est l’aboutissement de plusieurs scissions et dissensions – un trait commun à l’histoire des partis politiques, des sectes et des clubs de supporters – qui ont jalonné les tribulations de l’associationnisme militant en faveur de l’om depuis ses débuts au Café Français (voir supra). Là se trouvait le siège du Club des supporters de l’om, créé en 1967 par un inspecteur général d’une compagnie d’assurances puis dirigé par un cadre commercial pied-noir, un professeur de lettres d’origine corse, etc. Les membres du club, qui ne comportait pas de sections, se réunissaient tous les mercredis, éditaient un journal (Allez l’om !), décernaient tous les mois un oscar au meilleur olympien. L’actuel président du ccs participait alors à ces activités mais en 1971, à la suite de dissensions et à la faveur des exploits de l’équipe, il entraîne une partie des adhérents pour fonder une nouvelle association (le Club des supporters marseillais) dont il établit le siège dans la brasserie... qu’il possède sur les allées qui bordent le haut de la Canebière. Organisant des déplacements quand l’équipe joue à l’extérieur, fédérant les groupes informels de supporters éparpillés dans les bars des quartiers de la ville et des communes avoisinantes, ce club prend un irrésistible ascendant sur son rival. Après une éclipse, lors de la grave crise que traverse l’om à la fin des années 1970, il se réorganise et se transforme en Club central des supporters ; en 1983-1984, lors de « l’épopée des Minots » et de la remontée de l’om en première division, il compte 1 384 adhérents puis, selon les années et la fortune de l’équipe, entre 500 et 2 500 membres. Le club fédère une trentaine de sections – comprenant chacune au moins 25 adhérents – qui sont implantées dans des quartiers populaires de Marseille (La Belle-de-mai, Endoume, La Plaine, Saint-Louis, par exemple) mais plus encore dans les communes ouvrières proches de la cité phocéenne (Martigues, Fos, Gardanne, Aubagne, La Ciotat). De toutes les sections, celle qui regroupe régulièrement le plus d’adhérents est celle de Marignane, grossie, pendant ces dernières décennies, comme d’autres cités riveraines de l’étang de Berre, de nombreux habitants originaires de Marseille. Au-delà de ces zones industrielles, le ccs rayonne dans les faubourgs de villes plus bourgeoises (une section est implantée dans un quartier périphérique d’Aix), dans des agglomérations plus rurales des Bouches-du-Rhône et du Vaucluse (La Fare, Lambesc, Châteaurenard, Cabannes, La Tour-d’Aiguës, Mormoiron, Cavaillon, Carpentras, Apt, Villars), dans quelques cités et stations balnéaires du Var (Fréjus, Le Lavandou) ou encore dans des localités plus éloignées de l’Aude (Narbonne), de l’Ardèche (Aubenas), du Gard (Saint-Breveni), voire de la Côted’Or (Dijon)... Ces excroissances lointaines sont, pour la plupart, récentes, liées aux succès européens de l’équipe, tout comme les sections qui se sont créées en 1991 à... New York et en Uruguay. L’engouement pour l’om ne se limite donc pas, comme le pensent beaucoup de supporters, à Marseille et à sa proche région et n’est pas le seul fait, ailleurs en France, d’originaires exilés24. Il ne s’étend pourtant pas aussi largement que l’enthousiasme provoqué par les exploits de l’équipe de Saint-Étienne dans les années 1970 : on avait alors vu se multiplier des fan-clubs des Verts – et ce phénomène associatif était très nouveau à l’époque – non seulement dans la région Rhône-Alpes mais aussi à Paris et dans le nord-ouest du pays. A coup sûr, le destin « poulidorien » et « sisyphéen » des Verts incarnait mieux l’imaginaire national que la figure prométhéenne, frondeuse et canaille de l’Olympique de Marseille.
9Le ccs est essentiellement représentatif des milieux populaires ; son président, au franc-parler vif et imagé, s’entoure d’un comité directeur (qui se réunit une fois par mois) et d’un bureau (qui se réunit toutes les semaines), composés, en majorité, d’ouvriers, d’employés, de petits artisans ou commerçants. A une exception près, les sièges des sections, implantées dans la ville ou dans sa proche région, sont des bars, ces cellules de la sociabilité vicinale d’hommes d’âge mûr. Ici, exemple parmi tant d’autres, le Bar du Terminus, au cœur de La Belle-de-mai, un quartier populaire du nord de la ville ; son patron, d’origine corse, est, comme souvent, le responsable de la section, une des plus importantes et des plus actives du ccs. Deux heures avant le match, ses clients-adhérents les plus fidèles, parmi lesquels plusieurs dockers, l’aident à ranger chaises et tables, à baisser le rideau du bar et tous rejoignent les travées 8 et 9 de la tribune Ganay (première série) où il leur arrive de partager une daube à la mi-temps. Là, dans une rue de la Plaine, un quartier proche du centre-ville, le Grand Bar Louis, tenu par un ancien joueur de bon niveau et dont la façade est décorée de portraits de vedettes de l’om. Le patron est, ici aussi, responsable de la section, fournissant en billets d’entrée ses adhérents (le ccs fait, avant chaque match, une commande globale de tickets qu’il répartit, selon les demandes, entre les différents sièges). Après la rencontre, les plus fidèles ont coutume de se retrouver au bar pour commenter la partie autour d’un plat de pâtes. Faut-il souligner que ces sections jouent un rôle important dans la sociabilité urbaine, assurant des fonctions similaires à celles des cercles25 de naguère, qui ponctuaient les agglomérations méridionales ? Outre les activités, minutieusement programmées par le ccs (vente de billets, de gadgets, organisation de déplacements, etc.), des lotos, des concours de belote, des retransmissions télévisées de matchs, etc., contribuent à renforcer la solidarité de ces petits groupes... tout en assurant un surplus de clientèle au comptoir.

47. Le Grand Bar Louis dans le quartier de la Plaine, à proximité du centre de Marseille. (Marseille, 1986, photo J.-M. Mariottini)
10Si, par son profil, ses fonctions, ses activités, le ccs s’apparente, en modèle réduit, aux clubs « officiels » de supporters soutenant les équipes italiennes, il s’en démarque, par une série de traits qui illustrent le décalage de l’emprise du football sur la vie sociale dans les deux pays. Ici, à Marseille, c’est le bar commercial qui abrite l’association de supporters ; là, à Turin ou à Naples, c’est souvent, on l’a dit, le football qui génère son propre espace de rencontres, le club de tifosi qui abrite un bar associatif. Autre indice de ce décalage, tandis qu’en Italie les supporters se regroupent dans le stade sous la bannière de leur section locale, à Marseille les adhérents du ccs se dispersent dans les tribunes et les quarts-de-virage ; seules les sections de Cabannes, de Martigues et celle des handicapés – auxquels est réservé un espace commode d’accès en contrebas des gradins – manifestent ostensiblement, par une banderole, leur présence et leur affiliation. Autrement dit, dans les tribunes du Stade vélodrome, le jeu des affinités et des pesanteurs sociales impose spatialement sa loi, et non le militantisme organisé comme en Italie.
11Dans le contexte actuel de marchandisation spectaculaire des matchs de football, des associations, telles que le ccs, détonnent, opposant le bénévolat, avec ses avantages, au professionnalisme, un désir de participation à la vie du club – gage de reconnaissance – aux exigences d’une gestion technicienne aux mains de spécialistes. Pendant la présidence de B. Tapie à la tête de l’om, les algarades entre les responsables du ccs et la direction du club se sont multipliées. Au principe de ces conflits chroniques – qui ont abouti à l’exclusion temporaire du président du ccs du comité directeur de l’om –, le sentiment, chez ces militants, de la dépossession de prérogatives qui donnaient corps et sens à leur activité et conféraient à leurs responsables les signes extérieurs de la notabilité. On a déjà évoqué les mesures et les attitudes qui ont engendré ces tensions : monopole de la commercialisation des gadgets portant le sigle officiel de l’om par une filiale du club disposant de son propre circuit de distribution, « rationalisation » de la vente des billets, limitant le rôle du ccs dans ce domaine, confinement du comité directeur du club, auquel participent les représentants des associations, à des fonctions purement subalternes. Marque de cette déconsidération durement ressentie, le local dont disposait le ccs au Stade vélodrome a été transformé en un luxueux restaurant Le Maracana, où se presse, après les matchs, une clientèle huppée. Tonnant contre « la démocratie à la Tapie », tout en reconnaissant à celui-ci un rôle déterminant dans les récents succès de l’équipe, le président du ccs incarne la continuité d’une forme de supporterisme populaire, avide de proximité avec les dirigeants et les joueurs, de participation concrète qui appelle, en contrepartie, le droit à la parole et à la reconnaissance.
