Chapitre 2. La résidence seigneuriale : exemples rhône‑alpins
p. 61‑125
Résumés
Dans le cadre du domaine de l’Église de Lyon, on a cherché à mettre en évidence un certain nombre de caractères matériels qui peuvent définir la fonction résidentielle des forteresses : surface habitable, ouvertures, éléments de confort etc. L’analyse archéologique permet de mesurer leur évolution.
A l’aide de trois monuments choisis parmi les plus importantes forteresses princières du Moyen Age dans la région, l’auteur dégage les éléments qui se rapportent plus spécialement au souci du confort et à l’esthétique symbolique.
La chapelle castrale est un des éléments les plus importants du château en tant que siège d’un pouvoir. A partir d’un inventaire des lieux de culte présents dans les châteaux rhône‑alpins, l’auteur étudie l’évolution de leur fonction selon des critères tels que la taille, l’emplacement, le vocable et le rapport avec la paroisse.
Par le moyen d’une analyse architecturale et archéologique détaillée, il est possible d’évaluer dans quelle mesure les constructeurs et les détenteurs du château ont pu concilier les exigences d’une fonction militaire défensive efficace et celles d’un mode de vie seigneurial adapté à une puissante lignée aristocratique.
L’étude des châteaux dispose dans la région Rhône‑Alpes d’une source exceptionnelle, un recueil de représentations figurées des châteaux d’Auvergne et du Forez réalisé au xv0 s. A partir de ce document a été tentée une typologie des édifices castraux basée sur l’analyse des différentes structures.
L’enquête archéologique a ici mis en lumière l’évolution sur un même site des solutions techniques apportées à un édifice castrai en fonction des phases d’occupation sur une longue période. L’élément déterminant est ici le passage d’un site élémentaire fossoyé à une forteresse maçonnée complexe.
A partir des documents médiévaux, des fouilles archéologiques et surtout des inventaires des xviie et xviiie s., l’auteur présente les changements spectaculaires qui affectent, la forteresse construite par les Adhémar, pour la transformer en un palais qui enchante la comtesse de Sevigné et témoignent des changements radicaux dans les modes d’habiter.
La complémentarité des sources écrites et archéologiques pour l’étude monographique d’un site castral est bien illustrée par cet exemple où une seigneurie rurale savoyarde a pu être analysée dans toutes ses composantes économiques et matérielles.
Dans le cadre de l’ancien comté de Genève, il a été ici choisi de présenter les caractères dominants d’un ensemble de sites castraux à partir de la documentation comptable médiévale ; on a pu ainsi mettre en évidence des caractères communs tels que l’implantation topographique, l’organisation des structures et des aménagements internes.
Within the framework of the estates of the Episcopat of Lyon, research has been carried out on a certain number of architectural characteristics which could define the residential function of these forteresses : living area, openings, elements of comfort etc. Archaeological analysis has enabled their evolution to be measured.
With the help of three monuments chosen amongst the most important princely forteresses of the Middle‑Ages in the region, the author outlines elements which are orientated more specially towards a concern for comfort and symbolic aesthetics.
The chapel is a most important element in a castle in so much that it is a seat of power. Based on an inventory of places of worship situated in the castles of the Rhone‑Alpes, the author studies the evolution of their function using such criteria as size, position, dedication and association with the parish.
By the use of detailed architectural and archaeological analysis, it is possible to evaluate to which measure the builders and possessors of the castle have conciliated the necessities of an effective military defence system to that of seigneurial life‑style adapted to a powerful aristocratic lineage.
The study of castles in the Rhône‑Alpes region has an exceptional source, a collection of illustrated representations of castles of the Auvergne and of the Forez dating from the XVth century. An attempt has been made to create a typology of castles from this document based on an analysis of the different structures.
Archaeological enquiry has brought to light on the same site the evolution of technical solutions to a castle structure in relation to the different phases representing a long period of occupation. The determining point here is the passage from an elementary ditched defence to a complex stone built forteress.
From medieval documents, archaeological excavations, and above all inventories of the XVth and XVIIIth centuries, the author outlines the spectacular changes affecting the forteress constructed by the Adhémar, transforming it into a palace which enchanted the comtesse de Sévigné and describes the radical changes in the manner in which it was occupied.
The complementary nature of the written and archaeological sources for the complete study of a castle site is well illustrated by this example of rural lordship of the Savoie which has been analysed in all its economic and architectural components.
Situated within the framework of the ancient county of Genève, the dominating characters of a group of castle sites mentioned in medieval accounts are presented here. Common characteristics such as the topographical situation, structural and interior organisation are discussed.
Texte intégral
2.1 Recherches sur l’évolution de la fonction résidentielle du donjon en Lyonnais du xiie au xve s.
1Aucun ouvrage de castellologie ne manque pas de brosser un tableau catégorique de l’évolution architecturale et fonctionnelle du donjon. Cependant, si ces schémas sont valables pour le domaine royal, ils sont beaucoup plus discutables dès que l’on quitte celui‑ci. On constate alors souvent que les volumes sont plus modestes, les fonctions plus concentrées, la diffusion des progrès techniques plus lente. Cette étude s’appuie sur un corpus de données réunies en plusieurs années1 sur les châteaux du Lyonnais au moyen de relevés systématiques de volumes2 et de détails, d’analyses architecturales, de dépouillements d’archives et du recours chaque fois que possible à la datation dendrochronologique3. Le sujet traité étant suffisamment vaste, la question des bâtiments et fortifications annexes et la datation des ensembles présentés ne seront pas développées.
2Le groupe de référence est constitué de treize donjons qui forment un ensemble cohérent dans un même secteur géographique (fig. 27). Ils ont été pour moitié édifiés par l’Eglise de Lyon, pour moitié par des seigneuries satellites. Ils couvrent une période allant du milieu du xiie s. au début du xve s. avec une sous‑représentation de la phase fin xiiie‑début xive s., qui est marquée par la rareté des constructions après une période très faste. L’évolution de la fonction résidentielle sera analysée au travers de plusieurs critères : les accès, les voûtes, les circulations verticales, les ouvertures, les cheminées, les latrines, les surfaces habitables, le rapport plein‑vide.

