Chapitre 2. Terroirs et climats
2 Boden und Klima
2 Soil and climate
p. 38‑128
Résumés
Parmi les différentes disciplines mises à contribution pour l’étude du milieu lacustre, la sédimentologie et l’algologie ont montré, de façon concordante, que le niveau du lac de Paladru avait fortement varié au cours des deux derniers millénaires. Inférieur de 2 ou 3 m aux iie‑iiie siècles de notre ère, il est ensuite remonté à une cote moyenne proche de l’actuelle pour connaître, dans le courant du xe siècle, un nouvel épisode régressif. Cette baisse, en exondant les hauts fonds littoraux, a permis l’implantation des habitats de l’an Mil. L’origine météoroclimatique de ces oscillations bathymétriques semble désormais, au moins pour les xe‑xie siècles, clairement établie.
Repérable dans la quasi‑totalité des colonnes sédimentaires, une strate caractéristique se distingue par un taux très élevé de carbonates qui résulterait de l’accélération du processus de précipitation de la craie dissoute, favorisée par un réchauffement des eaux de surface.
D’autre part, le rapport 160/180, mesuré dans les cernes de croissance d’un pieu d’architecture de Colletière, indique une évapotranspiration plus importante qu’aujourd’hui, interprétée en termes de déficit hydrique provoqué par une diminution des précipitations moyennes dans la seconde moitié du xe et au début du xie siècle.
A l’inverse, il est également très probable que l’abandon simultané des stations littorales, une trentaine d’années après leur fondation, est dû à une nouvelle transgression qui les a progressivement ennoyées. On constate en effet que les sédiments anthropiques de Colletière et des Grands Roseaux sont, sans transition, recouverts par des craies lacustres.
Parallèlement aux variations limniques, la sédimentologie établit aussi la présence, entre les phases de sédimentation minérale, de plusieurs lits organiques dont certains sont maintenant datés du haut Moyen Age par le radiocarbone. Plus riches en phosphates, ils témoignent de premières tentatives d’exploitation du terroir à la fin de l’époque mérovingienne ou dans le courant de la période carolingienne. Ces essartages sporadiques resteront cependant d’ampleur et de durée limitées. Il en va tout autrement des défrichements extensifs de l’an Mil. Ceux‑ci influenceront de manière radicale et définitive le milieu lacustre qui enregistrera par la suite et sans discontinuité les traces de l’exploitation du bassin versant jusqu’à nos jours.
L’étude paléoécologique a donc élargi le champ de ses investigations au milieu terrestre pour essayer de restituer, aussi fidèlement que possible, l’aspect des paysages au xie siècle, avant et pendant la colonisation. Pour cela, l’enquête pédologique a globalement évalué le potentiel agricole et déterminé les principales catégories de terroirs, en fonction de l’origine géologique, de la composition géochimique, de la texture des sols, de leur altitude et de leur exposition. Puis l’évolution du couvert végétal a été appréciée en comparant ses caractéristiques actuelles et subactuelles, connues par la phytosociologie, aux données fournies par la détermination des pollens, paléosemences et macrorestes végétaux contenus dans les sédiments lacustres antérieurs à l’an Mil et ceux qui ont été piégés dans les couches archéologiques elles‑mêmes. La confrontation de ces diverses données confirme que le terroir de Paladru est, avant la construction des habitats médiévaux, très largement occupé par un massif forestier primaire. Les défrichements opérés en quelques décennies furent importants et les zones déforestées soigneusement sélectionnées, pour répondre aux besoins en bois d’œuvre et pour obtenir des parcelles propices à une céréaliculture diversifiée. L’utilisation méthodique des essences naturellement présentes ou introduites pour l’alimentation humaine (cueillette et arboriculture) indique que la colonisation s’est déroulée selon un processus rationnel, remarquablement adapté aux moyens de l’agriculture et aux besoins agro‑alimentaires.
La même observation vaut pour l’élevage du cheptel domestique, surtout porcin, qui utilise au mieux les ressources du milieu forestier. Le bon état sanitaire des troupeaux, les abattages systématiquement opérés dans la perspective du meilleur coût‑rendement, montrent, là encore, la bonne adaptation des techniques pastorales.
Si la chasse du gibier demeure très occasionnelle, la pêche en revanche, attestée par de nombreux restes de poissons et par l’abondance du mobilier, a été régulièrement pratiquée, surtout pendant les intersaisons (printemps et automne), pour compléter l’alimentation.
Among the different disciplines which have contributed to the study of the lacustrian area, sedimentology and diatoma determination have both shown that water‑levels of Paladru lake have varied greatly over the last 2 000 years.
Lower by two or three metres in the 2nd and 3rd centuries, it climbed close to its present height before it fell again in the 10th century. This lowering, by drying the littoral shallowers, was the beginning of the establishment of settlement in the year 1 000. The meteoro‑climatic origin of these bathymetric oscillations seems hereafter clearly established, at least for the 10th and 11th centuries.
Visible in the quasi‑totality of sedimentary columns, a characteristic stratum distinguishes itself by its very elevated level of carbonates which resulted in the acceleration of the process of precipitation of dissolved chalk, encouraged by the reheating of the surface waters. On the other hand, the 160/180 ratio, measured in the growth rings observed on an architectural stake at Colletiere, indicates an evapotranspiration more important today, especially when interpreted in terms of an hydrous deficit provoked by a diminution of average precipitation in the second half of the 10th century and the beginning of the 11th. It is also equally probable that the simultaneous abandonment of lakeside stations, thirty years after their establishment, is due to a new transgression which progressively covered them again. It is certifiable, in effect, that the anthropic sediments at Colletiere and Grands Roseaux are, without transition, covered by lacustrian chalk.
Paralleling these alluvial variations, sedimentology has also established the presence, between phases of mineral deposition of multiple organic layers, of which some have been dated to the High Middle Ages by radiocarbon. Richer in phosphates, they show evidence of the first attempts at cultivating the soil at the end of the Merovingian period or in the course of the Carolingian period. These sporadic clearings of the ground would have been, nevertheless, of a limited scope and duration. However, the clearings of the ground of the Year One Thousand is a completely different story. They would radically and definitively influence the lakeside area, which would then see the non‑stop exploitation of the catchment basin until the present day.
Paleoecological studies have therefore enlarged their field of research to terrestrial investigations to try to restitute, as faithfully as possible, the landscapes of the 11th century both before and during colonization. To this end, a pedological inquiry has evaluated global agricultural potential and determined the principal categories of soils as a function of their geological origin, geochemical composition and ground texture. The evolution of vegetation has been examined by comparing present and former characteristics, known through phytosociology, determining on pollens, paleoseeds and vegetative macroremnants preserved in lakeside sediments since before the year 1 000 and trapped in archaeological layers. Examination of the results of these various testing procedures confirms that the soil of Paladru was, before the construction of medieval houses, largely occupied by a massive primary forest. The clearings undertaken over several decades were important, the deforested zones carefully selected to respond to the need for construction wood, and to create parcels of land that would promote a diversified cultivation of cereals. The methodical use of gasses naturally present or introduced by human efforts (gathering and arboriculture) indicates that colonization followed rational ways, adapting remarkably well to agricultural processes and to agroalimentary needs.
The same observation holds equally for the raising of domestic livestock, above all porcine, which uses at the best forest resources. The good sanitary conditions of the herds and the clearing systematically undertaken in view of achieving the best return shows again the good adaptation of pastoral techniques. If hunting game was resorted to only occasionally, fishing, on the other hand, judging by the numerous fish remains and the abundance of equipment, was regularly practiced, above all between seasons (spring and autumn) to complete the diet.
Von den verschiedenen Disziplinen, die zur Studie des lakustrischen Milieus herangezogen worden sind, haben die Sedimentologie und die Algologie übereinstimmend belegt, daß das Niveau des Paladrusees im Laufe der letzten 2000 Jahre bedeutend geschwankt hat. Im 2. und 3. Jh. unserer Zeitrechnung zwei oder drei Meter unterhalb des aktuellen Mittelwertes gelegen, ist es in der Folgezeit wieder an den Mittelwert angestiegen, um dann im Laufe des 10. Jh. erneut abzusinken. In dieser Regressionsphase, die die hochgelegenen Ufer des Sees freigelegt hat, konnten sich die Siedlungen des Jahres 1000 niederlassen. Der Wetter, – und Klimabedingte Ursprung dieser bathymetrischen Schwankungen, scheint nun, zumindest für das 10. und 11. Jh., klar bewiesen zu sein.
In fast allen Bohrkernen ist eine charakteristische Schicht erkennbar, die sich durch einen sehr hohen Anteil von Karbonaten auszeichnet, der aus der Beschleunigung des Niederschlagsprozesses aufgelöster Kreide resultiert, der durch die Erwärmung der Wasseroberfläche begünstigt wurde.
Andererseits zeigt das Verhältnis 160/180, das in den Wachstumsringen eines architektonischen Pfahls von Colletiere gemessen wurde, eine stärkere Ausdünstung als heute an, die als Wassermangel zu interpretieren ist, der durch eine Verringerung der mittleren Niederschlagswerte in der 2. Hälfte des 10. und zu Beginn des 11. Jh. hervorgerufen worden war.
Hingegen ist es ebenso wahrscheinlich, daß die gleichzeitige Aufgabe der Ufersiedlungen 30 Jahre nach ihrer Gründung durch ein erneutes Ansteigen des Wasserspiegels verursacht wurde, der die Häuser nach und nach überflutete. Es ist effektiv festgestellt worden, daß die Siedlungsschichten von Colletiere und Grands Roseaux, ohne Übergang, von limnischem Kalk bedeckt worden sind.
Die Sedimentologie zeigt, parallel zu den limnischen Variationen, das Vorhandensein, zwischen den mineralischen Ablagerungen, mehrerer organischer Schichten, von denen nun einige durch Radiokarbon ins hohe Mittelalter datiert worden sind. Sie weisen einen erhöhten Phosphat Gehalt auf und zeugen von den ersten Bodennützungsversuchen am Ende der merowingischen oder im Laufe der karolingischen Zeit. Diese sporadischen Rodungen blieben jedoch sowohl zeitlich, als auch räumlich begrenzt. Dies verhält sich ganz anders mit den ausgedehnten Rodungen des Jahres 1000. Sie prägten auf tiefgreifende und entgültige Weise das lakustrische Milieu, das in der Folgezeit und bis zum heutigen Tage, die Spuren dieser Urbarmachung des Seegebietes trägt.
Das Studium der Paläoökologie hat das Forschunggebiet also auf das Bodenmilieu erweitert, um eine möglichst getreue Restitution des Landschaftsbildes im 11 Jh., vor und während der Kolonisation, zu erstellen. In diesem Sinne hat die Pedologie das landwirtschaftliche Potential geschätzt und die wichtigsten Bodenkategorien, nach Gesichtspunkten des geologischen Ursprungs, der geochemischen Zusammensetzung der Bodentextur, ihrer Höhe und ihrer Lage, erstimmt. Die Entwicklung der Pflanzendecke ist beurteilt worden, indem man die heutigen und fast heutigen Eigenschaften, die durch die Phytosoziologie bekannt sind, mit den Gegebenheiten verglichen hat, die die Pollenanalyse, die der fossilen Samen und der makrobotanischen Reste, die in den vor 1000 datierten lakustrischen Schichten eingeschlossen waren ergaben, und denen, die die archäologischen Schichten selbst auszeichneten. Die Gegenüberstellung dieser verschiedenen Informationen bestätigt, daß die Gegend des Paladrusees, vor der mittelalterlichen Besiedlung, weitgehend von einem Primärwald bedeckt war. Die, in wenigen Jahrzehnten durchgeführten, Rodungen waren umfangreich, und die entwaldeten Gebiete sorgfältig ausgewählt und entsprachen dem Bedarf an Nutzholz und an Anbauflächen für einen vielfältigen Getreideanbau. Die methodische Nützung der, von Natur aus vorhandenen, oder für die menschliche Ernährung eingeführten Baumarten (Obstbäume) zeigt, daß die Kolonisation methodisch abgelaufen ist und den landwirtschaftlichen Mitteln und den Bedürfnissen und Nahrungsmitteln hervorragend angepasst war.
Die gleiche Beobachtung gilt für die Vieh, – vor allem Schweinezucht, die die Gegebenheiten des umliegenden Waldes bestens nützt. Der gute Gesundheitszustand der Herden, die, in Hinsicht auf das beste Nutz – Kostenverhältnis durchgeführten systematischen Schlachtungen, zeigen ebenfalls die guten fachlichen Kenntnisse der Hirten.
Wenn die Jagd sich in einem bescheidenen Rahmen hielt, so gehörte der Fischfang, bezeugt durch zahlreiche Fischreste und eine Fülle von Geräten, zu den regelmässigen Tätigkeiten, die die Ernährung, vor allem im Frühling und im Herbst, ergänzten.
Texte intégral
2.1 Le milieu lacustre agricoles
1Jacques‑Léopold Brochier, Jean‑Claude Druart
2.1.1 Les sédiments et la dynamique lacustre
2La reconnaissance de la sédimentation lacustre relative aux périodes historiques a essentiellement concerné le site de Colletière où de nombreux carottages ont été réalisés. Celui des Grands Roseaux a seulement fait l’objet de trois prélèvements préliminaires. Afin d’obtenir des éléments d’appréciation sur les formations sédimentaires en milieu littoral, mais aussi en milieu profond, quatre carottages ont été pratiqués par –30 m de fond, au centre du lac. Ces travaux ne visaient cependant pas une étude paléolimnologique exhaustive du lac de Paladru. Orientés selon un programme de recherche spécifique à l’archéologie médiévale, ils ont permis, à partir des archives que sont les sédiments, de préciser certains moments‑clés de l’histoire récente du lac, de la période gallo‑romaine à nos jours, et d’aborder la question des relations d’une société humaine avec son milieu naturel dans le cadre de la constitution d’un terroir.
3Les prélèvements n’ont donc concerné que la partie supérieure, formation d’âge historique, des séquences sédimentaires. Ils ont été effectués à l’aide de tubes de PVC, de 9 cm de diamètre, longs de 1,50 m à 2 m au maximum (fig. 22a et b). Réalisé dans le cadre plus large du programme « Paléoenvironnement holocène des Alpes du Nord » (Bocquet et al. 1986), le carottage profond effectué à – 30 m, à la sonde Züllig du laboratoire de Géodynamique de Thonon a permis de remonter à la surface 6 m de sédiments lacustres, de 8 000 ans av. J.‑C. à la période actuelle.

FIG. 22 – a Technique de carottage : extraction d’une carotte subaquatique avec un ballon Aqualift (cliché fouilles de Colletière). b Carottage profond à la sonde Züllig
cliché CAHMGI
2.1.1.1 Les séquences sédimentaires sur le site de Colletière
4Plusieurs campagnes de carottage ont permis de reconnaître la sédimentation antérieure et postérieure aux couches de l’habitat médiéval, le situant ainsi chronostratigraphiquement dans l’histoire plus vaste du lac, de son bassin versant, et du climat. Cette connaissance s’organise actuellement selon trois axes (fig. 23) :
– deux transects rive‑lac (profils I et II) ;
– un transect nord‑sud, orthogonal aux deux premiers, parallèle à la rive (profil III) ;
– des carottages complémentaires (carottes C, D, E, F, G).
On peut considérer avoir atteint désormais un bon niveau d’investigation du site ; mais la complexité de la sédimentation en milieu littoral fait que, sans lignes continues de carottages tous les 10 ou 20 m, certains phénomènes peuvent encore nous échapper.

FIG. 23 – Plan de situation des profils stratigraphiques et carottages sur le site de Colletière.
Les transects rive‑lac
5Deux transects, l’un de 105 m (profil I, fig. 24), et l’autre de 80 m de long, 50 m plus au sud (profil II) permettent de situer rapidement les différents ensembles sédimentaires superficiels en milieux supralittoral, eulittoral et sublittoral actuels.

FIG. 24 – Profil stratigraphique I: grand transect rive‑lac (ouest‑est).
La zone supralittorale actuelle
6La recherche de terrain, effectuée dans cette partie terrestre au moyen d’une tranchée à la pelle mécanique, a permis d’observer de haut en bas (fig. 25) :
– des remblais divers (60 cm) argilo‑limoneux‑graveleux, mêlés à des craies en position secondaire ;
– un sédiment organo‑minéral (40 cm), mélange de tourbe et de colluvions du versant ;
– une tourbe fine, homogène (40 cm), où l’on note la présence continue de différentes espèces de Juncus et de Cypéracées, accompagnées par Urtica, soulignant la forte et quasi constante humidité du substrat (cf. infra) ; cette tourbe a pu se constituer alors que le niveau du lac affleurait, ou se trouvait même un peu plus bas, la présence de sources étant probable (il en existe aujourd’hui encore) ; quatre dates14C (CRG Thonon) permettent de suivre sa formation sans assurer qu’elle ait été continue : partie inférieure 225‑565 ap. J.‑C., partie moyenne (inférieure) 360‑605 ap. J.‑C., partie moyenne (supérieure)
670‑1020 ap. J.‑C., partie supérieure 1210‑1330 ; cette tourbe s’appuie « en amont » sur un gros amoncellement de galets ;
– un mince lit d’argile violacée (5 à 8 cm) se développe juste en avant de ce dernier : une partie lui semble sous‑jacente, une autre le recouvre ; difficile à caler chronologiquement, son origine pourrait être anthropique (reste flué d’un aménagement en terre crue), ou résulter de l’évolution de matières organiques particulières ; cette couche s’étend encore d’une dizaine de mètres vers le lac, jusqu’au transect sud ;
– un dôme de galets de 5 m de large et 1 m de haut, indubitablement triés et accumulés par l’homme ; essentiellement en quartzite, de 15 à 20 cm, certains sont éclatés par le feu ; il ne peut y avoir confusion avec un cordon littoral naturel ; les galets en open Work n’ont piégé aucun sédiment, indiquant la rapidité de cette accumulation ;
– un lit de sable (10 cm) à débris organiques classés par les vagues et constituant des petits cordons flottés datés de 2860‑2395 av. J.‑C. (CRG Thonon) ; les sables sont composés de concrétions carbonatées lacustres (Brochier et al. 1986a) bien triées par le lac, et marquent un niveau de stationnement de la rive ;
– une formation de craie lacustre, blanche, fine, qui s’épaissit progressivement vers le lac ; d’âge atlantique, ou antérieure, elle s’appuie sur un substrat terrestre bien plus ancien de graviers et sables provenant de la molasse.

FIG. 25 – Profil stratigraphique I : détail côté rive. (Les chiffres 1 à 5 renvoient aux échantillons prélevés pour datation au radiocarbone.)
La zone eulittorale actuelle
7Elle peut se diviser en deux parties (fig. 26). Une zone intermédiaire entre l’habitat médiéval et la rive où l’on trouve de haut en bas :
– une craie grise plus organique (10 à 30 cm), à fraction minérale détritique plus importante, donc moins carbonatée que les craies sous‑jacentes ;
– un limon carbonaté bipartite (50 à 60 cm), légèrement organique, dont la partie supérieure est toujours plus brune, plus sombre, plus organique, moins carbonatée ; ces dépôts se sont constitués sous une faible hauteur d’eau ; la matière organique peut provenir stratigraphiquement aussi bien de la tourbe en « amont », que des couches archéologiques organiques en « aval » ; les macrorestes végétaux de la carotte D montrent clairement leur origine anthropique provenant du site habité ; cette zone humide peu profonde, à faible sédimentation, a pu condenser plusieurs phénomènes dans le temps ;
– une craie sableuse riche en concrétions lacustres et en mollusques (5 à 10 cm) ; elle n’est pas présente dans toutes les carottes, et s’étend surtout au sud et en aval du site ; elle marque une ancienne zone de plage, antérieure à l’habitat ;
– une craie lacustre limoneuse, blanche, plus ou moins granuleuse, reconnue sur 30 à 70 cm de profondeur seulement ; elle sera étudiée dans les carottes C et D.
La zone de l’habitat médiéval lui‑même où, sur la sédimentation limnique, prennent place les couches anthropiques :
– la craie grise de recouvrement n’est pas toujours présente, surtout dans les zones élevées où elle a disparu ; on trouve fréquemment à sa place des galets, des graviers et des sables dus à l’érosion du site ;
– la couche d’habitat, très organique, non carbonatée tient la place du limon crayeux organique bipartite en amont ; elle n’apparaît plus sur le profil II où l’on retrouve le phénomène de bi‑, voire de tripartition dans les carottes 109 et 209 ; séparé des couches archéologiques par quelques centimètres de craie jaune, un niveau lenticulaire de charbons et débris flottés se suit de façon interrompue (dates CRG 445 : 950‑1070 ap. J.‑C. ; CRG 446 : 700‑880 ap. J.‑C.) ;
– la craie sous‑jacente prend ici un faciès microlaminé à rythmes millimétriques plus verts, plus bruns, plus blancs et plus ou moins clairs ou sombres ; des lits plus épais de 1 à 2 cm de craie fine très blanche peuvent servir de repères ; un de ces lits se suit, 15 à 20 cm sous le niveau d’habitat ; la craie est ici d’âge subatlantique, plus récente que la craie du domaine supralittoral, antérieure à 2800 av. J.‑C. ; cela signifie que les formations crayeuses se constituent en système progradant ; la beine de craie s’avance vers le lac au cours du temps, plus qu’elle ne s’exhausse.

FIG. 26 – Profil stratigraphique I : détail côté lac.
Le tombant
8Les couches archéologiques se prolongent encore jusqu’aux carottes 610 à 810. Elles sont tronquées au point 810, et leur partie supérieure est remaniée par le lac. On rencontre la séquence suivante, sous 2 m d’eau :
– 40 cm de sables limoneux plus ou moins carbonatés gris, fluents ;
– 25 cm de craie organique grise à rythmes millimétriques plus clairs/plus sombres ;
– sur 30 cm, la couche archéologique dont la partie supérieure est à matrice crayeuse ;
– 40 cm de craie microlaminée à rythmes colorimétriques, vert, blanc, brun ;
– 20 cm sous la couche archéologique, on retrouve le lit‑repère de craie fine très blanche.
9En descendant le tombant, sous 3, puis 6 m d’eau, on ne trouve plus que des séquences entièrement limniques se partageant en deux parties distinctes : la partie supérieure plus grise, carbonatée, organique et détritique, perturbée, se rattache stratigraphiquement à l’an Mil et aux temps postérieurs ; la partie inférieure, crayeuse et microlaminée, équivaut aux craies sous‑jacentes à l’habitat. La carotte 1210 fait à cet égard l’objet d’une étude particulière (cf. infra).
Le transect nord‑sud parallèle à la rive
10Sur 120 m de long, ce transect révèle la succession sédimentaire existant le long de la rive, dans une zone intermédiaire entre cette dernière et les maisons médiévales (fig. 27). On rencontre de haut en bas :
– des touffes de racines en position sommitale, vestiges de la roselière récente ;
– des limons gris et verts (10 à 30 cm), plus ou moins sableux et carbonatés (86 % de CaCO3), à fraction détritique terrigène indiquant un dépôt lacustre peu profond, et de forts apports allochtones des versants ;
– des limons organiques brun foncé à gris clair, bi‑ à tripartites (30 cm), de plus en plus organiques vers le haut ; la teneur en matière organique reste peu élevée (4 à 6 %), et la carbonatation demeure forte (88‑93 %) soulignant bien les conditions limniques de ces formations ; la présence de l’eau est moins sensible dans la carotte S ; ces niveaux sont marqués par la proximité des couches d’habitat médiévales (fortes teneurs en phosphates) ;
– une couche de sable (10 à 20 cm), par endroits très riche en coquilles de gastéropodes et pouvant contenir quelques débris ligneux, se développe dans la moitié sud du transect ; elle doit être rattachée à une formation hydrodynamique en milieu littoral peu profond ;
– une couche de craie, dont l’épaisseur ne nous est pas connue ; cette craie limoneuse prend sur les deux extrémités du profil un faciès plus granuleux dû à la production d’un grand nombre de concrétions carbonatées ; on voit se développer des mousses en plusieurs lits dont la position altitudinale révèle la présence d’une croupe centrale sous‑jacente ; son origine serait un ressaut du substrat, noyau de la future presqu’île (cf. infra), les craies en position centrale sur la butte (carottes H, Q, R, S) pourraient alors être plus anciennes que celles des bords, conformément à la dynamique du système progradant.

FIG. 27 – Profil stratigraphique III : grand transect nord‑sud, parallèle à la rive.
11Les diatomées étudiées sur les deux carottes N et S montrent des faciès très différents. Le niveau supérieur de ces carottes, riche en diatomées, représente un assemblage typique de milieu benthique de faible profondeur. Les niveaux inférieurs, très organiques, sont stériles en diatomées. Leur absence confirme assez bien l’étude sédimentologique indiquant peut‑être le passage terrestre de la presqu’île à la terre. Le bas de ces carottes contient un assemblage de quelques diatomées caractérisant à nouveau un milieu lacustre peu profond. La petite Cyclotella costei, rencontrée en quantité importante autour du niveau D 13 (niveau de mousses) de la carotte N, peut dénoter un milieu plus riche en matières nutritives.
Les carottages complémentaires C‑C’ et D‑D’
12Les carottages, doublés pour des raisons d’échantillonnage, D‑D’ en bordure du site et C‑C’ sur l’habitat lui‑même, permettent une étude détaillée des formations crayeuses postérieures et surtout antérieures à l’occupation médiévale (fig. 28 et 29). Les analyses de granulométrie, la géochimie et les décomptes de composition sur fraction sableuse (Brochier, Joos 1982) conduisent à préciser les variations bathymétriques du lac (fig. 30) et l’histoire de l’occupation de ses rives. L’échantillonnage a été réalisé de façon pluridisciplinaire et permet une confrontation avec les données des pollens et des macrorestes végétaux (cf. infra) (Borel et al. 1985a ; Borel et al. 1985b). Les épisodes suivants sont mis en évidence.

FIG. 28 – Sédimentologie de la carotte C’.

FIG. 29 – Sédimentologie des carottes D et D’.

FIG. 30 – Variations bathymétriques à Colletière de l’Antiquité à nos jours (hypothèses).
13Une phase d’inondation, postérieure à l’habitat, représentée par la craie grise qui recouvre de façon discontinue le site ; moins carbonatée (85 % de CaCO3) que les craies sous‑jacentes, un peu plus organique (5 %), plus grossière et comportant davantage d’éléments détritiques allochtones, elle indique des conditions limniques peu profondes, où l’érosion des rives, des versants, et de la couche d’habitat joue un rôle important. De formation probablement polyphasée, et perturbée à plusieurs reprises, elle pourrait être le résultat de plusieurs épisodes lacustres de différentes périodes.
14Sur les carottes C, la couche d’habitat est représentée par des sédiments très organiques d’origine anthropique (52 à 66 %). Exceptée dans sa partie tout à fait sommitale, on n’y décèle absolument aucun caractère limnique et nous concluons à une formation hors d’eau.
15Sur les carottes D, la phase d’habitat est représentée par un limon crayeux organique qui se divise en deux : une partie supérieure plus organique (21 %) et moins carbonatée (56 %), une partie inférieure moins organique (14 %), et plus carbonatée (73 %). Les conditions de formation restent limniques en milieu eulittoral très peu profond et calme, une faible lame d’eau entourant (temporairement ?) l’habitat, lui‑même exondé. Les débris végétaux dus à l’activité humaine se développent particulièrement dans la phase supérieure, alors que progressent la roselière et la cariçaie. La bipartition de cette couche qui paraît se développer de façon synchrone avec l’habitat, pourrait être le reflet d’un événement historique, tel qu’extension de l’habitat, regain d’activités vers l’extérieur, accroissement des rejets. Il pourrait également s’agir d’un comblement progressif de cette zone humide dépressive, mais la bipartition nette suggère plutôt un événement brusque.
16Les craies sous‑jacentes montrent, dans les carottes C et D, la succession de deux épisodes. La craie la plus basse (80 cm sous les couches correspondant à l’habitat dans la carotte C, et 40 cm en D) présente un faciès fin, où limons et colloïdes atteignent 88 %, et la carbonatation 95 %. L’allure générale de la courbe granulométrique démontre un dépôt sous une tranche d’eau relativement profonde, probablement comprise entre 2 et 6 m. Dans la couche de craie suivante, la fraction grossière sableuse est mieux représentée et la courbe granulométrique se redresse. Certains lits peuvent être très sableux et riches en coquilles de mollusques. Les phénomènes littoraux sont de mieux en mieux enregistrés car le niveau du lac baisse. La lame d’eau se réduit à 1‑3 m. L’occupation des rives se fait sentir : augmentation des teneurs en phosphates, présence de lits de charbons de bois.
17L’étude de ces carottages révèle un abaissement du lac qui est progressif, et peut‑être plus rapide dans sa dernière phase. On le remarque dans les analyses des sédiments et dans celles des pollens, où l’on voit concomitamment apparaître l’aulnaie riveraine. Celles des macrorestes végétaux montrent que les prairies subaquatiques de characées sont supplantées peu à peu par les rejets anthropiques, puis en dernier lieu par la roselière et la cariçaie. On passe d’une phase profonde à une phase sublittorale, puis eulittorale‑anthropique (la période d’habitat). Par la suite des conditions eulittorales‑sublittorales prévalent sur le site.
18Ces carottages ont encore l’intérêt de démontrer, dès la base de la carotte C, l’existence d’une occupation des versants antérieure à l’habitat médiéval de l’an Mil. Cette présence humaine est marquée dans les sédiments par des microcharbons flottés, mêlés à la craie, mais surtout par plusieurs niveaux centimétriques, plus organiques, qui présentent systématiquement un enrichissement en pollens liés aux cultures (ORGA I à III). On peut y reconnaître l’effet de sols riches en humus, récemment mis en culture, déstabilisés et transportés jusqu’au lac à l’occasion de forts ruissellements. Cette matière organique est fine, colloïdale, et ne dépasse guère 3 à 5 % du sédiment carbonaté. Ces niveaux restent difficiles à dater ; on sait toutefois qu’ils appartiennent aux temps historiques. La présence de Castanea et Jugions dans les pollens (cf. infra) ne permet pas de faire remonter leur ancienneté au‑delà de la période gallo‑romaine. Ils sont semblables à celui de la carotte 1210 daté de 650‑890 ap. J.‑C. ; mais lequel des trois niveaux ORGA I à III lui correspond ?
2.1.1.2 Les séquences sédimentaires autour du lac
Les tourbes riveraines
19Les formations tourbeuses se développent surtout au nord et au sud du lac. Seules celles de l’extrémité sud ont fait l’objet de quelques études. Elles nous sont connues autour de l’exutoire actuel par le creusement du déversoir et par plusieurs carottages de M. Magny (1979) qui permettent de limiter leur extension à quelques centaines de mètres en bordure du lac. Vers l’ouest leur épaisseur n’atteint plus qu’une dizaine de centimètres peu après la plage actuelle. Les dates de 1800 av. J.‑C. et de 1115 ap. J.‑C., fournies par le radiocarbone, ont été obtenues à la base et au sommet de cette formation relativement homogène qui atteint au maximum 80 cm de puissance et se développe autour de la cote –1 m. Elle est recouverte de craies lacustres dont il n’est pas toujours facile d’assurer la position primaire ou secondaire (travaux divers de creusement et remblayage). Les carottages 8 et 6 semblent indiquer que cette formation reste continue de l’exutoire actuel jusqu’au site de Colletière. La réalisation d’un grand transect rive‑lac a permis également de décrire et de dater les tourbes de Colletière (fig. 31) qui sont là, en position altitudinale, 40 cm plus élevées qu’au sud. L’ensemble de ces éléments explique que, si cette formation a débuté antérieurement au sud (1800 av. J.‑C.), son extension est surtout un phénomène qui se développe dans les premiers siècles de notre ère pour s’interrompre entre le xiie et le début du xive siècle. Rappelons que les dates 14C obtenues sur du matériel tourbeux peuvent être rajeunies par l’existence des racines issues des horizons supérieurs, déjà dégradées et non discernables. Il n’est pas davantage possible de percevoir des lacunes de sédimentation qui ont pu exister. Un degré d’altération plus avancé delà matière organique en révèle certaines, mais il est très difficile de les suivre stratigraphiquement. Toutes ces tourbes ne se sont pas formées sous de fortes hauteurs d’eau. Elles indiquent donc pour les dates considérées des niveaux que le lac n’a pas dépassé, sauf temporairement, L’alimentation possible en eau par des sources riveraines pose le problème de la limite inférieure du lac à partir de laquelle leur formation a été stoppée.

FIG. 31 – Datations des formation tourbeuses entre le site de Colletière et l’exutoire du lac.
Les Grands Roseaux
20La séquence sédimentaire sera ultérieurement décrite plus en détail (cf. infra). On retiendra ici que l’on retrouve, sous les couches d’habitat de ce gisement, une sédimentation crayeuse jaune verdâtre, à laminations millimétriques et centimétriques, semblable à celle des carottes C‑C’ de Colletière. Plusieurs lits de craie, très blanche, paraissent ponctuer la sédimentation du lac antérieur à l’an Mil. Trois niveaux organiques (ORGA I à III) liés à une anthropisation des rives et des versants sont aussi notés aux Grands Roseaux. De période historique, ils ne peuvent être strictement corrélés aux trois niveaux ORGA des carottes C‑C’. Les caractères sédimentaires et la flore diatomique dénotent un milieu limnique peu profond, eulittoral‑sublittoral, sans qu’il soit possible de suivre, comme en C et D, un abaissement progressif du niveau du lac. Les couches archéologiques se sont déposées hors d’eau, ou sous très peu d’eau. Le limon crayeux qui les recouvre est peu développé, 10 cm au maximum, mais prouve un retour à des conditions plus typiquement lacustres après l’occupation du xie siècle.
Les autres sites
21Dix‑huit autres sites ont été explorés, mais n’ont pas fait l’objet de travaux stratigraphiques particuliers, ni de carottages. Les observations provenant de trois d’entre eux doivent cependant être prises en considération.
22On retrouve, sur CH 1, 40 cm de craie coiffant un niveau très organique qui pourrait être une tourbe riveraine, ou un fumier d’habitat. Le site CH 18 présente, au niveau de la cote 0, une plage sableuse à galets, riche en charbons de bois, et recouverte par 1 m de craie lacustre. Ce sont les formations limniques les plus hautes actuellement connues autour du lac ; nous ne savons malheureusement pas leur âge. Sur l’île Loyasse CCH 5), à 7 m de profondeur, une formation organique de 60 cm d’épaisseur ne peut guère être qu’en position glissée.
2.1.2 Le milieu lacustre reflet du terroir
2.1.2.1 Le cut sédimentaire de la carotte 1210, rupture historique dans l’écosystème lacustre
23Contrairement aux séquences décrites précédemment, la carotte 1210, sur le tombant par 6 m de fond, donne accès à une information qui s’est inscrite continuellement en milieu subaquatique. Sa position à l’origine du grand transect rive‑lac permet, par corrélation stratigraphique avec l’habitat, d’obtenir un calage chronologique. Celui‑ci est fourni par le premier des lits centimétriques de craie blanche fine que l’on peut suivre sur les carottes 1210, 1010/1012, puis 810, 610/612, 410, 210/212 à une vingtaine clé centimètres sous la couche d’habitat médiéval. En l’absence d’une tranchée, la continuité des carottages paraît suffisante pour dater de l’an Mil une importante coupure sédimentaire visible à l’œil nu sur les carottes 1210 et 1010 (fig. 32 et 33). Quinze centimètres au‑dessus du lit blanc crayeux, au même niveau où en milieu littoral exondé les couches d’habitat commencent à se déposer, on observe à l’extérieur de la station et sous quelques mètres d’eau, le passage brusque d’une sédimentation crayeuse microlaminée blanchâtre, à une sédimentation plus perturbée, de couleur très grise, plus grossière, plus organique et détritique.

FIG. 32 – Stratigraphie de la carotte 1210.