12A l’enracinement local et populaire, à la sociabilité de bar que symbolise le ccs, les deux autres associations d’adultes soutenant l’om opposent de tout autres horizons. L’om Animation, créée aussi en 1981, et les Apie’s Boys, dont on a déjà retracé l’histoire, se sont formés sur la base d’affinités sociales ou de réseaux professionnels, et non autour d’unités spatiales, de quartiers, de clochers ou de cafés.
13De toutes les associations de supporters, l’oma est, sans nul doute, la plus discrète. Elle a été créée à l’image d’un « club », au sens anglais du terme, pour organiser des loisirs, offrir des services, tisser des liens de sociabilité parmi des spectateurs soucieux de conjuguer leur attachement à l’om et la correction de leur tenue et de leurs propos. Elle recrute ses quelques centaines d’adhérents (284 en 1986, environ 500 en 1991) parmi les cadres et les membres des professions intermédiaires, habitant à parité Marseille ou sa proche région. Pour la plupart, ceux-ci souscrivent leur abonnement par l’intermédiaire de l’association mais ils se disséminent dans les tribunes Jean Bouin et Ganay, où nul emblème, banderole ou accoutrement spécifique ne signale leur affiliation. Fidèle à son projet d’animation feutrée, l’oma organise des rallyes, des soirées, des lotos mais n’est finalement pas parvenue à s’imposer comme la force tranquille qui fédérerait les spectateurs huppés. La construction de loges, de boxes, d’un restaurant dans le stade a fourni aux plus fortunés et à leurs « clients » des lieux de rencontre, des cadres récréatifs face auxquels des manifestations organisées par l’oma apparaissent quelque peu désuètes. L’instauration, par B. Tapie et son équipe, de spectacles d’après match avec des feux d’artifice et parfois des vedettes de music-hall, a relégué les « soirées » et les projets d’animation du stade au rang d’accessoires de panoplies associatives d’un autre âge. Enfin, le nouveau mode de gestion du club a réduit à la portion congrue le rôle de l’oma, comme celui des autres associations, dans les instances dirigeantes de l’om, alors même que ce groupement avait été conçu comme un vivier de notables, voire de futurs responsables.
14L’oma a également pâti de la concurrence des Apie’s Boys qui rassemblent, on l’a dit26, depuis 1986, quelque 200 jeunes cadres, managers et chefs d’entreprise, souvent d’origine populaire, fascinés par l’image de « gagneur » que symbolise alors B. Tapie. Au stade, ces golden boys se répartissent dans les travées de la tribune Jean Bouin (première série) et n’exhibent qu’épisodiquement une banderole haut de gamme attestant leur présence. A l’extérieur, ils tentent d’appliquer les leçons de leur maître en matière de communication : ils multiplient les relations avec la presse, les réceptions, les occasions de faire parler d’eux. Constant P. évoque avec fierté le « bungalow » qu’ils ont installé à la Foire de Marseille et tient avec minutie le registre de ces initiatives visibles. Les Apie’s Boys ont établi leur siège dans un café situé en haut de la Canebière, qui abrite aussi, en période faste, les vestiges renaissants du Club des supporters de l’om, l’association ancêtre et toujours rivale du Club central des supporters, dont elle attire les transfuges et les ennemis irréductibles. Que ces golden boys aient élu pour havre un café au cœur de Marseille, et non un local cossu dans les quartiers chic, peut sembler paradoxal. Cet ancrage rappelle, en fait, l’origine populaire des fondateurs et offre un cadre idoine à leur souci de paraître : lors des grands matchs, ils déploient, sur la façade du café, une immense voile bleu et blanc, frappée du nom de leur groupe (ill. 48).

48. A l’occasion des grands matchs (ici à la veille de la finale de la Coupe d’Europe des clubs champions OM-AC Milan), les Apie’s Boys blasonnent le café, situé sur la Canebière, qui leur sert de siège. (Marseille, mai 1993, photo C. B.)
15A l’inverse des clubs anglais recrutant dans les mêmes strates de la population, ces associations comptent peu de femmes parmi leurs adhérents : en 1986, 90 % des membres de l’oma étaient des hommes ; quant au lancement des Apie’s Girls, il est demeuré à l’état de projet. Du bas en haut de la société, la participation militante affecte peu, sauf accident27, les femmes d’âge mûr.
16Cet ensemble de clubs de supporters, qui reflètent chacun un profil social bien particulier, ne forme pas une collectivité soudée et harmonieuse mais s’organise plutôt à la façon d’une société segmentaire, dont les groupes se livrent à une farouche compétition, même s’ils s’accordent sur le bien commun à défendre. Dissensions, rivalités pour le recrutement des adhérents, polémiques sur les formes et les manifestations de soutien à l’équipe, alliances de circonstance, antagonismes au sein du comité directeur de l’om ponctuent l’histoire locale du supporterisme. L’oma installe-t-elle, en 1985, une roulotte sur le parvis du stade pour promouvoir ses activités ? Aussitôt le Club central des supporters contre-attaque en établissant un stand à quelques pas. Dans les travées des tribunes, son bouillant président interpelle vertement les scissionnistes et les transfuges qui l’accusent de confondre l’intérêt du club et celui de ses affaires commerciales. Chacun proclame fièrement la pureté de son engagement au service de la cause, dénonçant inlassablement les compromissions et les turpitudes de l’autre. L’enjeu de cette joute permanente, voire des coups fourrés qui scandent les saisons, est la consécration de la suprématie de son groupe. Cet esprit de compétition, qui rejaillit dans les gradins, est avivé chez les jeune Ultras, encore plus inspirés que leurs pères par l’air du temps.
Les Ultras
17Les images conventionnelles abondent pour rendre compte, à peu de frais analytiques, de l’émergence et des comportements de ces groupes de jeunes supporters jusqu’au-boutistes. Tantôt on invoque des résurgences de l’archaïsme (« la fusion tribale » (Maffesoli 1991 : 61), tantôt la déréliction dans un contexte de crise, tantôt un complot fomenté par des mouvements extrémistes qui trouveraient dans les gradins une tribune pour afficher leurs idées sans vergogne et rallier des militants. Prenons rapidement la mesure de ces clichés qui s’offrent comme « un prêt-à-penser » commode mais masquent une réalité beaucoup plus diverse et complexe.
18La métaphore de la tribu – souvent avancée pour caractériser des formes contemporaines d’agrégation sociale – peut-elle nous être de quelque secours pour comprendre le fonctionnement spécifique de ces « commandos » qui occupent bruyamment les virages des stades ? On peut sérieusement en douter. Bien qu’élastique et discutée en anthropologie (Godelier 1973), la notion de tribu désigne habituellement un ensemble de groupes de parents qui descendent – ou prétendent descendre – d’un ancêtre commun et entretient une conception généalogique de l’espèce humaine et de son histoire (Bonté 1987). On voit d’emblée le fossé qui sépare les modes d’appartenance à une tribu et à un groupe de supporters : d’un côté un statut acquis, une fois pour toutes, par la filiation, de l’autre, un choix volontaire et éphémère à l’échelle d’une vie. Sans doute veut-on surtout souligner, en utilisant cette métaphore, l’esprit de corps qu’affichent les Ultras, leurs comportements belliqueux, voire « barbares », qui s’expriment à travers une profusion d’emblèmes et semblent témoigner d’une permanence résiduelle, d’une résurgence ou d’un retour volontaire vers des modes archaïques d’existence collective. Les noms mêmes (Indians, Redskins, etc.), dont parfois s’affublent ces groupes, ne suggèrent-ils pas d’ailleurs une revendication de tribalisme ? A suivre cette voie interprétative, en prenant au pied de la lettre des mots empreints de défi emphatique et de distanciation facétieuse, on risque en fait, nous y reviendrons, de passer à côté de dimensions essentielles : les Ultras ne forment pas des variantes de communautés archaïques, où le « civilisé » s’effacerait derrière le « primitif », et l’individu derrière le groupe, mais affichent, au contraire, tel Palummella, des attitudes profondément modernes, voire avant-gardistes ; ils cultivent un sens aigu de la spectacularité médiatique, organisent souvent leurs associations sur un mode managerial et recherchent, à travers leurs pratiques, tout autant à défendre une cause commune qu’à s’accomplir personnellement (soit que le militantisme donne un sens provisoire à leur vie soit qu’il soit un tremplin, comme chez certains leaders, sur le chemin d’une « carrière »).