FIG. 27 – Carte de répartition des châteaux mentionnés.
2.1.1 L’accès fig. 28
3La porte ouvre en principe toujours à l’étage (souvent la pièce noble : Anse I, Châtillon I, Chessy) au‑dessus du ou des niveaux de réserves. L’accès se fait soit par la courtine (Chessy, Trévoux I et II) si le donjon y est accolé, soit par une échelle de bois. Dans ce cas, les traces de l’avant‑corps sont souvent visibles dans la maçonnerie : à Saint‑Germain deux fortes poutres disposées de part et d’autre sous le seuil de la porte du donjon formaient un solide balcon de réception. Ce système pouvait être complété par une poutre située au‑dessus du linteau (Anse I), vraisemblablement pour suspendre la corde et la poulie servant à remonter l’échelle d’accès ou à hisser des charges jusqu’au balcon. Cette pratique de l’accès à l’étage qui perdure fort tard marque un net archaïsme du Lyonnais ; en effet, si le plan circulaire est adopté à Anse I (1213), simultanément à un usage qui se généralise alors dans le domaine royal, l’accès reste lui toujours à l’étage dans un esprit roman. Ce phénomène n’évolue qu’avec le xvie s. où l’on accole souvent à l’ancien donjon un escalier à vis en pierre rendant la circulation plus aisée (Anse I, Châtillon I et II). Au milieu du xve s., lors de travaux au donjon de Saint‑Germain, l’avant‑corps est d’ailleurs refait sur le modèle de celui du milieu xiie s. Albigny (xiie s.) est le seul donjon présentant, parallèlement à l’accès à l’étage sur la façade, un accès par le rez‑de‑chaussée. Ici cependant, la base du donjon est incluse dans un édifice qui le protège.

FIG. 28 – Accès.
2.1.2 Les voûtes fig. 29
4Leur présence est quasi systématique (11 cas sur 13). Au xiie s., la voûte couvre la réserve située au rez‑de‑chaussée ; construite en berceau en plein cintre, elle assure la cohérence des plans carrés ou barlongs. A partir du xiiie s. le phénomène se complique, la réserve n’est plus voûtée qu’exceptionnellement : la voûte peut soit ne couvrir que l’étage noble où se trouve la cheminée (Trévoux I, Anse I), soit être rejetée à l’étage supérieur (Châtillon I, II et Trévoux II), soit, comme dans les donjons du type Philippe‑Auguste, couvrir tous les étages (un seul cas : Chessy). Le type le plus courant est alors la croisée d’ogives (4 cas sur 7). Il peut s’accompagner d’une recherche décorative dans les culots (Anse I) ou dans la complexité (voûtes multipartites à Châtillon II et Trévoux II).