FIG. 33 – Géochimie de la carotte 1210.
24Les analyses géochimiques confirment cette rupture qui est un événement important dans l’histoire du lac. Tous les paramètres étudiés basculent alors. L’évolution se fait dans le sens d’une chute des teneurs en carbonates de plus de 95 % à 85‑89 %, corrélative à une élévation des teneurs en matière organique de 2 % à 4‑5 %, et du détritisme minéral fin. On note également une chute du pH et une nette élévation des teneurs en phosphates. Cela indique un enrichissement sensible du lac en apports détritiques, dû à l’érosion des versants. La relation avec la déforestation, la mise en cultures, et la déstabilisation des sols semble évidente.
25L’étude des diatomées (fig. 34) corrobore largement les indications fournies par la sédimentologie. Dans la colonne 1210 deux phases sont bien distinctes, séparées par une coupure sédimentaire située entre les niveaux –58 et –56 cm. Il s’agit là d’une rupture de l’équilibre écologique à cette époque (fig. 35). La partie inférieure de la colonne contient un nombre important de petites diatomées du groupe Cyclotella costei. Cette centrique, découverte pour la première fois dans les sédiments de Colletière, semble s’apparenter, au point de vue écologique, à d’autres espèces de ce genre, telles Cyclotella comensls, C. tecta, et C. wuethrichiana. Au niveau du cut sédimentaire, le nombre de diatomées chute brutalement, notamment celui des Cyclotella sp. (fig. 36). La signification de ce phénomène est importante. En effet, les petites espèces du groupe des Cyclotella costei prolifèrent en grand nombre dans un milieu profond. Rencontrées comme ici en faible quantité, elles semblent caractériser un milieu peu profond. Parallèlement on remarque une augmentation importante de certains taxons (Fragilaria, Achnantes, Navicula et Cymbella), se développant sur les végétaux aquatiques, les pierres ou le fond, indiquant une faible bathymétrie. L’abaissement du lac s’est donc produit à cette période. La stabilité des végétations algales jusqu’à nos jours montre que le lac n’a par la suite jamais plus retrouvé son niveau d’avant l’an Mil.

FIG. 34 – Les diatomées des sédiments du lac de Paladru (cliché station d’hydrobiologie lacustre, Thonon). L’échelle représente 10 p. 1,2 Eunotia arcus Ehr. 3, 4 Epithemia goeppertiana Hilse. 5 Epithemia smithii Carruthers. 6 Pinnularia major (Kutz.) Cleve. 7 Tabellaria flocculosa (Roth) Kutz. 8 Melosira ambigua O. Müller. 9 Melosira islandica subsp. Helvetica C. A. Agardh. 10 Cyclotella comta (Ehr.) Kutz. 11 Cyclotella ocellata Part. 12 Cyclotella costei Druart et Straub. 13 Cyclotella kützingiana var. radiosa Grun. 14 Achnantes exigua var. heterovalva Krasske 15 Fragilaria construens var. venter (Ehr.) Grun. 16 Fragilaria cf. virescens var. elliptica (Ehr.) Grun. 17 Fragilaria leptostauron var. dubia Grun. 18 Fragilaria pinnata var. lancettula (Schum.) Hust. 19 Fragilaria leptostauron (Ehr.) Hust. 20 Fragilaria construens (Ehr.) Grun. 21 Fragilaria brevistriata Grun. 22 Fragilaria tabulata var. truncata Lange‑Bertalot. 23, 27 Gomphonema angustatum (Kutz.) Rabenh. 24 Gomphonema truncatum Ehr. 25 Gomphonema acuminatum Ehr. 28 Gomphonema tergestinum (Grun.) Fricke. 28, 46 Navicula diluviana Krasske. 29 Cymbella Helvetica Kutz. 30, 31 Cymbella Helvetica var. compacta (Ostrup) Kutz. 32 Cymbella microcephala Grun. 33 Cymbella sp. 34, 35 Cocconeis placentula var. euglypta (Ehr.) CL. 36 Diploneis elliptica Kutz. 37 Amphora thumensis (Mayer) A. CL. E. 38 Achnantes lanceolata var. dubia Grun. 39 Amphora inariensis Krammer. 40 Amphora lybica Ehr. 41 Navicula radiosa Kutz. 42 Navicula sp. 43 Navicula minima Grun. 44 Achnantes affinis Grun. 45 Navicula helensis Schulz. 47 Caloneis bacillum (Grun.) CL. 48, 49 Anomoeneis styriaca (Grun.) Hust. 50 Denticula tenuis Kutz. 51 Caloneis thermalis (Grun.) Krammer. 52, 53, 54 Denticula kuetzingii Grun. 55 Nitzschia cf. recta Hantzsch.

FIG. 35 – Nombre de diatomées dans la carotte 1210. (Abscisse : profondeur en cm. Ordonnée : nombre total de diatomées en milliers.)

FIG. 36 – Distribution des diatomées (par espèces) dans la carotte 1210. (Abscisse : profondeur en cm. Ordonnée : abondance en %.)
26Dans les niveaux –68 à –64 cm, correspondant au lit blanc rencontré dans la plupart des carottes (qui reflète une décarbonatation accélérée des eaux provoquée sans doute par un réchauffement), le nombre des diatomées diminue de façon significative et passe, en moyenne, de plus de 500 à 320 environ. Ce dernier phénomène peut être interprété de deux façons contradictoires :
– une forte précipitation des carbonates a simplement perturbé le développement des diatomées et leur sédimentation : épisode bref ;
– la décarbonatation n’a pas eu de conséquences graves sur le développement de ces diatomées et, dans ce cas, c’est un phénomène d’ordre bathymétrique qui en réduit le nombre : épisode plus long.
27Pour notre part, nous pensons davantage à une cause « climatique » (réchauffement) que bathymétrique, car le cortège d’espèces accompagnant Cyclatella costei caractérise bien un milieu encore relativement profond et calme.
28Plusieurs carottes extraites en 1210 ont fait l’objet de la mise au point d’une méthode d’analyse d’image à l’ordinateur (Brochier, Estienne 1988) qui a permis de décoder plus précisément la succession des microlaminations (Pl. I, A). Elle repose sur le principe des fausses couleurs, déjà utilisé pour le traitement d’images prises par satellite et dans le domaine de l’imagerie médicale. L’information provient d’une caméra vidéo qui filme la surface de la carotte ; le signal vidéo est numérisé et traité par un ordinateur Amiga 2000 Commodore qui effectue dosage et équilibrage par ordre, équivalence et contraste des fausses couleurs par rapport aux couleurs réelles. La coupure sédimentaire apparaît nettement par une prédominance, dans les 60 cm supérieurs, des teintes violacées (matière organique plus élevée, pH plus bas) sur les bleus et les jaunes (couches plus carbonatées). La sédimentation antérieure montre une fine stratification qui disparaît après le cut (Pl. I, B). Trois et peut‑être quatre épisodes sont bien visibles dans les quinze centimètres sous‑jacents au eut. Ils se lisent par des niveaux de jaune plus soutenu, en lits de quelques millimètres. La stratification‑repère de craie fine blanche est en réalité constituée de trois à quatre lits millimétriques qui se succèdent rapidement. Ce sont les plus fortement carbonatés de toute la séquence (96‑97 %). Il est tentant de corréler ces rythmes avec les indications météore‑climatiques fournies par le dosage de l’isotope 18 de l’oxygène (cf. infra). On serait en présence d’oscillations météorologiques brèves rapprochées, plus sèches, responsables d’une forte sédimentation carbonatée, qui auraient entraîné l’abaissement du lac. Certains accidents de croissance lisibles sur les cernes du bois médiéval (cf. infra) pourraient être mis en parallèle avec ces stratifications. Plus bas dans la séquence, on retrouve une nouvelle zone violacée (–85 cm), marquée par des teneurs un peu plus fortes en matière organique et en phosphates, mais n’atteignant jamais celles qui sont postérieures au eut. Ce niveau peut être rapporté à une première phase d’anthropisation du bassin versant, mais de moindre ampleur que celle qui s’est produite après. Une datation à partir de minuscules débris végétaux en a été obtenue à l’accélérateur de particules à Zurich : 650‑890 ap. J.‑C. (ETH 5876). Le matériel végétal détritique risquant d’être antérieur à son érosion, c’est plutôt la partie la plus récente de la fourchette chronologique qu’il faut retenir. Les diatomées enregistrent sur cette séquence, par une chute de leur nombre (fig. 35), ce qui pourrait être un abaissement du niveau du lac. Comme celle de l’an Mil, cette phase est précédée, 10 cm en dessous, par un signal carbonaté de plusieurs lits jaunes, bien visibles à l’analyse d’images. Les analyses géochimiques font encore apparaître un autre épisode d’anthropisation en dessous de 110 cm. Si la date AMS de Zurich permet de calculer un taux de sédimentation, soit 15 cm de craie en un peu plus d’un siècle (de 900 à 1000 ap. J.‑C.) nous ne prendrons pas le risque de l’utiliser pour dater le niveau inférieur, la sédimentation carbonatée étant loin d’être homogène comme le prouvent les lits blancs.

Pl. I. A – Analyse d’image en fausses couleurs de la carotte 1210.

Pl. I. B – Analyse d’image en fausses couleurs de la carotte 1210 : les séquences antérieures à l’an Mil.
2.1.2.2 Evolution sédimentaire des milieux profonds : la carotte de ‑30 m
29La séquence de 6 m de puissance, prélevée par la sonde Züllig à ‑ 30 m de profondeur, présente des limons plus ou moins carbonatés, blancs ou gris, avec des passages plus organiques ou à laminations plus marquées. Sept phases essentielles peuvent être individualisées (fig. 37). Nous ne les détaillerons pas toutes, certaines étant bien antérieures à la période qui nous intéresse ici.

FIG. 37 – Stratigraphie de la carotte III à –30 m.
30Le passage de la phase III à la phase IV apparaît comme une coupure majeure dans l’ensemble de la séquence. Les paramètres géochimiques traduisent les mêmes variations que lors du cut sédimentaire de la carotte 1210, c’est‑à‑dire une chute des teneurs en carbonates qui tombent de 90 % à 33 %, et une augmentation des teneurs en phosphates. L’élévation des teneurs en matière organique, de 2 % à 4 %, n’est pas suffisante pour expliquer la chute des carbonates qui doit résulter également d’apports détritiques terrigènes fins donnant leur couleur grise au sédiment. Les premières données de l’analyse palynologique situent cet épisode important dans la palynozone subatlantique (cf. infra). On peut donc penser que les phénomènes notés à la fois dans la carotte 1210 et à –30 m sont contemporains et dus aux mêmes causes. Si tel est le cas, cela signifie que l’exploitation du terroir s’est vraiment étendue à tout le bassin versant, et a été intensive.
31L’étude des diatomées révèle aussi deux zones différentes (fig. 38). L’analyse d’un sondage profond dans un lac est toujours très difficile à interpréter et doit se faire prudemment. En effet, ce carottage contient des algues pélagiques provenant du lac proprement dit, mais aussi une grande quantité d’organismes végétaux issus des berges et des cours d’eau affluents. L’interprétation de la présence, dans le sédiment profond, de tous ces organismes en est rendue délicate, voire impossible. La séquence la plus profonde (de –428 cm à –150 cm) montre des associations, de diatomées caractérisées par la prédominance de Pennales épiphytes et benthiques. Quelques taxons sont typiquement planctoniques (Diatoma hyemale, Synedra acus var. angustissima) (fig. 39). Les diatomées rencontrées dans ces milieux profonds sont en nombre très faible. Certains niveaux en sont dépourvus (–260 cm par exemple) sans qu’aucune explication puisse être avancée. L’absence (sauf à –394 cm) des Cyclotella, espèces plus fragiles, est peut‑être due au milieu plus réducteur qui a dissous ces algues assez délicates. La seconde séquence commence à –150 cm pour se terminer à la surface. Les diatomées y sont très nombreuses et les Cyclotella dominent très largement (de 65 à 95 %). De très nombreux genres littoraux ou benthiques (de 7 à 45 par niveau) sont associés à ces petites diatomées centriques. Leur abondance semble être d’ordre trophique. Un événement d’importance s’est produit à cette époque sur le bassin versant. Comme sur le carottage 1210, nous percevons une rupture des équilibres écologiques. Autre parallèle avec la carotte 1210 : les conditions antérieures de sédimentation ne se retrouvent jamais plus, même si plusieurs modifications sont visibles ici (phases IV, V, VI et VII).

FIG. 38 – Nombre de diatomées et de taxons dans la carotte III. (Abscisse : profondeur en cm.)

FIG. 39 – Distribution des diatomées (par espèces) dans la carotte III. (Abscisse : profondeur en cm. Ordonnée : abondance en %.)
2.1.3 Évolution du lac et occupation de ses rives
32La richesse des informations fournies par les études de terrain conduit à proposer une trame interprétative de l’histoire lacustre. Cependant, les calages chronostratigraphiques restent parfois imprécis, et les données trop ponctuelles devront être confirmées par la multiplication des sites étudiés. Pour plus de commodité, les niveaux du lac ne seront pas donnés en altitude absolue, mais par rapport au niveau 0 du limnimètre ; ils sont présentés à titre d’hypothèse de travail.
2.1.3.1 Le lac avant la période gallo‑romaine
33Nous ne détaillerons pas ici les événements qui sortent du cadre chronologique et qui peuvent remonter au début des temps post‑glaciaires. Des variations ont été décrites pour la fin du Néolithique (Bocquet et al. 1987 ; Brochier 1986a ; Clerc et al. 1989). Nous noterons l’apport du grand transect rive‑lac de Colletière qui place un niveau de plage, de 2860‑2395 av. J.‑C., repéré à –1,30 m/–1,10 m. Dès que l’on sort des sites bien datés archéologiquement, on est confronté à de délicats problèmes de datation. Les zonations polliniques ne peuvent plus être utilisées pour fournir une chronologie ; les éléments stratigraphiques permettent ponctuellement de donner quelques calages. Les datations au 14C sont souvent nécessaires, mais la quantité de matière organique récupérée clans les carottes est souvent infime, ce qui implique le recours à des techniques plus élaborées, nécessitant l’emploi d’un matériel sophistiqué, tel que l’accélérateur de particules. Les événements enregistrés dans les sédiments intéressent l’histoire du lac et celle des hommes. Ils sont souvent le reflet de changements majeurs au sein des milieux naturels et des sociétés humaines. Il faudra donc peu à peu arriver à les dater avec davantage de précision et de certitude.
2.1.3.2 Les fluctuations lacustres au cours de la période gallo‑romaine
34Les seuls repères précis actuellement disponibles sont les formations de tourbe des iie‑iiie siècles de notre ère. L’extension des tourbes riveraines de l’exutoire semble bien se produire à cette époque. Une baisse du niveau du lac de 1,20 m à 1,50 m en dessous du 0 actuel pourrait en être responsable. En considérant l’écart de temps entre l’apparition de la cause et la constitution d’un dépôt organique suffisant pour être daté, ce phénomène a pu débuter quelques décennies, voire un siècle auparavant.
35Ces tourbes recouvrent un amoncellement de galets, cordon d’épierrement parallèle au rivage, qui doit être interprété comme la limite de la première terrasse de culture ; aucun sédiment lacustre ne vient la coiffer. Il est logique de dater cet aménagement de l’époque romaine mais d’un strict point de vue stratigraphique il pourrait cependant être antérieur. Le lac n’a donc jamais stationné à de hauts niveaux, au moins jusqu’à ce que ce cordon soit recouvert de colluvions, après les xiiie‑xive siècles.
36Plusieurs stations gallo‑romaines ont été localisées sur le littoral (cf. infra). Le manque d’informations sur leur nature exacte et sur la couche archéologique (remaniée ou non par l’eau) qui doit leur être associée les rend difficilement exploitables en termes de variations bathymétriques, mais va plutôt dans le sens d’un niveau lacustre bas. Leur existence pourrait être corrélée avec les plus bas des niveaux organiques repérés dans les carottes C et 1210 de Colletière ainsi que dans la carotte GR3 des Grands Roseaux, niveaux incontestablement liés à une occupation et à une mise en culture des versants.
37Nous proposons de restituer pour la période comprise entre le ier et le iiie siècle environ, un niveau du lac plus bas de 1,50 m à 2,50 m. Divers mouvements lacustres, tout aussi imprécisément datés, semblent exister pour cette période sur les lacs périalpins. Le Rhône est au même moment affecté par d’importantes modifications hydrologiques (Bravard et al. 1990).
2.1.3.3 Jusqu’à l’an Mil, abaissement du niveau du lac et signes d’occupation du territoire
38L’intervalle qui sépare l’époque romaine de l’implantation des habitats médiévaux est marqué par des phénomènes importants qu’il est encore difficile de dater avec précision.
39Sur la rive, les tourbes continuent apparemment à se former. Les dates 14C ne prouvent pas que leur formation a été absolument continue, et il n’est pas exclu que leur développement ait été interrompu par des eaux beaucoup plus hautes (niveau de craie intermédiaire dans le transect sud) ou beaucoup plus basses (niveaux plus dégradés, minéralisés, noirâtres).
40Dans le lac, le mètre et demi de sédimentation crayeuse exploré sous la couche de l’an Mil est d’âge historique. Deux à trois niveaux organiques centimétriques sont repérés de façon générale dans les sédiments, à Colletière comme aux Grands Roseaux. Plus riches en éléments organiques et minéraux colloïdaux d’origine détritique, en phosphates, en micro‑charbons, en pollens liés aux cultures, ils sont les signes de l’exploitation des versants par l’homme. Ils ne représentent probablement pas des phases majeures d’anthropisation mais sont plutôt des enregistrements occasionnels (forts orages érosifs, crues). Le niveau organique le plus proche des couches de l’an Mil est daté sur la carotte 1210 de 650‑890 ap. J.‑C. Plusieurs autres sont probablement médiévaux. Ils prouvent pour cette période peu connue, en l’absence de sites archéologiques terrestres identifiés, l’existence d’une exploitation ponctuelle et diffuse du terroir bien moins intense que celle de l’an Mil.
41Le lac a encore fossilisé sous quelques centimètres de craie, juste avant le début des constructions de Colletière, un lit discontinu de charbons, copeaux, écorces, traces d’un premier aménagement des rives. Il est pour l’instant impossible de savoir avec certitude s’il révèle une occupation antérieure ou s’il est la trace de la toute première occupation du xie siècle, précédant immédiatement ou accompagnant les constructions (les archéologues penchent plutôt vers cette hypothèse).
42Les sédiments lacustres du site marquent de façon discrète mais cependant sensible, un abaissement du lac qui se lit sur les carottes C et D, respectivement à partir de 90 cm et 20‑35 cm, sous les couches de l’occupation médiévale. Cette variation limnimétrique est donc, au moins pour une part, progressive. Aux Grands Roseaux la craie antérieure à l’occupation se dépose déjà en milieu peu profond,
43Sur la carotte 610‑612, sous l’habitat même de Colletière, ainsi que sur la carotte 1210, en milieu plus profond, trois à quatre lits millimétriques plus carbonatés sont bien visibles en analyse d’image. Nous les rattacherons à des épisodes annuels saisonniers particuliers, probablement des années plus sèches. En confrontant les cycles présentés par la courbe de l’oxygène isotopique et celle des cernes du chêne, quelques décennies avant l’an Mil, plusieurs années marquantes ressortent, qui pourraient correspondre à ces épisodes. S’inscrivant déjà dans un mouvement général d’abaissement des eaux, on aurait avant l’occupation de la plage une succession rapide d’années à déficit hydrique conduisant à une exondation des rives crayeuses, dégageant un « pointement » de la rive, choisi ensuite par les hommes pour s’y installer. Ce phénomène se produit au cours du xe siècle. Les sédiments suggèrent une crise climato‑météorologique qui serait l’aboutissement d’épisodes brefs mais marqués, se succédant de façon plus ou moins espacée.
44L’habitat de Colletière a été bâti hors d’eau, ou tout au plus les pieds dans l’eau, les traces sensibles d’action de l’eau n’apparaissant qu’à partir de –4 m, sur la carotte 810. Cet hydrodynamisme peut cependant être relatif à la remontée ultérieure des eaux. Ces considérations, et la position de couches sur le tombant (de –2,50 m à –4,50 m) où l’on n’identifie pas de traces limniques, conduisent à proposer deux hypothèses :
45– l’eau baigne les pieds du site et le niveau du lac fluctue entre –4 m et –5 m ; cet abaissement paraît important mais les modèles élaborés sur la base de plusieurs années sèches montrent que cela est réalisable (Picard et al. 1989 ; Feyt 1982) ; la partie amère du site, entre l’habitat et la rive, n’est inondée qu’en période de hautes eaux ;
46– la morphologie du tombant s’est modifiée, comme c’est souvent le cas en milieu lacustre ; la couche anthropique, à l’origine horizontale, s’est affaissée vers le tombant de 1 à 2 m ; le niveau du lac se situerait alors plutôt entre –2,50 m et –3,50 m ; rien ne prouve un tel phénomène, mais rien ne permet de l’exclure formellement ; la zone amère de l’habitat resterait alors continuellement inondée. L’origine réellement climatique de cet épisode lacustre ne pourra être formellement établie que s’il se retrouve de façon systématique dans plusieurs lacs. Or les sédimentations limniques médiévales sont mal connues et ont été peu étudiées. De bas niveaux sont enregistrés en Pologne sur la période allant du iie au xie siècle de notre ère (Gaillard 1985). Plus proche du lac de Paladru le marais du Grand Lemps (Isère) a connu une élévation du niveau d’eau vers 770 +/‑ 110 ap. J.‑C. qui serait due, d’après les auteurs de l’étude, à un barrage peut‑être nécessité par les conditions climatiques (Clerc et al. 1989). Dans le cas d’un lac comme celui de Paladru, véritable pluviomètre, d’autres facteurs que le climat peuvent encore entrer en jeu : évolution morphodynamique du lac et de son exutoire, rôle de l’homme sur le bassin versant par l’intermédiaire de son action sur la forêt.
2.1.3.4 Après l’an Mil, d’importantes modifications écologiques
47La coupure sédimentaire de la carotte 1210 montre bien qu’au xie siècle un stade de rupture avec les équilibres précédents est atteint. L’état initial du milieu limnique ne sera plus restauré par la suite. L’existence de plusieurs habitats médiévaux synchrones, corrélée à une augmentation des colloïdes terrigènes organiques et minéraux, et à une élévation des teneurs en phosphates, permet d’affirmer que l’homme est à l’origine de cette modification de l’écosystème. Pour des besoins accrus, par des techniques agraires améliorées, les versants sont activement exploités comme ils ne l’avaient jamais été, même à l’époque romaine. A certains endroits les sols sont déstabilisés par des déforestations qui ont dû être intensives. Comme souvent, c’est de la conjonction de plusieurs phénomènes que naissent les crises. Celle‑là a été probablement plus aiguë pour le lac parce qu’elle est survenue lors de conditions déficitaires sur le plan hydrique.
48On connaît peu de choses sur le niveau du lac juste après l’habitat. Mais le site n’a pu rester exondé très longtemps sans que le matériel organique ne se soit beaucoup détérioré. L’eau a probablement remonté et a recouvert le site peu de temps après son abandon. Il n’est en tout cas pas possible d’affirmer que c’est l’eau qui a chassé les hommes, et encore moins que la remontée a une cause uniquement climatique. Les déforestations intensives ont pu modifier le bilan hydrologique et être en partie responsable de la transgression.
2.1.3.5 De l’an Mil à nos jours
49Les séquences sédimentaires postérieures à l’an Mil sont trop réduites pour documenter valablement cette période. D’autre part, les repères chronologiques sont quasi inexistants. On peut, semble‑t‑il, situer l’arrêt des formations tourbeuses littorales au début du xive siècle. Pour quelles raisons ? Anthropiques ou hydrologiques ? Des colluvions issues du versant prennent alors le relais et pourraient signifier un autre type d’aménagement agraire du littoral.
50Les craies souvent organiques et détritiques, polyphasées et perturbées, qui scellent les tourbes indiquent bien un retour des hautes eaux (1 m au plus en dessous du 0) durant les périodes récentes. Les variations sédimentaires de la carotte profonde montrent également que des modifications difficilement interprétables se sont produites.
2.2 Pédogénèse et potentialités
51Jean‑Marcel Dorioz
52Il est possible, à partir d’une analyse du paysage actuel, de mettre en évidence les principaux types de terroirs composant l’environnement de Charavines, les contraintes et les potentialités agronomiques spécifiques de chacun d’entre eux et les caractéristiques hydrologiques du bassin versant du lac de Paladru.
53En y ajoutant les données de la paléobotanique (macrorestes et pollens), une telle démarche aboutira à proposer des hypothèses de reconstitution du terroir et du paysage rural autour des habitats de l’an Mil. Notre diagnostic est fondé sur une reconnaissance des relations entre répartition des sols (pédologie), formes du relief (géomorphologie et géologie) et modes d’occupation actuels ou récents des terrains (usage agricole, groupements de végétation), Ceci nous conduit aussi à considérer la diversité des conditions topoclimatiques, les dynamiques de la végétation (séries de végétation) et des sols (pédogénèse, fertilité). A l’aide de ces diverses clefs de compréhension du milieu et de son organisation, nous effectuerons une transposition vers le passé. Cette extrapolation, qui nécessite bien entendu de passer les informations obtenues sur l’actuel au filtre des connaissances historiques sur l’agriculture et ses outils, sera intégrée clans les chapitres qui suivent.
2.2.1 Principes
54La plupart des sols de la région ont en commun un certain nombre de caractéristiques : ils sont profonds, filtrants, à texture plutôt grossière (SL à LS), souvent fortement chargés en cailloux (fig. 40), mais la fertilité est très variable selon les terrains. Ces propriétés communes sont le reflet d’une certaine homogénéité des conditions de la pédogénèse, en particulier au niveau des « roches‑mères ».

FIG. 40 – Texture et charge en cailloux des sols de la partie méridionale du lac.
55La pédogénèse est presque toujours assez ancienne puisqu’elle débute immédiatement lors de la mise en contact des dépôts sédimentaires avec l’air. Les matériaux géologiques régionaux, tous très fragmentés, riches en carbonate de calcium, s’ameublissent surtout par dissolution des fragments de calcaire, mais aussi par désagrégation des grès et altération de divers types pétrographiques (libération de fer...), Les éléments libérés par ces processus sont exportés (bases en particulier), redistribués dans le profil par l’eau de percolation, ou contribuent à la genèse de terre fine (argiles, limons). Corrélativement, les fragments les plus résistants (galets de quartzite, sables siliceux...) se reconcentrent dans les couches superficielles du sol, qui lui‑même s’appauvrit globalement, voire s’acidifie. Il s’ensuit une baisse de la « fertilité chimique naturelle ».
56L’eau est l’agent essentiel de l’évolution des sols et, en général, le degré de transformation de la roche‑mère, la profondeur du sol et l’acidification sont d’autant plus accentués que les quantités d’eau qui ont traversé le sol depuis sa « naissance » sont grandes. Mais le plein développement de ces phénomènes de pédogénèse dépend de la topographie, qui règle les flux d’eau et de matière ainsi que du matériau initial, en particulier de sa richesse en calcaire, paramètre qui influe sur sa résistance aux effets du lessivage.
57Sur les versants pentus et les éboulis, ainsi que sur les cônes de déjection, la couverture pédologique se trouve dans des situations » instables » en raison des remaniements incessants dus à l’érosion et au colluvionnement. Les sols restent calcaires ou calciques (décarbonatation limitée aux éléments fins du sol). Ces situations sont peu développées dans le paysage actuel, en raison de la faiblesse du ruissellement.
58A l’inverse, en position « stable » (collines à pentes faibles), la décarbonatation est profonde. En général, elle atteint 1,5 m, mais parfois, au‑delà du sol au sens strict, on note un épais horizon décarbonaté (1 m) faisant la transition avec la roche‑mère. La décarbonatation s’accompagne alors d’un appauvrissement et d’une acidification des horizons de surface (entre 0 et 60 cm, les pH sont en moyenne entre 4,5 et 5,5) (fig. 41). Par ailleurs, les horizons superficiels sont très chargés en éléments siliceux grossiers.

FIG. 41 – pH et nature des sols de la partie méridionale du lac.
59Les dépressions, les vallons et les vallées « sèches » constituent, même en l’absence d’alluvionnement actuel ou récent, un autre type de topographie stable. Cependant, on y observe des phénomènes tout à fait différents, puisque les sols demeurent calcaires, calciques, ou tout au plus légèrement acidifiés (ph > 6 en surface). Cette divergence dans l’évolution des sols s’explique à la fois par la présence des nappes et par un matériau différent du conglomérat constituant les collines, moins filtrant et plus riche en calcaire actif en raison de sa finesse relative (jusqu’aux dépôts limoneux). Les nappes se manifestent parfois, quant à elles, par des traces d’oxydoréduction du fer dans le profil ou, à l’extrême (engorgement très prolongé), par le développement d’horizons tourbescents.
60La végétation reflète plus ou moins l’action conjuguée de nombreux facteurs ayant trait au climat, au sol et à l’action séculaire de l’homme. Elle fournit une vision complémentaire sur l’organisation du paysage et, au‑delà, sur ses potentialités. Nous avons donc repéré parallèlement les grands types de formations végétales forestières ainsi que quelques éléments sur la composition des taillis, des haies et des prairies permanentes. Notre ambition n’est pas de réaliser un inventaire phytosociologique (cf. infra), mais d’utiliser la végétation comme critère supplémentaire soulignant la différenciation actuelle des terroirs en quatre types (fig. 42).

FIG. 42– Les principaux terroirs du bassin versant d’après l’enquête pédologique.
2.2.2 Les principaux terroirs
2.2.2.1 Fortes et moyennes pentes chaudes sur sols calcaires
61Elles correspondent aux éboulis (rarement fonctionnels actuellement) du conglomérat. Les pentes sont orientées au sud‑ouest et à l’ouest, et portent des sols restés calcaires (sol brun calcaire humifère), mais très chargés en cailloux, parfois de grande taille.
62La végétation reflète ce milieu relativement xéro‑calcicole, avec des prairies un peu sèches (peu productives en été), évoluant en cas d’abandon vers des taillis à base de cornouiller sanguin. Çà et là on observe du genévrier commun et du chêne. Dans l’ensemble, il semble que la végétation se rattache à des faciès un peu secs de la chênaie à charme.
63Actuellement il s’agit du terroir le moins intensivement exploité (petites parcelles, peu de labours, friches, pâtures maigres, vignes). Cependant, en raison de sa proximité par rapport au site et de son microclimat (zone précoce, cerisiers abondants en haie), ce terroir a pu jouer un rôle important dans le passé,
2.2.2.2 Les sols acides et caillouteux sur pentes faibles (milieu frais)
64Ils occupent en général des pentes plutôt faibles et des positions topographiques hautes, sur les matériaux anciens (glaciaire, conglomérat). Ce sont typiquement des sols acides apparemment lessivés. Les charges en cailloux sont fortes et de surcroît localement très grossières, surtout sur dépôts morainiques.
65La végétation « naturelle » semble se rattacher aux chênaies acidophiles (chêne sessile, châtaignier) avec, dans les positions les plus fraîches, des faciès riches en hêtre (submontagnard ?). L’acidification n’est pourtant jamais extrême et l’on rencontre peu d’acidophiles types dans le cortège floristique (abondance de ronces). L’humus reste actif (mull‑moder, mull). Les zones à charges caillouteuses très fortes et très grossières sont vouées à la forêt ; dans les zones plus propices, selon la topographie, on trouve des cultures ou des pâtures. On observe fréquemment de nos jours des épierrages.
66Globalement les caractéristiques défavorables de ce terroir ne semblent pas susceptibles de remettre en cause, sauf sur certains placages glaciaires, la possibilité de développer des herbages. Ces derniers, tout comme d’ailleurs les forêts de châtaigniers des placages glaciaires, sont d’une productivité spontanée (en conditions extensives) assez moyenne (estimations pour les prairies : 20 à 30 q/ha/an de matière sèche ; pour la forêt collinéenne locale : 3 à 4 m3 de bois/ha/an).
2.2.2.3 Les pentes faibles en milieu frais, à sols calcaires ou calciques, sains mais caillouteux
67Elles correspondent à des stations où les tendances à la décarbonatation et à l’acidification sont contrecarrées par un matériau initialement plus riche en calcaire fragmenté et/ou par un fonctionnement hydrique moins favorable à la percolation. On les observe donc sur les dépôts fluviatiles ou fluvioglaciaires récents, sur les cônes de déjection, sur les colluvions de fond de talweg. Typiquement, ce sont des sols bruns à texture limono‑sableuse, à charge caillouteuse en général moyenne, localement forte. En général, le taux de cailloux et surtout la taille de ceux‑ci sont plus faibles que dans les terroirs à sol acide. Cette différence s’accentue quand on se rapproche du lac.
68La végétation appartient à la chênaie à charme (sous un faciès frais) avec très localement des passages à des faciès plus mésohygrophiles, riches en frêne et en chêne pédoncule. Actuellement, la mise en valeur est fondée sur la culture (maïs) et la prairie (temporaire fauchée dans les plats, pâturée dans les pentes). En bref, la fertilité est plus grande que sur les sols acides, mais la charge en cailloux reste forte, sauf localement.
2.2.2.4 Dépots sédimentaires récents aux abords du lac
69C’est un terroir de surface actuellement limité mais qui a pu évidemment s’agrandir lors des épisodes de régression lacustre. Sa dynamique est tout entière soumise à la présence et à la fluctuation des nappes. Les sols sont calciques, à texture fine (LSA à LA), plus ou moins marqués par l’hydromorphie, mais pauvres en cailloux. Les pentes sont nulles ou faibles. La proximité de la nappe assure à la végétation une bonne alimentation en eau, ce qui peut être intéressant en période sèche. Il s’agit par ailleurs de sols froids au printemps et plus ou moins inondables. Selon le degré d’hydromorphie, on peut distinguer :
– les sols dont seuls les horizons profonds montrent des signes d’asphyxie (pseudogley) ;
– les sols où l’asphyxie se manifeste jusqu’en surface par la présence d’horizons tourbescents. Les premiers sont tout à fait propices au développement des cultures (maïs, prairies) ou des peupliers. Les seconds portent des végétations spécialisées, bien connues des phytosociologues : roselières, taillis de saule, cariçaies, etc.
70Ce terroir présente probablement un intérêt historique particulier en raison de sa fertilité spontanée ou consécutive à un drainage sommaire, et des surfaces herbacées susceptibles d’être dégagées par une baisse modérée du lac et de la nappe associée. Ces terres éventuellement dégagées (quelques dizaines d’hectares à Colletière) offrent des conditions d’exploitation certes médiocres. La composition botanique serait bien peu propice à la pâture avec les races actuelles d’animaux domestiques. Mais on peut en revanche envisager une exploitation avec des animaux très rustiques à faibles performances zootechniques, comme le montre l’introduction actuelle de vaches rustiques dans certains marécages, pour assurer l’entretien de la végétation.
2.2.3 Conclusion
71Nous avons distingué quatre terroirs assez différenciés en termes d’ambiance topoclimatique et pédologique. Le diagnostic permet de « prendre du recul » par rapport au site de Colletière. Pour le problème qui nous préoccupe, il importe surtout de caractériser le dynamisme de la végétation dans les principales situations pédologiques et topoclimatiques, seul moyen de reconstituer, en relation avec les scénarios d’occupation, les divers aspects possibles de la couverture végétale. En bref, en comprenant sur le terrain les dynamiques actuelles, il semble possible d’évaluer les répartitions des espèces importantes, l’utilisation des sols, la productivité des formations végétales, et, en intégrant ces paramètres, de proposer la restitution d’un modèle de paysage, proche de ce qu’il dut être aux alentours de l’an Mil.
2.3 La végétation actuelle
72Agnès Guigue
73La région du lac de Paladru se caractérise aujourd’hui par une forte représentation des terres agricoles. Sur une superficie d’environ 6000 ha, l’emprise agricole domine largement et seul le vingtième des sols est couvert de forêts dont la plupart sont privées et traitées en taillis et taillis sous futaie. Celles‑ci ne persistent que sur les sols les moins fertiles ou présentant une forte déclivité.
74L’étude porte sur le bassin versant « élargi » et ne se limite pas au réseau hydrographique alimentant le lac. Elle englobe en outre la vallée de Valencogne (fig. 43). Trois grands ensembles forestiers peuvent être distingués :
– au sud‑ouest, la forêt de la Sylve Bénite et le bois des Côtes du Gay ;
– au sud‑est, surplombant en partie le site de Colletière, l’ensemble formé par les Côtes du lac, le bois Brûlé, le bois du Grand Platon, le bois du Châtelard ;
– en versant ouest du lac, sur le plateau, un ensemble de bois dont la composition floristique est fortement appauvrie par des interventions humaines forestières (bois Poulet et bois de Briche).