19A défaut de former des tribus, les Ultras se singulariseraient-ils par une appartenance sociale homogène et une sous-culture correspondante qui permettraient d’en dresser un portrait type ? La réponse est ici aussi négative. Sociologiquement, quoi de commun, en effet, entre les hooligans britanniques, jeunes de la rough working class (classe ouvrière dure), refusant brutalement les modèles d’embourgeoisement proposés d’en haut, et les Ultras italiens, espagnols, français qui se recrutent dans toutes les couches de la société et dont le niveau d’instruction apparaît, ici ou là28, supérieur à la moyenne de leur classe d’âge ? Au cœur même des foyers septentrionaux de supporterisme dur, la personnalité sociale de ces jeunes extrémistes apparaît plus bigarrée que ne le suggèrent les clichés : parmi les siders du Standard de Liège, un groupe réputé pour sa violence, on compte 41 % de lycéens, 19 % d’ouvriers, 6 % d’employés, 21 % de chômeurs, 5 % de sans revenus29. Le profil moyen du hooligan du Kop de Boulogne au Parc des Princes ne correspond pas non plus à celui d’un chômeur à la dérive : parmi trente interpellés pour des actes brutaux, on trouve huit ouvriers, huit employés, quatre étudiants, trois lycéens, trois militaires, deux apprentis, enfin deux sans emploi (Mignon 1993 : 145-146). Et même dans les fiefs qui paraissent les plus homogènes coexistent des types bien distincts de supporters belliqueux : quoi de commun, par exemple, entre les skinheads de l’East End londonien, « purs produits de la crise des docks » (Mignon 1993 : 108) et certains casuals30, fréquentant les mêmes stades mais sensiblement plus âgés et aisés, vêtus à la dernière mode, se faufilant dans les tribunes pour s’adonner à une violence plus surprenante et sophistiquée ?
20Tout aussi contrastés sont les comportements et les modes d’organisation de ces jeunes militants. Dans la plupart des cas, les démonstrations partisanes visent à produire une impression de violence pour déstabiliser l’adversaire et affirmer la supériorité de son groupe de supporters sur ses rivaux. Ces manifestations ne dégénèrent qu’occasionnellement en actes brutaux, le plus souvent liés au contexte spécifique du match (rencontre décisive, incidents de jeu, « erreur » d’arbitrage, provocations dans le stade de supporters adverses, etc.).
21A ces turbulences partisanes sporadiques s’oppose la recherche systématique et programmée de l’affrontement, dont la rencontre sportive n’est plus qu’un prétexte ; à ce registre se rattachent les règlements de comptes, dans la ville, entre bandes rivales de clubs ennemis ou des agressions qui ne s’inscrivent plus, de près ou de loin, dans la « logique » de la partisanerie. Ainsi oppose-t-on, en Allemagne, les jeunes supporters « classiques » militants de la cause de leur club, et des « hools », énergumènes à l’affût de bagarres, y compris lors de matchs auxquels ne participe pas leur équipe favorite. La violence relative de ces comportements, qui s’ancre dans des histoires sociales singulières de villes, de pays, de classes et de crises, va souvent de pair avec des modes spécifiques d’organisation des groupes de jeunes supporters. En Italie et en France, les Ultras forment fréquemment des associations rigoureusement structurées, disposant d’un local, distribuant des cartes d’adhérents, encaissant des cotisations, planifiant sourcilleusement la division des tâches militantes. Le commando de la curva B de Naples nous a fourni un exemple de ce type d’organisation massive, « reconnue », quasi « respectable », qui, pour se perpétuer, accroître son crédit auprès des instances dirigeantes du club, régule, prévient, endigue les manifestations excessives et erratiques de participation, les passages à l’acte. Les débordements des membres de ces groupes se produisent d’ailleurs surtout lors de déplacements, quand l’association ne peut exercer son contrôle dans un cadre qu’elle maîtrise. A l’opposé de ces formes institutionnalisées de supporterisme ultra, des bandes, dont les buts et l’existence souvent éphémère n’entraînent ni les mêmes normes ni les mêmes exigences de régulation interne. L’Angleterre est le berceau de ces crews dont le modèle s’est diffusé dans diverses nations d’Europe du Nord (la Belgique, la Hollande, l’Allemagne...) et accessoirement dans les pays latins. Ces types distincts de groupement (l’association, la bande) reflètent deux styles de culture, l’un en phase, l’autre en rupture avec les modes dominants de sociabilité. D’un côté, la participation à une institution, version juvénile, tumultueuse et critique des clubs de supporters adultes... que l’on rejoindra pourtant volontiers une fois sa jeunesse passée ; de l’autre, une coupure avec toute forme institutionnelle d’organisation, symbolisant le fossé qui sépare « eux » (les « respectables ») et « nous » ; d’un côté, une certaine continuité du tissu social, de l’autre, un fonctionnement dual des pratiques et des représentations de la sociabilité.
22Des traditions culturelles de participation aux événements spectaculaires viennent renforcer la frontière entre les fiefs septentrionaux du hooliganisme et les foyers de supporterisme ultra à l’italienne : ici une théâtralisation exubérante de la haine de l’adversaire, qui se substitue, le plus souvent, à l’agression directe ; là une ritualisation plus indigente qui a pour envers une expression plus immédiate de la violence.
23Diverse par ses origines et par ses comportements, la foule des jeunes supporters manifesterait-elle une propension commune pour les idéologies extrémistes ? Slogans xénophobes, crânes rasés, emblèmes fascisants... plusieurs indices attestent, par exemple, éloquemment que les virages de plusieurs stades sont des terrains occupés, voire infiltrés, par l’extrême droite. Les Ultras-sur, supporters du Real de Madrid, sont des nostalgiques du franquisme ; les skinheads des clubs populaires londoniens opposent à la culture cosmopolite des hippies l’exaltation de vieilles valeurs communautaires et la haine de l’étranger (Mignon 1990 : 45) ; en Belgique, en Hollande, en Allemagne... mais aussi en Italie, en Grèce et en France (à Paris notamment) des commandos de jeunes « fans » sont en relation étroite avec des mouvements d’extrême droite31. Cette présence n’est pas exclusive, dans les mêmes villes, les mêmes stades, voire derrière les mêmes équipes, de groupes de gauche, voire gauchistes qui brandissent le portrait de Che Guevara ou s’intitulent Fedayin. Ainsi au cœur de la Maratona, fief des supporters du Toro, le Granata Korps affiche, on l’a dit, des emblèmes de droite, les Ultras Granata des symboles de gauche. Ces affiliations politiques sommaires se doublent, çà et là, de revendications régionalistes, autonomistes ou indépendantistes. Les virages des stades seraient-ils donc des tribunes dont se seraient emparés les mouvements extrémistes pour propager crûment leurs idées ? Y aurait-il même derrière certaines de ces manifestations – on pense aux démontrations xénophobes qui se sont répandues dans de nombreux stades – un projet concerté ? Les réponses, tirées des enquêtes et des observations, doivent être, une fois de plus, nuancées. D’une part, les activistes politiques, s’ils ont parfois participé à la naissance de ces mouvements (en Italie, par exemple, voir infra p. 245), ne forment aujourd’hui qu’une minorité, aussi visible que peu représentative, de la population des virages ; rien n’indique d’ailleurs que ceux d’extrême droite forment une « Euro-connexion » ayant élaboré une stratégie commune32. D’autre part, et surtout, la plupart des jeunes Ultras qui rallient, dans les gradins, une bannière extrémiste n’ont qu’une assez faible conscience politique et n’affichent ni n’assument cette obédience partisane en dehors du stade et des confrontations sportives. Pour eux, l’utilisation de symboles extrémistes, volontiers terrifiants, s’inscrit dans une mise en scène spectaculaire et provocatrice, dans une rhétorique guerrière dont nous examinerons plus loin les significations et la profonde ambiguïté. Si, par leurs clameurs et leurs banderoles, les militants des stades amplifient, voire anticipent, les crispations politiques, c’est, dans la plupart des cas, davantage pour s’en servir que pour les servir.