FIG. 29 – Voûtes.
2.1.3 Les circulations verticales fig. 30‑32
5Au xiie s. la circulation se fait majoritairement (4 cas sur 5) grâce à des échelles‑escaliers de bois. Seul le donjon d’Albigny présente un escalier à vis en pierre entre le rez‑de‑chaussée et le deuxième étage4. Avec la multiplication des voûtes aux étages dès le xiiie s., la circulation verticale est le plus souvent rejetée dans l’épaisseur des murs (fig. 31). L’escalier de bois tend donc à disparaître totalement. Seul subsiste le plus souvent une échelle permettant d’accéder à la réserve. Peut‑on parler d’un plus grand confort avec l’escalier en pierre ? Pas réellement bien que celui‑ci n’encombre plus le maigre volume habitable. Cette technique sous‑tend cependant un réel progrès technique (l’escalier doit être conçu et réalisé en même temps que la tour). Ce type de circulation n’est possible que dans les donjons offrant des épaisseurs de murs suffisamment consistantes (fig. 32) (ainsi à Ambérieux à la fin du xive s. l’escalier est en bois, encombrant le volume habitable). L’affaiblissement induit par ces passages dans les murs et la nécessité d’y pratiquer des fentes de jour pouvaient être compensés par le décentrement de l’escalier vers l’intérieur de la tour et le harpage du parement extérieur avec des moellons très allongés (Anse I).

FIG. 30 – Circulations verticales.

FIG. 31 – Château d’Albigny (Rhône) : plans des niveaux.

FIG. 32 – Coupes et plans : comparaisons.
2.1.4 Les ouvertures fig. 33‑39
6L’ouverture est un critère d’évolution très intéressant. Son type résulte en effet d’un compromis entre la notion de confort et les nécessités de la défense. Son étude montre une évolution très rapide dans la conception du point d’équilibre.

FIG. 33 – Rapports ouvertures/surface au sol.

FIG. 34 – Evolution typo‑chronologique de l’ouverture du donjon lyonnais (XIIe‑XVe s.).

FIG. 35 – Château d’Albigny.

FIG. 36 – Château d’Albigny : fenêtre du donjon.

FIG. 37 – Château de St‑Cyr‑au‑Mont d’Or : plan des niveaux du donjon.

FIG. 38 – Château de St‑Cyr‑au‑Mont‑d’Or : donjon (fin XIIIe s.).

FIG. 39 – Château de St‑Cyr‑au‑Mont‑d’Or : latrine.
2.1.4.1 La fréquence
7Les ouvertures sont généralement rares au niveau des réserves. Multiples dans les étages habitables au xiie s. (de 3 à 4 par étage à Saint‑Cyr), elles se font plus rares au xiiie s., principalement dans les édifices à caractère militaire très marqué (Anse I, Chessy : une seule par étage).
2.1.4.2 L’apport de lumière
8La fréquence ne traduit bien entendu pas les différences de dimensions. Afin de souligner ce paramètre, il a paru intéressant de rapporter la surface des percements (sur la façade) à la superficie de plancher (rapport exprimé en % dans le tableau)5. Pour le rendre plus tangible, ce calcul a été appliqué à une maison élémentaire actuelle (cave + étage habitable + grenier) : le rapport est de 3,9 % soit un coefficient de base de 14.
9Apparaissent alors trois grands groupes sans réelle homogénéité chronologique :
– coefficients 1 à 1,5 : ce sont des donjons au caractère militaire très marqué et où la pénombre rend tous travaux précis impossibles en l’absence de source lumineuse complémentaire ;
– coefficients 3 à 4,5 : la fonction militaire semble assez équilibrée avec la fonction résidentielle ;
– coefficients 6 à 10 : ce groupe est très disparate ; en effet, s’il est clair qu’à Trévoux II, la fonction militaire est presque totalement supplantée par celle de résidence, à Albigny le coefficient 9 se justifie plutôt par une position topographique très favorable (la façade percée d’ouvertures est à l’aplomb d’un très fort dénivelé).
10L’évolution typo‑chronologique (fig. 34) semble assez linéaire : au milieu du xiie s. le type prédominant est la petite fente de jour qui peut même ne comporter ni appareillage particulier, ni feuillure, ce qui tendrait à exclure la présence d’huisserie (Saint‑Germain). La fin du xiie s. est marquée par une nette évolution : l’encadrement devient dès lors très soigné. Si l’on trouve des ouvertures de fortes dimensions à Albigny (1173‑1183) (fig. 35, 36), dès la transition avec le xiiie s. (Saint‑Cyr [fig. 37, 38], Anse) le percement se réduit, alors que l’ébrasement intérieur reste très important. En relation certainement avec cette réduction de la lumière, les ouvertures sont alors pourvues de bancs dans l’ébrasement (degrés à Anse I et II, coussièges à Châtillon I, Trévoux I). Chessy (1271) marque l’apparition de l’archère en Lyonnais, accusant en cela un très fort décalage avec les constructions du roi et des grands vassaux (fig. 40a, b). La défense (hormis la défense sommitale) auparavant passive ne devient donc active qu’avec la fin du xiiie s. La fin du xive s. est marquée par les grands percements en liaison avec une nouvelle conception du confort.