FIG. 43 – La couverture végétale actuelle.
75La structure géomorphologique particulière de la rive droite, marquée par de nombreuses combes, permet le maintien d’une végétation arborée en bandes, en bordure des talwegs (fig. 44). Les zones marécageuses ou sous l’influence de la nappe phréatique constituent un sous‑ensemble où les groupements d’hélophytes ont remplacé les groupements aquatiques qui occupaient les anciennes nappes d’eau permanente.

FIG. 44 – La couverture végétale dans les combes (versant ouest). 1 Ruisseau bordé de frênes, peupliers noirs, charmes. 2 Charmaie fraîche en taillis (souvent infiltrée de frênes). 3 Chênaie à charme thermophile. 4 Pelouse sèche exposée sud. 5 Céréaliculture sur replats. 6 Prairie mésophile sur pente faible. 7 Taillis de châtaigniers.
76L’analyse des groupements végétaux a été effectuée à partir de relevés dans lesquels chaque espèce est affectée, par strates (arborescente, arbustive et herbacée), d’un pourcentage de recouvrement. Les pelouses, pâtures et prairies agricoles ont été sommairement définies en fonction de leur type d’utilisation.
77Des territoires homogènes sont ainsi déterminés, à partir de critères floristiques et écologiques. La forte influence humaine, le type de parcellaire, la géomorphologie variée rendent plus complexe cette partition de l’espace, en particulier en milieu forestier.
2.3.1 Les groupements aquatiques et subaquatiques
78Ces groupements sont en très nette régression en bordure du lac en raison de l’anthropisation croissante des rives (construction de ports, petites digues, aménagement de plages...) et de la fréquentation accrue. Sur ce milieu déjà fragilisé le cygne paraît en outre jouer un rôle néfaste sur la phragmitaie dont il mange les jeunes pousses. Ne subsistent que des lambeaux banalisés de phragmitaie (Phragmües australis) et de scirpaies (Scirpus lacustris) (fig. 45). Le seul ensemble d’importance est localisé en rive nord du lac. Les sciipes (joncs) se maintiennent et croissent, formant une avancée dans le lac, alors que la phragmitaie (roselière) régresse de façon significative.

FIG. 45 – Zonation des groupements de végétation aquatiques et subaquatiques. 1 Phragmitale. 2 Cariçaie à Carex elata. 3 Lande à Salix cinerea. 4 Aulnaie‑frênaie à Alnus glutinosa. 5 Frênaie à Quercus robur.
79A l’échelle retenue pour cette étude, il n’est pas possible de représenter les microstations de végétation aquatique et semi‑aquatique. La végétation des zones où l’eau stagne pendant toute l’année est constituée des communautés banales d’hélophytes à nénuphars (Nymphaea alba, Nuphar luteum, Potamogeton natans, Myriophyllum verticillalum). Des populations de lentilles d’eau (Lemna minor) colonisent l’eau libre. On note l’envahissement par les rives de peuplements localement encore denses de Pbragmites australis, accompagné de Solidago gigantea (verge d’or), Lysimachia vulgaris, Lytbrum salicaria, Iris pseudacorus.
80Les ripisylves forment des franges interrompues autour du lac. Les modifications d’origine anthropique sont fortes en raison de la proximité des habitations et des jardins. Elles sont constituées de frênes (Fraxinus excelsior), de peupliers noirs (Populus nigra), de saules blancs (Salix alba) et d’aulnes glutineux (Alnus glutinosa). Elles sont souvent infiltrées de conifères et d’espèces introduites.
2.3.2 Les groupements en rapport avec la nappe phréatique
81On peut distinguer d’une part les marais du nord du lac, zone de comblement par des alluvions fluviales, le lac étant anciennement plus étendu, et d’autre part les marais issus du comblement d’anciens étangs. Créés au Moyen Age par les Chartreux, ils ont été abandonnés à la Révolution et enrichis en éléments fins issus du colluvionnement latéral. Une zonation peut être observée à partir des îlots aquatiques encore présents, mais souvent en microstations en fonction du profil des berges, ce qui rend les différenciations délicates à notre échelle d’étude.
82Le stade ultime, la frênaie à Quercus robur (chêne pédonculé), est rarement présent, éliminé par un déboisement ancien ; il a cédé la place à des usages agricoles (maïs, prairies fraîches) ou à des plantations de peupliers.
83Les phragmitaies et cariçaies sont étroitement imbriquées, aussi ne sont‑elles sur la carte représentées que par un seul figuré. La phragmitaie est pauvre en espèces : Pbragmites australis, Lytbrum salicaria (salicaire), Lysimachia vulgaris (lysimaque commune), Slachys palustris, souvent infiltrés de Solidago gigantea, espèce introduite d’Amérique du Nord. La cariçaie à Carex elata en touradons s’implante lorsque l’inondation est temporaire. Elle comporte Iris pseudacorus, Mentha aquatica, Galium palustre, Lytbrum salicaria, Lysimachia vulgaris. Les saules (Salix alba, Salix cinerea) colonisent les parties les plus hautes.
84La lande à Salix cinerea (saule cendré) se substitue aux cariçaies lorsqu’elles ne sont pas fauchées. On y trouve Vibumum opulus, Rhamnus frangula, et Alnus glutinosa en fourrés plus ou moins développés.
85L’accumulation de matière organique et la formation de tourbe eutrophe ont favorisé l’implantation de prairies hygrophiles à Molinia caerulea et Schoenus nigricans (choin). Aujourd’hui abandonnées, elles évoluent vers une lande à Rhamnus frangula (bourdaine) puis à Alnus glutinosa.
86L’aulnaie typique à Alnus glutinosa et l’aulnaie‑frênaie s’installent peu à peu avec Cornus sanguinea (cornouiller sanguin), Vibumum opulus (viorne opale) et Crataegus monogyna (aubépine) en zone plus exondée. On y trouve des herbacées hygrophiles (Carex riparia et Carex acutiformis) et des mésohygrophiles exigeantes au point de vue trophique comme Filipendula ulmaria (reine des prés). Elle est souvent enrichie en plantations... de peupliers.
2.3.3 Les groupements forestiers
87La région étudiée appartient à l’étage collinéen, à l’exception des parties les plus hautes qui font partie de l’étage submontagnard‑montagnard. L’ensemble des formations arborescentes se rattache à la série de la chênaie à charme collinéenne, au sein de laquelle on peut définir plusieurs faciès en fonction des particularités édaphiques (fig. 46). Elle est liée à une bonne alimentation hydrique, en particulier en période estivale. Des sols profonds bien pourvus en eau pendant la période d’activité biologique sont favorables à son installation. Les meilleures terres de cette série sont vouées à l’agriculture.

FIG. 46 – Les faciès de la chênaie à charmes en fonction de différents paramètres.
2.3.3.1 Le faciès thermophile
88Les charmaies thermophiles occupent les expositions sud/sud‑ouest. Le chêne sessile (Quercus petraea) peut s’hybrider avec le chêne pubescent (Quercus pubescens). Il n’existe pas clairement de chênaie à Quercus pubescens et Buxus sempeivirens (buis) que l’on pourrait rattacher à la série du chêne pubescent sur sols superficiels. Le buis fait d’ailleurs totalement défaut ainsi que d’autres espèces caractéristiques comme Rubia peregrina (garance). Ici les sols sont plus profonds, la capacité en eau est meilleure et le charme est toujours présent.
89Ces groupements occupent des pentes assez fortes en situation thermique favorable (sud, croupes). L’espèce dominante est le chêne sessile (Quercus petraea), et le charme (Carpinus betulus) constitue la strate dominée. Le groupement est souvent peu dense (clairières), le sol présente en surface une litière épaisse qui se décompose lentement. Près des lisières, le pin sylvestre (Pinus sylvestris) est présent dans le boisement au‑dessus de Louisias.
2.3.3.2 Le faciès neutrophile
90Il s’agit de la chênaie à charme type, sur sols en pente forte ou sur sols colluviaux profonds à mull calcique en localisation fraîche. Le groupement se présente sous forme de taillis de charmes constituant un sous‑bois très sombre. La strate herbacée est formée d’espèces du mull actif et du mull forestier : Vinca minor (pervenche), Hedera hélix (lierre), Lamium galeobdolon, Arum maculatum, Lonicera periclymenum (chèvrefeuille), Polygonalum multiflorum, Brachypodium sylvaticum.
91Cette charmaie type est parfois infiltrée de hêtre (Pagus sylvalica) ou de châtaignier (Caslanea saliva), accompagnés d’un cortège floristique d’espèces acidophiles. Elle a souvent fait l’objet de reboisements d’espèces allochtones, en particulier sur le versant est du marais de Valencogne, où mélèze du Japon, pin Douglas, chêne rouge d’Amérique et pin noir d’Autriche ont été introduits.
92D’autres secteurs ont subi un traitement forestier favorisant largement des espèces peu caractéristiques de la charmaie. Ainsi, la chênaie‑charmaie peut être enrichie en tilleul (Tilia sp.) comme dans la forêt du château de Saint‑Pierre de Paladru.
93Un type particulier existe, en fin liseré le long des ruisseaux. Il comporte le chêne pédonculé (Quercus robur), le tremble (Populus tremula), le frêne (Fraxinus excelsior), et des herbacées hygrophiles comme Circea luteliana, Carexpendilla. Plus rarement on note la présence de quelques peupliers noirs (Populus nigra).
94Ce type » a » n’a pas été distingué sur la carte de la fig. 47 en raison des faibles surfaces occupées. Nous l’avons rattaché à la charmaie type « b » qui le prolonge sur les versants bordant le ruisseau. Cette organisation est bien représentée le long des ruisseaux coulant de l’ouest vers le lac.

FIG. 47 – Localisation des charmaies de type a et b.
2.3.3.3 Le faciès à châtaigniers
95Ce type de charmaie se rencontre principalement lorsque le lessivage l’emporte sur l’érosion et provoque une acidification du sol. Cette charmaie dégradée est très représentée. Les espèces de mull cèdent la place aux espèces acidophiles du mull‑moder, en particulier Deschampsia flexuosa (canche). Le châtaignier, introduit depuis deux millénaires, favorise cette tendance à l’acidification des horizons de surface, sa litière se décomposant difficilement. L’exportation de litière, pratiquée traditionnellement par les populations riveraines, a pu jouer le même rôle d’acidification.
96Sur la cartographie, nous avons individualisé les taillis de châtaigniers monospécifiques à l’exception de rares chênes ou hêtres laissés en place au moment de la coupe. Ils correspondent à des situations topographiques de plateau sommital où le lessivage est très marqué. La strate herbacée est formée de fourrés denses de Rubus sp. (ronces).
97Une coupe pour l’obtention de bois de chauffe est effectuée tous les 15 ou 30 ans (tendance actuelle). On ne conserve plus de vieux chênes ou de vieux hêtres comme c’était autrefois l’usage. Ils sont souvent mal venus et ne sont plus utilisés comme bois de charpente.
2.3.3.4 Le faciès submontagnard à hêtre
98Ce faciès prolonge en altitude les chênaies acides collinéennes. Il commence à des altitudes relativement basses, en particulier sur les pentes surplombant Charavines (600 m). Le châtaignier y est souvent abondant, parfois même dominant par suite d’un traitement en taillis. Mais la strate arbustive est riche en Fagus sylvatica auquel Carpinus hetulus est nettement subordonné. Localement ce faciès s’individualise par un fort recouvrement de Vaccinium myrtillus (myrtille) en tapis sous‑arbustif. La présence de cet acidophile est la conséquence d’un fort lessivage sur les sols constitués sur les molasses et les conglomérats du Miocène.
99En lisière des chemins ou dans les coupes, tout comme dans la chênaie acidophile, Sarothamnus scoparius (genêt à balai) et Calluna vulgaris (callune) abondent à côté des bouleaux (Betula verrcosa) et des trembles (Populus tremula), espèces héliophiles qui disparaîtront lors de l’épaississement du boisement.
100Sur la carte, nous avons séparé le faciès submontagnard à hêtre type à Prenanthes purpurea (à traitement en futaie ou taillis sous futaie) que domine Fagus sylvatica, du faciès à châtaignier dominant, traité en taillis et où le hêtre est subordonné. Ce dernier faciès correspond en réalité aux zones planes où l’homme est intervenu pour favoriser le taillis de châtaignier (faciès à châtaignier submontagnard).
2.3.3.5 Le faciès de transition agriculture/foresterie
101Compte tenu de l’objectif de cette étude, il a paru utile d’isoler un type de groupement non climatique correspondant aux stades postculturaux (fig. 48). Nous avons étudié les séquences de colonisation dans les zones autrefois cultivées ou pâturées et abandonnées depuis 30 à 70 ans avec tous les intermédiaires possibles.

FIG. 48 – Les formations végétales entre la vallée de Valencogne et le lac de Paladru (transect schématique). 1 Marais des Chartreux. 2 Prairie mésophile mal entretenue (exposée ouest). 3 Zone boisée après abandon par l’agriculture (boisement de feuillus ou plantation de conifères). 4 Chênaie à charme sur sols frais (nombreux écoulements). 5 Châtaigneraie en taillis. 6 Céréaliculture sur replats. 7 Pâture ou prairie de fauche mésophiles. 8 Pelouse sèche sur forte pente. 9 Prairie hygrophile des bords du lac. 10 Ripisylve à frênes, peupliers noirs et saules. 11 Eau libre.
102Ces groupements, appartenant à la série de la chênaie à charme, sont installés sur sols souvent profonds, le plus fréquemment en forte pente. Ils sont constitués, pour les stades correspondant à un abandon d’une trentaine d’années, par des frênes et des chênes sur des sous‑bois de Crataegus monogyna (aubépine) et Rosa sp. (rosier). Le sous‑bois épineux disparaît peu à peu au profit du charme, sous des fûts de chênes, d’érables (Acer campestre, Acer platanoïdes), de frênes, de châtaigniers et localement de robiniers (Robinia pseudacacia) sur sols pauvres et secs. Après abandon, de nombreuses parcelles ont fait l’objet d’un reboisement en espèces non indigènes. Des indices de l’ancienne utilisation peuvent être décelés par la présence de Crataegus monogyna dont la dissémination est favorisée par le bétail.
103Une portion de territoire a été rattachée à cet ensemble, bien que non marquée par l’activité agricole. Il s’agit de la carrière de la Sylve Bénite, abandonnée il y a 25 ans après un fort éboulement. Les espèces colonisatrices sont Populus tremula, Betula vermcosa, Salix capraea et Quercus petraea.
104D’une façon générale, les parcelles encore boisées sont relativement petites ; elles ont fait et font encore l’objet d’un traitement forestier. L’importante représentation du châtaignier et la manière dont il a été favorisé au sein de la chênaie à charme constituent l’élément capital.
2.3.4 Les zones agricoles
105En raison des influences humaines, la définition de zones biologiques équivalentes n’est pas aisée. Néanmoins, on peut distinguer des territoires qui se caractérisent individuellement par une association de cultures. Nous n’avons pu effectuer l’étude de la flore messicole, d’ailleurs sans grand intérêt aujourd’hui en raison de l’emploi généralisé des herbicides. Le constat général qui ressort d’une étude diachronique sommaire s’établit en deux points :
– augmentation de la taille des parcelles exploitées ;
– abandon de nombreuses zones de pente (lisière des bois).
2.3.4.1 Les prairies sèches et landes associées
106Cette zone correspond au faciès thermophile de la chênaie. On la rencontre soit en bas de pente (versant est du lac), soit en exposition sud sur forte pente. On peut rattacher ces pelouses à un Mesobrometum ou un Xerobrometum. Ces secteurs sont actuellement en cours d’abandon et leur recolonisation s’effectue par Juniperus communis (genévrier), de nombreux épineux (Crataegus monogyna, Rosa sp., Prunus spinosa ou prunellier), ainsi que par Cornus sanguinea (cornouiller sanguin), Ligustrum vulgare (troène). Les espèces herbacées les plus représentées sont Bromus erectus, Bracbipodium pinnạtum, Briza media, Salvia pratensis (sauge), Anthyllis vulneraria.
2.3.4.2 Les prairies xérophiles à mésophiles sur fortes pentes et en cours d’abandon
107Elles correspondent à des situations moins favorables que les précédentes (expositions intermédiaires, pentes plus régulières, sols plus profonds) et ne peuvent être rattachées au Xerobrometum. Lorsqu’il y a abandon, la recolonisation se fait par Crataegus monogyna, voire par Rubussp. quand elles occupent des situations fraîches et plus humides (cas de l’Arrhenaterum au‑dessus de Grand‑Bilieu). Certaines prairies sont encore utilisées aujourd’hui, mais sous‑exploitées, souvent pâturées trop tard dans la saison. On observe de nombreux refus (en particulier Cynosonis cristatus) de la part du bétail. Peu à peu la végétation ligneuse s’installe, surtout au niveau des ruptures de pente ou des lisières.
2.3.4.3 Les zones de polyculture à élevage dominant
108Ces pelouses mésophiles occupent de grandes superficies de pente plus faible. Elles sont le plus souvent fauchées bien que la tendance soit à la mise en pâture exclusive, ce qui ne permet pas un bon entretien à long terme. De nombreuses petites parcelles pentues, autrefois vouées à la céréaliculture (blé, seigle, orge) ont été abandonnées au profit d’un élevage extensif. Aujourd’hui, seuls les champs les plus fertiles sur terrains plats sont consacrés aux céréales et constituent des enclaves au sein des prairies naturelles et artificielles. Pour la cartographie, nous avons intégré à cet ensemble les vergers sur pâtures entourant les villages et les hameaux qui sont encore bien représentés aujourd’hui. Les noyers et les châtaigniers y sont abondants. Les hameaux de Valencogne et de la Véronnière à Montferrat font partie de cette zone.
2.3.4.4 Les zones à céréaliculture dominante
109Elles correspondent strictement aux replats où la mécanisation est aisée. Les parcelles sont de grande taille (souvent 1 à 2 ha). Les haies, déjà rares il y a 30 ans, ont pratiquement disparu.
2.3.4.5 Les zones alluvionnaires de polyculture (céréales et prairies)
110Ces parcelles se tiennent en dehors de l’emprise de la nappe phréatique. Les sols sont constitués de matériaux alluvionnaires plus riches et, malgré une charge caillouteuse élevée, sont favorables à la céréaliculture (maïs surtout). Ces zones constituent une interface entre le plancher alluvial à végétation hygrophile et le coteau sur les dépôts molassiques, en particulier dans la partie nord (Saint‑Pierre de Paladru, Courbon). La topographie plane, la proximité du lac et la fertilité ont favorisé une exploitation depuis plusieurs siècles.
2.3.4.6 Les zones cultivées influencées par la nappe
111Limités à l’ancien étang de Valencogne, sur la tourbe enrichie en surface en éléments minéraux par colluvionnement, et au marais partiellement asséché de Paladru, ces secteurs sont favorables à la culture du maïs. Les prairies hygrophiles sont également nombreuses, fauchées et pâturées. Mais l’exploitation n’est pas toujours rationnelle (absence de remembrement). Les parcelles sont abandonnées et envahies par Phragmites australis ou Filipendula ulmaria, qui cèdent rapidement la place à des fourrés de Salix cinerea,
2.3.5 Considérations sur l’histoire de la végétation
112La répartition actuelle des végétaux correspond à un héritage très ancien qui est celui de la recolonisation dans l’ère post‑glaciaire, et à un héritage plus récent comme l’abandon, au début de notre siècle, de nombreuses terres agricoles.
2.3.5.1 La recolonisation post‑glaciaire
113Les premières colonisations après le retrait des glaciers s’effectuent au Préboréal (estimation de 8300 à 7000 av. J.‑C.) par le pin sylvestre (Pinus sylvestris) en adret et le bouleau (Betula verrucosa) en ubac. Puis c’est l’apparition des feuillus avec le chêne (Quercus sp.), l’orme (Ulmus sp,), l’aulne (Alnns sp.) et le noisetier (Coiylus avellana). Ce dernier se multipliera au Boréal et remontera jusqu’à 1 500 m d’altitude. Son maximum en Bas‑Dauphiné serait aux alentours de 5500 av. J.‑C.
114C’est à cette époque qu’apparaît Abies (sapin), à partir de refuges régionaux. Durant tout l’Atlantique, son extension est rapide et massive, aux dépens des chênaies mixtes ; la limite altitudinale inférieure est estimée à 400 m, sa descente s’expliquant par la plus grande pluviosité et la rigueur du climat.
115L’ensemble de ces changements est lié à des variations climatiques et l’homme, bien que présent depuis 11000 av. J.‑C. (Paléolithique supérieur), n’est intervenu que de manière ponctuelle et sans modifier fondamentalement le couvert végétal. L’évolution des chasseurs‑cueilleurs vers l’état de cultivateurs ne modifie pas non plus, semble‑t‑il, l’espace forestier autour du lac de Paladru, bien que des cultures sur brûlis soient pratiquées. Mais dans l’ensemble du Bas‑Dauphiné, la forêt apparaît dégradée autour des sites d’habitat, favorisant le développement du chêne dans le collinéen.
116L’apparition du hêtre (Fagus sylvatica), en particulier dans le montagnard inférieur, se situerait dans l’Atlantique (6000‑5000 av. J.‑C. dans le montagnard d’après J. Clerc), probablement par migration par la vallée du Rhône, ou issu de refuges régionaux. Il prend peu à peu place dans la sapinière où il supplante le sapin autour de 2700 av. J.‑C. Mais sa descente dans le collinéen est lente (un millénaire). Les diverses installations humaines entraînent des déboisements plus ou moins marqués tendant à favoriser une chênaie appauvrie au détriment de la hêtraie sapinière qui recule dans le montagnard (800 m). C’est la colonisation romaine (autour de 50 av. J.‑C.) qui affectera la chênaie, celle‑ci cédant la place à des cultures céréalières de grande ampleur. C’est également à cette époque que sont introduites ou réintroduites de nouvelles espèces venues d’Asie Mineure, Castanea sativa (châtaignier) et Juglans regia (noyer). Ce dernier prend son essor en Bas‑Dauphiné (on avait déjà remarqué sa présence sur le site des Baigneurs, v. 2700‑2400 av. J.‑C.), les migrations ayant lieu par la vallée du Rhône où il est présent dès le Sub‑Boréal.
117Le charme (Carpinus betulus), espèce médio‑européenne, apparaît au Sub‑Atlantique. Son extension s’effectue rapidement à la faveur des déforestations et des coupes fréquentes ; sa capacité à repartir de souches explique que son expansion soit liée à l’action humaine. Mais il ne remontera pas dans le montagnard.
118C’est l’abandon agricole entre 400 et 900 ap. J.‑C. qui favorise une recrue forestière, mais avec une chênaie appauvrie.
119Si ces grandes lignes de l’évolution du couvert végétal ne sont pas strictement applicables à la région du lac de Paladin, elles mettent en évidence combien les interférences et interactions végétation/homme sont capitales. L’abondance relative des Abies vers l’an Mil, et la pauvreté en Carpinus pourraient indiquer que la déforestation ne s’est exercée que sur des surfaces limitées.
2.3.5.2 Les héritages récents
120La carte de Cassini, datée des années 1760‑1780, montre des boisements plus réduits que ceux que l’on découvre de nos jours. Mais les trois grands ensembles forestiers correspondent : bois de la Sylve Bénite ; bois de Briche et bois Poulet ; bois du Grand Platon et du Châtelard au‑dessus de Charavines. En revanche, les boisements des combes du versant ouest du lac ne sont pas représentés. Etaient‑ils trop réduits pour figurer sur la carte ?
121Les étangs des Chartreux dans la vallée de Valencogne apparaissent clairement. Après la Révolution, ils sont abandonnés. Leur comblement organique sera rapide, et les apports latéraux en éléments minéraux fins, abondants (estimation à 0,50 cm). Au xixe siècle, ces territoires fertiles sont utilisés pour des cultures maraîchères.
122La Première Guerre mondiale marque, comme dans de nombreuses régions, la grande déprise agricole. Les zones marécageuses cessent d’être entretenues (drains) et la dynamique de la végétation peut à nouveau se manifester. De nombreuses zones agricoles sont par ailleurs abandonnées : quartier de la Pierre de Libre Soleil, aujourd’hui totalement boisé, et flancs des collines surmontant les marais des Chartreux. L’abandon de ces parcelles où l’on cultivait des céréales sera progressif. Il y aura d’abord passage à des prairies et ensuite abandon total des parcelles situées sur les fortes pentes. De nombreux reboisements en espèces non indigènes y ont été pratiqués récemment.
123La deuxième vague d’abandon récent correspond aux années 60 et répond aux mêmes critères : pente forte, parcelles isolées.
2.3.6 La végétation potentielle du lac de Paladru
124A partir du paysage végétal actuel, en tenant compte de l’évolution de la végétation dans le passé et du dynamisme propre à chaque espèce et à chaque groupement, il est possible d’envisager, sur le territoire du lac de Paladru, les évolutions probables du manteau végétal en l’absence de nouvelles interventions humaines.
125La répartition des espèces et des groupements végétaux répond à un ensemble de conditions physiques (climatologie, géomorphologie, roche‑mère et pédologie, degré d’humidité). Des décennies d’interventions de l’homme ont modifié certains paramètres par les pratiques culturales et/ou forestières : sélection et introduction d’espèces, modifications des rapports quantitatifs entre les essences, changement des conditions initiales (variations des litières et des humus en particulier).
126C’est en prenant en considération tous ces éléments que l’on peut définir les tendances prévisibles d’évolution du couvert végétal. De nombreuses inconnues demeurent toutefois et l’on doit considérer cette description de la végétation potentielle plutôt comme une ébauche d’analyse que comme un fait acquis.
127Le paysage botanique potentiel de la région est relativement peu varié. Le territoire est de petite superficie et présente des altitudes de faible amplitude. Aussi les conditions climatiques générales sont‑elles à peu près constantes : la saison végétative est longue, les étés sont assez chauds et les hivers rarement très froids.
128Ces conditions marquent l’étage collinéen et induisent une végétation dont le stade ultime est arboré, de type forêt feuillue. En fonction des caractéristiques géomorphologiques, on peut toutefois définir deux ensembles :
– les formations collinéennes‑types sur les sols bien drainés ; c’est le domaine de la charmaie dominée par le charme, le chêne sessile et le châtaignier, et d’autres feuillus dans des proportions moindres ;
– les formations planitiaires sur les sols où la nappe phréatique est proche de la surface ; ces zones dépressionnaires portent des groupements hygrophiles à mésohygrophiles ; les espèces comme l’aulne glutineux, le frêne, le chêne pédonculé concurrencent et remplacent le charme.
2.3.6.1 La série collinéenne à charme
129La chênaie‑charmaie mésophile type occupe la plus large superficie du territoire étudié, sur les sols à bonne alimentation en eau et à bon drainage interne. La topographie est subhorizontale ou à pente faible à moyenne. Cette charmaie correspond en particulier à la majorité des terres aujourd’hui consacrées à l’agriculture.
130Les essences principales sont le charme et le chêne sessile. Le châtaignier, bien que non indigène, trouverait des conditions telles (en particulier l’acidification des sols par lessivage) qu’il pourrait se maintenir même en l’absence de traitements forestiers le favorisant (taillis). Lorsque, à la faveur d’exposition favorable et de pente forte, les sols frais et profonds ne peuvent être mis en place, des espèces plus thermophiles sont favorisées et concurrencent fortement le charme (le châtaignier disparaît alors totalement). Le chêne sessile, souvent accompagné du chêne pubescent, devient dominant.
131Cette charmaie à chênes sessile et pubescent correspond à un collinéen thermophile et l’on ne peut attendre une évolution vers la charmaie type. Le charme est et reste dominé. C’est le cas de tous les coteaux bien exposés qui constituent des liserés pentus dans les parties basses des versants.
132Dès que l’altitude augmente, on peut rattacher la charmaie à une formation de type submontagnard. La fraîcheur liée à l’altitude favorise le hêtre mais le charme demeure abondant. Le châtaignier y est souvent bien installé et pourrait se maintenir en particulier sur les plateaux sommitaux. Cette charmaie à hêtre mésophile pourrait localement s’enrichir en sapin.
2.3.6.2 La série planitiaire
133Sur les dépôts alluvionnaires superficiels issus du comblement d’anciens espaces aquatiques, les sols sont frais et riches et c’est le régime hydrique qui sélectionne la composition du groupement. Lorsque la nappe phréatique est proche de la surface (inférieure à 1,50 m), le climax est constitué d’aulnaies à aulnes glutineux et à frênes. Les stades herbacés et arbustifs ne se maintiennent pas lorsque la fauche par l’homme est interrompue. Les zones de dépôts alluvionnaires hors d’atteinte directe de la nappe phréatique porteraient des frênaies où le chêne pédonculé serait bien représenté.
134La dynamique de ces milieux est complexe, et toutes les variations dans le niveau des eaux phréatiques modifient l’évolution théorique. Ainsi l’atterrissement et l’abaissement progressif de la nappe phréatique permettraient, à terme, à la frênaie à chêne pédonculé de s’implanter dans le domaine de l’aulnaie‑frênaie. Par exemple, en l’absence de variation d’autres facteurs, un couvert boisé sur l’ensemble de la zone changerait sans doute les régimes hydriques en limitant les ruissellements. Ceci pourrait jouer un rôle accélérateur dans les phénomènes d’atterrissement des zones dépressionnaires. Aussi est‑il délicat de déterminer un couvert végétal potentiel stable dans les zones humides, et en particulier dans la dépression de Charavines.
2.4 Restitution des paysages végétaux : la paléopalynologie
135Jean‑Luc Borel, en collaboration avec Guy Pautou
2.4.1 Méthode
136L’objectif principal des recherches paléoécologiques engagées sur le site médiéval immergé de Charavines‑Colletière était de. reconstituer, dans ses différentes composantes biotiques et abiotiques, l’évolution de l’environnement sur les rives proches et les premières pentes avant, pendant et après l’occupation humaine de ce site au cours de la première moitié du xie siècle de notre ère.
137En fait, la question primordiale résidait dans les positions respectives de la station médiévale littorale et du plan d’eau et, plus précisément, dans la nature du substrat sur lequel avait été édifiée cette station. Cette problématique s’inscrivait donc classiquement dans la controverse ancienne concernant ce type d’implantation riveraine, village sur pilotis construit à quelque distance du rivage ou village construit à même le sol sur une plage laissée à découvert par un retrait momentané des eaux.
138De ce point de vue, l’analyse pollinique des sédiments n’était nullement en mesure d’apporter une réponse décisive. Toutefois, les évolutions observées au sein de la végétation littorale pouvaient concourir à renforcer les propositions avancées par les analyses sédimentologique et algologique.
139Par ailleurs, une démarche délibérément interdisciplinaire avait été adoptée dans l’étude des différentes thanatocénoses végétales, animales et de micro‑organismes reconnues et, de ce fait, l’association, dans la restitution des peuplements végétaux, d’une approche microscopique, les pollens et les spores d’une part, et d’une approche macroscopique, les bois et les semences d’autre part, ouvrait de séduisantes perspectives.
140La palynologie se fonde sur la possibilité de détermination, suivant les caractères morphologiques du grain observé, de la plante qui a produit le pollen. Cependant, cette singulière possibilité reste largement théorique et l’identification est très inégale dans les différentes unités systématiques, famille, genre, espèce. Alors qu’en taxonomie classique, l’espèce est considérée comme l’unité de base, en palynologie il semble qu’on doive, dans la grande majorité des cas, tenir le genre comme le niveau systématique fondamental. Cette limitation dans l’identification des grains de pollen, fort variable suivant les groupes végétaux, constitue incontestablement un handicap dans la reconstitution floristique détaillée des paysages végétaux du passé. Cette restriction ne concerne pratiquement pas l’étude des macrorestes végétaux conservés dans laquelle, au contraire, l’identification au niveau spécifique est la règle commune.
141Par ailleurs, les macrorestes végétaux (feuilles, fruits, graines, débris ligneux, racines...), en raison de leurs dimensions et de leurs poids, sont généralement dispersés à proximité immédiate des espèces végétales productrices et reflètent donc assez fidèlement la composition floristique des végétations locales, Au contraire, la taille et la légèreté des grains de pollen et des spores leur permettent d’être transportés sur des distances parfois importantes. Cette capacité de transport signifie que les grains de pollen et les spores déposés dans des sédiments propices à leur conservation ne proviennent pas tous des communautés végétales peuplant les alentours immédiats du site étudié ; le spectre pollinique d’un niveau sédimentaire, c’est‑à‑dire la composition qualitative et quantitative de son contenu en grains de pollen et spores, intègre donc des apports d’origines fort diverses.
142Toutefois, dans le cas des couches d’occupation médiévales du site littoral immergé de Colletière, des apports notables liés aux activités anthropiques provoquent des biais considérables. S’agissant des macrorestes végétaux, ces apports anthropiques en constituent la composante principale. Pour ce qui concerne les grains de pollen et spores, cette contribution, bien que parfois moins facile à délimiter, n’est nullement négligeable.
143D’où l’intérêt pour un paléopalynologue de travailler, quand les circonstances s’y prêtent, en collaboration avec un spécialiste des macrorestes végétaux. Une telle coopération invite, entre autres, à étendre les comptages, à pousser plus avant des déterminations difficiles (aux différents niveaux systématiques), voire à explorer les possibilités de nouvelles identifications.
144En fait, cette collaboration a été à peine ébauchée. Quoi qu’il en soit, l’occurrence de taxons polliniques rarement rencontrés ou appartenant à des familles ou à des fragments de familles très homogènes, au sein desquelles les critères de différenciation morphologique au niveau générique (s.l.) varient faiblement, nous a incité à épuiser les possibilités de détermination et ce d’autant que des atlas ou des monographies proposant des clés de détermination pour ces familles avaient été récemment publiés. Ainsi, une attention toute particulière a été portée aux pollens de Rosacées (s.l.) et ce avec des résultats très inégaux (Eide 1981).
145Les résultats présentés ici (fig. 49) se fondent sur l’étude de quatre colonnes sédimentaires, à savoir deux carottages réalisés sur le site archéologique, Colletière D/D’ (Borel et al. 1985a et b) et Colletière 1210, un sondage provenant d’un site contemporain mais situé sur la rive opposée, les Grands Roseaux, et enfin le carottage du remplissage sédimentaire de la partie la plus basse du lac de Paladru. Dans tous les cas, il convenait de privilégier les possibilités d’études interdisciplinaires dans une visée paléoécologique.