24En définitive, et au-delà de ces différences d’origine, d’organisation, de style, les seuls traits communs à ces jusqu’au-boutistes sont leur âge (entre quinze et vingt-cinq ans), l’attachement sans faille à leur club, leur érudition footballistique et leur regroupement dans un secteur particulier du stade, érigé en territoire. Si ni les résurgences de l’archaïsme, ni la déréliction sociale, ni l’allégeance à des projets politiques ne peuvent rendre compte de cette passion partisane, où donc en chercher les ferments ? Un rapide retour sur les origines de ces mouvements et une plongée dans le monde des Ultras marseillais, complétant d’une variante singulière le tableau dressé à Naples33, nous feront entrevoir les significations complexes de cette forme d’engagement.
25L’émergence de ces démonstrations turbulentes dans les virages des stades traduit un mouvement de fond de l’évolution récente de nos sociétés : l’autonomisation de la jeunesse, qui s’accompagne d’une floraison de rites (vestimentaires, musicaux...) spécifiques. En Grande-Bretagne l’apparition tapageuse, au tournant des années 1960, du hooliganisme correspond à l’éclosion de la sous-culture des teddy boys, adolescents issus des couches inférieures de la classe ouvrière, qui seront relayés par les mods, les rockers, les skinheads, les punks, etc. 34. En Italie, le mouvement ultra, qui prend corps quelques années plus tard, exprime les mêmes aspirations d’émancipation juvénile mais n’est pas une simple réplique de l’exemple britannique qu’exportent les supporters anglais à la faveur des matchs de Coupe d’Europe et dont s’inspirent les jeunes tifosi. D’une part, les pionniers du militantisme dans les stades italiens ont une origine sociale diverse : ce sont des lycéens, des étudiants, de jeunes ouvriers ; de l’autre, ils sont fortement conditionnés par le climat d’antagonisme et d’activisme politiques qui règne dans la péninsule. Les mots « ultra », « autonome » (par rapport aux clubs et aux associations « officielles » de supporters) sont, au demeurant, des emprunts au vocabulaire des mouvements extrémistes des années 1960-1970. Le plus ancien de ces groupes, les Boys Nerazzurri (noir et azur), s’est formé, au milieu des années 1960, pour soutenir l’Inter de Milan qui connaît alors ses plus grands succès européens ; il était patronné par 1’ « honorable » Servello, député du msi, le parti néofasciste, qui souhaitait organiser, sur un mode paramilitaire, les jeunes tifosi qui se rendaient habituellement en ordre dispersé au stade. Mais c’est davantage l’expérience gauchiste qui fournit au mouvement ultra, au début des années 1970, ses leaders, son inspiration, son vocabulaire, ses modèles de militantisme. Comme l’explique D. Segre35, l’essoufflement du mouvement contestataire de mai 1968 laisse un sentiment de vide chez la plupart des jeunes Italiens qui en avaient été les acteurs ; les plus « durs » et les plus motivés d’entre eux s’engagent dans l’activisme clandestin ; d’autres vont s’adonner systématiquement à la drogue. D’autres encore, en plus grand nombre, vont se tourner vers les stades qui se substituent à la rue comme théâtre d’expression. Les murs de Turin, précise D. Segre, se couvrent alors d’inscriptions ambiguës faisant référence tout à la fois au football et à la politique. Plus encore que les concerts de rock, les gradins servent de points de rencontre à périodicité fixe et s’offrent comme des tribunes où l’on peut afficher son allégeance de façon ostentatoire et provocatrice. Les noms des groupes, qui s’élargissent rapidement à de jeunes tifosi pour qui ces références idéologiques sont secondaires, portent explicitement la marque de cet ancrage soixante-huitard : derrière la Juventus, Potere Bianconero (Pouvoir blanc et noir) à l’instar de Potere Operaio (Pouvoir ouvrier), les Nuclei Armati Bianconeri (Noyaux armés blanc et noir) à l’image des Nuclei Armati Proletari (Noyaux armés prolétaires) ; derrière l’ac Milan les Brigate Rossonere (Brigades rouge et noir) qui évoquent les Brigades rouges, etc. Les sigles que l’on brandit manifestent cette connivence (le A cerclé, l’étoile à cinq branches, par exemple). Au fil des années et de l’évolution des sensibilités politiques, les références à l’extrême droite (les croix celtiques, les flambeaux, etc.) vont prendre le pas sur les symboles gauchistes. Ainsi dans la Filadelfia, le virage qui réunit les Ultras de la Juventus, les « groupes », réputés de droite, supplantent ceux qui revendiquent un patronage révolutionnaire. L’adoption de noms allemands (Korps) ou anglais (Skins) peut traduire cette évolution. Mais ne nous méprenons pas sur l’intensité, pourtant significative, de cette politisation. D’une part, ces appartenances affichées, ces emblèmes sont souvent fluctuants et éphémères ; de l’autre, la plupart des grands groupes ultras qui se sont formés dans les années 1970-1980 ne se réclament pas d’une obédience particulière ; ils prennent volontiers le nom du territoire qu’ils occupent dans le stade, comme le Commando Ultra Curva B à Naples ou les Leoni della Maratona à Turin, et l’on aurait grand mal, sauf à forcer la réalité, à les étiqueter politiquement. Enfin, et c’est là une tendance plus récente et minoritaire, avatar de l’idéologie punk dans le monde de la partisanerie sportive, des groupements présentent d’eux-mêmes une image catastrophique (et non celle de vainqueurs ou de valeureux combattants d’une cause glorieuse) ; ils se dénomment Sons of a Bitch, Handicapped Teddy Boys, Ultras Ghetto, Alcool Boys, etc. Mais, ces références outrancières, tout comme certains symboles extrémistes, visent le plus souvent à choquer par leur violence plutôt qu’à proclamer des appartenances ou des idées clairement assumées : « Ils sont fascistes parce que cela fait peur et voilà ! », déclarait, pas dupe, un leader ultra de la Juventus.
26Chaque club italien de première, deuxième et troisième division est aujourd’hui soutenu par une cohorte d’Ultras si bien que l’on peut évaluer à quelque 200 000 (Dal Lago et Moscati 1991 : 82) les jeunes qui sont engagés dans cette forme de militantisme qui s’illustre par une culture sophistiquée de défi aux adversaires et par la munificence de ses chorégraphies. Alors que le modèle anglais a rayonné sur le nord de l’Europe, le mouvement ultra a été la référence majeure et la principale source d’inspiration de groupes de jeunes supporters qui se sont formés, à sa suite, dans plusieurs régions d’Europe du Sud. En France ce partage d’influences est net : les partisans du Paris Saint-Germain se sont organisés, à la fin des années 1970, sur le modèle anglais, surnommant « leur » virage Kop36 par référence au stade de Liverpool, tandis que les Ultras marseillais se sont directement inspirés de l’exemple de la Filadelfia du Stadio comunale de Turin, où nous les avons d’ailleurs déjà rencontrés (voir supra p. 64). L’histoire de ce groupe, fondé en 1984, et de ses épigones qui sont apparus les années suivantes, décape les enjeux, les sens, les tendances divergentes que revêt cette nouvelle passion partisane.