FIG. 40 – Château de Chessy : archère du donjon (v. 1271). a vue extérieure ; b vue intérieure.
2.1.5 Les cheminées fig. 41
11La cheminée a certes une fonction utilitaire mais son caractère ostentatoire n’est pas à négliger. Sa présence marque bien souvent la fonction résidentielle et/ou d’apparat d’une pièce. L’absence de cheminée avant le xiiie s. ne signifie pas que le chauffage n’était pas assuré par des structures légères. En effet, Albigny (qui par ailleurs comporte un évier) et Saint‑Cyr où le caractère résidentiel est beaucoup plus marqué que dans le groupe précédent6 n’en possèdent pas. Au xiiie s. la cheminée se généralise (une par étage, hormis la réserve évidemment).

FIG. 41 – Cheminées.
2.1.6 Les latrines fig. 42
12Elles sont attestées dès le xiie s., cependant leur présence n’est jamais systématique. L’absence de latrines dans la maçonnerie peut signifier qu’elles étaient édifiées en bois au niveau du hourd. Si sa situation n’est pas liée à un étage particulier, la latrine n’est cependant jamais placée sur la façade principale. Lorsque le donjon est situé sur l’enceinte, elle s’évacue hors la place (fig. 39). Elle ouvre généralement directement sur la pièce sauf à Anse et Albigny où elle constitue une pièce séparée à laquelle on accède par un couloir en chicane. Une fente de jour en assure toujours l’éclairage et la ventilation.

FIG. 42 – Latrines.
2.1.7 Les surfaces habitables fig. 43
13Ce critère fait apparaître de grandes disparités (253 m2 à 53 m2 de surface totale habitable) ; la surface moyenne par étage est de 23 m2 environ. Les donjons de Châtillon I, Ambérieux, Trévoux II se distinguent par leur grande habitabilité (de 30 à 47 m2 par étage).

FIG. 43 – Surface totale habitable et surface moyenne par étage.
2.1.8 Le rapport plein‑vide fig. 44
14Au xiie s. Albigny, Saint‑Germain et Saint‑Cyr se démarquent des deux « bergfried » (Mornand‑Savigny) par leur équilibre entre les pleins (58 %) et les vides (42 %). Au début du xiiie s., on constate un net renforcement des maçonneries surtout dans les deux donjons du type de ceux de Philippe‑Auguste (Chessy, Anse I : pleins 77 %, vides 23 %). Châtillon I, bien que de plan circulaire, révèle par contre une réelle faiblesse des maçonneries. Au xive s, ces phénomènes s’inversent malgré le contre‑exemple du donjon de Trévoux qui, avec ses dimensions colossales pour la région, vient bousculer la démonstration (Ambérieux : pleins 42 %, vides 58 %). La confrontation des différents critères permet de distinguer cinq groupes significatifs de l’évolution de la fonction résidentielle du donjon.