FIG. 49 – Diagramme polllnique retraçant l’évolution diachronique de la végétation aux abords du site de Colletière (sondage D, alt. 492 m ; analyses J.‑L. Borel).
146Le découpage chronologique proposé se fonde sur le schéma retraçant l’évolution de l’environnement littoral sur le site de Colletière et reconnu pour la première fois dans les carottes D/D’. Ce canevas a été conservé même si des recherches récentes ont permis de le nuancer en détaillant les différents épisodes de variation du niveau de la tranche d’eau recouvrant le site de Colletière antérieurement au XIe siècle de notre ère. Quatre phases majeures ont été reconnues, phase I profonde, phase II sublittorale, phase III eulittorale‑anthropique et phase IV eulittorale‑sublittorale.
147Il convient de préciser que, à l’exception de l’épisode d’occupation du site médiéval de Colletière (phase III), daté de la période 1000‑1040, la chronologie des autres épisodes est encore totalement inconnue. Ainsi, par exemple, la durée de la phase d’abaissement (phase II) du niveau lacustre, révélée par l’apparition de faciès sédimentaires plus littoraux que ceux enregistrés précédemment (phase I), n’a pu être appréciée, ce qui limite singulièrement son interprétation.
2.4.2 Phase I
148La sédimentation indique un milieu lacustre calme sous une tranche d’eau égale ou supérieure à un ou deux mètres suivant la sédimentologie. Paradoxalement, le rapport AP/T (taux de boisement) de la craie lacustre blanche basale est assez élevé, toujours supérieur à 80 %. En milieu terrestre, un tel taux serait représentatif d’un milieu forestier local. En fait, de tels pourcentages témoignent soit d’une surface d’eau libre, soit d’une végétation aquatique et semi‑aquatique locale à production pollinique nettement déficitaire, vraisemblablement un groupement assez lâche d’hydrophytes. Les témoins d’une végétation aquatique, immergée ou flottante, sont médiocrement représentés par quelques rares grains de pollens de lentilles d’eau (Lemna), de potamots (Polamogeton), de nénuphars (Nupbar), de nymphéas (Nymphéa), de plumets d’eau (Myrlopbyllum spicatum), de millefeuilles (Myriophyllum verticillatum) et de Renonculacées aquatiques (type Calthà). Quant au plantain d’eau (Alisma plantago‑aqualica), dont de nombreuses graines ont été identifiées dans le sondage contigu D’, un seul grain de pollen d’Alismacées de ce type a été reconnu dans les horizons sous‑jacents à la couche d’occupation humaine !
149Cette médiocre production pollinique locale provoque une augmentation concomitante de la proportion des apports allochtones (apports du voisinage et régional), permettant par là même de reconnaître, très grossièrement, les peuplements forestiers s’étageant de la rive du lac aux pentes dominant le site.
150Cette interprétation de la dynamique spatio‑temporelle des groupements aquatiques, semi‑aquatiques et terrestres se fonde sur les études consacrées aux relations entre les spectres polliniques récents et la végétation actuelle (par exemple Beaulieu 1977, Clerc 1988, Damblon 1979, Heim 1970, Reille 1975, Triat‑Laval 1978, Visset 1979) et sur de nombreuses observations personnelles inédites.
151Les nombreuses Cyperacées peuvent participer de peuplements de grands Carex sociaux qui peuvent exister en bordure des eaux libres, même assez profondes, quand les grands hélophytes n’ont pu s’implanter, ou de peuplements de grands hélophytes banaux, formant de vastes colonies généralement monospécifiques, relevant de la roselière. Il est impossible de se prononcer en l’absence d’identification de restes ou de graines de Cyperacées appartenant à la ceinture semi‑aquatique et, s’agissant de la nature, de la densité et de l’extension des peuplements herbacés caractéristiques de la zone littorale, une incertitude subsiste. Les autres grands hélophytes sont représentés par les massettes et les rubaniers (Typba latifolia et Typba anguslifolia/ Sparganium type emersum), l’iris jaune (Iris pseudoa‑corus) et vraisemblablement des prêles (Equisetuni fluviatile par exemple).
152Une aulnaie occupait la berge. Les valeurs assez élevées atteintes par l’aulne (Alnus type glutinosa/incana) semblent indiquer que cette formation alluviale de bois tendre n’était guère éloignée. Les pourcentages des saules (Salix sp.) sont très irréguliers, ce qui s’accorde avec la faible dispersion pollinique de ce genre. Enfin, les peupliers (Populus), les viornes (Viburnum type opulus) et les sureaux (Sambucus type nigra) peuvent être rattachés à ces groupements riverains de bois tendres, tout comme les Convolvulacées du type Calystegia sepium (= Convolvulus sepium), le liseron des haies, les Boraginacées du type Symphytum officinale, la consoude, et la reine des prés (Filipendula ulmaria), espèces assez exigeantes au point de vue trophique. Les arbustes tels que le fusain (Evonymus europeus), la bourdaine (Frangula alnus), le camcrisier (Lonicera type xylosteum), les cornouillers (Cornus sanguinea) et le troène (Ligustrum vulgare), tous arbustes à large amplitude écologique et pouvant tolérer une phase d’anaérobiose, peuvent s’implanter dans les parties les moins mouillées de l’aulnaie, dans la zone formant transition avec les forêts de bois durs.
153Quelques rares grains de Solanacées du type Solanum nigrum ont été reconnus. Ce type comprend Solanum dulcamara, la douce‑amère, sous‑arbrisseau à tige ligneuse à la base, lianescent, caractéristique des saussaies et des aulnaies. Toutefois, la petite taille des grains de pollen obseivés semble constituer un critère morphologique assez solide d’identification de cette espèce vivace. Quant au coqueret (Physalis alkekengi), retrouvé en abondance sur le site voisin des Baigneurs, du Néolithique final, il est difficile de certifier sa présence sur le seul témoignage palynologique tant sa morphologie est proche de celle de Solanum type nigrum (Punt, Monna‑Brands 1980).
154La relative abondance du noisetier (Corylus avellana), arbuste qui recherche la lumière, les sols fertiles et frais et peut s’implanter sur les substrats plus mouillés mais à eau circulante des groupements riverains, pourrait résulter d’une certaine ouverture du manteau forestier des pentes les plus proches.
155Avec l’approfondissement de la nappe phréatique, l’aulnaie riveraine s’enrichit en espèces de la forêt de bois durs mais tolérant encore une période d’anaérobiose au niveau de l’appareil racinaire. Deux des composants majeurs de ces groupements de transition vers la frênaie à Quercus robur, le frêne (Fraxinus excelsior) et l’orme (Ulmus) sont très médiocrement représentés. Quant aux chênes, l’indifférenciation morphologique des espèces décidues composant ce genre ne permet pas de se prononcer.
156En raison de leur position topographique dominante par rapport aux formations alluviales, les taxons composant les peuplements forestiers occupant les sols drainés sur les pentes sus‑jacentes, chêne (Quercus sp), hêtre (Fagus sylvatica) et sapin (Abies alba), sont très abondants. Les proportions atteintes par le hêtre (Fagus sylvatica) (fig. 50) et le sapin (Abies alba), espèces dont la dispersion pollinique est ordinairement médiocre, pourraient témoigner de la proximité de la hêtraie‑sapinière (s.l.). Présentement, le hêtre est rencontré dès 600 m. On peut donc légitimement supposer que la limite inférieure du hêtre était nettement plus basse avant le xie siècle de notre ère.

FIG. 50 – Pollens de hêtre (x 100)
cliché laboratoire d1Ecologie végétale, Grenoble
157Le charme (Carpinus betulus) (fig. 51) est très rare, tout comme le châtaignier (Castanea sativa). L’extension dans le collinéen de la face orientale du bassin‑versant de Charavines de ces deux espèces est donc postérieure. On peut supposer que leur progression ultérieure a été favorisée par l’homme.

FIG. 51 – Pollens de charme (x 250)
cliché laboratoire d’Ecologie végétale, Grenoble
2.4.3 Phase II
158Le taux de boisement (AP/T) diminue régulièrement alors que les pourcentages d’Alnus (aulne) progressent rapidement. Parallèlement, le faciès de craie sableuse à mollusques démontre une baisse sensible de la tranche d’eau recouvrant le site médiéval de Colletière.
159L’accroissement rapide des pourcentages de l’aulne témoigne, apparemment, de la colonisation par cette essence, à la faveur de l’atterrissement, de la partie supérieure du littoral exondé. L’augmentation simultanée, plus ou moins prononcée, des pollens des espèces arbustives et arboréennes de la forêt riveraine (par exemple, Salix, Populus, Fraxinus et Ulmus) semble corroborer cette interprétation. Toutefois, l’absence de découverte de souches lors des fouilles paraît exclure la presqu’île de Colletière. Quoi qu’il en soit, en l’absence, présentement, de tout repère chronologique, la durée de cet épisode demeure inconnue et, par conséquent, la vitesse à laquelle l’aulne a colonisé des sols exondés mais sans doute encore gorgés d’eau ne peut être appréciée. Tout au plus peut‑on rappeler que les graines d’aulne conservent leur pouvoir germinatif pendant une longue période et qu’elles ont donc la possibilité d’attendre des conditions écologiques favorables. Les individus, qui ont une croissance rapide, constituent des populations denses en quelques décennies.
160La baisse du niveau de l’eau favorise la colonisation des hauts fonds de la zone littorale par les grands hélophytes banaux, ainsi que l’atteste probablement la progression des Cyperacées. Les Sparganiacées et Typhacées, dont la dispersion pollinique est généralement modique, sont toujours aussi rares dans la roselière.
161Il est fort tentant de rapprocher la présence régulière, bien qu’en fort modestes pourcentages, de la reine des prés (Filipendula umaria) de l’apparition simultanée, souvent en exemplaire unique, de pollens tels que des Valerianacées du type Valeriana qfficinalis, des Boraginacées du type Sympbytum officinale, des Convolvulacées du type Calystegia sepium (= Convolvulus sepium), des Onagracées du type Epilobium, des Primulacées du type Lysimacbia vulgaris et des Guttifères du type Hypericum perforatum. Un tel cortège floristique évoque assurément une formation exubérante et inextricable de hautes herbes mésohygrophiles, assez exigeantes du point de vue trophique. Cette strate herbacée nitratophile et héliophile, du type mégaphorbiaie, est souvent constituée de hautes herbes intolérantes et compétitives.
162Avec l’invasion du rivage par les groupements forestiers alluviaux (s.s.), l’aulnaie rivulaire forme écran, réduisant les apports polliniques de versant, ainsi les pourcentages du chêne (Quercus sp), du hêtre (Fagus sylvatica) et du sapin (Abies alba) s’abaissent, la contribution de ce dernier s’effondrant même. Par contre, le charme (Carpinus betulus), jusqu’alors fort médiocrement représenté, augmente nettement. Cette meilleure perception traduit‑elle une extension sur les pentes basses ? Il est difficile d’évaluer l’importance réelle du charme dans le couvert végétal des pentes dominant le site de Colletière tant l’expression pollinique de cette essence médio‑européenne demeure mal connue, sans omettre les éventuels modalités liées à la stratification de ces formations forestières, cette essence étant polliniquement fortement sous‑représentée lorsqu’elle appartient à la strate arbustive et assez bien représentée, au contraire, lorsqu’elle participe à la strate arborescente.
163Il serait pour le moins aventuré de se foncier sur les seules analyses polliniques pour tenter de définir, même grossièrement, la distribution spatiale des différents faciès de la série collinéenne de la chênaie à charme. Les pourcentages de la fougère‑aigle (Pteridium aquilinum), déjà notée durant la phase précédente, dénotent une strate herbacée de groupements forestiers sur sols acides, un peu lessivés, très probablement des placages morainiques riches en matériel siliceux (encore que cette mésophile du mull acide et du mull‑moder ne soit pas rare dans les faciès neutrophiles). La chênaie‑charmaie recouvrant les premières pentes paraît donc ressortir d’un faciès acidophile, passant latéralement à des groupements forestiers relevant de la hêtraie‑sapinière. Toutefois, en raison de l’indétermination spécifique des différents représentants du genre Quercus, tant au niveau pollinique que du matériel ligneux, toute caractérisation des chênaies sus‑jacentes reste hypothétique. Le lierre (Hedera belix), liane ligneuse à dispersion pollinique limitée, recherche des sous‑bois à degré hygrométrique élevé sur sols riches, assez frais mais bien drainés, à humus de type mull carbonaté à mull‑moder. La présence de cette espèce grimpante ou rampante est caractéristique de l’évolution vers le stade terminal dit à « bois durs » de la séquence forestière alluviale, processus opérant par l’intégration d’arbres semi‑sciaphiles, généralement sociaux et très longévifs. Enfin, le châtaignier (Castanea sativa), sporadique jusqu’alors, est régulièrement mais fort modestement représenté alors que les pourcentages du noyer (Juglans regia) progressent légèrement.
164Certains arbustes tels que le noisetier (Corylus avellana), le genévrier (Junipents communis), le troène (Ligustrum vulgare) et le houx (Ilex aquifolium) sont rencontrés et ce dans les faciès neutrophiles comme dans les faciès acidophiles. L’occurrence de plusieurs grains de callune (Calluna vulgaris), de myrtille (Vaccinium myrtillus) et d’autres Ericacées, dont les lourdes tétrades ont une dispersion locale, manifeste la proximité de sols décarbonatés.
165Par contre, sur la rive opposée, dans le site contemporain des Grands Roseaux, la représentation régulière bien que modeste du buis (Buxus semperuirens), essence fortement sous‑représentée polliniquement, témoigne probablement d’une chênaie à chêne pubescent sur substrat calcique. Toutefois, des variations édaphiques locales juxtaposent des faciès plus neutrophiles relevant sans doute de la chênaie à charme. Si les pourcentages du charme sont nettement supérieurs à ceux notés sur le site de Colletière, le châtaignier est également très modestement représenté.
166Les premières céréales se manifestent dès la fin de cette phase. Parallèlement, le cortège des » mauvaises herbes » devient plus important : armoises (Artemisia), Asteracées (= Composées) tubuliflores et liguliflores, plantains (Plan‑lago type major/media et Plantago lanceolata), oscilles (Rumex acetosa/acetosella), orties (Urticacées)... L’accroissement simultané de la fougère‑aigle (Pteridium aquilinum) signale également l’éclaircissement des formations forestières sur les sols drainés des premières pentes.
167Avec l’accentuation de la régression, les taxons des prairies humides se multiplient : reine des prés (Filipendula ulmaria), Renonculacées aquatiques, Epilobes, Asteracées tubuliflores du type Cirsium.
2.4.4 Phase III
168Cette phase ne concerne que la couche d’habitat du xie siècle, entièrement anthropique, et reflétant tout ou partie d’une occupation dont la durée ne peut excéder 30 à 40 ans.
169Avec la couche d’occupation humaine, la flore pollinique s’accroît et surtout se diversifie notablement. Face à cette véritable inflation taxonomique, la discipline palynologique est confrontée à une de ses limites objectives essentielles, l’analyste observant des types polliniques rarement rencontrés, voire inconnus, et dont l’éventuelle détermination nécessite le recours aux diverses clés proposées dans les atlas et autres monographies existants ou même à de nouvelles études morphologiques, recherches longues, fastidieuses et trop souvent infructueuses. S’agissant de ce faciès sédimentaire particulier, la contribution de la paléopalynologie, par rapport aux identifications dendrologiques et carpologiques, est donc‑singulièrement limitée (K. Lunstrom‑Baudais, infra).
170L’accroissement brutal des Poacées (= Graminées) et, tout particulièrement des céréales, et l’effondrement parallèle du taux de boisement (rapport AP/T) annoncent le passage de la craie lacustre grise au fumier anthropique.
171Toutefois, les valeurs étonnamment élevées, presque aberrantes, atteintes par les céréales, plus de 20 %, et, dans une moindre mesure, par les rudéro‑ségétales, héliophiles, pionnières et autres nitrophiles tiennent moins à la proximité des parcelles emblavées ou pâturées qu’aux apports humains sur le site, préparation et stockage des récoltes, gerbées, etc. Dans le cas des céréales, la libération, par le battage, des grains de pollen emprisonnés dans les glumes et glumelles qui contribuent à former la balle, est classiquement invoquée pour expliquer de telles concentrations (Robinson, Hubbard 1977, Vuorela 1973). Cependant, il faut noter l’extrême rareté des restes de glumes et glumelles dans les échantillons de fumier analysé,
172L’homme, par ses diverses activités, influence donc notablement la composition des dépôts sporo‑polliniques en augmentant artificiellement et très substantiellement la représentation d’un certain nombre de taxons polliniques. Ces profondes distorsions interdisent toute restitution de l’évolution contemporaine du couvert végétal sur les pentes proches et donc, entre autres, toute appréciation de l’étendue des déboisements opérés.
173La très grande majorité des pollens de céréales ne présentaient pas de pore en position polaire, ce qui caractériserait le pollen de seigle (Secale cereale). Le bleuet (Centaurea cyanus), les Caryophyllacées du type Lycbnis, qui comprend la nielle (Agrostemma githago), aux graines toxiques, et les silènes, les quelques Papaveracées du type Papaver rhoeas/dubium (grand et petit coquelicot) ainsi que les nombreuses Ombellifères participent des groupements messicoles liés aux cultures céréalières traditionnelles.
174D’autres plantes cultivées ont été identifiées ; ainsi de rares grains de vigne, Vilis vinifera très probablement en raison du contexte, de lin (Linum usitatissimum), et de chanvre (Cannabis sativa). Les Fabacées ont présenté de grandes difficultés d’identification. En se fondant sur les clés ordinairement utilisées, on a distingué un type Vicia cracca, rencontré au cours de la phase II, et qui comprend, entre autres, l’espèce éponyme, Vicia cracca, la vesce à épis, hémicryptophyte’volubile de tempérament mésohygrophile, caractéristique des prairies fraîches mais qui se rencontre également dans les peuplements denses d’hélophytes sur alluvions minérales. Un type Vicia sylvatica a été reconnu dans la couche de fumier lacustre. Ce type engloberait la plupart des représentants des genres Vicia et Lathyrus, dont Vicia sativa subsp. sativa, la vesce cultivée, Vicia lens, la lentille, différentes gesses et très probablement les pois (Pisum sativum). Au sein de cette même famille et toujours durant la période d’occupation humaine, un type Trifolium, qui inclurait la plupart des espèces du genre Trifolium et plusieurs représentants du genre Medicago, a également été identifié.
175Ces difficultés se sont sensiblement accrues avec les différents représentants de la famille des Rosacées (s.l.), dont de nombreux exemplaires ont été rencontrés et pour lesquels de multiples incertitudes subsistent. Ont été différenciés, avec quelque vraisemblance, un type Crataegus qui regrouperait les genres Crataegus, les aubépines, Sorbus, les alisiers et sorbiers, Malus, les pommiers, et Pyrus, les poiriers, tous genres relevant de la famille des Malacées et qui sont parfois réunis aux Rosacées avec rang de sous‑famille, plus diverses Amygdalacées du type Prunus et des Rosacées du type Rosa, un type Prunus regroupant, semble‑t‑il, d’autres Amygdalacées du type Prunus et d’autres Rosacées du type Rosa, un type Potentilla qui regroupe les genres Potentilla, les potentilles, Pragaria, les fraisiers, et Comarum palustre (= Potentilla palustris), le comaret et un type Rubus qui comprend Rubus ideus, le framboisier. En revanche, l’identification du néflier, Mespilus germanica, arbuste épineux à l’état sauvage, croissant dans les forêts, broussailles et haies sur sols plus ou moins acides et encore présents dans les différents faciès neutrophile et acidophile de la chênaie à charme, semble pouvoir être assurée (Eide 1981).
176Parmi les adventices les plus abondantes et les plus constantes, on note des Armoises, des Asteracées (= Composées) liguliflores, des Asteracées tubuliflores, au sein desquelles trois types ont été reconnus un type Anthémis (qui comprend les genres Anthémis, Acbillea, Chiysanthemum et Matricarid), un type Bidens (suivant la taille, on peut distinguer au sein du type Bidens, un type Bidens rassemblant les genres Bidens, Inula, Eupatorium, Erigeron, Bellis, Senecio, Pulicaria, Gnapbalium, Solidago, Anlennaria etc. et un type Aster regroupant les genres Aster, Tussilage, Petasites etc.) et enfin un type Cirsium, des Caryophyllacées (types Cerastium, Diantbus et Scleranthus), des Chénopodiacées (types Atriplex et Chenopodium), des Crucifères, des Lamiacées (= Labiées) tri‑ et hexacolpées, des Polygonacées (types Polygonum aviculare, Polygonum bistorta, Polygonum persicaria, Polygonum convolvulus, sans oublier évidemment le type Rumex acetosa/acetoselld), des Rubiacées, des Urticacées, des Valerianacées du type Valerianella locusta (Clarke, Jones 1980)...
177Sur le site contemporain des Grands Roseaux, l’occupation médiévale se marque également par une exubérance des Poacées (= Graminées), céréales et autres rudéro‑ségétales. Un riait caractéristique réside dans la relative abondance d’une messicole annuelle stricte, le bleuet (Centaurea cyanus). Par contre, les Caryophyllacées (dont le type Lychnis qui comprend la nielle, Agrostemma githago) et les Papaveracées du type Papaver rhoeas/dubium sont exceptionnellement rencontrées.
2.4.5 Phase IV
178La précipitation de la craie lacustre grise fossilisant les couches d’occupation humaine matérialise la remontée du niveau du lac après l’abandon de la station littorale de Colletière. Toutefois, on ne peut exclure un hiatus entre l’abandon de la station littorale, sans doute vers le milieu du xie siècle de notre ère, et la reprise de la sédimentation lacustre, éventuelle solution de continuité dont la durée ne peut être évaluée.
179Le très médiocre état de conservation des flores sporo‑polliniques dans les niveaux sus‑jacents à la couche d’occupation manifeste très probablement des phénomènes de remise en suspension et redépôt ayant affecté le matériau sédimentaire dans une tranche d’eau peu profonde.
180La submersion de la presqu’île de craie lacustre entraîne le retour des groupements d’hydrophytes et hélophytes, tels que les massettes et les rubaniers (Typha latifolia et Typha angustifolia/Sparganium type emersum). L’exubérance des Cyperacées pourrait traduire la colonisation des rives par des peuplements denses de grands Carex sociaux, mais ceci n’est qu’une hypothèse, difficile à fonder en l’absence d’études des macrorestes végétaux. La présence de l’hottonie des marais (Hottonia palustris), hydrophyte sciaphile recherchant les substrats tourbeux, généralement en eau peu profonde et supportant une certaine variabilité du niveau du plan d’eau, témoigne d’eaux enrichies en matières organiques et humiques. La reine des prés (Filipendula ulmaria), abondante dans les prairies humides, peut se mêler à ces cariçaies. Les saules (Salix) se répandent sur les berges, annonçant la reconstitution de la forêt alluviale. Du fait de l’héliophilie extrême des plantules de Salicacées, la régénération ou l’implantation de ce peuplement pionnier dépend entièrement d’une mise à nu des substrats.
181L’abandon des parcelles cultivées et des pâtures sur les pentes proches se marque par le déclin rapide des céréales, des Poacées (= Graminées) et autres rudéro‑ségétales, la colonisation des friches et des trouées forestières par la profusion des fougères (spores monolètes). Si les pourcentages du charme (Carpinus betulus) sont pratiquement équivalents à ceux enregistrés avant le début du xie siècle de notre ère, en revanche le châtaignier (Castanea sativa) et le noyer (Juglans regia), médiocrement représentés jusqu’alors, progressent rapidement, favorisés sans doute par les activités humaines.
2.4.6 Conclusion
182Toute approche paléoécologique dans la restitution des environnements passés doit se fonder sur une démarche pluridisciplinaire incorporant les données procurées par les différentes disciplines mises en œuvre. Cette procédure ne peut évidemment prétendre à l’exhaustivité. En abordant de concert l’étude des diverses composantes du milieu, elle seule permet, par corroboration ou par infirmation, de tester la validité des hypothèses formulées. Enfin, et ce n’est pas son moindre mérite, cette démarche permet rapidement d’étalonner les limites d’interprétation des disciplines concernées.
2.5 Le milieu végétal au xie siècle : macrorestes et paléosemences
183Karen Lundstrom‑Baudais, Christine Mignot, en collaboration avec Christine Brunier, Agnès Grudler, Dominique Baudais, et Michel Bidault
184Evaluer l’impact des habitants de Colletière sur la végétation environnante et identifier les techniques d’exploitation et de mise en valeur de l’arrière‑pays nécessitent en premier lieu de reconstituer les formations végétales dominant le paysage au moment de la colonisation des rives. Cette reconstitution se fonde sur les renseignements issus des analyses paléobotaniques, c’est‑à‑dire de l’étude des pollens, de celle des semences et des bois présents sous diverses formes (bois de construction, d’outillage et d’artisanat, bois de chauffe).
185Les analyses palynologiques des carottes prélevées dans les craies permettent de retracer, dans leurs grandes lignes, l’histoire et l’évolution du paysage végétal du bassin du lac de Paladru. Les macrorestes végétaux, plus lourds et plus volumineux que les pollens ont, en général, une dispersion naturelle nettement plus limitée. Leur étude, dans les séquences lacustres antérieures à l’occupation médiévale, reflète presque exclusivement la végétation aquatique, mais dans les niveaux approchant la couche archéologique apparaissent quelques éléments de la zone riveraine la plus proche. Les véritables concentrations de macrorestes (particulièrement ceux provenant de l’arrière‑pays) ne se rencontrent que dans les sédiments anthropisés du site ; dans les niveaux de craie elles sont rares, à l’exception des oogones de characées. Dans la plupart des cas, l’identification botanique des paléosemences permet d’atteindre un degré de détermination très précis (le niveau spécifique), alors que pour les pollens on doit le plus souvent se contenter du genre ou de la famille (cf. supra). Ces deux approches sont très complémentaires : si la palynologie permet de reconnaître les grandes séries de la végétation, l’étude paléocarpologique et paléodendrologique fournit des renseignements plus détaillés sur la végétation existant juste avant l’occupation du site (celle qui a été exploitée lors des premiers défrichements) ainsi que sur celle qui s’installe sur les zones déforestées peu après.
186S’agissant d’une époque encore récente, on peut supposer que les combinaisons floristiques de la végétation non anthropisée, selon les différents milieux, étaient relativement semblables à celles que les phytosociologues décrivent actuellement. Les espèces caractéristiques –c’est‑à‑dire celles qui ont une faible amplitude écologique et sont de bons indicateurs du type de milieu– revêtent donc une importance toute particulière pour la reconstitution du paléoenvironnement végétal. On sait par exemple que le buis est une espèce plutôt thermophile, qui affectionne les lieux ensoleillés et chauds, que les grandes laîches poussent au bord de l’eau, ou encore que la scorodoine (Teucrium scorodonia) ne se rencontre que sur les sols acides. La prise en compte de telles informations (Ellenberg 1979 et 1988 ; Oberdorfer 1983 ; Richard, Pautou 1982 ; Guinochet, Vilmorin 1978 ; Rameau et al. 1989) est en partie à l’origine du classement proposé ci‑dessous. En ce qui concerne la végétation forestière, nous nous sommes référé aux résultats de l’étude phytosociologique menée par A. Guigue (cf. supra).
187Dans la perspective d’une reconstitution de l’environnement végétal de Colletière au xie siècle, il ne suffit pas de savoir quelles étaient les essences présentes dans les strates arborescentes et arbustives et quelles espèces faisaient partie de la strate herbacée. Il est impératif de faire référence à une étude pédologique des sols actuels aux environs du site (cf supra) tout en restant conscient que les sols d’aujourd’hui ne sont pas à l’image des sols existant au xie siècle ; leur évolution naturelle s’est certainement accélérée, voire modifiée, à la suite d’une exploitation agraire de plus en plus intensive. Enfin, l’étude phytosociologique de cette même zone, qui débouche sur l’évaluation de la végétation forestière potentielle, est une aide irremplaçable pour la localisation des différentes formations déduites des analyses paléobotaniques.
2.5.1 Les matériaux de l’étude
188A l’heure actuelle, l’étude des restes ligneux porte sur le mobilier en bois, les éléments architecturaux et la détermination des charbons de bois d’un foyer. Les résultats de l’étude dendrologique des objets en bois apparaissent dans la fig. 52. L’analyse anthracologique de deux niveaux successifs d’un foyer (500 identifications) est présentée dans la fig. 53. Toutes les essences sont reportées dans le grand tableau récapitulatif de la flore (tabl. iii).

FIG. 52 – Utilisation des essences pour l’artisanat du bois.

FIG. 53 – Analyse anthracologique de deux niveaux successifs dans le foyer du bâtiment I.