27A l’origine, une poignée de jeunes gens très ordinaires, venus de tous les quartiers de Marseille et habitués du virage nord, alors le plus « chaud » du stade. Le « fondateur » du groupe, Marco, est le fils d’un immigré sicilien, bien intégré dans sa ville d’adoption et travaillant dans la petite entreprise florissante qu’a créée son père. Celui qui lui succédera, Marc, fils d’un chauffeur de taxi, a des perspectives professionnelles encore floues et vit chez ses parents dans le centre de l’agglomération... Fait significatif, ces pionniers se sont connus dans les gradins, au fil des matchs qui ont scandé la remontée de l’om en première division. Contrairement à la section d’un club de supporters classiques, le groupe ultra ne se greffe donc pas sur une commune appartenance locale ou professionnelle mais s’organise d’emblée sur le mode d’un réseau, d’une nébuleuse fédérant des individus ou de petits cercles d’amis que réunit leur passion pour un club et une ville. A sa façon, il illustre l’évolution contemporaine des formes de sociabilité qui s’affranchissent du cadre étroit des affiliations vicinales ou des relations de travail. Multipliant les initiatives spectaculaires (roulement de tambour, embrasement de fumigènes, slogans répercutés par un mégaphone, jets de confettis, exhibition de banderoles et déploiement de voiles, etc.), les Ultras vont rapidement agréger plusieurs dizaines de sympathisants mais se heurter, dans leur tentative d’italianisation du virage, à deux obstacles : la facétieuse indiscipline des jeunes des quartiers nord qui refusent de se plier aux ordres du commando, les protestations de spectateurs plus âgés que ces démonstrations bruyantes parfois amusent mais le plus souvent gênent et irritent. Au début de la saison 1986-1987, Marco et les siens décident d’investir, on l’a dit, le virage sud, moins populeux, et d’y établir leur territoire. « Ici, arguënt-ils, on peut mieux s’organiser, l’espace est moins compté, le public plus discipliné et puis il faut briser ce cloisonnement entre le nord et le sud, donner une image plus unanime du stade et de la ville. » Au-delà de ces justifications techniques, filtre le souci, déjà débusqué, de se démarquer de l’image des quartiers nord et de ses bandes turbulentes de jeunes beurs qui occupent les gradins situés sous le panneau d’affichage. La fêlure est nette. Bon nombre de sympathisants des banlieues du nord de la ville ne suivra pas cette migration. Les effectifs du commando vont cependant rapidement croître et se diversifier au fil des saisons : environ 600 membres en 1986-1987, 1 150 en 19891990, 2 600 en 1993-1994. Ces militants, dont la moyenne d’âge s’établit autour de vingt ans, sont collégiens, lycéens, étudiants, entament une carrière professionnelle mais on compte aussi, parmi eux, bon nombre de chômeurs, de jeunes effectuant des stages ou vivant de « petits boulots » temporaires. Témoignage de l’emprise progressive du mouvement, des sections se créent mais elles demeureront cependant toujours inférieures en nombre à celles du Club central des supporters, dont l’organisation épouse davantage, on l’a dit, les formes traditionnelles de la sociabilité locale. En 1989 on en compte trois, cantonnées dans les Bouches-du-Rhône (une à Endoume, au cœur de Marseille, une à Aubagne, une à La Ciotat), en 1991 une dizaine dont l’implantation déborde le département et s’étend à la région et à ses marges (dans des villes du Var, du Vaucluse, du Gard, de la Drôme), en 1993, sept, dont l’ancrage en divers points du territoire national reflète le rayonnement de la cause (aux sections d’Aix, d’Arles, de Pertuis, de Nice-côte d’Azur, s’ajoutent celles d’Isère-Haute-Savoie, de la Champagne sud, de Paris où l’on recense une centaine d’adhérents). Ce développement spectaculaire traduit la croissance de la ferveur militante au cours de ces années glorieuses pour l’om mais aussi le succès d’une pointilleuse organisation, d’un sens aigu de la négociation et de l’autopromotion.

49. Adhésif conçu par les Ultras, représentant le virage sud
28Le commando a su progressivement se doter de moyens et d’une infrastructure : dès ses débuts, il émet des cartes, perçoit des cotisations, commercialise écharpes et foulards – qu’il fait fabriquer en Itaie –, obtient un local situé sous les virages pour stocker le matériel ; rapidement, il organise des déplacements par l’intermédiaire d’une agence de voyages, dispose bientôt d’une permanence dans le quartier des Chartreux avant de transférer ce siège-boutique – qui propose une floraison d’autocollants, pin’s, fanions, T-shirts, etc. – boulevard Michelet, devant le Stade vélodrome. Au fil du temps, la division des tâches se fait plus rigoureuse et sophistiquée au sein du noyau dirigeant composé d’une quinzaine de membres en contact téléphonique quotidien. Le chef prend les décisions importantes, assume les fonctions éminentes de représentation du commando auprès des instances dirigeantes du club, voire dans une officine ministérielle (quand il s’agit, par exemple, d’envisager la construction d’un nouveau stade ou de glaner des subventions pour soutenir un mouvement de jeunes) ; il donne les directives et négocie avec la police lors des matchs à risque ; il gère les finances du groupe, commande les matériaux pour confectionner des banderoles ou concevoir les chorégraphies. Un autre s’occupe de l’organisation des déplacements ; un troisième, des relations avec la presse (il est « porte-parole officiel » du commando) ; un quatrième tient le rôle, comme l’indique sa carte de visite, d’ « archiviste-documentaliste sur l’om », chargé, précise-t-il, de « valoriser le patrimoine du club ». D’autres traitent le courrier ; un, enfin, est « chef-mégaphone », entonnant chants et slogans, le torse nu tourné vers les troupes... Pour les travaux de préparation, quand, par exemple, il faut répartir dans des centaines de sachets des chutes de papeterie qui serviront de confettis, le noyau dirigeant s’entoure de volontaires toujours prêts à donner la main. Comme de nombreux clubs italiens, tel celui de Palummella, le commando marseillais a pris, au fil des ans, l’allure d’une petite entreprise : deux de ses fondateurs ont fait du supporterisme leur profession et sont devenus salariés de l’association qui emploie également un stagiaire. Cette évolution n’a pas entamé la ferveur militante, que symbolise la devise « Un mythe, une foi, un combat », mais a amené les leaders, pour assumer la pérennité et la prise en considération de leur groupe, à contrôler davantage leurs troupes et à tempérer leurs revendications auprès de l’om.
29Entre les dirigeants du club et les chefs du commando se sont nouées, en effet, des relations ambiguës. Les premiers cherchent à se concilier cette force garante d’attraction et d’animation, de soutien éventuel lors d’une crise mais aussi facteur potentiel de débordements ou de rébellion. Les seconds, fort conscients de leur importance, savent en négocier le prix : ils ont obtenu, pour leurs adhérents, un tarif préférentiel d’abonnement à l’année, ce qui leur a permis de grossir leurs troupes (2 380 des 2 600 « encartés » bénéficient, en 1993-1994, de cet avantage) ; une page d’O.M. Plus, le magazine mensuel du club, leur est réservée ; les dirigeants ont accepté de sonoriser les chants du commando, naguère recouverts par la voix d’un animateur officiel qui lui faisait concurrence ou encore lui a concédé des avantages lors de déplacements décisifs. En contrepartie de ces « carottes », le club pose ses exigences en matière de sécurité, sollicite un soutien sans faille et brandit, en cas d’incartade, la menace du « bâton », c’est-à-dire de faire table rase des privilèges acquis. Les Ultras manifestent-ils, en juillet 1989, contre la venue à l’om de Tigana accusé d’avoir critiqué le public marseillais, la riposte de B. Tapie est immédiate : « Il m’a appelé à trois heures du matin », raconte Marc, le chef du commando. « La discussion a été, disons, assez musclée. A mots à peine couverts, il m’a menacé. Il peut tout faire, nous supprimer le local, augmenter les tarifs des places » (Broussard 1990 : 184). Ces tensions sont fréquentes, quand, par exemple, le club s’arroge le monopole de la vente, à travers ses boutiques, des gadgets portant le sigle officiel de l’om, quand encore il s’oppose à l’exhibition de symboles trop agressifs (les têtes de mort, les bananes destinées à J.-A. Bell, lors d’om-Bordeaux) ou refuse d’intercéder pour que le commando bénéficie de places lors de matchs à risque (tel un psg-om, à Paris, en janvier 1994). Au total, ces relations ambiguës témoignent d’un périlleux compromis entre une revendication d’autonomie et une soif de reconnaissance – à la base du mouvement ultra –, les exigences plus matoises d’une petite entreprise soucieuse de maintenir son rang et les velléités d’un club de tout maîtriser, y compris les militants, considérés, à l’occasion, comme d’utiles instruments.