FIG. 44 – Rapports pleins/vides.
2.1.9 Conclusion
15Au xiie s. plusieurs donjons présentent une vocation presque exclusivement militaire (espaces et percements réduits, circulation interne sommaire, absence totale d’éléments de confort...) qui les assimile à un « bergfried ». Parallèlement, à cette même époque, d’autres constructions, bien que de volumes réduits présentent une habitabilité beaucoup plus développée marquant même parfois une régression de la fonction militaire.
16Au xiiie s. deux tendances s’affrontent : la première qui marque un souci d’imitation des progrès techniques accomplis dans le domaine royal avec un fort développement des défenses ; cependant cette évolution ne se réalise pas au détriment du caractère résidentiel qui se développe aussi ; la seconde voit parfois l’adoption de plans et de solutions architecturales nouvelles mais où le donjon est davantage résidence que forteresse.
17Enfin aux xive‑xve s., si le donjon conserve certains archaïsmes hérités du xiie s., les fonctions résidentielles et symboliques se sont imposées dans les volumes architecturaux comme dans les éléments de confort.
18Il ne se dégage pas de cette étude une évolution linéaire des fonctions du donjon. Si celle‑ci tend vers la suprématie des fonctions résidentielles et symboliques sur le militaire, elle se fait par des à‑coups qui reflètent souvent les difficultés d’assimilation des progrès élaborés ailleurs. Il apparaît cependant que cette résistance aux progrès techniques ne traduit pas tant un manque de savoir‑faire ou de connaissances qu’une absence de besoins. Elle concerne d’ailleurs essentiellement le domaine militaire où la défense passive semble suffisante au regard des forces en présence. Le caractère symbolique du donjon (emblème du pouvoir, démonstration de force...) semble par contre toujours très important. Au début du xiiie s., l’adoption du seul plan circulaire (mais pas des archères, ni de l’accès au rez‑de‑chaussée…) des modèles royaux marque bien cette ambiguïté. La nouveauté de la forme l’emporte déjà sur la fonctionnalité militaire.
2.2 Forteresses et résidences : châteaux de Trévoux, Fallavier et Saint‑Georges d’Espéranche
19Ces trois châteaux, nés à peu près dans les mêmes conditions pour servir de base à un pouvoir régional se présentent à la fois comme des forteresses et comme des résidences. A Fallavier, les espaces habitables entourent le donjon dans une disposition traditionnelle, à Saint‑Georges d’Espéranche l’aspect résidentiel l’emporte, et le terme employé au xiiie s., palatium, est significatif. A Trévoux (fig. 45), le donjon très puissant est conçu pour être habitable dans de bonnes conditions de confort. Nous essaierons de voir à quelle évolution de la société, à quels besoins correspondent ces châteaux qui diffèrent par leur site, par leur état de conservation, par la présence ou l’absence de documents d’archives, alors qu’aucun d’entre eux n’a fait l’objet d’une étude archéologique exhaustive. Les documents d’archives proviennent de l’étude de Mme V. Rey (Rey 1971) sur les châteaux savoyards et des premiers travaux sur place de Mme F. Reynaud7.