TABL. III – Tableau récapitulatif des essences rencontrées à Colletlère.
189Pour simplifier la lecture, le nom de l’essence est suivi par une abréviation qui précise sous quelles formes elle a été identifiée : B = bois, ? B = bois du genre mais dont l’identification jusqu’à l’espèce s’avérait impossible, D = diaspore.
190Les paléosemences proviennent soit du tamisage‑tri (maillage 8 et 4 mm) effectué sur la fouille même, soit du tamisage en laboratoire de colonnes sédimentaires selon un maillage très fin (8, 4, 2, 1, 0,5, 0,2 mm). Etant donné les importantes différences de taille entre les semences, aucune de ces méthodes ne permet à elle seule d’isoler toute la gamme des espèces présentes dans les sédiments. Si le tri des semences devait se limiter aux échantillons sédimentaires, de nombreuses informations seraient perdues, particulièrement en ce qui concerne les cultures céréalières et les arbres fruitiers. Inversement, les tamisages effectués à la fouille ne livreraient qu’une infime fraction de la totalité des espèces présentes.
191Les échantillons sédimentaires étudiés proviennent des craies qui précèdent l’occupation, des niveaux archéologiques proprement dits, et des sédiments crayeux qui les scellent ou encore de faciès sédimentaires dans les environs immédiats du site. Jusqu’à présent 79 échantillons, dont 42 dans les niveaux archéologiques, ont été étudiés. Pour ne pas déborder du cadre de cet ouvrage nous ne présenterons que les taxons identifiés dans les niveaux de fumier anthropique. L’interprétation de l’ensemble des échantillons comme la méthodologie et la description morphologique des taxons interviendront dans le cadre d’une monographie finale. Dans cette contribution les résultats sont synthétisés sous forme d’un tableau floristique, hiérarchisé par groupements végétaux avec mention de l’abondance relative de chaque taxon.
2.5.2 La végétation forestière avant l’occupation du site
2.5.2.1 Forêt riveraine
192La forêt riveraine débutait immédiatement en retrait des ceintures de marais à grandes laîches qui bordaient le lac et s’étendaient également le long de la Fure. Nous avons retrouvé de nombreux composants du cortège floristique de cette forêt. Aux aulnes (Alnus glutinosa ‑ ?B, D) étaient associés divers saules (Salix sp. –?B). La bourdaine (Frangula alnus), signalée dans les analyses polliniques, n’apparaît pas dans les macrorestes, mais elle devait probablement se trouver au milieu de l’aulne et du saule.
193Sur les sols moins détrempés, le frêne (Fraxinus excelsior – B) a dû participer à la strate arborescente, sans doute avec le chêne pédonculé (Quercus sp. – B), le peuplier noir (Populus sp. – B) et forme champêtre (Ulmus sp. – B). Il faut cependant souligner que pour ces trois dernières essences on ne peut préciser l’espèce sur la seule base des restes ligneux. Des essences transgressives des forêts mésophiles collinéennes, telles que le tilleul à petites feuilles (Tilia cordata – D) et l’érable champêtre (Acer campestre – B, D) pouvaient également y faire des apparitions.
194Sous la strate arborescente de la forêt riveraine, plusieurs arbustes à amplitude écologique relativement large ont pu facilement s’installer : le cornouiller sanguin (Cornus sanguinea – D, B), l’aubépine (Crataegus monogyna – S), le noisetier (Corylus avellana – D, B), le fusain d’Europe (Evonymus europaeus – B), les viornes (Viburnum sp. – B, Vibumum lantana – D ainsi que Viburnum opulus type, signalé dans les pollens).
195De la strate herbacée, nous avons retrouvé les semences de l’oseille sanguine (Rumex sanguineus), la douce‑amère (Solanum dulcamara), l’épiaire des bois (Stachys sylvatica), la laîche allongée (Carex elongata), la lysimaque des bois (Lysiinachia cf. nemorum), l’eupatoire chanvrine (Eupatorium cannabinum) et la malachie aquatique (Stellaria aquatica). Le coqueret (Physalis alkekengi) est très faiblement présent alors qu’au Néolithique les baies de cette espèce étaient très appréciées des populations de l’habitat des Baigneurs. Aujourd’hui rarissime dans la région, il devait se trouver dans la forêt riveraine ou encore sur les sols bien secs des terres à vigne.
196L’étude pollinique indique une importante augmentation de l’aulne, composant principal de la forêt riveraine sur sol très humide. Cette expansion, de durée encore mal précisée, a immédiatement précédé l’installation des colons à Colletière. La baisse du niveau du lac, bien mise en évidence par la sédimentologie, l’étude des diatomées et celle des pollens, a dû provoquer l’assèchement des marais et l’exondation de grandes étendues propices à la colonisation par la forêt riveraine. L’absence de souches d’aulnes dans les sédiments du site, comme dans la dépression qui le sépare de la terre ferme, apporte la preuve que l’aulnaie ne s’est pas développée dans cette zone. On trouve plutôt les conditions requises pour l’extension de la forêt riveraine à l’extrémité sud du lac, sur les alluvions récentes.
2.5.2.2 Couverture forestière des versants
197Les travaux phytosociologiques d’A. Guigue suggèrent qu’en l’absence d’intervention humaine, le paysage actuel, sur le pourtour du lac, serait en majeure partie sous la couverture de la chênaie‑charmaie (forêt mésophile collinéenne type) ou encore sous celle de son faciès à châtaigniers. La première occuperait des sols calcaires ou calciques, la seconde, des sols rendus acides par le lessivage (correspondant en grande partie aux sols les moins frais).
Faciès chênaie à quelques charmes
198L’étude des macrorestes végétaux confirme l’existence de la forêt mésophile au xie siècle car sa composition floristique est très proche de celle que l’on connaît actuellement (G. Pautou, communication personnelle). Le charme (Carpinus betula – B, D) et très probablement le chêne sessile (Quercuspetraea – ?B, ?D), dont le maximum d’abondance se situe à l’intérieur de la chênaie‑charmaie type, étaient présents autour de l’an Mil, lors de l’édification du hameau de Colletière. Le noisetier (Corylus avellana – B, D) trouve son expansion maximale dans ce groupement. D’autres arbustes également présents dans les sédiments, comme le cornouiller sanguin (.Cornus sanguinea – ?B, D), l’aubépine (Crataegus monogyna – D), l’églantier (Rosa canina – D), la viorne mancienne (Vibumum lanlana – ?B, D) atteignent leur maximum d’abondance en d’autres groupements mais se retrouvent néanmoins souvent dans cette forêt. Au xie siècle, la strate herbacée apparaît à travers le fraisier des bois (Fragaria vesca – D), une espèce actuellement très abondante.
199Si nous trouvons de fortes ressemblances entre la liste floristique du Moyen Age et l’actuelle, les deux essences qui de nos jours dominent ces forêts n’existaient toutefois pas dans les mêmes proportions au xie siècle. Lors de l’installation des colons, c’est le chêne qui domine. Certes, le charme (Carpinus betula) y est aussi présent (on l’a retrouvé dans les pollens, les bois et les semences du site) mais ses pourcentages polliniques sont ici très faibles pour une essence réputée correctement représentée dans les diagrammes polliniques (Heim 1970). Notons aussi que le charme est rarement employé dans la fabrication d’objets ou pièces en bois. L’étude préliminaire des charbons de bois d’une zone de foyer met à son tour en évidence la présence de cette essence clans l’arrière‑pays mais, là encore, en faible proportion. Ses semences ont été retrouvées et, compte tenu de leur peu d’intérêt alimentaire ou médicinal, il faut bien en déduire que cette essence devait se trouver à proximité. Autour de l’an Mil, le charme reste encore un composant mineur de la forêt ; ce ne sera que plus tard, aidé en partie par l’intervention de l’homme, qu’il voisinera avec le chêne en proportions égales. Le charme récupère plus facilement après les défrichements grâce à sa capacité de se régénérer par rejets de souche et drageons partant des racines ; il répond très favorablement à un traitement en taillis. Dérivant de la chênaie mixte de la période atlantique, la chênaie‑charmaie n’avait, de toute évidence, pas encore pris au xie siècle la composition que nous lui connaissons aujourd’hui et qui lui fait mériter son nom.
Faciès à châtaignier
200Sur les sols acides situés sur les moraines glaciaires et les conglomérats lessivés se trouve actuellement une forêt à tendance acidophile : la chênaie à châtaignier (cf. supra). La localisation de ce faciès correspond à la partie la moins élevée et aux sols les moins frais de la zone 2 selon la carte des sols (cf. supra). Il est probable que c’est seulement dans ces contextes que le châtaignier (Castanea sativa – B, D) a pu se maintenir indépendamment de l’intervention de l’homme. Notons toutefois que cet arbre est peu présent dans le diagramme pollinique et dans les bois façonnés. Ce n’est que vers la fin de l’occupation de l’habitat qu’on constate l’expansion pollinique du châtaignier, vraisemblablement favorisé pour les besoins de sa consommation. Le chêne, qui partageait la strate arborescente du faciès à châtaignier, était sans doute le chêne sessile (Quercus petraea – ?B, ?D). Le néflier (Mespilus germanica – D), qui ne figure pas actuellement à l’état sauvage dans la région, devait également se trouver dans ce faciès. Le houx (Ilex aquifolium – B, D) n’est pas non plus signalé dans l’inventaire floristique d’A. Guigue alors qu’au xie siècle il se trouvait assurément dans celte forêt.
201Signalons, pour la strate des herbacées, l’herbe des sorcières (Circaea lutetiana), accompagnée par d’autres espèces acidophiles ou acidoclines, de nos jours surtout abondantes dans les hêtraies de la région de Colletière : la gemiandrée sauge des bois (Teucrium scorodonia), la myrtille (Vaccinium cf. myrtillus) et le pâturin de Chaix (Poa cf. chaixii), une espèce actuellement encore non inventoriée dans la région de Paladm.
Faciès thermophile
202Il existe aujourd’hui, sur les parties basses des versants bien exposés et orientés sud/sud‑ouest, une charmaie thermophile installée sur les sols calcaires chargés de cailloux (cf. supra). Le chêne sessile et le chêne pubesccnt y dominent largement. Alors qu’on ne peut certifier la présence de ces deux essences aux alentours de l’an Mil (il est impossible de différencier anatomiquement le chêne sessile, le chêne pubescent et le chêne pédonculé par l’analyse des restes ligneux), nous avons retrouvé dans les sédiments d’autres vestiges caractéristiques de ce faciès.
203Ce sont le buis (Buxus sempervlrens – B), la viorne lantane (Vibumum lanlana – ?B, D), le cornouiller mâle (Cornus mas – D), l’aubépine monogyne (Crataegus monogyna – D), le cornouiller sanguin (Cornus sanguinea – D), l’églantier (Rosa canina – D) qui auraient trouvé ici leur abondance maximale, tout comme l’épine noire (Prunus spinosa – D). C’est surtout dans ce groupement ou dans les clairières des forêts mésophiles que le pin sylvestre (Pinus silvestris – B et rares cônes) aurait rencontré les conditions de pleine lumière dont il a besoin. C’est aussi dans cette forêt que le noyer (Juglans régla – B, D), déjà connu dans la région au Néolithique final sur le site des Baigneurs, aurait fait des apparitions spontanées.
204Il faut souligner que certaines essences thermophiles retrouvées à Colletière sont aujourd’hui absentes de l’inventaire floristique d’A. Guigue : c’est le cas du cornouiller mâle et du buis. Ceci doit‑il être considéré comme un indice que le climat était légèrement plus chaud au début du xie siècle qu’aujourd’hui ?
205Dans les environs immédiats de Colletière, la station la plus propice au développement d’une chênaie à faciès thermophile se trouve sur les éboulis au bas du versant sud de la colline qui domine le site (zone 1, cf. supra).
Faciès à tendance montagnarde
206Un faciès à tendance montagnarde du type charmaie à hêtre occupe actuellement les parties les plus élevées des collines environnantes et les pentes surplombant la station (cf. supra). Les sols frais permettent le développement du hêtre (Fagus sylvatica – D, B) associé au charme. Pour les raisons évoquées précédemment, il est évident qu’au xie siècle le charme ne jouait pas ce rôle avec la même intensité qu’aujourd’hui, laissant largement la place au hêtre. De nos jours, sur les sommets de collines recouverts de placages glaciaires, le châtaignier (Castanea sativa – D, B) trouve sans difficulté les sols acides qui lui conviennent. Mais, comme nous l’avons déjà fait remarquer, cette essence n’était guère importante dans les environs de Colletière avant l’an Mil. Enfin, dans les clairières des hêtraies s’épanouissait le bouleau verruqueux (Betulapendula – ?B, D).
207On devait trouver parmi les arbustes l’aubépine épineuse (Crataegus oxyacantha – S) et probablement le chèvrefeuille (Lonicera sp. – B). Dans la strate inférieure, des espèces comme la centaurée des montagnes (Cenlaurea montana), la myrtille (Vaccinium cf. myrtillus), le sureau à grappes (Sambucus racemosa – D, B), la raiponce en grappe (Phyteuma spicatunï), le framboisier (Rubus idaeus), la luzule des bois (Luzula cf. sylvatica), la germandrée scorodoine (Teucrium scorodonia) sont présentes dans les sédiments de l’habitat et abondent aujourd’hui dans les hêtraies.
208C’est probablement de ce faciès que proviennent les rarissimes vestiges d’épicéa (Picea excelsa – cônes). Actuellement, l’if (Taxus baccata – B, D) ne figure pas aux alentours du lac ; il a très probablement été anciennement éliminé par l’homme : ses feuilles sont en effet toxiques pour le bétail. Au xie siècle, l’if pouvait très bien pousser dans la hêtraie ou plus bas, dans les chênaies de la forêt mésophile.
209Il faut insister sur l’absence quasi totale du sapin (Abies alba) dans les restes ligneux alors qu’il figure dans les pollens. On peut raisonnablement envisager que cette essence entrait dans la composition de la hêtraie mais on n’en trouve pas trace dans les bois d’architecture, d’artisanat ou de combustion. Le sapin est pourtant un bois de bonne qualité, encore très recherché pour la charpente et la menuiserie ; très fissile, il permet d’extraire des planches avec facilité. On peut conclure que son absence dans l’économie du village n’est pas une preuve de son inexistence dans la région. A l’an Mil, le sapin devait entrer régulièrement dans la composition de la hêtraie mais suffisamment loin du site pour ne pas être exploité lors des défrichements ou de la collecte de matériaux effectués par la communauté.
210Au xie siècle, dans la région de Paladru, les forêts étaient relativement voisines par leur composition floristique de celles que l’on rencontre aujourd’hui. Il est probable que leurs différents types avaient, dans l’ensemble, des répartitions spatiales proches de celles existant de nos jours. Cependant, des différences notables existent. Comme nous l’avons vu, certaines essences qui figurent parmi les dominantes de nos forêts n’étaient pas aussi abondantes au Moyen Age. Si le charme et le châtaignier sont des éléments importants des forêts actuelles de cette région, ils étaient alors très peu présents. Les défrichements ont favorisé leur expansion dès l’occupation du site. Le noyer a suivi une évolution semblable mais moins spectaculaire. Le grand nombre de restes de châtaignes et de noix dans les sédiments laisse présumer un traitement préférentiel de ces deux essences.
211L’âge des arbres utilisés pour la construction des architectures et les observations palynologiques permettent de restituer l’aspect général de la forêt de l’époque. Les fûts de chêne ont entre 30 et 100 ans, avec une moyenne de 78 ans. De son côté, la palynologie a montré l’importance du noisetier au moment de l’arrivée des colons. Celui‑ci en effet tolère mal la forêt dense et n’y fleurit guère. On peut donc supposer que les chênes provenaient de chênaies (chênaie « à quelques charmes », chênaie « à quelques châtaigniers ») plutôt vieillissantes, comportant des clairières naturelles ouvertes par la chute des arbres âgés.
2.5.3 Les défrichements
212Le processus de défrichement de l’arrière‑pays est bien documenté grâce aux études palynologique, dendrologique et carpologique. Les diagrammes polliniques enregistrent, lors de l’installation des premiers colons, une brusque chute des pollens arboréens qui affecte surtout l’aulne, le chêne, le noisetier et le hêtre. L’analyse dendrologique des bois d’architecture, des charbons et des bois d’artisanat nous informe sur l’utilisation des produits du défrichement. Ces analyses offrent aussi un premier aperçu des zones affectées par les déboisements que viendra compléter, avec davantage de précision, l’étude des semences.
2.5.3.1 Les bois de construction
213La masse considérable de bois et de copeaux accumulée dans la couche archéologique témoigne de l’utilisation intensive des produits du déboisement pour l’édification de l’habitat. Si les pieux et les madriers sont nombreux, en revanche les pièces de bois provenant des superstructures sont très rares. Le chêne est l’essence la plus répandue dans les gros matériaux de construction (pieux, poutres, planches, madriers) mais aussi dans les pièces d’assemblage (chevilles). Le hêtre, de moindre qualité pour ces usages, intervient plus rarement ; on le rencontre surtout sous forme de madriers de substruction dans le bâtiment II.
214Des vestiges de parois ont été observés à la fouille. Ce sont principalement des alignements de petits piquets, parfois associés à leur base à des baguettes ou des planchettes. Ces baguettes sont le plus souvent en noisetier que sa grande souplesse prédestine à cet usage. Cette essence est déjà, comme on l’a vu, un composant important du sous‑bois avant la colonisation. L’ouverture de clairières, à la suite des défrichements, ne nuit pas au noisetier qui se multiplie en lisière grâce à sa capacité de se régénérer par rejets de souche, et grâce à sa croissance exceptionnellement rapide.
2.5.3.2 Bois d’artisanat
215Les bois employés sont extrêmement variés (fig. 52) : vingt‑sept essences différentes ont été utilisées dont l’érable (Acer), l’aulne (Alnus), le bouleau (Betula), le buis (Buxus), le charme (Carpinus), le chèvrefeuille (Lonicera), le cornouiller (Cornus), le noisetier (Corylus), le hêtre (Fagus), le frêne (Praxinus), le fusain (Evonymus), le houx (Ilex), le noyer Quglans), le châtaignier (Castanea), le néflier (Mespilus), le pin sylvestre (Pinus silvestris), diverses essences de la tribu du pommier (Pomoideae) et de celle du prunier (Prunus sp), le peuplier (Populus), le chêne (Quercus), le saule (Salix), le sureau (Sambucus), l’orme (Ulmus), l’épicea (Picea), l’if (Taxas), le tilleul (Tilia) et la viorne (Viburnum).
216Malgré cette grande diversité, on constate une nette prédilection pour le chêne, le noisetier, l’érable, le frêne et le buis. A elles seules, ces cinq essences représentent 77 % du total des objets de bois jusqu’à présent déterminés. Il est rare qu’une seule essence serve à la réalisation d’une même famille d’objets, à l’exception des peignes et des cuillères.
217Les propriétés du chêne, et particulièrement sa grande résistance, le destinent à la confection des pièces les plus massives ou soumises à de fortes contraintes : éléments de meubles, planches, planchettes, tavaillons, chevilles. Il entre aussi dans la fabrication des baquets, cuves et seaux (fond, couvercle, douves et douelles), de certains manches et petits outils, exceptionnellement dans celle de certaines parties d’instruments de musique (table d’harmonie).
218L’élasticité et la résistance du frêne sont certainement à l’origine de son choix pour la fabrication de manches de haches, de hampes de flèches ou de carreaux d’arbalètes, de chevilles carrées, de piquets, et même de pilons. Il faut encore mentionner que 20 % des récipients sont en frêne : c’est un bois fibreux mais qui pourtant se tourne bien.
219L’érable est principalement réservé à la fabrication des fuseaux et au tournage de la plus grande partie des récipients (90 %). On s’en servait aussi pour façonner des cuillères (13 %) et certains instruments de musique. L’érable est un bois au grain très fin, parfaitement approprié au tournage.
220Les baguettes de noisetier écorcées sont souvent utilisées dans l’armature des clayonnages à cause de leur souplesse. Il existe aussi de grandes quantités de perches de noisetier travaillées, de section carrée ou polygonale, et dont les observations archéologiques rendent vraisemblable qu’elles aient constitué l’armature du clayonnage. Signalons encore des pièces de jeux taillées dans du noisetier, bois tendre (dés, pièces d’échecs).
221Le buis est l’essence dont on fait les peignes et, très fréquemment, les cuillères et les cuillerons. Son bois est très dense et son grain particulièrement fin.
222En comparaison du volume de bois employé dans les constructions ou pour alimenter les foyers, la recherche du bois d’artisanat ne nécessitait pas de défrichements. Il représente plutôt une forme de prélèvement sélectif effectué ponctuellement dans la forêt environnante.
2.5.3.3 Le bois de combustion
223Une étude anthracologique a été entreprise sur plusieurs centaines de charbons de bois pour identifier les espèces exploitées comme combustible dans le foyer du bâtiment I (fig. 53). La liste des essences est relativement restreinte puisque 12 taxons seulement figurent dans les charbons sur les 35 essences arborescentes ou arbustives observées parmi les objets et les semences.
224Au début de l’occupation, dans la couche IV, c’est le chêne qui est le principal combustible (67,3 %). Le frêne joue un rôle très secondaire (18,2 %), le hêtre et le noisetier davantage encore (respectivement 5,9 % et 4,1 %). L’érable, le charme, forme, le peuplier, le pommier et le merisier font de rares apparitions. Dans un deuxième temps (couche III), le chêne cède la première place au hêtre (36,7 % contre 24,7 % de chêne). Le frêne et l’érable prennent aussi plus d’importance (respectivement 17,3 % et 12 %). Les autres essences : charme, orme, noisetier, aulne, bouleau et peuplier sont des composants mineurs.
225Certes, la validité de ces premiers résultats doit encore être vérifiée par l’étude des charbons d’autres foyers mais il est possible déjà d’émettre quelques hypothèses. Une telle transformation dans les habitudes de ramassage du bois peut indiquer un changement de fonction du foyer (non confirmé par les observations archéologiques) ou, plus probablement, signifier que la zone d’approvisionnement en bois a changé. Comme si, après avoir consommé le bois de chauffage stocké à l’occasion de la construction de l’habitat et ayant déjà trop exploité la vallée de la Eure ainsi que les basses pentes sur éboulis de la colline, les habitants avaient été obligés de s’attaquer à de nouvelles zones. La hêtraie affectée par ces ramassages était très probablement localisée sur le versant occidental abrupt de la colline, juste derrière la station littorale.
2.5.3.4 Remarques sur les défrichements
226L’analyse anthracologique met clairement en évidence, dans une première étape, des activités de défrichement de grande envergure qui touchent certainement la chênaie sur les alluvions fluvio‑glaciaires de la vallée de la Fure (fig. 40, zone 3) et probablement la forêt sur l’éboulis de la zone 1. L’analyse suggère une deuxième phase au cours de laquelle les colons exploitent une forêt riche en hêtre sur le flanc ouest de la colline ou vers son sommet (zone 2).
227Quelle était la surface affectée par ces activités ? Elle est très difficile à estimer actuellement. Si les besoins en bois d’artisanat ne représentent que des prélèvements mineurs sur la forêt, il en va autrement des bois de construction et de combustion. On estime que le nombre de fûts employés dans les bâtiments (pieux, poteaux, madriers, ainsi que les éléments de charpente) avoisine mille pièces. Dans une chênaie des environs (Le Mont), M. Fournier a observé une densité d’environ 100 chênes de diamètre 30‑35 cm par hectare (diamètre utilisé dans les constructions de Colletière). On peut évaluer, selon cette indication, à une dizaine d’hectares les défrichements nécessaires à la construction de Colletière. A cela il faut ajouter le prélèvement du bois de chauffe, difficilement estimable tant que l’on ne connaîtra pas avec précision le nombre total de foyers et la durée de l’occupation. Par ailleurs, lorsque le nombre d’habitants sera mieux évalué, on pourra procéder à l’estimation du nombre d’hectares agricoles nécessaire pour subvenir aux besoins de cette population. Il sera alors intéressant de comparer ces deux évaluations de la surface ouverte dans les forêts.
2.5.4 Végétation et constitution du terroir
228Afin de préciser les formations végétales qui résultent de la mise en valeur des terres défrichées, il est nécessaire de faire intervenir les résultats de l’étude carpologique.
2.5.4.1 Végétation des lisières, des manteaux forestiers et des clairières
229tabl. iii, groupe 7.2
230Dans les semences, les plantes héliophiles, arbustes et hautes herbes sont bien représentés : 24 taxons constituent à eux seuls 13 % de l’assemblage carpologique des plantes sauvages. Avant les déboisements, la surface disponible pour ces espèces qui affectionnent les ourlets et les manteaux forestiers, se limitait aux lisières des clairières naturelles et le plus souvent au sous‑bois lui‑même. En effet, si la plupart de ces espèces sont originaires des forêts, elles fructifient mal sous la couverture du houppier. Citons par exemple le noisetier (Corylus avellana – D, B), l’épine noire (Prunus spinosa – D, B), les mûres (Rubusfructicosus), le rosier (Rosa sp. – D, B), le fraisier des bois (Fragaria vesca), le néflier ÇMespilus germanica – D) ou encore le framboisier (Rubus idaeus) qui n’ont pratiquement aucune productivité en sous‑bois. Ce n’est qu’après défrichement que ces espèces peuvent se développer avec luxuriance.
231Parmi ces taxons on retrouve, certes, un bon nombre de plantes indifférentes qui, à l’intérieur des lisières, ont un comportement écologique large. Mais d’autres sont plus strictes et leur présence confirme que les défrichements ne se cantonnaient pas seulement à la chênaie « à charmes» de la vallée de la Fure mais s’étendaient au‑delà, sur les coteaux :
– en lisière de la chênaie thermophile : dans la strate arbustive la viorne mancienne (Vibumum lantana), le cotonéaster (Cotoneaster sp.), l’aubépine à un style (Crataegus monogyna) et, dans la strate des herbacées, le millepertuis perforé (Hypericum perforatum), la silène penchée (Silene nutans) et la marjolaine (Origanum vulgaris) ;
– en lisière de la chênaie à faciès de tendance acidophile : le néflier (Mespilus germanica) ;
– dans le faciès submontagnard : le framboisier (Rubus idaeus).
232Ces lisières ont été abondamment exploitées pour les baies et fruits comestibles qui s’y trouvaient (nèfles, noisettes, mûres, framboises, fraises des bois, cynorrhodons et fruits d’aubépines). Les produits de la cueillette jouaient un rôle non négligeable de complément alimentaire. L’importance relative des semences de millepertuis perforé (Hypericum perforatum) et de marjolaine (Origanum vulgare), qui proviennent aussi de ces formations, est probablement l’indice d’une récolte destinée à un usage condimentaire, voire médicinal.
2.5.4.2 Végétation des prairies et pelouses
23331 % des semences de plantes non cultivées sont originaires de ces formations (tabl. iii, groupe 5). Le cortège des espèces laisse envisager l’existence de plusieurs types : les prairies humides, les prairies mésophiles sur sol moyennement frais et les pelouses sur sol sec de tendance calcicole, aussi bien qu’acidophile.
Prairies humides
234Parmi les différentes formes de prairies/ pelouses, c’est la prairie humide (tabl. iii, groupe 5.1) qui est la mieux représentée par le nombre des semences (7 % des plantes non cultivées et 11 taxons). Les espèces les plus fréquentes sont le jonc aggloméré (Juncus conglomeratus), le jonc épars (Juncus effusus), le scirpe des bois (Scirpus sylvaticus) et la fleur de coucou (Silene flos‑cuculis). La prairie humide, telle qu’on la perçoit pour l’époque, est par sa composition encore très proche de la mégaphorbiaic hygrophile (Magno‑Caricion) dont elle dérive très certainement.
235De toute évidence ces prairies humides devaient occuper les sols détrempés situés sur les dépôts sédimentaires récents en marge de l’extrémité méridionale du lac (zone 4 sur la carte des sols) à la suite du défrichement des forêts riveraines observé dans les diagrammes polliniques. De nos jours cette formation n’est pas entretenue (fauchée) et elle se transforme rapidement en mégaphorbiaie hygrophile puis est remplacée par une forêt humide d’aulnes.
236Aujourd’hui, ces prairies sont uniquement exploitées pour fournir de la litière et les espèces qui les composent sont si peu appréciées du bétail qu’une clôture est inutile. Cependant, il existe encore dans la région des espèces bovines rustiques pour qui ces prairies conviennent parfaitement (la tarine par exemple). L’importance des semences de la prairie humide dans les sédiments du site suggère peut‑être le fauchage et l’apport de ces herbes dans l’habitat.
Prairies mésophiles
237La prairie mésophile apparaît au travers de 17 taxons recensés dans les échantillons, soit 7 % des semences de plantes non cultivées (tabl. iii, groupe 5.2). Toutes ces plantes ont une amplitude écologique relativement large. Il est donc difficile de préciser les caractéristiques de leur milieu d’origine. Il faut prendre en compte l’ensemble des taxons. La présence de la stellaire graminée (Stetlaria graminea), de l’houque laineuse (I Iolcus lanatus) et du dactyle aggloméré (Dactylis glomerata), suggère un milieu à tendance fraîche. Les conditions qui conviennent à ces espèces prairiales mésophiles se trouvent sur les sols frais de la vallée de la Fure (fig. 40, zone 3). A la suite des défrichements opérés le long de cette vallée, des prairies s’y sont développées sur une partie des terres libérées.
238Etaient‑elles destinées au pâturage ou à la production de foin ? En détaillant leur composition floristique on retrouve quelques espèces aujourd’hui présentes dans les prairies pâturées : fléole des prés (Phleum cf prateuse), renoncule âcre (Ranunculus écris). Mais l’absence d’espèces tout à fait caractéristiques de la mise en pâture d’un terrain comme la crételle à crête (Cynosunis cristalus), l’ivraie vivace (Lolium perenne), le trèfle rampant (Trifolium repens), et le liondent d’automne (Leontodon autumnalis) est peut‑être l’indice d’un pâturage limité. Avec l’importance numérique des semences de ce groupe il est difficile de nier que leur présence résulte d’une introduction volontaire sur le site comme fourrage. On peut envisager que ces prairies aient d’abord été fauchées et ensuite, en fin de saison, livrées au bétail.
Pelouses sèches sur sol maigre
239Les taxons originaires des pelouses sèches et maigres ne comptent que pour 2 % dans les semences des plantes non cultivées (tabl. iii, groupe 5.3). Ces formations sont cependant bien définies par la présence de 19 taxons. On rencontre des espèces qui préfèrent des sols secs, généralement peu profonds et relativement pauvres en substances nutritives. Certaines d’entre elles sont plutôt indifférentes au pH du sol, mais d’autres sont plus exigeantes. De leur présence, on peut déduire l’existence de prairies sèches à la fois sur sol basique (calcaire) et sur sol acide (siliceux).
2401 – Espèces indicatrices de sol basique : la germandrée botride (Teucrium botiys), le plantain moyen (Plantago media), l’épiaire droite (Stachys recta), la centaurée scabieuse (Centaurea scabiosa), l’arabette (Arabis hirsute), le campanule fausse‑raiponce (Campanule rapunculus). Dans les environs du site, les sols favorables au développement des prairies sèches et maigres, calcicoles, se trouvent sur les éboulis du flanc sud‑ouest de la colline, derrière l’habitat (zone 1).
2412 – Espèces indicatrices de sol acide : la luzule champêtre (Luzula campestris/multiflora), le millepertuis maculé (Hypericum maculatum), la petite oseille (Rumex acetosella), l’œillet velu (Dianthus armeria).
242Les prairies sèches et maigres, acidophiles, occupaient des sols peu profonds sur la moitié supérieure de cette même colline (zone 2) ou encore sur l’ilôt de la zone 2, au nord‑est du village actuel de Charavines.
243En conclusion, confronté à un tel développement de ces taxons dans les sédiments archéologiques, et malgré leur faible importance quantitative, il faut admettre que ces prairies sèches ont été exploitées pour faire pacager le bétail. La présence de ces plantes dans les couches d’occupation est due aux animaux qui réintègrent l’habitat assez régulièrement comme le prouvent les excréments et le taux de phosphates.
2.5.5 Les champs cultivés
244Pour caractériser les surfaces cultivées, les sédiments fournissent deux sources d’information : les vestiges des produits de l’agriculture et les mauvaises herbes.
2.5.5.1 Les plantes cultivées
245Parmi les plantes cultivées (tabl. iii, groupe 10), les céréales dominent nettement ; ce sont: le seigle (Secale cereale 42 %), le froment (Triticum aestivum 23 %), l’avoine (Amenez sativa 21 %), l’orge (Hordeum vulgare 7 %) et les millets (Panicum miliaceum et Setaria italica 7 %). Ces espèces sont présentes sous forme de caryopses carbonisés, de téguments de caryopses non carbonisés et de nombreux restes de balle et fragments de rachis de l’épi (fig. 54 et 55a et b).

FIG. 54 – Céréales. 1 Triticum aestivum si. T durum. 2 Secale cereale : a faces dorsales, b faces ventrales, c faces latérales. (Ech. Verticale 10 mm)
clichés laboratoire de Chronoécologie, Besançon

FIG. 55a – Céréales. 1 Hordeum vulgare : a grains avec la base du lemne, b face ventrale. 2 Avena sativa : a grains dans leurs lemnes, b faces dorsales et ventrales. (Ech. verticale 10 mm)
clichés laboratoire de Chronoécologie, Besançon

FIG. 55b – Répartition des céréales cultivées : seigle (Secale cereale) 42 %, froment (Triticum aestivum) 23 %, avoine (Avena sativa) 21 %, orge (Hordeum vulgare) 7 %, millets (Panicum miliaceum et Setaria Italien) 7 %.
246Les légumineuses se trouvent sous la forme de semences carbonisées (fig. 56) : ce sont les fèves (Vicia faba), les pois (Pisum sativum) et les lentilles (Lens culinaris). A celles‑ci s’ajoutent deux plantes à fibres : le lin (Linum usilatissimum) et le chanvre (Cannabis sativa), présentes sous la forme de semences ; jusqu’à présent, aucune tige n’a été retrouvée mais nous savons qu’au Moyen Age le rouissage se pratiquait souvent loin des habitations en raisons des odeurs putrides dégagées (Pals, Dierendock 1988). Ces plantes sont également une source potentielle d’huile.

FIG. 56 – Plantes cultivées. 1, 2 Panicum miliaceum. 3 Linum carthaticum. 4 Setaria italica. 5 Pisum sativum. 6 Lens esculenta. 7 Vicia faba. 8 Cannabis sativa. (Ech. verticales 1 mm)
clichés laboratoire de Chronoécologie, Besançon
247Il faut signaler ici la découverte de plusieurs fragments de l’enveloppe extérieure rigide du fruit de la gourde (Lagenaria sp.). Celle‑ci, déjà cultivée par les Romains dans la région méditerranéenne, est signalée dans le capitulaire De Villis (début du ixe siècle). Les découvertes de cette espèce dans les sites archéologiques demeurent très rares (Kooistra, Hessing 1989). La gourde peut être consommée comme légume ; séchée et vidée, elle sert également de récipient. Des propriétés médicinales lui sont aussi attribuées. Ses semences n’ayant pas encore été trouvées sur le site, il serait imprudent de l’inclure parmi les plantes cultivées à Colletière ; il s’agit plutôt d’un produit d’importation.
248Examinons maintenant le cas des « mauvaises herbes », qui se partageaient les champs avec les cultures. Leur étude apporte des précisions à la fois sur la localisation des champs, leur degré de fertilité et les pratiques culturales.
2.5.5.2 Les mauvaises herbes des cultures
249Dans les champs cultivés, les « mauvaises herbes » (tabl. iii, groupes 6.1 et 6.2), forment des associations floristiques dont les composantes sont étroitement liées au type du sol, à sa teneur en humidité, à son pH et à son degré de fertilité. Par ailleurs, sur un même sol, le cortège floristique varie selon la technique de culture. La flore des mauvaises herbes est étroitement dépendante de la période de l’année où s’effectuent les derniers travaux de remuage de la terre : labours, bêchage, sarclage (Wasylikowa 1981 ; Ellenberg 1988).
250Sur une terre labourée à la fin de l’automne puis ensemencée et non travaillée ensuite, les messicoles se développeront rapidement, avec la céréale d’hiver : ces messicoles ont un optimum de germination inférieur à 10 °C. Au printemps, non seulement il restera très peu d’espace libre pour les mauvaises herbes d’été (dont l’optimum de germination est supérieur à 20 °C) mais elles devront se livrer une compétition acharnée pour la lumière. En revanche, sur un sol retourné en mai‑juin, voire plus tard, les mauvaises herbes d’été se développent sans trop de difficulté car les travaux de la terre précédant les semailles ont suffisamment éliminé leurs compétiteurs d’hiver. Les céréales de printemps se trouvent dans une position intermédiaire car, si les semailles s’effectuent en mars‑avril, la flore qui s’y développe sera un mélange de mauvaises herbes d’hiver et d’été.
251La compétition entre les mauvaises herbes et les céréales a d’importantes répercussions sur la récolte. Les études menées lors de l’introduction des premiers herbicides ont fait apparaître des chutes de productivité d’en moyenne 25 % lorsque rien n’était entrepris pour freiner le développement des mauvaises herbes (Hanf 1983). On sait par les textes d’archives que le sarclage était pratiqué au Moyen Age. G. Duby (1969) relate que dans les grandes seigneuries françaises la corvée du sarclage et de l’arrachage des mauvaises herbes dans les blés était effectuée chaque printemps par des équipes de femmes. Ce genre d’opération appauvrit le cortège des mauvaises herbes, et plus particulièrement celui de l’hiver.
252Les systèmes d’assolement avec jachère favorisent l’apparition des pluri‑annuelles appartenant à la classe Artemisietea car la terre est moins souvent remuée (Wasylikowa 1981), Dans les sédiments de Colletière, l’ensemble des mauvaises herbes d’été et d’hiver est bien développé, ainsi que bon nombre d’espèces pluri‑annuelles appartenant à la classe Artemisietea (fig. 57).

FIG. 57 – Autres plantes. 1 Papaver dubium. 2 Agrostemma githago. 3 Polygonum avlculare. 4 Polygonum fallopa. 5 Setaria glauca. 6 Anthémis colula. 7 Chenopodium album. 8 Atriplex prostata/patula. 9 Solanum nigrum. 10 Polygonum persicaria. 11 Stellaria media. (Ech. Verticales 1 mm)
clichés laboratoire de Chronoécologie, Besançon
253Les mauvaises herbes des cultures d’été représentent, à travers 28 taxons, 7 % des semences des plantes non cultivées où dominent le chénopode blanc (Chenopodium album), la renouée persicaire (Polygonum persicaria), l’arroche (Atriplex hastata/patula), la renouée des oiseaux (Polygonum aviculare), le mouron des oiseaux (Stellaria media) et l’anthémis fétide (Anthemis cotula) (groupe 6.1). Les mauvaises herbes des céréales d’hiver représentent, à travers 16 taxons, 8 % des semences des plantes non cultivées. Trois espèces y dominent particulièrement : la nielle des blés (Agrostemma githago), le coquelicot (Papaver dubium/rhoeas), le faux seigle (Promus secalinus) (groupe 6.2).
254L’importance des mauvaises herbes d’hiver montre, sans aucun doute, qu’au moins une partie des céréales a été semée en automne et que les champs n’ont probablement pas été sarclés. On peut également soupçonner que la part de la récolte réservée pour la semaille suivante contenait toujours un bon nombre de semences de mauvaises herbes. Actuellement, lorsque la nielle des blés et le faux seigle s’auto‑disséminent, ils perdent leur capacité de germination en quelques mois. Rentrés avec la récolte, la taille de leurs graines ne facilite pas leur séparation d’avec le bon grain ; ils sont ainsi assurés d’être à nouveau disséminés lors de la semaille suivante (Ellenberg 1988). Aujourd’hui pratiquement disparues, ces deux espèces sont demeurées, pendant mille ans au moins, les adversaires tenaces des paysans.
255Les mauvaises herbes des cultures d’été proviennent, au moins en partie, des champs de millet (Panicum miliaceum et Setaria italica) qui sont toujours semés au printemps. Dans une moindre mesure, elles ont pu se développer avec les cultures d’hiver car on sait qu’au Moyen Age le semis est plus épars, ce qui induit une moindre concurrence entre la plante cultivée et les mauvaises herbes, laissant plus de place, même dans les champs d’hiver, aux mauvaises herbes d’été.
256Quant aux pluri‑annuelles et vivaces de la classe Artemisietea (tabl. iii, groupe 6.4), elles représentent 6 % des semences des plantes non cultivées : le chardon crépu (Carduus crispus), la patience à feuilles obtuses (Rumex obtusifolius), l’ortie dioïque (Urtica dioica), la cirse à feuilles lancéolées (Cirsium vulgare), la grande bardane (Arctium lappa), la grageline (Lapsana communis), la bardane à petite tête (Arctium minus) et le compagnon blanc (Silene alba). Nombre d’espèces dans ce groupement peuvent coloniser les surfaces en jachère ; comme elles ne sont pas totalement éliminées lors de la remise en culture, elles apparaissent sur le champ mélangées aux céréales. Mais il faut admettre qu’à l’heure actuelle, on n’a pas la preuve incontestable que ces plantes faisaient effectivement partie des mauvaises herbes des champs cultivés. Elles pouvaient provenir d’autres milieux incultes, par exemple les dépotoirs. Comme jusqu’à présent on n’a pas observé dans les sédiments du site de véritables concentrations de céréales carbonisées, avec ou sans mauvaises herbes associées, on n’est pas en mesure d’affirmer formellement que la jachère était pratiquée.
257Pour localiser les champs et évaluer la fertilité des sols, on a eu recours à la méthode des diagrammes écologiques établis par Willerding (1978) sur la base des valeurs indicatrices du comportement des espèces mises au point par Ellenberg (1974) : on affecte une valeur à toutes les espèces susceptibles de se trouver sur les champs cultivés, à l’exclusion de celles appartenant à la classe Artemisietea dont le lien avec les cultures n’est pas encore démontré (fig. 58).