30Pris dans son ensemble, le mouvement ultra ne forme pas, à l’échelle d’une ville et d’un stade, un corps uni et solidaire. Des scissions et des oppositions, au nom de la pureté de l’engagement, de divergences idéologiques, de querelles d’intérêt, une farouche concurrence entre groupes pour occuper la tête de la hiérarchie militante, rythment, à Marseille comme ailleurs, la brève histoire du supporterisme extrémiste.
31A la migration du commando ultra dans le sud du stade a rapidement répondu, dans le virage nord, l’organisation, en 1987, puis la création officielle, en 1988, de la North Yankee Army dont le sigle traduit une implantation territoriale mais aussi une opposition symbolique à l’hymne de l’armée sudiste, dont les Ultras ont fait un de leurs emblèmes. Le groupe est fortement ancré dans les quartiers nord et les banlieues populaires de la ville : ses deux fondateurs, Lionel et Michel, deux frères alors lycéens, habitent Septèmes, une commune située à la limite septentrionale de Marseille ; c’est là, dans la maison de leurs parents (ingénieur au port et professeur) que se trouve le siège de l’association. Les militants se recrutent préférentiellement dans la partie nord du centre-ville, dans les faubourgs et les cités périphériques (des comités yankees se sont formés à L’Estaque, un ancien village de pêcheurs à l’extrême nord du littoral marseillais, à Consolât, un grand ensemble hlm), dans les agglomérations industrielles proches de l’étang de Berre (Vitrolles, Port-de-Bouc, Fos, etc.) et l’on compte parmi eux une minorité non négligeable de jeunes issus de l’immigration maghrébine. Le réseau des bars qui servent de relais pour la vente des billets épouse une géographie sociale similaire : un est situé à La Joliette, près du port, un autre près de la gare Saint-Charles, un troisième à Saint-Loup, un vieux quartier populaire du sud-est de la ville, un quatrième à Aubagne. Les points de ralliement lors des déplacements traduisent aussi cet ancrage : les cars partent de Septèmes et de la gare Saint-Charles.
32Comme les Ultras, les Yankees proposent à leurs adhérents un abonnement à un tarif préférentiel et ont connu une croissance rapide, débordant leur milieu d’origine. 160 en 1988, ils sont environ 1 200 (dont 800 abonnés) en 1991-1992, plus de mille (dont 650 abonnés) en 1993-1994. Des sections se sont également créées à Sisteron, Bayonne, Narbonne, Paris (150 membres), occupant les vides géographiques laissés par les Ultras ou, en cas de concurrence, un créneau stylistique différent, celui de la « tradition » incarnée par le virage nord face au « modernisme » symbolisé par les transfuges.
33L’association porte l’empreinte de cette « tradition » délibérément assumée ; elle est gérée familialement (Lionel en est le président, son frère Michel le vice-président, leur mère fait office de trésorière, leur père s’occupe des relations avec l’om), organise des concours de boules, des lotos, un Jour de l’An yankee, autant de manifestations qui se coulent dans des formes coutumières de sociabilité et se différencient, par exemple, de la Fiesta, animée par des groupes de rap ou de hard rock, que mirent sur pied les Ultras pour célébrer la victoire de l’om en Coupe d’Europe. Ce style et une plus grande longévité du supporterisme démonstratif dans les milieux populaires expliquent sans doute que la moyenne d’âge chez les Yankees soit sensiblement plus élevée que chez les Ultras : une minorité de vingt-cinq-trente-cinq ans fait partie du groupe.
34Pour défendre et illustrer leur différence, Lionel et ses proches revendiquent une totale indépendance à l’égard du club, affichent volontiers un esprit frondeur, stigmatisent les « lèche-cul » qui plient face aux menaces ou se laissent séduire par la perspective de prébendes ou de bénéfices. « La fierté, on ne l’achète pas », commentent-ils lapidairement, soulignant avec amertume que, pour prix de leur insolence, ils sont traités en « parents pauvres » et disposent, par exemple, dans le stade, d’un local plus petit que celui des Ultras. Ils partagent avec les autres supporters un discours « victimiste » sur le sort de la ville et violemment anti-parisien : « Paris, on t’enc... », « Paris on va te saigner », arborent leurs T-shirts. Ils y ajoutent une touche revendicative, en prônant que la défense de l’om s’associe à celle de la réparation navale et d’autres secteurs sinistrés de l’industrie marseillaise. Cette différence de style n’exclut pas que la pratique militante soit ici aussi, pour les leaders, un tremplin professionnel : si les Yankees n’emploient pas de salariés, les deux frères fondateurs ont créé une société de diffusion de trophées sportifs.
35Des fissures, puis des fractures sont progressivement apparues au sein de ces deux grands ensembles singuliers et complémentaires, formés par les Ultras et les Yankees. Dans le virage nord, les Dodgers, au nombre de 200 environ, originaires en forte proportion de Berre, sont des dissidents des Yankees qui les accusent, comme c’est souvent le cas lors de telles scissions, d’avoir vendu leur âme au diable : « Ils ont été créés par l’om pour nous supplanter et nous faire taire ; ils ont préféré la vente (de gadgets) à l’animation. » Sous ces diatribes se profile une autre constante dans le fonctionnement des groupes ultras, la rivalité entre chefs et aspirants à la chefferie. Les vicissitudes du mouvement ultra dans le virage sud illustrent ce même processus mais aussi la diversité des enjeux au principe de cette compétition pour le leadership. Quand nous les avons rencontrés lors du match om-Bordeaux (cf. supra p. 83), les Ultras (en blouson bleu) étaient flanqués, à l’est, par les Fanatics (en blouson noir) et, à l’ouest, par les South Winners (en blouson orange), avec lesquels ils formaient un front uni. Les Fanatics étaient apparus dans le nord-est du stade en 1988 et avaient rapidement rejoint le virage sud plus démonstratif et organisé ; ils étaient sensiblement plus âgés que les Ultras (leur leader, Guy, avait la quarantaine) et fédéraient des jeunes des milieux populaires déjà installés dans la vie professionnelle (des employés, des routiers, des dockers, par exemple) ; leur siège était un bar, situé dans le quartier des Chartreux, là où les Ultras établirent quelque temps après leur quartier général. Les Winners, à l’inverse, furent fondés par un groupe de lycéens, plus jeunes et cosmopolites que les Ultras. La proximité dans le stade, la même foi jusqu’au boutiste, le rapprochement des leaders aboutirent, après négociations et consultations de juristes, à la création, en 1990, de l’association des Supporters phocéens ou fuw (Fanatics-Ultras-Winners, respectant scrupuleusement l’ordre alphabétique). Mais ce temps du « Tous unis » se brisa rapidement sous le poids de divergences idéologiques et avec l’émergence de nouvelles sensibilités et de nouveaux leaders. Le chef des Fanatics « prit sa retraite » et de jeunes militants plus turbulents – on en compte, en 1994, 150 environ – s’emparèrent de l’association et en installèrent le siège dans un bar situé au sud du centre-ville. Célébrant dans le stade aussi bien leur équipe favorite que la mémoire de vedettes hard rock, ces « nouveaux Fanatics » s’attirèrent vite les foudres des Ultras, qui se présentent comme des « intégristes » de la cause footballistique et de leur club. La fêlure, puis la cassure avec les Winners fut beaucoup plus nette et significative. Alors que les Ultras se proclament apolitiques – ce qui n’exclut pas la présence, parmi eux, de militants d’extrême droite –, et prônent la discipline, les Winners s’affichent libertaires, contestataires, rebelles, revendiquent le cosmopolitisme marseillais et ses récentes expressions (la musique reggae et rap de Massilia Sound System ou de i am) ; environ 300 en 1994 mais flanqués d’une abondante cohorte de sympathisants, ils se singularisent par des comportements plus débridés et violents. Leurs emblèmes, leurs alliances symbolisent cette sensibilité : ils portent à l’envers le bomber (blouson) noir des skinheads, dont la doublure est orange ; leur immense voile est frappée d’un écusson provençal ; parmi leurs actes héroïques, l’embrasement d’un drapeau tricolore face au Kop des extrémistes du Paris-Saint-Germain, qui scandent « bleu-blanc-rouge », l’exhibition d’une banderole « Merci Israël », à la suite de la défaite de la France en match qualificatif pour le Mondial de 1994, enfin la diffusion d’un tract indépendantiste où ils revendiquent fièrement la différence marseillaise (voir page suivante)37. Sur l’échiquier diplomatique, les Winners sont alliés aux supporters du Genoa, réputés de gauche, alors que les Ultras le sont avec ceux de la Sampdoria, l’autre club de Gênes, réputés de droite. Le leader des Winners incarne, à sa façon, cette éthique provocatrice : en échec scolaire, dormant parfois dans un des cafés qui servirent successivement de siège au groupe, il a inauguré la mode du supporterisme torse nu, en plein hiver, lors d’un match de Coupe d’Europe que disputait l’om en Allemagne. Indice supplémentaire des relations ambiguës que le club entretient avec ces groupes de jeunes supporters, de sa volonté de les maîtriser, voire de les « instrumentaliser », l’om a embauché ce leader turbulent qui y a occupé un emploi plus fictif que réel.