FIG. 45 – Château de Trévoux : intérieur du donjon (photo ERA 26).
2.2.1 Aperçus historiques
20Nous replacerons rapidement les trois châteaux dans leur contexte historique. Grâce à une documentation assez abondante sur les constructions des châteaux savoyards qui sont riches en comptes de châtellenies ; quant aux archives de Trévoux, elles sont muettes pour les périodes qui nous intéressent.
21Le château de Trévoux qui domine la côtière des Dombes appartient dès le xiie s. aux sires de Villars, une des nombreuses familles qui se partagent la région (Guigue 1856, Méras 1979, Reynaud 1983). En 1187, les Dombes et les premiers contreforts du Jura sont réunis ; aux xive s. les Thoire‑Villars atteignent leur apogée. A l’est, ils construisent la puissante forteresse de Poncin ; à l’ouest, ils ont l’appui de l’Eglise de Lyon et accordent une charte de franchise aux bourgeois de Trévoux (1300). Le dernier des Thoire‑Villars, Humbert VII, fait de Trévoux sa résidence favorite mais, couvert de dettes et sans enfant, il vend l’ensemble de ses biens à Louis II de Bourbon moyennant l’usufruit jusqu’à sa mort (1423). Le château qui appartient ensuite aux Bourbon‑Montpensier nous est connu par une gravure d’Israël Sylvestre (deuxième moitié du xviie s.). En 1793, le donjon décapité est réduit à deux étages. Sans pouvoir être très précis, faute de document, nous attribuons la construction du donjon de Trévoux au xive s. et plutôt à la deuxième moitié du siècle.
22Les châteaux de Fallavier et de Saint‑Georges d’Espéranche contrôlent également un petit territoire situé au sud‑est de Lyon qui constitue une enclave savoyarde en territoire dauphinois. Le château de Fallavier, adossé à une colline molassique, domine la plaine du Bas‑Dauphiné. La forêt qui couvrait ces hauteurs et les coteaux de Fallavier sont cités à l’époque carolingienne (Chevalier 1913 : I, 140‑1203). En 1030, cette zone nord du Viennois est donnée par l’archevêque de Vienne à Humbert aux Blanches Mains, comte de Maurienne. Fallavier appartient d’abord à la famille des Beauvoir de Marc. Les comtes de Savoie ne s’intéressent vraiment à la région que lorsque Philippe de Savoie, devenu archevêque de Lyon, reçoit de son frère Pierre les terres de Viennois (1251). La rivalité entre les Savoyards et les Dauphins va alors s’exacerber et la guerre va durer de 1250 à 1355, jusqu’aux échanges de biens qui font de Fallavier une terre dauphinoise (Guichenon 1650). Saint‑Georges d’Espéranche est situé dans la même région, attribuée à Humbert aux Blanches Mains. Au milieu du xiie s., l’abbaye de Bonnevaux y installe une grange, ainsi qu’un moulin sur les rives de l’Espéranche8.
23Au milieu du xiiie s., la Savoie désireuse de renforcer son implantation mène une politique systématique d’acquisition de châteaux et de seigneuries. En décembre 1249, Pierre de Savoie achète à Guillaume de Beauvoir le château de Septème et ses droits sur Saint‑Georges (Chevalier 1913 : no 8580). En janvier 1250, il acquiert la grange des moines de Bonnevaux. Philippe de Savoie cherche à attirer la population par la création d’une ville neuve qui dépendait de Septème. Ce n’est qu’après avoir renoncé à l’épiscopat lyonnais en 1268 qu’il songe à construire une résidence. Les travaux commencent peu après. Les premiers comptes remontent aux années 1270‑1272 (Taylor 1953 : 36‑39). Philippe de Savoie réside souvent dans son château, y reçoit beaucoup et y passe de nombreux contrats. Saint‑Georges devient le siège d’un bailliage de Viennois avec neuf châtellenies et en 1280 Philippe de Savoie octroie une charte de liberté aux bourgeois de Saint‑Georges d’Espéranche. En 1355 le château et la ville sont réunis au Dauphiné.
2.2.2 De puissantes forteresses
24Ces trois châteaux ont été construits comme des forteresses capables de défendre un territoire, un bourg, et de mettre le seigneur à l’abri de toute attaque adverse. Ils se distinguent toutefois très nettement les uns des autres. Ainsi, bien que construits tous les deux par Philippe de Savoie dans les années 1270, les châteaux de Fallavier et d’Espéranche sont très différents l’un de l’autre. Le château de Fallavier peut être assimilé à un château de hauteur (malgré la faiblesse des pentes) ; si le système de défense, sans être archaïque –il remonte à une génération– a été mis au point par le comte Pierre II au milieu du xiiie s. (Blondel 1935), la construction est entreprise par Philippe de Savoie (1268‑1285). En 1280 un contrat est passé pour un travail à la tâche avec Tassin, architecte du château de Saxon‑en‑Valais9. La défense repose sur une enceinte dont le tracé suit en général le sommet de la pente et sur un puissant donjon, typique des tours savoyardes ; elle est essentiellement passive : murs de 1,50 m d’épaisseur soit 3 m de murs pour un diamètre total de 11 m avec une porte droite qui ouvre à l’étage ; les archives mentionnent deux étages et trois niveaux. Dans son état actuel le donjon a été récemment reconstruit selon le modèle des tours du pays de Galles. La première enceinte a également été reconstruite mais on distingue assez bien les parties anciennes. Une deuxième enceinte améliore les défenses du côté le plus exposé (fig. 46). Contemporain, le château d’Espéranche, est d’un type tout différent : d’une part le site est plus plat et nous sommes en présence d’un château de plaine, d’autre part intervient le génie de maître Jacques, Jacobus magister (Taylor 1953 : 39‑40). Nous parlerons plus tard du plan régulier, pour insister d’abord sur les quatre tours. Le donjon a disparu mais une des tours paraît plus puissante que les autres (tour sud‑ouest d’après le plan du xviiie s.) (fig. 47, 48). L’accès aux tours et aux courtines est interdit par un large fossé, maçonné du côté intérieur. Ces tours en forte saillie sur l’extérieur assurent un excellent flanquement au moyen d’archères –en particulier des archères‑bancs– dont la forme triangulaire est assez exceptionnelle (fig. 49).