FIG. 58 – Indications sur les teneurs en substances nutritives, l’humidité et le pH des sols de Colletière. – a : teneurs en substances nutritives : 1 très pauvre, 3 pauvre, 5 moyennement riche, 7 riche, 8 azoté, 9 très azoté, x Indifférent. – b : humidité : 1 très sec, 3 sec, 5 frais, 7 humide, 9 mouillé, x indifférent. – c : pH : 1 très acide, 3 acide, 5 moyennement acide, 7 faiblement acide à faiblement alcalin, 8 calcaire, 9 très calcaire, x indifférent.
Niveau trophique du sol
258Sur la fig. 58a les valeurs en abscisse correspondent à la disponibilité du sol en substances nutritives. Les mauvaises herbes des terrains cultivés de Colletière recouvrent une gamme très large. Si un bon nombre d’entre elles caractérise des terres très bien approvisionnées en substances nutritives, il en existe d’autres provenant de milieux relativement pauvres. Leur cohabitation sur la même parcelle est difficilement envisageable. C’est la preuve que les conditions trophiques sur les surfaces cultivées ne sont pas homogènes. Il faut donc envisager à la fois l’existence de champs bien fumés, proches de l’habitat, et d’autres plus éloignés où les transferts de fertilité (fumure, pacage) étaient moins intensifs.
259Les observations archéologiques permettent d’exclure une bonification par apports de fumier. La stabulation du bétail sur le site est attestée par la présence de très nombreux excréments. Comme la céramique est abondante partout dans l’habitat, le prélèvement de fumier n’aurait donc pas manqué d’introduire des tessons sur les champs amendés. Or les prospections de surface systématiques aux alentours n’ont rien révélé de tel. On en conclut que l’amendement des champs se limitait au pacage du bétail, après les récoltes ou lors d’une éventuelle phase de jachère.
Humidité du sol
260Les conditions d’humidité indiquées (fig. 58b) sont moyennes et permettent d’exclure l’agriculture dans les zones 4 de la carte des sols, limitrophes du lac.
pH du sol
261Dans le diagramme des valeurs indicatrices du pH pour les mauvaises herbes (fig. 58c), de nombreuses espèces sont indifférentes au taux d’acidité ou de basicité du sol. Pour les autres, on note une nette concentration sur les sols neutres à basiques. Deux taxons seulement dénotent une faible acidité : la marguerite dorée (Chrysanthemum segetum) et le sétaire glauque (Setaria glauca). Un seul est caractéristique d’un sol acide : la gravelle annuelle (Scleranthus anmtus). Il est donc vraisemblable que les champs se concentraient derrière le site, dans la zone 3 et probablement dans la zone 1, au pied de la colline (cf. supra).
262Compte tenu du grand nombre de restes de glumes des millets, il est hautement probable que leur clécorticage au pilon s’effectuait sur place, mais dans le cas des autres céréales, c’est moins sûr. Le fait que la nielle des blés (Agrostemma githago), soit cinq fois plus fréquente dans les macrorestes que les débris du battage (balle et débris de rachis) laisse penser que l’on a ici les témoins des derniers stades dans la chaîne de traitement des céréales. Leur battage et leur vannage étaient très certainement effectués ailleurs, mais le tamisage était probablement réalisé sur place. Avant la mouture ou la cuisson, il y avait certainement un tri manuel pour éliminer des semences de mauvaises herbes dont la taille se rapproche de celle des céréales comme la nielle des blés (Agrostemma githago), le faux seigle (Bromus secalinus) et le bleuet messicole (Centaurea cyanus). D’autre part, les forts pourcentages de pollens de céréales comptabilisés dans certaines zones du site sont certainement liés aux travaux de préparation des céréales et/ou à leur stockage dans les bâtiments plutôt qu’à la proximité des champs.
263Le cortège des mauvaises herbes découvertes à Colletière a confirmé l’existence des cultures d’hiver et d’été, sans que l’on puisse préciser, pour le moment et pour les raisons évoquées, quelles espèces étaient semées en automne ou au printemps.
264Résumons rapidement les caractéristiques des plantes cultivées à Colletière. Le seigle a des exigences thermiques plus faibles que le blé, il est traditionnellement semé en automne. Les blés nus sont aussi généralement semés à la même époque ; certes il en existe qui sont semés au printemps mais leur potentiel de rendement reste nettement inférieur. L’avoine supporte mal des températures inférieures à 10 °C, elle est aujourd’hui dans cette région semée au printemps, tout comme les millets. L’orge peut être semé au printemps ou en automne, mais les orges d’hiver sont un peu moins résistants au froid que les blés ; les semailles d’automne sont les plus productives. Les légumineuses, le chanvre et le lin sont traditionnellement semés au printemps.
265Le rapport entre les différentes céréales évoque une agriculture « noble» (selon G. Cornet), orientée vers la production de céréales destinées à la panification. Les proportions observées peuvent suggérer un système d’assolement triennal si on accepte que le seigle et le blé furent des cultures d’hiver et que l’orge, l’avoine et les millets furent des cultures d’été. L’assolement triennal consiste en une rotation des cultures sur le même champ, trois années de suite : une céréale d’hiver, puis une plantation de printemps suivie d’une année de jachère. Dans un assolement biennal, la jachère alterne avec une seule culture, traditionnellement une céréale d’hiver. Si, dans le cas de Colletière, l’avoine et l’orge étaient des céréales d’hiver plutôt que de printemps, un assolement biennal serait envisageable avec une mise en réserve de quelques champs pour les céréales de printemps et les cultures d’été. La rotation triennale semble, d’après les textes, se développer à l’époque carolingienne sur les riches domaines (Fourquin 1975). Dans ces deux systèmes, la jachère est l’étape la plus importante au cours de laquelle on tente de rétablir la fertilité du sol par le pacage du bétail.
2.5.5.3 Autres groupements d’origine anthropique
266Les restes provenant de végétation jusqu’ici décrits se sont tous développés sous l’effet de la constitution du terroir et de l’exploitation de ses diverses zones. Il reste encore plusieurs groupements synanthropiques qui témoignent de l’impact de l’homme sur le paysage sans pourtant représenter des zones mises en valeur et contribuant à l’agro‑économie.
267On compte 8 taxons (tabl. iii, groupe 4) généralement associés à des vases ou des sols argilo‑calcaires trempés et souvent inondés, riches en nitrates. Ces espèces appartiennent au cortège des Nanojuncetea et des Bidentetea. Leur importance (9 % des taxons non cultivés) est vraisemblablement l’indice de la proximité de cette végétation par rapport au littoral. S’il existait effectivement un marigot entre le site et la terre ferme (cf. supra), c’est sur ses bords, sur les argiles de pente lessivées, que ces espèces ont pu s’installer. C’est une végétation de courte durée, rapidement envahie par les grands héliophytes, sauf dans le cas où son évolution est bloquée par le piétinement du bétail, cas ici probable.
268Sur les sols plus secs mais encore frais, le passage régulier du bétail, avec les phénomènes d’enrichissement en nitrates et de compactage du sol, ont généré une végétation typique des zones piétinées (tabl. iii, groupe 6.5). Huit taxons appartiennent au Plantaginetea, représentant 3 % des taxons non cultivés. Une fois encore ces pourcentages traduisent vraisemblablement la proximité de ces types de sol par rapport à l’habitat.
269La dernière formation se compose des hautes herbes pluriannuelles et vivaces. Comme pour le groupement précédent, les sols sont riches en nitrates mais les perturbations dues au piétinement interviennent moins fréquemment (tabl. iii, groupe 6.4). On a identifié 14 taxons appartenant aux Artemisietea, qui apparaissent de nos jours en bordure des sentiers, sur les dépotoirs, aux abords des reposoirs du bétail et en ourlet nitrophile des haies et des bois. Comme précédemment indiqué, nombre d’espèces de ce groupe peuvent participer à la végétation qui s’installe dans les champs, surtout lors de la jachère. Leur représentation (6 %) plaide pour cette hypothèse.
2.5.5.4 Vergers et vignes
270Les restes provenant d’arbres fruitiers sont très abondants (fig. 59, 60, 61) : merisier/cerisier (Prunus avium), prunier (Prunus domestica/institia), pommier (Malus sylvestrls/domestica), néflier (Mespilus gennanica), pêcher (Prunus persica), noyer (Juglans regia), châtaignier (Castanea sativa) alors que les restes de la vigne (Vitis cf. vinifera) sont moins nombreux. Ce sont surtout des noyaux, des pépins et parfois des enveloppes, retrouvés sous leur forme non carbonisée, qui permettent d’aborder la question de l’arboriculture et de la vigne à Colletière.

FIG. 59 – Fruits. 1 Juglans regia. 2 Castanea sativa, 3 Mespilus germanica. (Ech. verticales 10 mm)
clichés laboratoire de Chronoécologie, Besançon.)

FIG. 60 – Fruits. 1 Prunus dulcis (éch. Verticale 10 mm). 2 Ficus carica (éch. Verticale 10 mm). 3,4 Lagenaria sp, (éch. verticale 50 mm).
Clichés laboratoire de Chronoécologie, Besançon

FIG. 61 – Fruits. 1 Prunus domestica/spp. insititia. 2 Prunus avium. 3 Malus domestica/sylvestris. 4 Prunus persica. 5 Vitis vinifera. (Ech. verticales 10 mm)
clichés laboratoire de Chronoécologie, Besançon
Le pommier (Malus sylvestris/domestica)
271Le pommier sauvage est un composant spontané des forêts locales à tendance thermophile. Les pépins de pommes sont très nombreux, mais on ne peut faire la distinction entre les espèces sauvage et domestiquée d’après la seule étude morphologique. Toutefois, leur abondance est un argument en faveur de la culture du pommier. Déjà dans le capitulaire De Villis on trouve la mention de quatre variétés de pommes. Le pommier n’étant pas productif avant l’âge de 10 à 15 ans, l’intégralité des pépins trouvés sur le site ne peut, en conséquence, provenir des jeunes vergers de Colletière. Dans le cadre de la colonisation initiale du terroir, il faut alors envisager qu’au cours des premières années de l’occupation la cueillette et/ou le commerce aient joué un grand rôle dans l’approvisionnement en pommes.
Le prunier (Prunus domestica/institia)
272Il s’agit de plusieurs variétés, dont l’étude reste encore à entreprendre. Malgré une floraison particulièrement précoce, ce sont des arbres très rustiques qui s’adaptent à des sols variés, tout en préférant les sols profonds et bien drainés. Les pruniers sont productifs assez rapidement, après 5‑10 ans.
Le merisier/cerisier des bois (Prunus avium)
273Le merisier est un arbre que l’on rencontre dans les forêts collinéennes et riveraines, dans les lisières et les haies. Cette espèce est neutrocline à amplitude moyenne. Le merisier est l’ancêtre de toutes les formes cultivées ; sa fructification n’intervient que vers l’âge de 20‑25 ans alors que le cerisier est productif vers 10‑15 ans. Les noyaux des cerises de races primitives sont légèrement plus grands que ceux des merises (Knörzer 1971). Si la majorité des noyaux de Colletière se situe à l’intérieur de la fourchette des mensurations de la merise, la taille de certains semble indiquer la présence de races primitives de cerises. La cueillette et la culture ont donc très vraisemblablement coexisté.
Le pêcher (Prunus persica)
274Cet arbre thermophile craint le froid et le vent. Il fructifie très rapidement vers l’âge de 5 ans. Comparativement au nombre de noyaux de merises/cerises, le pêcher joue un rôle réduit clans l’alimentation de la communauté. Le capitulaire De Villis en mentionne plusieurs variétés. Jusqu’à présent, aucun reste ligneux de pêcher n’a été découvert qui aurait pu attester la présence de cet arbre dans les proches environs. Cependant, la fragilité du fruit restreint la possibilité d’importation sur de longues distances.
Le néflier (Mespilus germanica)
275C’est une espèce thermophile déjà observée dans la région aux iie‑iiie siècles (Annecy, Les Ilettes, Lundstrom‑Baudais 1986). Aujourd’hui on le trouve dans les forêts claires et en lisière, sur les sols acides. Le fruit, comestible après blettissement, était, d’après les textes, très prisé au Moyen Age (Knôrzer 1971). La question reste ouverte de savoir si l’espèce préexistait ici à l’état sauvage ou si elle était cultivée.
Le noyer (Juglans regia)
276Le noyer est présent aujourd’hui dans le paysage de Colletière ; il est attesté dès le Néolithique final à Charavines (station des Baigneurs). C’est un thermophile‑héliophile, qui préfère le calcaire sur des terres aérées et profondes. Il occupe une place de choix dans l’alimentation de l’habitat. Etant donné la brièveté de l’occupation, il est peu probable que ce soit seulement des arbres plantés par les colons qui aient été exploités, car le noyer n’arrive à fructification que vers l’âge de 20 ans. Les arbres déjà présents dans la forêt ont dû accroître leur productivité à la faveur des déboisements. Si la durée de l’occupation est de l’ordre de 35 ans, la cueillette a dû jouer un rôle non négligeable. Le pic maximum des pollens de Juglans, qui apparaît peu avant l’abandon du site, suggère que des plantations de noyers ont pourtant été effectuées.
Le châtaignier (Castanea sativa)
277Il apparaît pour la première fois dans les diagrammes polliniques de la région à l’époque romaine. C’est un thermophile qui supporte mal les gelées précoces et tardives ; il a besoin d’étés chauds, humides et d’hivers doux. Il affectionne les sols siliceux et moyennement secs. Comme le noyer, sa fructification internent tardivement, vers l’âge de 20‑30 ans. Sur le site, les pelures de châtaignes sont plutôt des témoins de la cueillette que de l’arboriculture.
L’amandier (Prunus dulcis)
278Cet arbre nécessite un climat sec et chaud avec des hivers doux. Il a une floraison très précoce, il est sensible aux gelées de fin d’hiver et préfère les sols calcaires. Ses exigences climatiques et la faible quantité de restes d’amandes font penser à une importation très occasionnelle d’une denrée de « luxe ».
Le figuier (Ficus carica)
279La même remarque peut être faite à propos du figuier dont une unique semence a été isolée parmi des centaines de milliers dénombrées.
La vigne (Vitis cf. vinifera)
280A partir des seules mensurations il n’est pas possible de prouver que les pépins de Vitis trouvés à Colletière appartiennent à l’espèce cultivée et non à Vitis sylvestris, sauvage. Si les pépins de cette dernière sont généralement plus petits que ceux de la vigne cultivée, il y a pourtant un recouvrement des mesures de longueur, largeur, épaisseur et de l’indice. Les pépins de Colletière se situent à l’intérieur de cette zone de recouvrement des courbes de mensurations. La vigne sauvage est attestée dans le voisinage dès le Néolithique final (Bocquet et al. 1987). La comparaison des mesures des pépins de raisin sauvage néolithique des Baigneurs avec celles des pépins de Colletière fait nettement apparaître l’allongement de la semence (Baigneurs/Colletière : longueur moyenne 5,5 mm/6,7 mm, largeur moyenne 4,1 mm/4,1 mm, épaisseur moyenne 3,0 mm/3,1 mm), correspondant à un allongement du bec du pépin, qui évoque bien un raisin domestiqué. Les pépins de raisin ne sont pas nombreux ; disséminés sur toute la surface fouillée, ils n’offrent pas de concentration particulière comme on devrait en rencontrer s’il y avait eu vinification sur place. Mais la découverte d’une zone de foulage reste possible dans la partie non encore fouillée de la station. Pour le moment, les raisins apparaissent plutôt comme un produit introduit occasionnellement depuis une autre communauté, pour une consommation immédiate.
281Les produits de l’arboriculture sont présents avec plusieurs espèces de fruitiers. L’apport de la cueillette reste cependant important. Il reste à savoir si ces fruits proviennent des vergers implantés par la population de Colletière. Pendant les dix premières années d’occupation, il est impossible que les vergers aient pu fournir des récoltes. Au cours de cette période, les fruits de l’arboriculture sont assurément des importations ; ce n’est que progressivement que les vergers ont pu satisfaire les besoins des occupants.
2.6 La faune terrestre
282Claude Olive avec la contribution de Louis de Roguin pour la microfaune
283Le matériel osseux est assez abondant : les contextes archéologiques étudiés ont livré 24 412 ossements à ce jour (tabl. iv). Ce matériel est caractérisé par l’excellente conservation de la matière osseuse elle‑même, et par la très grande fragmentation des ossements. Cette conservation est due à un enfouissement immédiat dans un milieu humide. L’importance de la fragmentation est telle que près de 60 % des restes n’ont pu être déterminés. On peut l’attribuer aussi bien à la préparation des quartiers d’animaux pour la consommation, qu’à l’action des hommes puis des animaux tels que le chien et le porc, auxquels on donne les reliefs des repas. Enfin le piétinement des surfaces occupées contribue dans une faible mesure à augmenter le nombre de ces esquilles.

TABL. IV – Distribution des restes osseux dans chacun des contextes.
284L’analyse des restes osseux animaux permet de mettre en évidence la vocation pastorale des habitants de Colletière, puisque près de 99 % de ces restes appartiennent à des espèces domestiques consommées, ce qui montre l’importance de l’élevage dans la vie quotidienne (fig. 62).

FIG. 62 – Les animaux domestiques consommés d’après les ossements.
285L’étude de la répartition spatiale des restes indique une forte concentration dans les bâtiments I et II. Il ne semble pas y avoir eu de « balayage» vers les parois, et très peu de rejets vers l’espace (auvent) qui sépare ces deux maisons.
2.6.1 Les espèces domestiques consommées
286En reprenant les chiffres concernant le cheptel de quelques sites contemporains de Colletière, nous les comparerons par les pourcentages et les nombres minimaux d’individus (NMD calculés à partir du nombre de restes déterminés pour chaque espèce (tabl. V).
287Ces gisements sont, par leur fonction et leur situation bio‑géographique, différents de Colletière, mais leur éloignement n’est pas trop important :
– Rochefort‑en‑Valdaine (Drôme) : motte castrale, xe‑xie siècles ;
– Décines (Rhône) : motte castrale, xe‑xe siècles ;
– Sainte‑Croix à Lyon (Rhône) : évêché, xe‑xie siècles ;
– La Charité‑sur‑Loire (Nièvre) : monastère clunisien, xie‑xiie siècles.
288Les trois premiers sites ont été étudiés par V, Forest (1987), le quatrième par F. Audoin‑Rouzeau (1983),
289Pour Colletière nous n’avons pas pris en compte les quelques restes retrouvés dans l’espace entre les deux bâtiments, qui semblent provenir des deux complexes et ne font pas varier les pourcentages ou le nombre de porcs et de bœufs. Il nous a paru intéressant de séparer les deux bâtiments (I et II) pour l’étude du site (fig. 63). Car, nous le verrons, l’exploitation des animaux et du bétail en particulier s’y fait d’une façon un peu différente.

FIG. 63 – Proportions des espèces consommées dans les bâtiments I et II. a porc, b caprinés, c bœuf, d gallinacés, e cerf, f oiseaux, g chevreuil, h lièvre.
290Le tableau v montre très nettement la prédominance du porc sur chaque site, par rapport au reste de la faune domestique. Il faut cependant signaler l’abondance de la volaille dans le monastère de La Charité. Mais le statut ambigu de la viande de ces volatiles, signalé par F. Audoin‑Rouzeau, pourrait expliquer ce phénomène. En effet ce n’est que tardivement que l’on fit la distinction entre les aliments gras et maigres. Les théologiens du début du Moyen Age pensaient que la volaille était à sang froid, permettant ainsi de s’en nourrir, même pen dant les périodes d’abstinence. Et nous pouvons citer ici une légende un peu naïve du xe siècle, rapportée par P. Lacroix (1873) et qui illustre tout à fait notre propos : « un moine de l’abbaye de Cluny était allé visiter sa famille. En arrivant il demanda à manger ; c’était un jour maigre. On lui dit qu’il n’y a au logis que du poisson. Mais apercevant quelques poules dans la cour, il prend un bâton, en assomme une et l’apporte à ses parents, en disant : voilà le poisson que je mangerai aujourd’hui –Eh quoi ! mon fils, lui dit‑on, avez vous donc la permission de faire gras le vendredi ?– Non, répondit‑il, mais une volaille n’est point de la chair ; les poissons et les oiseaux ayant été créés en même temps, ils ont une commune origine. »

TABL. V – Etude comparative des espèces domestiques consommées (colonne de gauche : pourcentages ; colonne de droite : NMI).
291Les caprinés, en majorité des moutons, prennent la seconde place par le nombre d’éléments osseux et par celui des sujets. A Colletière le nombre d’individus est nettement supérieur dans le bâtiment II alors que le nombre de restes osseux n’est pas très différent de celui du bâtiment I.
292Quant au bœuf, il semble qu’il soit ici plus souvent consommé que sur l’ensemble des autres sites.
293La prédominance de l’espèce porcine est nette sur tout l’ensemble du matériel osseux actuellement étudié. L’importance de cet élevage est certainement due à un environnement favorable : facilité de pacage en semi‑liberté sur les terres en friche et dans la forêt avoisinante. Le panage au début de l’automne complète heureusement l’engraissement. On sait qu’au Moyen Age, les domaines seigneuriaux permettaient l’élevage de nombreux troupeaux de porcs destinés aussi bien à la table de la noblesse qu’à l’approvisionnement des foires et des marchés.
2.6.2 L’activité cynégétique
294Le gros gibier est rare. L’absence de sanglier adulte est certaine si l’on se réfère aux données métriques des porcs adultes de Colletière. Cependant il n’est pas exclu que parmi les très jeunes suidés se trouvent quelques marcassins. L’impossibilité de différencier, actuellement, les jeunes porcs des jeunes sangliers diminue énormément les chances d’identifier cette dernière espèce sur les sites.
295Excepté à La Charité‑sur‑Loire où l’on compte environ 11 % de faune sauvage, les sites pris en référence ne sont pas plus riches en restes d’animaux chassés que Colletière, et ce sont toujours les lagomorphes (lièvres, lapins de garenne) qui sont les mieux représentés. A La Charité, l’avifaune sauvage fournit 62 % du matériel d’origine cynégétique. Environ 29 espèces d’oiseaux y ont été déterminées pour les xie‑xiie siècles.
2.6.3 Représentation des restes osseux
296Avant d’entreprendre l’étude des diverses espèces, une mise au point s’impose quant au nombre de restes et à celui des animaux effectivement consommés sur place, ou du moins abattus.
297Le débitage des bovins pour la consommation entraîne, en général, une fragmentation plus importante des ossements. La découpe d’un jarret de bœuf pour préparer bouillons ou potages (ragoûts), amènera nécessairement un plus grand nombre de fragments osseux que la consommation d’un jambon ou d’un gigot. C’est pourquoi il faut tenir davantage compte du nombre minimum d’individus que du nombre d’ossements, tout en ayant à l’esprit qu’il ne s’agit que d’une approche de la réalité puisqu’on n’étudie que ce qui a été effectivement retrouvé sur le site.
298Plusieurs spécialistes n’accréditent pas le procédé qui consiste à retenir le nombre minimum d’individus par rapport au nombre de restes osseux. Mais il paraît intéressant de se livrer ici à un petit exercice de simple calcul arithmétique, afin de mieux situer chacune des espèces du cheptel qui ont été abattues ou sont mortes sur le gisement. Nous avons calculé, pour chaque espèce, le NMI (nombre minimum d’individus), en utilisant comme base l’os fournissant le nombre le plus élevé de sujets (fig. 64), Pour les suidés et les caprinés ce sont les dents (dents en place sur les maxillaires et les mandibules, ou dents isolées) ; pour les bovidés, c’est le tibia dans le bâtiment I et l’humérus dans le bâtiment II. Chaque vertébré possède un squelette composé d’un nombre d’os connu ; à partir de celui‑ci et du nombre minimum d’individus dénombrés sur le site on calcule le nombre d’os entiers que nous devrions retrouver et on le compare au nombre de fragments étudiés.

FIG. 64 – Nombre minimum d’individus dans les bâtiments I et II : a crâne et mandibule, b scapula, c humérus, d cubitus, e radius, f patte antérieure, g bassin, h fémur, i tibia, j patte postérieure.
299Le tableau vi résume les résultats obtenus : le NMI (nombre minimum d’individus calculés) dans les deux bâtiments regroupés, multiplié par le nombre d’os (constituant le squelette d’une espèce) par individu, lors de son abattage, donne un nombre d’os fournis par l’ensemble des squelettes de tous les animaux abattus ou morts sur le site à un moment donné. La dernière colonne indique le nombre de fragments effectivement retrouvés et attribués à chaque espèce. Même si à ces ossements déterminés on ajoute ceux qui appartiennent aux espèces domestiques et sauvages moins bien représentées ainsi que les esquilles indéterminées, les fragments de côtes et de vertèbres non attribuées, on obtient un total d’un peu plus de 24 400 restes osseux. Nous sommes bien loin du corpus de plus de 131 000 ossements entiers qui aurait dû nous parvenir. Ce très grand déficit ne peut s’expliquer par les seuls phénomènes de la dispersion ou de la conservation différentielle des divers éléments du squelette.

TABL. VI – Total des ossements retrouvés comparé au total des os fournis par les différentes espèces lors de leur mort.
300En comparant le nombre minimum d’individus établi à partir‑ des restes crâniens et post‑crâniens, on note, pour les suidés et les caprinés en particulier, un hiatus important. Pour étayer cette démonstration, le tableau vii résume les pourcentages de restes retrouvés. Il met en valeur la sous‑représentation des éléments anatomiques correspondant à des quartiers très charnus de ces animaux.

TABL. VII – Distribution en pourcentages des restes par espèce, dans chacun des bâtiments.
301Nous nous trouvons certainement sur les lieux d’abattage des porcs et des caprinés, mais d’après ces résultats il semble que tous les individus n’aient pas été consommés sur place. L’ensemble du site n’ayant pas encore été fouillé, on ne peut affirmer qu’il existait une forme d’exportation de certains quartiers de viande de ces deux espèces, mais c’est hautement probable. La distribution des restes de bœufs est beaucoup plus homogène et montre qu’il n’y a pas un très grand écart entre le NMI calculé et chacun des éléments du squelette. Les proportions des éléments anatomiques (tabl. vii) ne présentent pas de différence aussi nette pour le bœuf que pour les deux autres espèces. La forte représentation des côtes est due à leur très grande fragmentation, mais l’observation est également valable pour les côtes de caprinés.
302Cette homogénéité dans la représentation anatomique des restes de bovins peut s’expliquer par le fait qu’ils n’étaient pas aussi fréquemment consommés que les deux autres espèces et que l’abattage et la consommation étaient pratiqués sur cette partie de l’habitat. Ceci pourrait confirmer l’hypothèse d’une exportation des quartiers de porcs et de moulons. En effet, on ne voit pas pourquoi un animal comme le bœuf, fournissant une grande quantité de viande, aurait été consommé sur les lieux mêmes de son abattage et non distribué sur l’ensemble du site ce qui semble bien être le cas pour les deux autres espèces.
303Si 90 % des fragments osseux portent des traces de découpes bouchères et culinaires un très grand nombre (environ 50 %) ont également été rongés par des carnivores. Très peu ont subi l’action du feu : une dizaine au plus.
2.6.4 Composition du cheptel, renouvellement des troupeaux, morphologie des animaux
304Comme constaté précédemment, le porc (Sus scrofa domesticus) est prépondérant parmi les animaux d’élevage. Ceci avait déjà été observé sur le site néolithique des Baigneurs à Charavines (Caillat, Lequatre 1982). L’analyse des restes de caprinés met en évidence un plus fort pourcentage de moutons ((Ms aries) que de chèvres (Capra hircus). Les bovins sont représentés par l’espèce domestique (Bos taurus domesticus). La présence d’équidés est attestée par un grand nombre de fers et d’éléments de harnais. Mais il n’est pas possible de préciser, à partir des rares os qui leur sont attribués, s’il s’agissait de petits chevaux ou bien de mulets. Il est sûr en tout cas que ces animaux ne faisaient pas partie de l’alimentation.
2.6.4.1 Les âges d’abattage
305Une observation paraît importante pour les renseignements qu’elle apporte sur le rythme de la reproduction et de la consommation de certaines espèces (porcs et caprinés en particulier) : celle des âges d’abattage. En effet, très longtemps il a été préférable de faire naître les animaux aux époques favorables à une bonne alimentation pour les femelles. Généralement les éleveurs choisissaient les naissances de printemps ; ainsi les mères pouvaient profiter de l’herbe nouvelle et fraîche, pour revenir de la pâture avec les mamelles gonflées de lait, apportant ainsi à leurs petits tout ce qui était nécessaire à leur nutrition.
306Les méthodes pour déterminer l’âge auquel les principales espèces du cheptel ont été abattues sont fondées sur l’ordre d’éruption des dents (lactéales et définitives) et leur degré d’usure selon les différentes tables utilisées couramment. D’autre part nous avons observé le degré d’épiphysation des os longs et des différents os tels que le scapula, le bassin et le calcanéum. Les os longs sont formés de trois parties : une diaphyse et deux épiphyses ou extrémités qui se soudent à cette diaphyse dans un délai connu, ce qui permet de définir, dans une certaine mesure, la tranche d’âge dans laquelle se trouve l’animal. En effet, la plupart des os possèdent des points d’épiphysation dont la soudure s’effectue à des périodes différentes. Prenons l’exemple du porc, puisque c’est l’animal le plus abondant :
– humérus : soudure de l’épiphyse proximale entre 36 et
42 mois ; soudure de l’épiphyse distale vers 12 mois ;
– radius : soudure de l’épiphyse proximale vers 12 mois ;
– ulna : soudure de l’épiphyse proximale vers 42 mois ; soudure de l’épiphyse distale vers 36 mois. Ces os forment, en partie, la patte antérieure de l’animal. Ils ont des épiphyses en connexion anatomique et les épiphyses distale de l’humérus et proximale du radius, en contact, se soudent vers la même période.
307Sur d’autres os longs l’épiphyse est soudée avant la naissance : c’est le cas de l’extrémité proximale des métacarpes et métatarses, os des pattes antérieures et postérieures. Certains os tel le calcanéum ont une seule épiphyse. Enfin les os compacts, comme ceux du carpe et du tarse, n’en ont pas. Ainsi en va‑t‑il du talus (astragale), pour lequel il faut procéder à des mesures de poids et de densité, ces données changeant avec l’âge de l’animal et n’étant pas forcément les mêmes d’une population à une autre pour une même espèce.
308C’est pourquoi, lorsqu’on ne peut avoir recours qu’à cette seule méthode (degré d’épiphysation des os) et ne disposant que des épiphyses qui se soudent en premier, il n’est possible de donner qu’un âge minimal. Les parties non épiphysées, plus fragiles, sont généralement rongées par l’homme ou l’animal, ce qui ne laisse à l’archéozoologue qu’une indication incomplète sur l’âge d’abattage.
Le porc
309Les classes d’âges d’abattage des porcs sont établies à partir de l’abondant matériel dentaire disponible (fig. 65).

FIG. 65 – Ages d’abattage des suidés et caprinés dans les bâtiments I et II (en mois).
310La mortalité dite « naturelle » des sujets jeunes, qui correspond à des animaux non abattus et non consommés, se manifeste lors de « l’âge périnatal », entre la naissance et 1 mois. D’après les os ne comportant pas de trace de préparation et pouvant être associés aux mandibules et autres restes dentaires, on peut l’évaluer à environ 3 %. Nous ne les avons pas intégrés dans la première colonne de (histogramme, pour en faciliter la lecture.
311La courbe des âges indique que dans le bâtiment I, 55 % de l’effectif sont abattus avant 12 mois, avec un pic important entre 6 et 12 mois. Puis l’abattage régresse régulièrement. C’est environ à 6 mois que l’on castre les porcs, qui sont ensuite mis à la pâture. Dans le bâtiment II il en va un peu différemment. Le prélèvement s’effectue d’une façon presque uniforme dans chaque classe d’âge, jusqu’à 24 mois. 76 % des animaux ont disparu avant 18 mois dans le bâtiment I, contre 63 % dans le bâtiment II. Cependant le rythme d’abattage entre 12 et 18 mois est presque identique dans les deux bâtiments (bât. I : 20,5 % ; bât. II : 19,5 %).
312Les 4/5 des suidés abattus avant 18 mois sont des mâles. Les pourcentages de mâles abattus avant 12 mois dans les deux bâtiments sont sensiblement différents : 32 % dans le bât. I, pour 43 % dans le bât. II. La classe d’âge entre 12 et 24 mois donne pratiquement les mêmes chiffres : 25,5 % dans le bât. 1 et 26 % dans le bât. II. Après 30 mois la différence est nette : dans le bât. I, 35 % et dans le bât. II, 50 %.
313On trouve des restes de très vieux animaux dans les deux bâtiments (au‑dessus de 6 à 8 ans parfois), mais leur sexe n’a pu être déterminé. Cependant d’après les données précédentes, on peut supposer que les sujets les plus âgés, abattus après 6 ans, sont en majorité des femelles, puisqu’on principe, dans un élevage, on compte un verrat pour 10 truies.
314En supposant donc que les naissances se produisaient entre les mois de février et mars, on s’aperçoit que l’abattage des porcs se pratiquait en fait à tout moment, avec cependant une augmentation au début et dans le courant de l’hiver. Ces données sont intéressantes car on connaît peu des techniques d’élevage pour cette période du Moyen Age. Il est fort probable que les porcins de Colletière aient eu un mode d’existence proche de celui de l’espèce sauvage, dépendant avant tout des ressources alimentaires du milieu, très abondantes dans les forêts voisines. Cependant, l’abattage important pratiqué avant 12 mois dans le bât. I indique un soin particulier apporté à leur engraissement, comme un apport de nourriture complémentaire avant leur mise en pâture et peut‑être même durant cette période. Les animaux abattus après 3 ans étaient certainement, on l’a dit, des reproducteurs.
315Nous pouvons établir une comparaison (tabl. viii) entre la courbe de mortalité des porcs de Colletière et celles des différents sites de référence (les classes de 12‑18 et 18‑24 mois deviennent une seule classe de 12‑24 mois). Précisons également que les pourcentages sont calculés, pour le bât. I sur 191 individus et pour le bât. II sur 146, alors que pour la plupart des sites de comparaison le nombre d’individus dépasse rarement la vingtaine.

TABL. VIII – Classification des âges de mortalité des porcs pour la période des Xe‑XIIe siècles.
316Dans le tableau viii on voit bien qu’il existe une nette différence entre les deux bâtiments de Colletière. Ainsi, le bât, I possède le taux d’abattage le plus bas dans la classe de 1 à 6 mois, tandis que le bât. II se confond tout à fait avec les sites castraux de Décines et Rochefort. La classe de 6 à 12 mois rapproche le bât. I de Décines et du monastère de La Charité, alors que le bât. II est comparable à Rochefort et Sainte‑Croix. La tranche d’âge suivante associe à nouveau le bât. I à La Charité, et le bât. II à Rochefort. Deux hypothèses sont donc possibles : soit le même troupeau était exploité avec un traitement préférentiel pour le bât. I, soit il existait deux troupeaux différents. Dans les deux cas l’exploitation maximale s’effectuait dans le courant de l’hiver.
Les caprinés
317Il est très difficile de distinguer les ossements de jeunes moutons et de jeunes chèvres, morphologiquement très proches. Quelques critères sur des ossements d’adultes permettent cette différenciation : ils mettent ici en évidence une nette prépondérance des moutons.
318Si l’on se reporte au tableau v on observe la très forte proportion du nombre d’individus retrouvés dans le bâtiment II, plus de deux fois celui du bâtiment I, alors que le nombre de restes est à peu près équivalent. Ce sont les restes crâniens et les dents qui font la différence : l’abattage a été plus important à cet endroit, mais la consommation y a été du même ordre.
319Les classes d’âges ont été établies par l’éruption et l’usure dentaires, sur un effectif de 49 individus dans le bâtiment I et 105 dans le bâtiment II. Les quelques individus qui semblent morts à la naissance (dents lactéales à peine sorties) représentent environ 4 % dans l’un et l’autre cas. Nous ne les avons pas associés dans l’histogramme au pourcentage des sujets de moins de 3 mois, qui ont été consommés et dont les os longs, portant des traces de découpe, donnent un nombre presque équivalent d’individus que les mandibules ou fragments de maxillaires qui ont servi de référence dans cette première classe. La courbe montre donc que les animaux sont sacrifiés, en majorité, avant 6 mois (67,5 % dans le bât. I et 64,0 % dans le bât. II). Comme pour les suidés on remarque ici que la proportion des sujets abattus entre 3 et 6 mois est plus élevée (60 %) dans le bât. I. La classe d’âge de 18 à 24 mois n’apparaît pas dans ce dernier, où il semble que l’on retrouve une plus forte représentation de sujets ayant dépassé 36 mois et même 6 ans pour certains.
320En reprenant la comparaison avec les autres sites, on a dressé le tableau ix. Les pourcentages d’animaux abattus avant 6 mois sont assez comparables sur l’ensemble des sites, Décines excepté. Dans les séquences suivantes, alors que Colletière montre une exploitation régulière des troupeaux, on remarque que c’est dans la dernière classe que se fait l’ultime prélèvement au monastère de La Charité surtout et dans une moindre mesure à l’évêché de Sainte‑Croix. Sur les mottes castrales le comportement est encore différent : à Décines, c’est à partir de 12 mois que se pratique le plus fort abattage, tandis qu’à Rochefort les 3/4 des individus sont sacrifiés avant 6 mois.

TABL. IX – Classification des âges de mortalité des caprinés pour la période des xe‑xiie siècles. Nous avons rassemblé les classes de 1‑3 et 3‑6 mois de Colletière pour mieux établir cette comparaison.
321Si l’on se réfère au travail de F. Audoin‑Rouzeau (1983), cette importante consommation de jeunes agneaux semble un phénomène très répandu en Europe occidentale durant la période qui nous intéresse. Peut‑être est‑ce la gestion des troupeaux qui entraîne cette consommation. Eliminant de bonne heure les éléments » mal venus » on ne garderait que des animaux sains. Mais à Colletière, nous pensons également à un choix alimentaire, car les pourcentages paraissent trop importants pour n’y voir qu’une élimination obligée.
322La possibilité de déterminer le sexe des caprinés étant fondée sur les caractères métriques de certains os longs d’adultes (Boessneck et al. 1964), notre démarche a été limitée par le nombre d’adultes très inférieur au nombre de sujets juvéniles et par la fragmentation des ossements qui ne permettait pas de prendre les mesures adéquates. Cependant, lorsque cela a été possible, ce sont toujours des femelles qui ont été retrouvées. Ceci est normal dans l’équilibre d’un troupeau, pour lequel on conserve un bélier pour plusieurs dizaines de brebis.
Les bovins
323Les restes de bovins sont à peu près également répartis dans les deux bâtiments (tabl. iv) et les nombres d’individus ne sont pas vraiment différents (14 dans l’un et 17 dans l’autre). La détermination de l’âge de certains d’entre eux a été effectuée à partir des restes dentaires et du degré d’épiphysation des os longs, en associant les deux méthodes. Nous présentons directement sous forme d’un tableau récapitulatif (tabl. x) les résultats obtenus sur Colletière et sur les autres sites de comparaison.