50. Les écharpes des Ultras et des Fanatics exposées chez un commerçant du quartier des Chartreux. (Marseille, mai 1993, photo C. B.)
36Ces différences de style, d’allégeance, cette concurrence vive entraînèrent des bagarres entre Winners et Ultras et la rupture définitive de l’union en 1993. Dès la saison 1991-1992, ces tensions avaient provoqué un réaménagement territorial du sud du stade, les Winners occupant le virage, les Ultras, soucieux « d’être plus proches des joueurs », s’étant repliés vers les « populaires » situées derrière les buts. Cette descente – qui rendait les Ultras moins visibles – déplut à plusieurs militants qui, reprochant également à leurs chefs d’avoir sacrifié l’ardeur au lucre, s’en allèrent fonder les Thunder-birds, un groupuscule qui occupe une position éminente dans le virage nord, etc. Cette histoire saccadée et polémique illustre la diversité sociale et idéologique des groupes ultras (ne surestimons pas cependant les différences revendicatives qui participent souvent autant de la provocation que de la conviction) et souligne des récurrences saillantes dans le fonctionnement de ces pratiques militantes : la création continue d’oppositions, les rivalités, un sens aigu de la compétition38 – à l’instar de celle qui se déroule dans le championnat –, des évolutions divergentes (vers une professionnalisation bien comprise, vers l’extrémisme radical et volontiers violent) sur un fond commun de passion.
12. « Marseille c’est pas la France »
Chez eux y’a personne. Chez nous y’a dégun.
Chez eux on discute. Chez nous on tchatche.
Ils se font frapper. On les crève.
Ils s’embrassent. On fure.
Ils sont racistes, et Rachid c’est notre frère.
Ils sont pâles, nous sommes multicolores.
Ils se font avoir. On les met à l’amende.
Ils voyagent. On les envahit.
Ils chantonnent. On met le oaï.
Ils sont malades. On est fatigués.
Ils sont calmes. On s’engatse.
Ils sont tristes. On est morts de rire.
Ils jouent au ballon. On les galèje.
Ils courent après un titre. On en gagne dix.
Ils regardent la télé. On va au stade.
Ils sont seuls. Nous sommes unis.
Là-bas il pleut. Ici on se baigne.
Ils dorment. On fait des minots.
Ils sont soumis. Nous sommes rebelles.
Ils sont renfermés. On a la mer et le port.
Ils ont de l’argent. On a la « foi ».
Ils partent en vacances. On va au cabanon.
Ils mangent fade. On se casse le ventre avec l’aïoli.
Ils boivent de l’eau. On la mélange au pastaga.
Ils se caguent. On craint dégun.
Ils sont quelconques. Nous sommes Olympiens.
Ce sont des robots. Nous sommes des hommes.
Ils sont Français. Nous sommes MARSEILLAIS.
marseille indépendante !
Remerciements à l’équipe d’israël pour avoir battu L’Équipe de la fédération française de football, et surtout à L’Équipe de bulgarie pour avoir interdit aux parisiens le voyage gratuit aux usa.
37Au-delà de ces variantes, ces jeunes partisans partagent une expérience commune, qui les démarquent de leurs aînés, les supporters « classiques ». Ils manifestent un attachement surdimensionné, « inconditionnel » à la cause de leur équipe, qui absorbe une bonne partie de leur temps, de leurs pensées, de leur argent. Faut-il rappeler le coût et la minutie des préparatifs, la longueur des déplacements ? Ils recherchent, éprouvent et affichent, plus que les autres, la métamorphose partisane de leur être à l’approche et lors du « combat ». « Moi qui suis timide dans la vie, nous confiait Marco, le fondateur des Ultras marseillais, je suis capable de me bagarrer dès que j’arrive au stade. » Pour s’adonner avec plus d’efficacité à leur pratique militante, certains « se chargent », en consommant de l’alcool avant le match, de la drogue dans les gradins (indice de cette diffusion des stupéfiants, la partition territoriale des virages est parfois liée, secondairement, à des rivalités entre « dealers » soucieux de regrouper et d’accroître leur clientèle). Ces territoires juvéniles apparaissent ainsi, à plus d’un titre, comme des lieux où l’on expérimente les limites et où l’on « joue » avec les tabous. Ces transgressions n’excluent pas la reconnaissance commune de règles et de valeurs : le respect de la hiérarchie interne du groupe, la loi du silence qui interdit de dénoncer le fauteur de troubles inopportuns (quitte à l’exclure ou à le « remettre à sa place »), le devoir de solidarité (quand un membre est condamné pour une turbulence collective, on se cotise pour régler le montant de son amende), un consensus sur les qualités qui ouvrent droit à une « carrière » de chef : l’ancienneté (avoir été l’un des fondateurs), le courage (souvent symbolisé par un « acte inaugural héroïque » (Bourdieu 1981 : 18), tel celui du leader des Winners, évoqué plus haut), le charisme, l’engagement sans faille, la capacité organisationnelle. L’amertume de n’être pas suffisamment reconnu est enfin un sentiment commun aux jeunes Ultras : « Ils nous traitent comme la dernière roue de la charrette, alors que c’est nous qui la faisons tourner », confiait l’un d’entre eux. La coupure qui s’est creusée, au fil des dernières décennies, entre les clubs et leur jeune public a sans doute avivé ce dépit. Les vedettes, naguère issues du coin de la rue ou y faisant racine, sont souvent aujourd’hui des météores lointains, qui traversent rapidement l’équipe et la ville et rechignent à venir partager les agapes de leurs fans. Les clubs, soucieux d’une rentabilité accrue, choient préférentiellement leurs spectateurs fortunés qui occupent loges et boxes et ont, eux, le droit de côtoyer les joueurs lors de somptueuses soirées. Cette évolution du football a suscité un sentiment de dépossession chez les jeunes partisans qui rappellent bruyamment leur existence dans les gradins, mais le sens de leur ferveur militante ne s’arrête pas, loin de là, à cette revendication diffuse.