TABL. X – Distribution des âges d’abattage des bovins pour les XIe‑ XIIe siècles. Ne disposant pas des chiffres pour les différentes classes d’âge des bovinés du monastère de La Charité, nous avons établi, d’après les éléments publiés, une représentation proportionnelle sur les 8 individus examinés.
324A Colletière on constate encore que les deux bâtiments ne fonctionnent pas de la même façon. Dans le bât. II on procède à l’abattage des animaux jeunes ou subadultes, avec une séquence entre 3 et 6 mois et une autre entre 30 et 42 mois. On ne garde pas d’animaux au‑delà de 6 ans. Le bât. I montre un abattage plus régulier entre 12/18 mois et 42 mois. Puis on prélève d’une manière plus accentuée sur le reste du troupeau entre 4 et 6 ans. C’est ici que l’on trouve les sujets les plus âgés. Ainsi sur les 28 individus dont la classe d’âge a été définie, environ 68 % sont sacrifiés avant 42 mois pour l’ensemble des deux bâtiments.
325Ceci peut faire penser à deux modes d’exploitation des bovines. La première séquence, où l’on abat les animaux avant leur maturité, indiquerait un élevage pour la boucherie. La seconde, où les animaux sont gardés un peu plus longtemps, correspondrait à une utilisation pour la production laitière et/ou pour la traction et la reproduction. Il semble que les trois sites de la vallée du Rhône se comportent différemment et utilisent les bovins jusqu’à un âge plus avancé, tandis que les moines de La Charité, comme les habitants du bâtiment II de Colletière, les élèveraient pour la viande.
326La discrimination sexuelle a pu être pratiquée pour un certain nombre de sujets de plus de 2 ans 1/2, à partir de la méthode d’Howard (1963). Nous avons alternativement utilisé les deux indices calculés, l’un avec le diamètre transverse de la diaphyse, l’autre avec le diamètre transverse de l’épiphyse distale, rapporté à la longueur totale des métapodes (métacarpes et métatarses). Nous retrouvons dans le bâtiment I au moins 4 femelles et un taureau ; dans le bâtiment II, un minimum de 6 vaches a été comptabilisé, 2 sujets restant dans la marge de variation ne permettant pas de différencier une femelle d’un castrat.
327Actuellement les premières lactations et les premiers vêlages se font en moyenne, selon les races, entre 2 et 3 ans (Marmet 1983), les vaches n’étant réformées que vers 9/10 ans. Quelle qu’ait été la situation aux xie‑xiie siècles, les bovins ne semblent pas utilisés aussi longtemps, peut‑être parce que les conditions de l’élevage ne permettaient pas de les maintenir en bonne condition jusqu’à un âge avancé.
La basse‑cour
328Parmi les animaux consommés, mais ne jouant pas un grand rôle dans l’alimentation carnée, si l’on se réfère aux restes dénombrés dans chacun des bâtiments (cf. tabl. iv), on trouve la volaille. Il est cependant possible que le petit nombre des échantillons soit dû à la disparition des ossements au moment de leur rejet, provoquée par leur consommation par les animaux vivant autour des maisons (la même hypothèse est proposée pour les restes de poissons). La seule espèce représentée est la poule domestique (Gallus gallus), sous ses formes juvénile et adulte. Les adultes sont en majorité des femelles, ce qui semble normal dans le fonctionnement d’une basse‑cour.
329Les fragments osseux appartenant à des sujets jeunes ne représentent que 9,5 %, alors que par rapport au nombre minimum d’individus ils atteignent 40 % de l’effectif. Cette sous‑représentation des restes doit être également due à la fragilité des os et à leur absorption par les animaux commensaux.
2.6.4.2 Approche morphologique des animaux du cheptel
330L’essentiel de la morphologie est fondé sur des données métriques, qui permettent la reconstitution de la hauteur au garrot de la plupart des mammifères, et de la robustesse du squelette. Ces données métriques sont également nécessaires lorsque l’on compare une population à une autre.
331Cependant l’archéozoologue doit surmonter un obstacle important lorsqu’il désire appréhender cette morphométrie : la plupart des os dont il dispose ne sont, en général, que des fragments. Donc une part de l’information qui lui est nécessaire pour bien définir la population animale désignée lui fait défaut.
332En effet, les mesures prises sur les différents ossements d’un squelette d’une même espèce n’ont pas la même valeur, selon qu’il s’agit d’un os entier dont les épiphyses sont entièrement soudées à la diaphyse, donc appartenant à un animal ayant en principe terminé sa croissance, ou bien d’un fragment d’os pour lequel nous n’aurons qu’une partie des données métriques et d’âge. Reprenons l’exemple de l’humérus et du radius de porc, dont nous avions parlé pour la classification des âges, en supposant que nous ne possédons que la partie distale de l’un et la partie proximale de l’autre. En présence de ces deux fragments d’os, on sait que l’animal a 12 mois au moins, mais pas si, l’autre partie étant absente, il a terminé sa croissance. Et dans un certain sens, si nous voulons utiliser ces données pour les comparer à celles d’un autre site, elles seront biaisées.
333En fait, pour une population étudiée sur un même site, si les données forment un ensemble homogène, cela peut vouloir dire que tous les individus ont été abattus approximativement au même âge (cf. annexe ostéométrique p. 113). Par exemple, dans le cas des métapodes, la largeur de l’extrémité proximale prise comme référence ne permet pas forcément de comparer la robustesse de deux populations, puisque son épiphysation avec la diaphyse se fait avant la naissance. Il faut alors comparer des données prises sur des ossements dont nous savons qu’ils appartiennent à des animaux ayant dépassé le dernier stade de l’épiphysation des os examinés. Dans l’annexe ostéométrique placée à la fin de cette étude, nous mentionnons l’âge approximatif déterminé sur les os mesurés.
334Ceci réduit considérablement la quantité des données utilisables pour une comparaison sérieuse entre plusieurs gisements. Sur un même site, nous l’avons déjà dit, elles peuvent appartenir à des animaux abattus avant la fin de leur croissance : les parties non épiphysées sont plus fragiles et rapidement consommées, ce qui paraît être le cas à Colletière.
335En archéozoologie, la description d’un animal se fait également, lorsque les restes osseux le permettent, par une observation plus directe. Un crâne ou des fragments crâniens suffisamment bien conservés laissent observer sa forme générale et certains caractères comme la présence ou l’absence de cornes chez les ovins, caprins et bovins. On peut de la sorte évaluer par l’étude morphologique du crâne le degré de rusticité d’un porc selon qu’il présente ou non des caractères dus à la domestication (fig. 66).

FIG. 66 – Différences morphologiques entre des crânes a de sanglier, b de porc rustique (du type de celui de Colletière) et c de porc domestique actuel.
336Rappelons que la hauteur au garrot peut être calculée à partir de la plus grande longueur des différents os longs épiphyses et de certains os des pattes (astragales). Les valeurs obtenues avec les os longs épiphysés sont donc plus fiables, puisque nous savons avec certitude que les animaux ont pratiquement terminé leur croissance.
337D’autre part l’iconographie ou la description dans certains textes d’archives aident quelquefois à préciser les caractéristiques des espèces anciennes étudiées.
338Nous allons dans la mesure des renseignements laissés par les vestiges osseux, essayer de décrire les animaux domestiques vivant sur les bords du lac de Paladru, vers l’an Mil.
Le porc
339La hauteur au garrot a été obtenue à partir de différents os (cf. annexe ostéométrique p. 113). La moyenne déterminée avec des os ayant à coup sûr appartenu à des animaux de plus de 24 mois (métapodes) est de 75,3 cm avec des variations de 71,0 à 82,6 cm. Comparant ces données avec celles des sites de référence (fig. 67), on constate que les valeurs calculées pour les porcins de l’évêché de Lyon s’apparentent assez à celles de Colletière.

FIG. 67 – Hauteurs au garrot des suidés et caprinés sur plusieurs sites médiévaux.
340Les données obtenues avec l’astragale (os sans référence d’épiphysation) donnent une fourchette de taille plus importante, ce qui pourrait confirmer notre hypothèse selon laquelle ces calculs incluent des hauteurs d’animaux encore en croissance. C’est avec le monastère de La Charité que la similitude est la plus grande, tant pour la moyenne que la variation, tandis que les sujets de l’établissement religieux de Sainte‑Croix se rapprochent tout à fait de ceux de la motte castrale de Rochefort‑en‑Valdaine. Or, d’après les âges d’abattage dans les quatre sites, les deux premiers fournissent un lot plus important d’animaux abattus avant 12 mois. Il est donc possible que les hauteurs au garrot, déterminées avec les astragales à La Charité comme à Colletière, correspondent à des porcs dont l’âge est sensiblement le même, d’où l’homogénéité de leur taille.
341La présence de nombreux fragments de crâne (fig. 68) et surtout celle d’un hémi‑crâne de truie âgée de plus de 3 ans, permettent de rattacher les porcs de Colletière à une race plutôt tustique.

FIG. 68 – Crâne de truie au profil faiblement concave, fendu sur toute sa longueur.
cliché G. Dajoz, Muséum d’histoire naturelle, Genève
342La comparaison faite entre les divers sites sur la robustesse de ces animaux, à partir de quelques données métriques prises sur des os épiphysés, montre une certaine ressemblance entre toutes ces populations. Même lorsque les échantillons étaient médiocres, les données métriques restaient dans la marge de variation de notre population porcine.
343R. Laurans (1975), d’après l’étude de documents médiévaux un peu plus tardifs, fait une description de ces animaux qui paraît assez bien correspondre à l’aspect physique du porc de Colletière : « c’est un animal à corps allongé, à peau colorée en brun‑noir ou, le plus souvent, à peau claire recouverte de soies abondantes, parfois frisées, mais généralement raides et dressées, formant une sorte de crinière sur le dos. Le cou est long, plat, le dos droit ou convexe, la croupe étroite et tombante, la queue peu tirebouchonnée, les membres longs et fins, la tête allongée à profil sub‑concave ou droit... » L’auteur précise encore que cet aspect primitif, proche de celui du sanglier, est constant dans l’iconographie médiévale, mais se retrouve également sur certains documents figurés gallo‑romains. Le porc corse pourrait être une variante de cet animal.
Les caprinés
344Comme on l’a dit plus haut, la plupart des caprinés identifiés sont des moutons. La très grande fragmentation des os longs n’a pas permis une étude métrique très approfondie. Cependant, la hauteur au garrot a pu être reconstituée pour sept moutons. Elle a été calculée à partir de trois métapodes, de quatre astragales et d’un calcanéum. La moyenne obtenue avec les astragales est de 59,3 cm ± 1,63 cm pour des extrêmes de 58 à 62 cm. Les métatarsiens, attribués à trois brebis, donnent des hauteurs comprises entre 60 et 63 cm. Le calcanéum indique une taille de 60 cm.
345Le seul site de la région Rhône‑Alpes qui ait fourni des données comparatives est l’évêché Sainte‑Croix de Lyon, où ces animaux ont une taille au moins semblable. D’autre part, selon le travail de F. Audoin‑Rouzeau (Audoin‑Rouzeau 1983), où sont comparés divers sites européens, les hauteurs des moutons de Colletière s’inscrivent tout à fait dans la marge de variation de la taille de l’espèce pour la période des xie‑xiie siècles, tandis que ceux de La Charité paraissent sensiblement plus petits.
346Quelques crânes retrouvés à l’intérieur des bâtiments fouillés et qui semblent appartenir à des brebis portent des chevilles osseuses (os supportant l’étui corné) qui laisseraient supposer des cornes à la fois divergentes et légèrement enroulées,
347Une race alpine actuelle pourrait s’apparenter à ces moutons. Nous nous garderons, bien entendu, comme pour chacune des espèces décrites ici, de l’assimiler totalement. Cependant la race « Thônes et Marthod », dont l’extension est plutôt limitée à la région Savoie/Haute‑Savoie correspondrait par plusieurs aspects, à l’allure du mouton de Colletière (fig. 69). Cette race se rattacherait « au groupe des races ovines méditerranéennes à laine semi‑jarreuse et plus anciennement avec l’ensemble des races Zaekel à laine non uniforme, que l’on observe de nos jours dans les Balkans » (Perret 1986).

FIG. 69 – Crâne de brebis
cliché G. Dajoz, Muséum d’histoire naturelle, Genève
348Les quelques chèvres identifiées appartiennent semble‑t‑il au groupe des chèvres communes françaises. Leurs cornes en forme de sabre les rapprocheraient de la race alpine chamoisée actuelle.
Les bovins
349Le type de bovins exploité à Colletière n’est pas différent de celui décrit dans la plupart des travaux sur la faune médiévale. Ce sont des animaux de taille assez basse : la hauteur au garrot reconstituée avec les métapodes est en moyenne de 1,10 m avec une variation allant de 1 m à 1,20 m, les plus petites correspondant aux femelles. Une hauteur calculée à partir d’un radius, pour lequel nous n’avons pu faire une diagnose sexuelle, atteint 1,24 m. Ces tailles sont proches de celles des bovins de l’âge du Fer en Europe occidentale.
350L’ensemble du squelette est assez gracile, ce qui peut être le résultat d’une vie en semi‑liberté, comme cela semble d’ailleurs être le cas pour les autres animaux du cheptel.
351Des restes crâniens provenant des deux bâtiments permettent de rattacher ces bovinés à un groupe au front assez large et aux cornes courtes et peu enroulées (fig. 70). Ils sont tout à fait différents de ceux que l’on a vu apparaître durant la période gallo‑romaine, très robustes et dont la hauteur au garrot dépassait régulièrement 1,30 m (Alzieu 1983). Il semble que l’élevage de ces derniers ait perduré au moins jusqu’au ve siècle après J.‑C. dans la région rhône‑alpine. Ainsi à Portout (ve siècle) sur les bords du lac du Bourget en Savoie (Olive 1990), les mesures prises sur les os de bovins sont nettement supérieures à celles répertoriées à Colletière.

FIG. 70 – Frontal de bovin.
cliché G. Dajoz, Muséum d’histoire naturelle, Genève
352Dans le tableau xi nous n’avons inscrit que deux éléments anatomiques : les métacarpes et les premières phalanges antérieures, deux mesures, pour chacun d’eux, paraissant représentatives de la hauteur et de la robustesse des animaux.

TABL. XI – Ostéométrie comparative entre les métacarpes et les phalanges antérieures des bovins des sites de Colletière (XIe s.) et de Portout (Ve s.) (mesures données en millimètres).
353La hauteur au garrot des vaches de Portout, comprise entre 1,23 m et 1,32 m, et la robustesse du squelette peuvent être le résultat de l’amélioration d’une race locale, ou le fait de l’introduction d’une race différente durant la période romaine. Dans le premier cas, la disparition de cette population bovine, plus haute et plus robuste, peut être due à l’impossibilité pour les éleveurs de conserver les animaux en bon état, par insuffisance de nourriture mais également par perte des connaissances zootechniques : bon état sanitaire des troupeaux, sélection des sujets etc. Dans le second cas, une race introduite, mal adaptée aux régions colonisées, peut disparaître après un certain temps au profit d’un type pour lequel les conditions du terroir et d’élevage sont favorables.
La volaille
354Comme nous l’avons vu dans les tableaux iv et v les échantillons de restes d’animaux de basse‑cour sont plutôt médiocres. Cependant les données fournies par quelques os inscrivent les gallinacés dans les variations constatées par R. Thesing (1977) pour le Moyen Age en Europe. Durant l’époque romaine, la taille et la robustesse des gallinacés domestiques subissent dans l’ensemble une augmentation. Puis le haut Moyen Age voit revenir des volailles de taille plus réduite, rappelant celles de la période Hallstatt‑La Tène.
355Deux os des pattes, dont la longueur dépasse nettement celle des autres, sont attribuables à des coqs ; la présence d’un ergot proéminent le confirme.
2.6.5 La consommation des animaux
356De très nombreuses traces sur les ossements permettent de suivre la préparation, bouchère quelquefois, culinaire le plus souvent.
357Les instruments utilisés pour la découpe sont des couteaux et des couperets. Quelquefois l’os est tranché net, mais en général il a fallu plusieurs essais (fig. 71). D’après certaines données (Beck‑Bossard 1984) « la scie n’est jamais utilisée au Moyen Age », alors que nous pouvons en constater l’emploi en boucherie et surtout en tabletterie romaines (Olive 1986).

FIG. 71 – Os longs de bovins portant des traces de découpe franche ou reprise.
cliché G. Dajoz, Muséum d’histoire naturelle, Genève
358Le partage de la carcasse du bœuf semble impossible à suivre d’une manière cohérente. En effet la découpe des quartiers pour la consommation efface le plus souvent les autres traces. La plupart des os sont tranchés en plusieurs fragments, souvent fendus longitudinalement. On utilisait au maximum chacune des parties de l’animal. Les côtes et les vertèbres sont elles‑mêmes très morcelées.
359Un os parfois nous parvient entier, tel ce radius dont la fracture ne s’est faite qu’après le rejet (fig. 72), mais qui porte des stries de décarnisation sur l’ensemble de la diaphyse, alors que l’on ne voit pas de traces aux extrémités indiquant la désarticulation. Il faut supposer que cet os était encore assemblé à l’humérus et aux os du carpe lors de la cuisson. Cela permet de penser que c’est un membre antérieur complet qui a été cuit et consommé. On rencontre d’autres exemples de ce type, avec des os de la patte postérieure (tibias) appartenant à des animaux de moins de 3 ans 1/2.

FIG. 72 – Radius de bovin fracturé après rejet
cliché G. Dajoz, Muséum d’histoire naturelle, Genève
360Nous ne connaissons pas le mode d’abattage de ces bovins, les fragments de crânes examinés ne comportant aucune trace susceptible de nous renseigner : assommait-on la bête avant de l’égorger ?
361Quelques os hyoïdes (supportant la langue) montrent des traces qui indiquent la consommation de cet abat. Pour les suidés et les caprinés, la découpe bouchère se lit assez bien, qui prépare généralement les quartiers directement cuisinés. Nous savons que les porcins étaient assommés avant d’être saignés. Tous les fragments de crânes conservent la marque du coup porté et plusieurs représentations médiévales confirment cette pratique.
362Pour les caprinés on doit signaler un exemple de mise à mort par égorgement : sur la première vertèbre cervicale (atlas) d’une chèvre, nous avons relevé des stries laissées par un objet tranchant, sur la face ventrale ; cela correspond à ce qui se produit lorsque l’on saigne un animal.
363La fig. 73 met en évidence les différentes traces de la découpe du porc. Elle ne semble pas très différente de celle qui a été reconstituée pour ce même animal à La Charité‑sur‑Loire.

FIG. 73 – Découpe du porc : a à La Charité‑sur‑Loire, b à Colletière.
364Nous n’avons pu identifier le traitement des parties attenantes aux côtes, leur très grande fragmentation rendant cette obseivation trop imprécise. Les vertèbres paraissent avoir subi deux modes de découpe : celles directement liées à la tête (cervicales) sont fendues longitudinalement, ainsi d’ailleurs que la plupart des crânes, comme si un seul geste avait été pratiqué. Les vertèbres thoraciques et lombaires n’ont pas systématiquement subi cette découpe sagittale ; on retrouve aussi une découpe des apophyses transverses des corps vertébraux, désolidarisant ainsi les vertèbres et les côtes. La découpe des os longs montre la récupération systématique de la moëlle. Il en est de même pour les os de bovins.
365Le partage des ovins indique, le plus souvent, la consommation de quartiers tels que les épaules et les gigots. Les os longs sont également fragmentés, comme pour les deux autres espèces, ainsi que les côtes et les vertèbres pour lesquelles la découpe bouchère n’est pas restituable.
366Quelques crânes presque entiers prouvent que la consommation de la cervelle n’était pas systématique.
367La découpe des carcasses des différentes espèces du cheptel indique bien une utilisation optimale des animaux pour la nourriture carnée.
368La reconstitution du poids pose toujours un problème délicat pour les périodes anciennes. A. Grenouilloux (1988) propose pour les bovins du site castral d’Andone (Charente), contemporain de Colletière, une méthode fondée sur la relation entre le poids initial, la longueur des métatarsiens d’une race rustique actuelle locale (Parthenaise) et le poids vif de l’animal. Les résultats obtenus indiquent une bonne corrélation entre ces différents paramètres, Les restes osseux provenant de fouilles archéologiques, ayant par conséquent séjourné assez longtemps dans le sol, voient leur composition, donc leur poids, se modifier. L’auteur restitue à partir d’une série de formules le poids de l’os au moment de son rejet et retrouve le poids présumé des bovins médiévaux d’Andone. Il précise que pour cette restitution « l’idéal serait de disposer d’une race archaïque contemporaine possédant les caractéristiques ostéométriques, voire également une origine géographique, très proches de celles du matériel zooarchéologique étudié ». La race Parthenaise répondait, pour Andone, à ces critères.
369Pour les bovins du castrum d’Andone, dont la hauteur au garrot est identique à celle des bovins de Colletière, l’estimation des poids vifs est de 250 à 376 kg pour les vaches et de 403 à 558 kg pour les taureaux. Après enlèvement de la peau et préparation de la carcasse, cela donne un poids de viande consommable (selon l’état des animaux) d’environ 96 kg pour les femelles et 160 kg pour les mâles au minimum. Si l’état sanitaire et d’engraissement est moyen, ces poids atteignent respectivement 100 et 168 kg.
370Cette démarche pourrait s’appliquer aux autres espèces. Si nous ne tentons pas l’estimation du poids de viande espèce par espèce, puisque cela semble soumis à trop d’impondérables, nous pouvons néanmoins reconstituer l’importance de chaque espèce pour la consommation de viande dans la vie quotidienne. Ainsi, même en supposant que les suidés et les caprinés n’ont pas été entièrement consommés sur les lieux mêmes de l’abattage (contrairement aux bovins) leur nombre très nettement supérieur montre qu’ils constituaient la base de l’alimentation carnée.
371Bien qu’occasionnelle, surtout en ce qui concerne le gros gibier, l’activité cynégétique fournissait un complément certainement apprécié. Le lièvre (Lepus capensis) est l’élément dominant. Puis viennent le chevreuil (Capreolus capreolus) et plus rarement le cerf (Cervus elapbus). Mais les conclusions que l’on peut tirer de l’étude de ces restes osseux peuvent être faussées par le fait qu’on ramène plus facilement chez soi un lièvre entier : c’est un animal que l’on peut chasser ou piéger quotidiennement, en allant aux champs ou en gardant les troupeaux.
372D’après M. Gonon (1980), qui étudie la chasse dans le Forez au Moyen Age, il ne semble pas qu’il y ait eu de réels interdits sur le droit de chasse dans cette région, en particulier sur les bois et les terres appartenant aux « paysans », au moins jusqu’au xve siècle. La chasse aux bêtes «nobles» est en revanche, dès le milieu du xiiie siècle, réservée au comte.
373Qu’en était‑il des droits et des usages des habitants de la région de Colletière au xie siècle ? Il est impossible de le savoir. Cependant, on peut dire que la chasse au gros gibier demande du temps libre et une certaine organisation. Pour piéger ou pour traquer un cerf, un chevreuil ou un sanglier il faut être assez nombreux, avoir des rabatteurs, utiliser des chiens le plus souvent. Lorsque l’animal est abattu, il est généralement dépecé sur place et le partage se fait alors entre les chasseurs. On peut concevoir, ainsi que le suggère L. Jourdan (1980), que le seigneur distribue aux « villageois » quelques morceaux des animaux chassés, il faut aussi imaginer le braconnage qui oblige au dépeçage rapide de l’animal, chacun des participants ramenant clandestinement sa part. Tout cela pourrait expliquer, parmi d’autres hypothèses, que nous retrouvions aussi peu de restes osseux appartenant à ces grands gibiers. Il faut toutefois remarquer que les sites pris à titre de comparaison ont une représentation aussi médiocre des grands mammifères sauvages.
374Parmi la faune aviaire, quelques espèces aquatiques telles que le canard colvert (Anas platyrhynchos), le fuligule morillon (Aytbya fuligula) et le héron cendré (Ardea cinerea) sont présentes. Les restes de perdrix grise (Perdix perdix), de geai (Gamtlus glandarius) et de pie (Pica pica), augmentent la diversité des espèces très occasionnellement consommées. Entre des rapaces tels que la buse (Buteo buteo) ou le busard des roseaux (Circus aeruginosus), la distinction ostéologique n’a pas été possible (Otto 1981). Il est envisageable que ces espèces, ainsi que le milan noir (Milvus migrons), aient pu être utilisées pour la chasse au vol et être mangées.
2.6.6 Autres utilisations des animaux
375Les bovins de leur vivant ont été exploités au maximum. Les almailles ou aumailles (probablement du latin alimonia : nourriture, subsistance) ainsi qu’on les appelait au Moyen Age avaient une importance capitale comme animaux de trait. Les femelles n’échappaient pas à ce travail, tout en fournissant le lait et en servant à la reproduction. Du lait on tirait le beurre et le fromage. La Gaule était déjà célèbre pour ses fromages ; Pline connaissait et appréciait ceux de Nîmes et du Gévaudan. Mais chaque région avait, dès cette époque, les siens. Le cuir était une matière première à usages multiples, et tout porte à penser que c’est le cheptel local qui fournissait le matériau d’un artisanat largement représenté sur le site.
376Comme les vaches, les caprinés donnaient le lait et ses dérivés, mais aussi la peau, et pour les moutons, la laine. Il est fort possible que ces animaux aient aidé à entretenir les jachères, et les abords des bois, car, mis à paître sur ces terres, ils « contribuaient à éviter ce qu’on appelait les « accrues » des forêts, espaces regagnés par les semis naturels sur les terres cultivées... » Les caprinés, en s’attaquant aux jeunes pousses, réduisaient ou évitaient ces « accrues » (Bechmann 1984) et contribuaient à entretenir les abords des chemins.
377Les os de tous les animaux ont été utilisés pour la fabrication d’objets divers (cf. infra). Les bois de cervidés ont également été employés pour en extraire des rondelles perforées. Mais ils peuvent aussi avoir été soigneusement débités en languettes fines et décorées (bois de chevreuil) indiquant un artisanat assez développé, car la fragilité de ces objets de décoration nécessite beaucoup d’habileté ainsi que des instruments appropriés (Mc Gregor 1985).
378Les équidés n’ont laissé que peu de restes puisqu’on ne les consommait pas, mais les éléments de harnais et les nombreux clous et fers retrouvés sur l’habitat attestent leur utilisation comme animaux de bât et de selle. Il est même possible qu’ils aient servi pour la traction : c’est apparemment vers le xe siècle que l’on voit apparaître l’attelage moderne, avec collier d’épaule, ferrure à clous plus efficace que l’attelage antique (Jacquinot 1984).
379Le chien (Canis familiarisé, dont nous connaissons la présence par les os rongés qu’il a laissés, est représenté par très peu d’éléments. Sa morphologie n’est pas connue mais un fragment de crâne (fig. 74) appartient à un animal de taille moyenne, au stop peu marqué. Cette description peut correspondre à de nombreuses races, et l’on sait que depuis longtemps déjà, cette espèce connaît une grande variabilité (Olive 1986), Utile, il l’était certainement : gardant les troupeaux et la maison, aidant à la chasse éventuellement, compagnon de l’homme en tout cas.

FIG. 74 – Fragment de crâne de chien
cliché G. Dajoz, Muséum d’histoire naturelle, Genève
380Enfin le chat domestique (Felis catus) éloignait et chassait les divers rongeurs dont l’activité a également été identifiée par des traces de dents sur divers ossements.
2.6.7 La pathologie
381D’une façon générale l’ensemble du bétail était en bon état sanitaire. Deux mandibules de porcs sont porteuses de séquelles traumatiques ou pathologiques. La première semble avoir été le siège d’un abcès en arrière de la canine, au niveau des prémolaires (fig. 75a). La seconde paraît avoir été fracturée au niveau de la première molaire : un cal s’est formé, mais la liaison n’était pas complète (fig. 75b).

FIG. 75 – a Traces d’abcès sur une mandibule de porc, b Séquelles de fracture sur une mandibule de porc.
Clichés G. Dajoz, Muséum d’histoire naturelle, Genève
2.6.8 La transformation des produits animaux pour la consommation
382Ce que l’on peut observer à Colletière confirme donc, comme le soulignent maints auteurs, que l’alimentation carnée était importante au Moyen Age. La plupart des produits végétaux frais disparaissaient en effet durant l’hiver, les céréales et les différents fruits et baies se maintenant seuls durant les périodes froides. La viande pouvait se conserver par salage, fumage et peut‑être également pour le porc, confite dans sa graisse. D’autre part l’abattage d’animaux en toutes saisons permettait une alimentation convenable.
383Apparemment, durant la période médiévale, le mode de cuisson des matières carnées en particulier, se résumait en un terme : « soupe ». Bouillir les viandes et les os permettait d’obtenir des bouillons qui entraient dans la composition des bouillies à base de céréales, On les cuisinait également avec les herbes du potager. Ces « potages » étaient appréciés depuis fort longtemps : Grégoire de Tours (vie s. ap. J.‑C.) parle d’un potage succulent, fait avec de la volaille.
384La fragmentation des os longs de la plupart des animaux pour récupérer la moelle, et l’absence quasi systématique de traces de calcination confirment la fabrication de ces soupes ou potages à Colletière.
385Mais ce « bouilli » n’était certainement pas la seule façon de consommer la viande. Pour le porc, nous l’avons vu, la découpe indique la consommation de viande fraîche, mais aussi la préparation de jambons. Il ne faut pas oublier toutes les possibilités offertes par l’abattage du porc. La préparation de boudins, de saucisses et la consommation des abats sont connues depuis l’Antiquité. Cet animal fournissait également la graisse (saindoux) entrant dans la composition de nombreux plats.
386La conservation de toutes les viandes par le sel ou le fumage était courante. Dans certaines régions des Alpes on pratique encore le salage de la chèvre. Les abats de tous les animaux n’ont jamais été négligés et sont intervenus en grande partie dans l’alimentation les jours d’abattage : cervelle, foie, langue etc.
387Un autre mode de cuisson semble avoir été utilisé, celui de la cuisine à l’étouffée ou au four pour les gigots ou les épaules d’agneaux et de moutons ou pour les pièces de bœuf que nous signalions plus haut. Mais on observe peu d’os brûlés : la cuisson à la broche ou au gril était donc marginale, voire inexistante puisque ces rares os ont pu être brûlés accidentellement par rejet dans un foyer.
388Si l’on ajoute à toutes ces préparations à base de viandes, les compléments apportés par le lait et tous ses dérivés, par les œufs qui se cuisinaient seuls ou entraient dans la composition de nombreux plats, nous pouvons dire que l’exploitation des animaux à Colletière s’est faite au mieux des possibilités.
389En dernière analyse, il paraît possible d’affirmer que la population vivait non pas en économie de subsistance, mais plutôt en situation de production. En effet, il convient de retenir l’hypothèse de l’exportation de certains quartiers de caprinés et de suidés, vers des marchés ou au titre de redevances. A cela s’ajoutait peut‑être la commercialisation d’une partie des troupeaux de bovins, que l’on pouvait acheminer sur pied vers un autre lieu. D’autre part, la bonne gestion des troupeaux et l’exploitation optimale des animaux font des habitants de Colletière des éleveurs avertis.
2.6.9 La microfaune commensale
390Colletière a livré seulement 31 os ou fragments identifiables appartenant à la microfaune. Dans le bâtiment I, 14 os entiers, provenant de 4 individus, sont attribuables au rat noir (Rattus rattus). Le bâtiment II a fourni 17 pièces représentant 3 individus de la même espèce mais d’âges différents, ainsi qu’une mandibule droite de mulot (Apodemus sp.).
391La présence du rat noir à cette époque ne constitue plus une surprise, depuis que plusieurs sites, fouillés avec tamisage systématique, ont révélé son existence dès la période romaine au moins. L’hypothèse de sa multiplication dans la région au temps des Croisades ne peut à notre sens que correspondre à une apparition secondaire plus massive de cette espèce, sa présence étant indubitablement beaucoup plus ancienne.
2.7 Les poissons
392Jean Desse, Nathalie Desse‑Berset
2.7.1 Matériel et méthodes
393Les méthodes mises en œuvre sur la fouille incluant des prélèvements et des tamisages systématiques, on dispose d’une très abondante quantité de matériel (plus de 17 000 restes de poissons) : écailles, axonostes et lépidotriches, c’est‑à‑dire « arêtes » (tabl. xii) Ces vestiges ne peuvent guère être utilisés pour l’analyse archéozoologique. Cependant, 421 restes osseux déterminés anatomiquement se prêtent bien à la diagnose et constituent un échantillonnage suffisant pour dresser un tableau représentatif des activités halieutiques des occupants de la station.

TABL. XII – Répartition générale par type des restes de poissons.
394L’état de conservation du matériel est très satisfaisant. Les restes découverts comprennent de nombreux os de petite taille et de grande fragilité (cf. infra : mesures des pièces rachidiennes). Mais les effets de la conservation différentielle ne peuvent expliquer les sur et sous‑représentations de certains éléments du squelette des poissons. D’autre part, la distribution topographique de la totalité des restes, tout comme celle des ossements déterminés, semble bien indiquer que leur conservation est homogène et que les découvertes se répartissent selon des aires précises, correspondant à des secteurs d’activités particulières, plutôt qu’à des concentrations liées à des zones de meilleure préservation.
395Le matériel présente les caractéristiques d’ossements conservés à l’abri de l’air. L’examen en laboratoire s’est effectué selon les mêmes modalités que pour des ossements de gisements terrestres. Le temps consacré aux tris est toutefois notablement augmenté en raison même de l’excellente préservation et de la présence des très nombreux vestiges rarement retrouvés en milieu terrestre. La saturation en eau impose par ailleurs un séchage lent préalable des ossements. Les pièces vertébrales, trop altérées pour permettre une discrimination spécifique sûre, ont été radiographiées en vue crâniale (fig. 76), méthode autorisant des identifications fines, même lorsque ces éléments sont dépourvus de leurs arcs et de leurs reliefs caractéristiques (Desse 1976, 1983). Contrairement au materiel frais, utilisé par les chercheurs des Instituts des pêches, les écailles provenant de sites archéologiques sont extrêmement délicates à utiliser, tant pour évaluer les âges que pour estimer les saisons de capture. Elles permettent mal d’établir l’identité spécifique des poissons, surtout lorsqu’elles appartiennent au grand groupe des écailles de type cycloïde dont relèvent toutes celles des cyprins. Les écailles de Colletière sont presque toutes attribuables à des poissons « blancs » de ce type et posent le problème de l’interprétation du témoignage négatif constitué par le très faible nombre d’écailles de l’espèce dominante : la perche. Pour pouvoir être étudiés, les échantillons d’écailles ont été montés, à sec, entre des lames de verre. On peut ainsi les projeter (fig. 77), procéder plus aisément aux comptages de leurs cernes (annuli) et comparer ces données avec celles, plus fiables, obtenues sur les os eux‑mêmes.