38Cette sous-culture juvénile témoigne d’une profonde mutation des repères identitaires au sein de nos sociétés depuis une trentaine d’années : la jeunesse, on l’a dit, les appartenances « ethniques », régionales et locales, sont devenues – ou redevenues – des pôles majeurs d’affiliation et d’identification, alors qu’elles étaient naguère subsumées ou relativisées par le langage des idéologies universalistes. Dans les années 19501960, on était « jeune communiste », « jeune chrétien », etc., et les liens de sociabilité que l’on tissait étaient étroitement tributaires de ces « choix » idéologiques ; de même, les revendications locales et nationalitaires étaient secondaires par rapport aux débats militants sur le système social idéal. La culture des stades a amplifié ces résurgences du vocabulaire immédiat des identités, que l’on pouvait penser vouées à l’enfouissement progressif : les jeunes – l’a-t-on assez montré ? – se sont défini un territoire autonome ; les slogans et les emblèmes exaltent avec une intensité accrue les identités locales, répercutant des sentiments d’appartenance virulents dont témoignent, par exemple, les récents succès électoraux de la Ligue lombarde en Italie. Les Ultras soulignent, à leur façon, un des paradoxes majeurs de notre temps : c’est au moment où les identités substantielles des collectivités et des régions s’étiolent qu’elles s’affichent et se proclament le plus éloquemment. Au fond, jamais un Marseillais n’a ressemblé autant à un Parisien, jamais un Napolitain n’a été plus proche, par ses pratiques, d’un Turnois, rarement sans doute les uns et les autres se sont sentis aussi différents39.
39Si la culture des virages illustre ce retournement imprévu de l’histoire, elle incarne d’autres aspirations, profondément modernes celles-ci, que les portraits de leaders nous ont déjà fait pressentir.
40« Ici, au stade, je suis reconnu pour ce que j’ai fait, alors que dans mon travail, je ne suis reconnu pour rien », déclare le chef des Fighters, un des groupes ultras soutenant la Juventus. « Quand je suis dans les gradins, j’ai le sentiment de faire quelque chose, d’exister », nous confie un Winner marseillais.
Pour certains, renchérit le président des Fire Birds, un groupe de jeunes supporters du Paris-Saint-Germain, le Parc [des Princes, le stade de la capitale] est un endroit idéal pour acquérir, ne serait-ce que le temps d’un match, une certaine envergure. Loin de leur boulot, de leur famille, de leur anonymat, ils ont la possibilité d’être reconnus, d’avoir un rôle au sein d’une communauté. En dehors du stade, ils ne sont rien ou pas grand-chose. Un exemple : il y a depuis toujours un gars qui s’appelle Kronenbourg. Personne ne sait ce qu’il fait dans la vie. Mais au stade, c’est une figure (...). A sa manière, il est quelqu’un (Broussard 1990 : 173),
41tout comme Palummella, naguère anonyme, aujourd’hui vedette, qui, lui, maîtrise avec art tous les ressorts d’un des symboles de la réussite dans la vie moderne : la visibilité. Cette quête d’accomplissement personnel et de reconnaissance est un des fondements de la culture ultra.
42Le « génie » de ce type de supporterisme a, en effet, consisté à dédoubler le spectacle sportif et à opérer une double métamorphose. De spectateurs passifs, les Ultras se sont promus en acteurs de leur propre destin, comme y invite le temps présent ; de sujets invisibles, contemplant des vedettes, ils se sont hissés au rang de vedettes spectaculaires de la représentation. Indices de cette « rage de paraître40 », de cette recherche de visibilité qui leur est déniée dans la vie sociale, ces jeunes supporters célèbrent, dans les gradins, tout autant leur club que leur équipe favorite (les banderoles et vêtements qu’ils exhibent glorifient leur nom et leur propre appartenance) ; ils collectionnent aussi bien les symboles de l’équipe qu’ils soutiennent que les photos et les coupures de presse qui leur sont consacrées. Ils savent jouer, en experts, de l’amplification médiatique, gage de célébrité. La théâtralisation violente de leur adhésion fait partie intégrante de cette stratégie d’attraction des regards. Comme le note justement A. Ehrenberg,
dans une société où l’image, le spectacle, l’apparence dessinent les nouveaux repères de la vie (...), la violence « ou ses métaphores » constituent une mise en scène spectaculaire de l’identité pour ceux qui ne peuvent la jouer ailleurs (Ehrenberg 1989 : 7).
43Si ces notations nous font entrevoir la diversité des chemins qui mènent vers les gradins, elles ne peuvent, à elles seules, rendre compte, dans sa plénitude, du sens de la pratique partisane. L’examen de la rhétorique militante décape d’autres valeurs au principe de cet engouement.
Notes de bas de page
20 Il s’agit du match om-Bordeaux du 14/04/1990, évoqué plus haut pp. 78-96.
21 A Naples, l’abonnement coûtait, en 1989-1990, 1 300 000 lires (environ 7 000 F) pour une place dans la tribune centrale, 240 000 lires (environ 1 100 F) pour une place dans les virages. A Marseille, en 1990-1991. les membres des clubs de jeunes supporters installés dans les virages bénéficiaient d’un abonnement à un prix préférentiel (700 F) ; le prix s’élevait à 1 950 F dans les quarts-de-virage et à 13 200 F dans la tribune officielle. Rappelons que dans un nombre non négligeable de cas une partie de l’abonnement est prise en charge par un comité d’entreprise.
22 On manque d’études précises sur ce sujet. Des clubs de supporters se sont formés en Belgique, sur le modèle anglais, dans les années 1920 (on en compe 46 soutenant le Sporting Club dans la seule ville de Charleroi en 1929). Le phénomène s’est ensuite progressivement diffusé en France, tout d’abord dans le nord, l’ouest puis dans le Languedoc. A Nîmes, « une association des supporters du Sporting Club de Nîmes » est créée en 1932 (Archives du Gard, 4M315). En revanche on ne trouve pas trace, dans les archives, d’association de supporters de l’om entre les deux guerres. En Italie, à la même époque, se forment, dans le cadre du dopo lavoro des associations ayant pour fonction explicite d’obtenir des billets à prix réduit tandis qu’au stade des supporters s’agglutinent sous la bannière de leur quartier mais ces regroupements ne prennent pas une forme institutionnelle. Nous devons une partie de ces renseignements à l’amitié de P. Charroin et de P. Lanfranchi.
23 Voir le Rangers FC Supporters’ Association Annual., fév. 1950. Nous devons la connaissance de ce document à l’amitié de H. Moorhouse.
24 En septembre 1993, à la suite des sanctions prises contre le club dans le cadre de l’affaire om-Valenciennes, de nombreux témoignages de soutien sont parvenus de diverses régions de France (voir infra « Prolongations » p. 366).
25 Sur cette institution coutumière de la sociabilité méridionale, voir Agulhon (1977).
26 Voir supra pp. 85-88.
27 Voir supra pp. 216-217 et infra pp. 285-286.
28 A Milan et à Bergame, par exemple, selon les données collectées par A. Dal Lago et R. Moscati (1992 : 39).
29 Statistiques établies par M. Comeron (1992 : 841).
30 Casuals : supporters à l’apparence ordinaire (on susciter des incidents violents. les appelle aussi, pour souligner ce trait, boys-next-door, voisins de palier) qui se mêlent à la foule pour y susciter des incidents violents.
31 Voir P. Mignon (1993 : 168) qui évoque les relations des leaders du Kop de Boulogne au parc des Princes avec le Mouvement national révolutionnaire, L’Œuvre française ou le Front national.
32 Les travaux de K. Van Limbergen (1988) montrent clairement les limites de la thèse du complot.
33 Cf. supra pp. 32-34.
34 Voir, entre autres, Ehrenberg (1991 : 57).
35 Photographe et cinéaste turinois, auteur du remarquable album Ragazzi di stadio et du film qui porte le même titre.
36 Ce nom fait référence, à l’origine, à une bataille de la guerre des Boers, celle de Spion Kop.
37 Ces manifestations de provocation et de rébellion indépendantistes ont eu lieu à la suite des sanctions prises contre l’OM en septembre 1993 (voir infra pp. 358 sq.).
38 Brochures spécialisées, journaux, ouvrages entérinent cette concurrence en distribuant, tel un Guide Bleu ou un Gault et Millau, des étoiles aux différents groupes de supporters selon leur degré de force démonstrative.
39 Sur ce paradoxe, voir Agulhon (1989 : 120) et Bromberger (1993 : 51-52).
40 Selon l’expression d’A. Ehrenberg (1986, 1989, 1991) qui a analysé avec beaucoup de pertinence ce type de comportement. Sur les significations et les rituels de l’apparence dans les sociétés contemporaines, voir Bromberger (1990).
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