FIG. 76 – Radiographie de vertèbres de perche en vue craniocaudale
cliché M. Rochetea

FIG. 77 – Ecailles de chevaine et de perche avec leurs cernes de croissance
cliché J.‑D. Strich
396Enfin, les mesures de certains ossements ont dû être effectuées sous binoculaire : il s’agit en particulier des plus petits ossements des perches de référence, poissons actuels du lac de Paladru qui nous ont été confiés pour l’élaboration des modèles.
397En effet, afin de procéder aux comparaisons souhaitables avec des échantillons actuels, des séries de tous les poissons du lac ont été fournies par le chantier de fouille, nous permettant ainsi de procéder à de meilleures évaluations de l’âge, de la taille et du poids des spécimens fossiles. Cette forme de collaboration exemplaire est rare et elle mérite d’être soulignée. Elle permet à notre laboratoire de fournir des modèles cohérents, valables pour toute la région considérée, et sera certainement utile pour de nombreuses autres équipes archéologiques.
2.7.2 Composition faunique : représentation anatomique
398Le tableau de composition faunique (tabl. xiii) est très original. Il ne comprend tout d’abord qu’un nombre très restreint d’espèces. En ne prenant en compte que les ossements eux‑mêmes, il apparaît que les os de perches (Perça fluviatilis L.) constituent près de 87 % des vestiges, les autres espèces n’étant représentées que par 16 ossements de cypriniclés, non identifiables en dessous du niveau de la famille pour la plupart (mais Rutilus, le gardon, et Leuciscus sp., le chevaisne ou la vandoise, sont attestés de façon sûre). On compte également un dentaire de brocheton (Esox lucius) et une vertèbre d’un salmonidé de petite taille, probablement attribuable à Salmo Imita, la truite. En prenant en compte la totalité des vestiges, des écailles et débris divers, les proportions changent du tout au tout pour les perches et les cyprinidés : les perches ne constituent plus alors que 10 % environ des espèces représentées alors que les cyprinidés atteignent ou dépassent plus de 90 % du total des restes (les proportions des autres espèces devenant alors négligeables).

TABL. XIII – Composition faunique.
399Ce cas est paradoxal et ne nous avait jusqu’alors jamais été soumis. Il peut toutefois être interprété de façon cohérente. Les écailles des perches capturées seraient, pour la plupart, de très faible dimension (inférieures au demi‑centimètre) et passeraient facilement la maille des tamis. Elles seraient également plus fragiles, donc plus aisément détruites lors des tamisages. Les écailles cycloïdes des cyprins, en revanche, sont robustes et ici souvent de plus grande taille. La sous‑représentation des écailles de perche relève alors principalement d’un phénomène lié à la conservation différentielle.
400La part modeste des ossements de cyprinidés reste troublante. La robustesse, la compacité des os des chevaisnes ou des gros gardons sont indéniables. La forte disproportion entre la quantité d’écailles et le nombre des restes est inexplicable par des raisons dépendant strictement de la conservation. Les diverses études menées sur le site semblant exclure des effets de laisse de rivage (qui seuls pourraient expliquer une telle concentration d’écailles), cette lacune doit avoir des causes d’origine anthropique. Le déficit en ossements de cyprins serait dû aux activités de préparation, de conservation et de transport, et pourrait s’expliquer par une consommation hors du site. Cela impliquerait que ces poissons aient été commercialisés comme ont dû l’être certaines parties des carcasses de porc (cf. supra).
401Un phénomène difficile à expliquer, et également certainement indépendant de la conservation, peut être relevé dans la répartition anatomique des ossements de perches (fig. 78). Le taux élevé des opercules (168 fragments, soit 41,1 % des restes) est totalement anormal et supérieur à la fréquence attendue. Bien que les opercules de perches soient assez robustes, ils sont beaucoup moins résistants que d’autres ossements de leur squelette (comme le préopercule, le dentaire ou le carré). Le rapport entre les os du crâne et ceux du squelette post‑crânien est en revanche proche de celui escompté : les vertèbres des perches de petite taille sont souvent ingérées ou détruites lors de la consommation.

FIG. 78 – Répartition et fréquence des ossements de perche (d’après Cuvier).
2.7.3 Tailles, poids, saisons de capture
402Le mode de croissance des poissons permet d’obtenir de bonnes reconstitutions de la taille et du poids des spécimens à partir d’une seule mesure prise sur un os isolé. Il faut pour cela disposer de modèles établis sur des séries représentatives des poissons de la même espèce provenant de la région considérée. Grâce à un précédent travail sur Perça fluviatilis (Desse et al. 1987) et aux séries actuelles du lac de Paladru, on a pu repositionner les mesures des spécimens fossiles sur les diagrammes types du Laboratoire. Pour ce faire, on a utilisé les mesures de hauteur des coips vertébraux (tabl. xiv), replacées sur des diagrammes de «profils rachidiens globaux », technique permettant une reconstitution de la taille et du nombre minimal d’individus (Desse, Desse‑Berset sous presse). On peut tout d’abord en déduire que la taille moyenne des perches sub‑fossiles de Colletière est notablement supérieure à celle des perches des séries actuelles. La taille maximale des séries actuelles qui nous ont été fournies atteint à peine 150 mm de longueur totale (Lt), alors que les perches du site correspondent à des individus dont la longueur totale va de 150 mm (pour‑un poids d’environ 150 g) à 300 mm (pour près de 400 g), la moyenne des individus correspondant à des centmms de vertèbres ayant 3,9 de hauteur (N = 62 ; min. = 1,5; max. = 5,1), soit à des individus de 270 à 300 mm de longueur totale pour un poids de 250 g. La comparaison de ces perches avec des séries du lac de Neuchâtel (Suisse) montre une croissance légèrement plus rapide des perches sub‑fossiles de Charavines. Ces plus fortes tailles, comme la croissance plus rapide, doivent correspondre à des phénomènes d’eutrophisation du lac, par ailleurs identifiés par la sédimentologie.

TABL. XIV – Mesures des pièces vertébrales, âge et saisonnalité.
403L’analyse des cernes de croissance sur les faces crâniales ou caudales des centmms de vertèbres a pu être effectuée sur 42 vertèbres de perches et sur 10 vertèbres de cyprinidés.
404Le tableau des saisons de capture (tabl. xv) montre deux pics très nets. Le premier correspond au printemps et représente plus de 50 % des captures. Le second, durant l’automne, correspond à 36 % des évaluations. Ces résultats sont assez conformes à ce que l’on pouvait prévoir (Desse, Desse‑Berset 1992). L’étude en cours des nombreuses séries d’écailles permettra de préciser ce point.
Perches | Cyprins | Total | |
hiver/printemps | 5 | 0 | 5 |
printemps | 20 | 7 | 27 |
printemps/été | 2 | 0 | 2 |
été | 0 | 0 | 0 |
automne | 15 | 3 | 18 |
hiver | 0 | 0 | 0 |
TABL. XV – Saisons de capture des poissons.
2.8 Oxygène 18 et paléoclimats
405André Ferhi
406Le rôle essentiel du climat sur l’évolution du milieu physique et sur les activités humaines explique l’essor considérable que connaissent actuellement les recherches consacrées à l’étude des paléoclimats. Les méthodes d’investigation généralement utilisées sont très diverses : sédimentologie, palynologie, dendroclimatologie, malacofaune, ostracodes, diatomées, etc. Depuis quelques décennies on assiste à une floraison de nouvelles méthodes venant compléter cette panoplie. Il s’agit des méthodes isotopiques qui se sont rapidement développées en même temps que les progrès en matière de spectrométrie de masse. Les substances faisant l’objet de ces études concernent essentiellement les carbonates (foraminifères, précipités de carbonates), la silice (diatomées), la matière organique d’origine végétale (cernes de croissance des arbres, bois fossiles, tourbe).
407Les méthodes isotopiques exploitent, plus ou moins directement, la répartition sélective des isotopes entre les diverses phases en présence lors des transformations physico‑chimiques aboutissant à l’élaboration de la substance étudiée. Cette répartition dépend de certaines variables du milieu comme la température, par exemple. Par conséquent la composition isotopique du produit final portera, d’une certaine façon, la marque des conditions du milieu dans lequel il s’est formé.
408L’objet de la présente étude est double. Il s’agit tout d’abord de présenter succinctement quelques éléments essentiels sur la méthode de reconstitution des paléoclimats, fondée sur l’analyse des teneurs en oxygène‑18 de composés organiques végétaux. Cette méthode étant relativement récente et encore peu divulguée en dehors des milieux spécialisés, il nous semble donc indispensable de faire le point sur ses principes et sur ses limites afin d’apporter toutes les informations nécessaires pour une juste interprétation des données. Le second objectif est d’apporter quelques éléments de réponse à des problèmes d’ordre paléohydrologique et paléoclimatique concernant le site de Charavines‑Colletière. L’existence de nombreux troncs d’arbres utilisés pour la construction et leur bonne conservation en milieu immergé rendent cette approche tout à fait appropriée au problème posé.
2.8.1 Définitions utiles
409Ces quelques définitions s’adressent aux lecteurs peu familiarisés avec certaines notions spécifiques utilisées en géochimie isotopique. Il n’existe actuellement dans ce domaine que très peu d’ouvrages généraux à la portée des non‑spécialistes. Pour cette raison, il nous a paru utile de définir, dès le début de ce texte, les notions de base et les grandeurs caractéristiques utilisées par la suite.
2.8.1.1 Éléments isotopiques
410Rappelons, tout d’abord, que les éléments isotopiques ont des propriétés chimiques identiques et ne diffèrent que par leur masse. Ceci est lié à la constitution nucléaire de l’atome : même nombre de protons donc d’électrons mais nombre variable de neutrons. Ainsi l’élément oxygène possède trois isotopes tous stables : 16O, 17O, 18O. Les exposants indiquent le nombre total de nucléons du noyau donc sa masse.
411Dans la nature, l’abondance relative des espèces isotopiques est souvent très inégale. Dans le cas de l’oxygène, les proportions sont respectivement de 99,76 % pour 16O, 0,04 % pour 17O et 0,20 % pour 18O.
412L’inégalité des masses se traduit, naturellement, par des comportements légèrement différents pour toutes les propriétés qui dépendent directement de la masse : densité, point de fusion et d’ébullition, pression de vapeur, vitesse de réaction, etc.
413D’un point de vue pratique, ceci aboutit à une répartition sélective des éléments isotopiques dans les situations suivantes : réaction chimique, diffusion, changement partiel d’état, échange is.otopique sans réaction chimique apparente, etc.
2.8.1.2 Expression de la composition isotopique
414Différentes unités permettent de représenter la composition isotopique pour un élément donné.
415Le rapport d’abondance isotopique, R, est le plus simple. Il représente le quotient entre la concentration de l’un des isotopes (généralement le plus lourd) et la concentration de l’autre. Par exemple :
416R18O = [18O] / [16O]
417Les variations de ce rapport restent, cependant, très faibles et leur utilisation pratique comme unité de mesure s’avère, de ce fait, peu commode. Comme en géochimie on s’intéresse davantage aux variations qu’aux valeurs absolues, on peut prendre en compte, non pas les valeurs absolues du rapport isotopique, mais leurs déviations par rapport à une valeur fixe prise comme référence. On introduit ainsi une nouvelle unité définie par la relation :

418dans laquelle Re et Rs représentent respectivement les rapports d’abondance isotopique de l’échantillon et du standard.
419La valeur de δ peut fluctuer, ainsi, autour de zéro. δ = 0 signifie que l’échantillon a la même composition isotopique que le standard. δ plus grand ou plus petit que 0 signifie que le rapport isotopique de l’échantillon est supérieur ou inférieur à celui du standard.
2.8.1.3 Notion et expression du fractionnement isotopique
420Le fractionnement isotopique caractérise la répartition sélective des différents isotopes en présence lors d’une transformation d’origine thermodynamique. Prenons un exemple simple pour illustrer cette notion.
421Soit une enceinte close contenant de l’eau pure et maintenue à une température constante de 25 °C. A l’équilibre, la pression de vapeur au‑dessus de l’eau se stabilise à une valeur constante (pression de vapeur saturante). Si l’on détermine le rapport isotopique de l’oxygène des molécules d’eau dans la phase liquide (RL) et dans la phase gazeuse (RV) on n’obtiendra pas des valeurs identiques. Le rapport caractérisant la vapeur sera un peu plus petit.
422Le rapport RL / RV sera donc légèrement différent de 1 et c’est cette différence que l’on appelle fractionnement isotopique. Dans les conditions expérimentales décrites ci‑dessus, on obtient la valeur caractéristique suivante :
423αe = RL/RV ≃ 1.009
424αe est le facteur de fractionnement isotopique à l’équilibre. La différence par rapport à 1, exprimée en parts pour mille, donne le coefficient d’enrichissement isotopique soit :
425εe = (αe – 1) 103
426Dans cet exemple on a donc :
427εe=9 ‰
428Nous n’avons considéré, ici, qu’un cas très simple pour illustrer cette notion de fractionnement isotopique. Les choses se compliquent, cependant, dès lors que l’on a affaire à des systèmes plus complexes en milieu ouvert dans lesquels interviennent de multiples processus, généralement non à l’équilibre. Les compositions isotopiques initiales des différentes composantes du système et les effets cinétiques deviennent alors prépondérants pour la compréhension du résultat final.
2.8.2 Teneur en 18O de la matière organique de plantes actuelles
429Si la matière organique fossile, d’origine végétale, devait porter, au niveau de sa composition isotopique, l’empreinte du climat, cette information serait forcément acquise du vivant de la plante. Il est donc naturel d’examiner, en premier lieu, les variations de teneurs en oxygène‑18 des plantes actuelles en fonction du climat. De nombreuses études ont été effectuées dans ce sens (Brenninkmeijer et al. 1982 ; Burk, Stuiver 1981 ; De Niro, Epstein 1979 ; Epstein et al. 1977 ; Gray, Thompson 1977 ; Ferlai et al. 1982 ; Gouze et al. 1987). La fig. 79a montre, à titre d’exemple, la répartition des teneurs en 18O de diverses plantes en fonction de la latitude (Ferhi 1980). Ces plantes ont été récoltées le long d’un transect nord‑sud, allant de Kiruna en Suède à Abidjan en Côte‑d’Ivoire. Toute une variété de climats est ainsi traversée.

FIG. 79 – a Variation des teneurs en 180 de la matière organique des plantes (en ordonnée) en fonction de la latitude (en abscisse). B Corrélation entre le 180 de la cellulose (en ordonnée) et la température dans les régions de climats tempéré et aride (en abscisse).
430Les résultats montrent, tout d’abord, une relation de dépendance manifeste entre le climat et la composition isotopique de l’oxygène organique. Cette relation ne semble, cependant, pas très simple. En allant du nord au sud, donc des climats les plus froids aux climats les plus chauds, on observe, dans un premier temps, une augmentation progressive des valeurs qui passent de 18‑19 ‰ dans les régions circumpolaires à 31‑32 ‰ dans les milieux arides du Sahara. Puis, curieusement, les valeurs se mettent à décroître en abordant les climats tropicaux pour atteindre des valeurs de l’ordre de 24 ‰ au niveau d’Abidjan.
431Cette double variation par rapport à un point charnière correspondant au domaine le plus chaud et le plus sec des climats traversés (régions sahariennes) suggère l’influence de facteurs climatiques multiples sur la composition isotopique de la matière organique des plantes. De fait, on observe une bonne corrélation des teneurs en oxygène‑18 avec la température dans les régions septentrionales (fig. 79b) et une autre corrélation, cette fois avec la pluviométrie, dans les régions tropicales à saison sèche plus ou moins marquée (fig. 80). Des mesures similaires effectuées suivant un gradient altimétrique dans les Andes de Bolivie, montrent également une excellente corrélation entre l’altitude et l’oxygène‑18 des plantes (Gouze 1987).

FIG. 80 – Corrélation entre le 18O de la cellulose (en ordonnée) et la pluviométrie dans les régions de climat tropical à saison sèche plus ou moins marquée (en abscisse).
432Il ressort de ces différentes investigations, données en exemple, qu’il existe une relation étroite entre la composition isotopique de la matière organique des plantes et les conditions climatiques. Apparemment deux paramètres, au moins, jouent un rôle prépondérant, la température et la pluviométrie. Pour comprendre le rôle et l’importance de chacun d’eux, il convient d’examiner maintenant les processus qui sont à l’origine de ce phénomène.
2.8.3 Origine des variations de teneur 18O dans les plantes
433L’oxygène incorporé dans les substances organiques peut provenir de deux sources principales : l’eau et le gaz carbonique. La photorespiration peut également en introduire une petite quantité en provenance directe de l’oxygène de l’air.
434Des mesures (Keeling 1961) montrent que les compositions isotopiques de l’oxygène du CO2 dans l’atmosphère sont très peu variables sur l’ensemble de la planète en raison des brassages continuels. Cette valeur reste de l’ordre de 41 ‰ environ.
435L’eau des précipitations par contre varie considérablement en fonction de certains paramètres géographiques et climatiques. Les mesures disponibles (Fôrstel et al. 1975) montrent, toutes régions du globe confondues, des valeurs moyennes allant de 23 à 3 ‰ environ.
436On constate que la composition isotopique de l’oxygène organique ne correspond, en fait, ni à la valeur du CO2 ni à celle de l’eau mais à une valeur plutôt intermédiaire qui laisse supposer des effets de fractionnement isotopique importants au cours des processus photosynthétiques.
437Pour essayer de mieux les comprendre, des expériences en enceinte contrôlée où l’on peut faire varier les différents paramètres du milieu indépendamment les uns des autres, ont été mises en œuvre.
2.8.3.1 Influence de la température
438Il y a quelques années, il était admis que les variations de teneurs en 18O obseivées chez les plantes étaient liées à la température moyenne de l’air pendant la saison végétative et ceci par le simple fait du fractionnement isotopique qui se produit à l’occasion des réactions métaboliques dont la plante est le siège (Libby, Pandolfi 1977).
439Les résultats expérimentaux n’ont pas confirmé cette idée. En effet, la composition isotopique des plantes ne varie pratiquement pas pour des différences de température allant de 15 à 32 °C, lorsque tous les autres paramètres du milieu sont maintenus constants.
440Si la température joue un rôle, il est donc probable que ce rôle s’exerce indirectement en agissant, notamment, sur d’autres paramètres du milieu qui, eux, exercent une influence directe sur la composition isotopique des produits photosynthétiques.
2.8.3.2 Influence de la composition isotopique de l’eau du sol
441Lorsqu’on arrose des plantes avec des eaux ayant des teneurs en 18O différentes, tout en maintenant des conditions de milieu identiques pour toutes les plantes, on observe une nette corrélation entre les compositions isotopiques de l’eau et celles de la matière organique. Compte tenu de la diversité des δ18O de l’eau des sols, diversité qui reste fonction des conditions de milieu et en particulier des conditions climatiques, cette dépendance constitue l’un des éléments importants pour l’interprétation des faits observés en milieu naturel.
2.8.3.3 Influence de la pression de vapeur d’eau dans l’air
442Des plantes croissant sous des humidités relatives différentes font apparaître l’existence d’une relation linéaire décroissante entre l’humidité relative de l’air ambiant et les teneurs en 18O de la matière organique (fig. 81). Cette nouvelle donnée expérimentale vient compléter la précédente pour l’interprétation climatique de la distribution des compositions isotopiques de la matière organique des plantes.

FIG. 81 – Données expérimentales sur la relation entre le 18O de la cellulose {en ordonnée) et l’humidité relative de l’air (en abscisse).
2.8.4 Interprétation des données expérimentales
443A l’évidence, les résultats expérimentaux montrent que c’est la composition isotopique de l’eau utilisée au cours de la photosynthèse qui pilote, en priorité, les variations de teneurs en18O de la matière organique des plantes. Il faut tenir compte, naturellement, des caractéristiques isotopiques de l’eau qui se trouve au niveau des feuilles et non au niveau du sol. Des considérations théoriques et expérimentales (Bariac et al. 1983 ; Ferhi et al. 1983 ; Förstel 1978) montrent que dans la feuille, la composition isotopique de l’eau tend vers une valeur d’équilibre en relation avec un certain nombre de facteurs du milieu ambiant dont les principaux sont la concentration en 18O de la source d’eau (eau du sol) et celle de la vapeur atmosphérique, la température et l’humidité relative de l’air. Ceci est lié, naturellement, au phénomène de transpiration qui entraîne des effets isotopiques importants par évaporation de l’eau à travers les orifices stomatiques.
444Ainsi, à l’équilibre, la composition isotopique de l’eau au niveau des tissus mésophylliens peut être calculée par la relation :
445δf = (1‑h) δs + εe + εk + h (δA – εk)
446dans laquelle δf, δs, δA représentent respectivement les compositions isotopiques de l’eau dans la feuille, de l’eau dans le sol et de la vapeur d’eau atmosphérique, εk et εe sont les constantes cinétiques et à l’équilibre du fractionnement isotopique, h est l’humidité relative au‑dessus du couvert végétal.
447Tous ces paramètres sont, à quelques nuances près, liés à la nature du climat. La matière organique élaborée à partir de cette eau par les processus photosynthétiques conservera donc, d’une certaine manière, la « mémoire » des conditions de milieu dans lesquelles elle s’est formée. On observe en effet que la teneur en 18O de la matière organique des plantes est liée à celle de l’eau des tissus mésophylliens par la relation :
448δmo = a. δf + b
449Pour les plantes non aquatiques, les paramètres a et b, déterminés expérimentalement, ont respectivement pour valeur : 0,39 et 21,6.
450D’une façon générale, dans un contexte géographique donné, les conditions d’évapotranspiration apparaissent donc comme le facteur déterminant de la composition isotopique de l’eau au niveau des feuilles et par suite de la matière organique élaborée à partir de cette eau. Cette notion d’évapotranspiration, bien que primordiale en climatologie, reste, cependant, difficile à appréhender dans la pratique. Ceci vient du fait que les conditions d’évapotranspiration résultent, en réalité, de la combinaison de plusieurs facteurs climatiques distincts : la température, la pluviométrie, le vent, etc. C’est la raison pour laquelle de nombreux auteurs ont tenté une approche de cette notion par diverses méthodes plus ou moins empiriques : indice pluvio‑thermique de De Martonne, d’Emberger, diagrammes ombro‑thermiques de Gaussen, climatogrammes de Péguy, formules de calcul de l’évapotranspiration potentielle de Turc, de Thornthwaite, de Penman, etc.
451En définitive, les variations de composition isotopique enregistrées au niveau de la matière organique des plantes rendent essentiellement compte de la disponibilité ou du stress en eau ressenti au niveau du couvert végétal sans que l’on puisse attribuer ce fait, avec certitude, à un effet d’origine purement thermique, purement pluviométrique ou aux deux à la fois.
2.8.5 Paléoclimatologie de la région du las de Paladru autour de l’an Mil
452Le site archéologique de Colletière correspond à un ensemble de bâtiments en bois construits sur une plate‑forme crayeuse, actuellement immergée sous une tranche d’eau d’environ un à cinq mètres. Ce niveau connaît cependant des fluctuations saisonnières assez considérables et une partie au moins du site émerge vers la fin de la saison estivale relativement plus sèche dans cette région, ainsi qu’au plus fort de l’hiver. Le problème qui se pose dès lors est de savoir dans quel contexte de milieu l’installation des hommes est survenue. S’agit‑il d’une construction sur pilotis au‑dessus de l’eau ou d’une construction sur terre ferme en bordure du plan d’eau qui aurait remonté par la suite, submergeant le site ?
453En fait, plusieurs indices d’ordre archéologique et sédimentologique (cf. supra) prouvent que l’installation s’est, faite sur une plage émergée, en bordure du lac dont le niveau était donc plus bas qu’actuellement. Puisque tel est le cas, deux questions se posent :
– s’il y avait eu un abaissement de l’eau par rapport au niveau actuel, à quel moment cet abaissement s’est‑il produit et à partir de quand la remontée vers le niveau actuel a t‑elle eu lieu ?
– quelles sont les causes de ces fluctuations ? sont‑elles d’origine climatique ou sédimentologique avec un changement au niveau de l’exutoire ? ou encore d’origine anthropique, avec l’intensification des défrichements qui auraient permis la remontée des eaux à leur niveau actuel ?
454Il est difficile de répondre à ces questions, a priori. En tous cas pour exonder complètement cette plate‑forme il faudrait un abaissement du niveau actuel du lac de l’ordre de 4,5 m environ.
455Par ailleurs, ce lac fonctionne comme un véritable « pluviomètre », avec un bassin versant relativement petit et sans tributaire important. Il est donc très sensible aux variations des conditions climatiques. C’est ainsi par exemple que la sécheresse assez exceptionnelle de 1989 s’est traduite par une émersion presque totale du site. Dans ces conditions il n’est pas aberrant de penser que des fluctuations de nature climatique puissent être à l’origine des variations du niveau de ce lac.
456Afin d’apporter quelques éléments d’information à ce sujet, des investigations fondées sur l’analyse des teneurs en oxygène–18 dans la cellulose des bois utilisés pour la construction des bâtiments ont été entreprises. L’objectif essentiel de cette étude est de déterminer l’existence (ou non) d’une différence climatique notable entre la période correspondant à la construction (autour de l’an Mil) et l’actuel. Cette information pourra servir également à une meilleure compréhension et une meilleure interprétation des activités économiques, notamment en ce qui concerne l’utilisation et la mise en valeur du terroir, caractérisant la communauté humaine qui a occupé la station à l’époque considérée.
2.8.5.1 Matériel et méthode
457Le bois étudié correspond à un tronc de chêne comportant au total 110 cernes. La largeur de ces cernes étant relativement petite, nous n’avons pas pu, matériellement, les échantillonner un par un. Nous nous sommes donc contentés de prélèvements correspondant à peu près à la largeur de deux cernes consécutifs.
458Dans la perspective d’une étude comparative, nous avons aussi échantillonné des rondelles de bois actuel le long du versant bordant le lac entre 500 et 800 m d’altitude, à raison d’un échantillon tous les 50 m.
459Pour s’assurer de la bonne homogénéité des composés organiques analysés, nous avons préféré extraire la cellulose de chaque échantillon plutôt que de prendre le bois dans son ensemble. Ceci a pour effet d’éliminer la lignine et éventuellement les produits de réserve stockés dans le bois.
460L’obtention de l’oxygène organique a été réalisée suivant la méthode d’extraction par pyrolyse en présence d’un excès de carbone pur apporté sous forme de poudre de diamant (Hardcastle, Friedman 1974 ; Ferhi et al. 1982). L’analyse des concentrations en 18O proprement dite est obtenue par spectrométrie de masse à l’aide d’un appareil de type CH7 de FINNIGAN‑MAT.
461Tous les résultats sont exprimés en unité 5 définie précédemment. La valeur de référence (ou standard) est le SMOW (Standard Mean Ocean Water) qui est le standard international généralement utilisé pour les mesures d’oxygène‑18 dans l’eau et dans la matière organique.
2.8.5.2 Résultats
462La valeur moyenne des 55 échantillons analysés s’établit à + 23,4 ‰ avec une erreur type sur les analyses s’élevant à ± 0,2 (fig. 82a). Cette valeur reste très semblable à celles que l’on observe dans les Alpes du Nord actuellement et à cette altitude (vers 500 m). Donc, en considérant l’ensemble de la période, les résultats n’indiquent pas un bouleversement spectaculaire des conditions climatiques. Si on les regarde cependant de plus près, on peut noter trois faits importants.

FIG. 82 – a Variation de la composition isotopique de l’oxygène extrait de la cellulose des cernes d’un pieu de chêne (en abscisse : cernes ; en ordonnée : 18O de la cellulose), b Courbe lissée (atténuant les fluctuations interannuelles) des variations de la composition isotopique (en abscisse : cernes ; en ordonnée : 18O de la cellulose), c Courbes comparées : (a) des fluctuations interannuelles ; (b) à plus long terme (en abscisse : cernes ; en ordonnée : (a) (Cn – Cn + 1) / 2, (b) Cn – (ΣCn) / n.
463Tout d’abord on ne remarque pratiquement aucune tendance générale précise dans un sens ascendant ou descendant. En lissant la courbe (fig. 82b) on peut toutefois discerner une vague tendance vers un abaissement des valeurs à partir des cernes 30‑31.
464On remarque ensuite que les variations interannuelles restent relativement faibles, comme le montre la distribution des écarts entre 2 valeurs consécutives par rapport à leur moyenne (fig. 82c) :
465Y1 = (X1 – X1+1)/2
466Par contre, si l’on considère la distribution des écarts de l’ensemble des valeurs par rapport à la moyenne générale, suivant la relation :

467on note des variations beaucoup plus importantes. Elles semblent s’ordonner dans le temps suivant un mouvement approximativement cyclique. On peut ainsi observer deux maxima culminant au niveau des cernes 12 et 39 et trois minima au niveau des cernes 3, 29 et 53.
468En définitive, le signal isotopique montre des variations pseudo‑cycliques d’une assez grande amplitude qui viennent se superposer à des variations interannuelles beaucoup plus faibles et tout à fait aléatoires. Le cycle moyen de ces variations est, pour la période étudiée, de l’ordre de quelques dizaines d’années. Il est difficile, enfin, de voir à l’intérieur de cette série se dessiner une tendance générale dans un sens croissant ou décroissant.
469En ce qui concerne les échantillons de bois actuel, on note, comme on a pu le constater partout, une diminution des valeurs avec l’altitude. Au niveau du lac la valeur obtenue est de 23,25 ‰ mais il s’agit d’une donnée ponctuelle. La moyenne pour l’ensemble des échantillons donne la valeur de 22,53 ‰.
470Il reste à établir maintenant la signification climatique précise de ce signal isotopique.
2.8.5.3 Discussion
471En fonction des précisions données au début de ce texte, une augmentation des teneurs en 18O traduit un abaissement du degré hygrométrique moyen de l’air entraînant un accroissement de l’ETP (évapotranspiration potentielle) et un fractionnement isotopique intense de l’eau au niveau du sol et du couvert végétal.
472Un tel changement de l’état hygrométrique moyen de l’atmosphère peut être lié à deux variables climatiques importantes : soit à une augmentation des températures moyennes annuelles sans variation des précipitations, soit au contraire, à une diminution des précipitations moyennes sans variation des températures, soit enfin à une variation simultanée des deux paramètres ; augmentation des températures et diminution des précipitations.
473Dans tous les cas, cette situation se traduit dans le couvert végétal par un certain stress en eau et le résultat apparaît comme un phénomène de sécheresse. D’une façon générale, les mesures isotopiques permettent donc de dire s’il y a ou non un déficit en eau mais pas si ce déficit est dû à une augmentation des phénomènes d’évapotranspiration ou à une diminution des précipitations moyennes.
474A la lumière de ces indications, on peut constater que les conditions climatiques, dans les environs du site de Charavines‑Colletière, ont connu dans la période précédant l’abattage de l’arbre étudié des fluctuations sensibles, montrant une alternance de phases relativement sèches suivies de phases plus humides. La périodicité de ces phases reste de l’ordre d’une quarantaine d’années.
475Deux maxima de sécheresse apparaissent ainsi vers les 30e‑31eet les 78e‑79e cernes. Les périodes les plus humides apparaissent au niveau des 6e‑7e, 58e‑59e et 92e‑93e cernes.
476Peut‑on chiffrer ces variations en termes de déficit moyen en eau ? Il s’agit évidemment d’un exercice périlleux dans la mesure où l’on ne sait pas faire la part entre l’effet éventuellement lié à la température et celui lié à la pluviométrie. Toutefois, si l’on considère que les variations isotopiques observées s’expliquent complètement par l’effet unique d’une variation des précipitations, on peut essayer de donner un ordre de grandeur. On constate, en effet, que le S18O de la cellulose diminue d’environ 0,49 ‰ pour une augmentation d’altitude de 100 m sur le site de Charavines. Si l’on estime le gradient pluviométrique dans une fourchette de 50 à 100 mm pour 100 m de dénivelé, en se référant pour cette évaluation aux études menées dans la région de Thonon‑les‑Bains (Haute‑Savoie), on peut calculer le gradient isotopique en fonction de la pluviométrie. Ce calcul donne une valeur de 93 mm d’eau pour 1 δ :
477P = – 93.3 δmo + 3 280
478dans l’hypothèse d’un gradient pluviométrique de 50 mm/100 m et une valeur de 186 mm par δ :
479P = –186.5 δmo+ 5461
480dans l’hypothèse d’un gradient pluviométrique de 100 mm/ 100 m.
481Etant donné la différence moyenne entre le bois actuel et le bois ancien, soit 0,9 ‰, le déficit pluviométrique moyen par rapport à l’actuel serait de l’ordre de 130 mm d’eau. Si l’on considère maintenant les maxima et les minima on observe évidemment des écarts beaucoup plus importants allant jusqu’à ± 360 mm par rapport à la valeur moyenne. Ces valeurs apparaissent considérables et sont certainement surestimées du fait qu’on est parti sur l’hypothèse d’une température moyenne demeurant constante ce qui n’est absolument pas établi.
482L’étude paléoclimatique menée ici indique l’existence, autour de l’an Mil, d’un climat relativement plus sec qu’aujourd’hui. Il ne s’agit cependant pas d’une rupture radicale par rapport aux conditions que nous connaissons mais plutôt de pulsations climatiques à plus ou moins long terme. On peut ainsi observer des périodes de quelques dizaines d’années marquées par une sécheresse assez considérable suivies de périodes beaucoup plus humides et qui ne se différencient pas fondamentalement de l’actuel.
483Ce déficit en eau, qui se reflète au niveau de la composition isotopique de la matière organique végétale, peut découler soit d’une diminution généralisée des précipitations moyennes annuelles, soit d’une augmentation des températures, soit d’une variation conjuguée des deux paramètres. Dans les cycles les plus secs, ce déficit apparaît particulièrement marqué par rapport à la moyenne générale de la période considérée et par rapport à l’actuel.
484Il paraît donc établi que le niveau du lac a dû baisser de quelques mètres au cours d’un de ces cycles de sécheresse relative et que les hommes ont effectivement pu coloniser la beine dégagée à la faveur de ce retrait des eaux, mais de façon tout à fait temporaire.
Annexe
Annexe 1 Tableaux ostéométriques
Les mesures ont été faites à partir de Von Den Driesch (1976). Elles sont données en millimètres. La hauteur au garrot reconstituée est donnée en centimètres.
L’astérisque accolé à un élément anatomique indique que pour ce fragment osseux nous n’avons qu’une limite inférieure de l’âge. Pour faciliter la lecture, on a réuni les résultats métriques des deux bâtiments de Colletière, aucune différence fondamentale n’étant apparue.
D.T. = diamètre transverse
D.A.P. = diamètre antéro‑postérieur




Auteurs
Chercheur au Laboratorium für Urgeschichte der Universitât, Altéré und Naturvissenschaftliche Abteilung, Bâle et au centre d’archéologie préhistorique de Valence, ERA 36 du CRA‑CNRS.
Ingénieur d’études à l’institut de limnologie, Thonon‑les‑Bains.
Chargé de recherches à l’institut de limnologie, Thonon‑les‑Bains.
Chargée d’études au laboratoire d’écologie et génétique des populations, université Joseph‑Fourier, Grenoble.
Chercheur au laboratoire d’écologie et génétique des populations, écologie végétale, université Joseph‑Fourier, Grenoble.
Chargée de recherches (CNRS) au laboratoire de chronoécologie, université de Franche‑Comté, Besançon.
Ingénieur d’études (CNRS) au laboratoire de chronoécologie, université de Franche‑Comté, Besançon.
Archéozoologue, assistante au Fonds national suisse de la recherche scientifique (Muséum d’histoire naturelle de Genève).
Chargé de recherches, directeur de FERA 38 du CRA‑CNRS, Sophia Antipolis.
Ingénieur d’études, ERA 38 du CRA‑CNRS, Sophia Antipolis.
Maître de conférences à l’université Paris VI, chercheur au Centre de recherches géodynamiques, Thonon‑les‑Bains.
Professeur au laboratoire d’écologie et génétique des populations, écologie végétale, université Joseph‑Fourier, Grenoble.
Collaborateur scientifique du département d’anthropologie, université de Genève.
Etudiante en biologie animale, laboratoire de chronoécologie, université de Franche‑Comté, Besançon.
Collaborateur scientifique au département d’anthropologie, université de Genève.
Directeur du laboratoire de chronoécologie, université de Franche‑Comté, Besançon.
Chargé de recherches au Muséum d’histoire naturelle de Genève (département de mammalogie et d’ornithologie).
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