FIG. 46 – Château de Fallavier : plan.
1 chapelle ; 2 chambre ; 3 chambre ; 4 grande salle ; 5 cuisine ; 6 écurie ; 7 donjon.
dessin ERA 26

FIG. 47 – Château de Saint‑Georges‑d’Espéranche. Plan du XVIIIe s. (A.D. Isère.
cliché ERA 26

FIG. 48 – Château de Saint‑Georges‑d’Espéranche : tour octogonale
cliché ERA 26

FIG. 49 – Château de SaintGeorges‑d’Espéranche : archère
cliché ERA 26
25A Trévoux, peut‑être d’un siècle plus récent, les ingénieurs militaires redonnent toute son importance au donjon. Celui‑ci est placé pour défendre l’accès dans la zone la plus exposée, au point culminant de la forteresse (Reynaud 1983) (fig. 50). De très forte hauteur (28 m à l’origine), le donjon est également remarquable par l’épaisseur de ses murs (2,80), accru par un fort talus à la base. On note l’absence presque totale d’archères et il faut reconnaître que la défense est essentiellement sommitale. Les étages supérieurs de la tour ayant disparu, on en est réduit à reconstituer soit de simples consoles soit une défense plus élaborée grâce à des mâchicoulis à partir d’une gravure d’Israël Sylvestre (fig. 51). La défense était renforcée à l’ouest par deux tours, l’une circulaire, l’autre en fer à cheval. Le donjon de Trévoux apparaît donc comme un des plus puissants de la région, bien en rapport avec les ambitions des derniers seigneurs des Thoire‑Villars (fig. 52).

FIG. 50 – Château de Trévoux (Ain) : plan
cliché ERA 26

FIG. 51 – Château de Trévoux : gravure d’Israël Sylvestre (XVIIe s.) A.D. Ain
cliché ERA 26

FIG. 52 – Château de Trévoux : donjon ; a élévation extérieure vue vers le nord ; b coupe AA’ ; c élévation intérieure.
dessin ERA 26
2.2.3 Organisation de l’espace : esthétique symbolique et souci du confort
26Les solutions adoptées dans l’organisation de l’espace sont très variées, mais un même souci de confort caractérise les trois sites.
2.2.3.1 Une organisation rationnelle de l’espace et une esthétique symbolique
27Au château de Fallavier, l’adaptation de la défense aux exigences du site reste le souci principal : l’enceinte irrégulière entoure le donjon. Une recherche d’ordre plus rationnel et presque esthétique préside à la construction des châteaux d’Espéranche et de Trévoux. A Saint‑Georges d’Espéranche, le plan régulier témoigne d’une organisation rationnelle de l’espace sur un terrain facile à aménager. Le carré ou le rectangle offrent à l’architecte à la fois des figures géométriques simples et parfaites en elles‑mêmes et le maximum de possibilités pour un meilleur agencement à la fois des défenses et de l’habitat. Le maître de Saint‑Georges n’est pas l’inventeur de ce type de plan utilisé depuis deux générations par les ingénieurs du roi. Il a su l’adapter à la région et surtout en être le propagateur en pays de Galles, à Conway par exemple. A Trévoux a été choisi le plan triangulaire (fig. 50) : trois raisons ont présidé à ce choix, des raisons militaires (du château partent les deux murailles de la ville), la recherche d’une bonne organisation de l’espace bien assurée par une forme triangulaire qui permet par exemple la construction d’un bâtiment sur le grand côté. Des sondages exploratoires réalisés par nos soins dans la partie ouest de la cour en 1984 ont effectivement montré l’existence d’une construction accolée à la courtine, construction à étage et pourvue d’une cheminée. Le triangle est également une figure géométrique simple et parfaite que maître Jacques a lui même utilisée en pays de Galles à Rhuddlan sous la forme d’un double triangle (Taylor 1953).
28Deux de ces châteaux, celui d’Espéranche et celui de Trévoux ont adopté un plan octogonal pour les tours. Ce plan choisi par maître Jacques pour le « palatium » de Philippe de Savoie, est encore utilisé par le même maître Jacques au château royal de Caernavon en Pays de Galles (Taylor 1953). Cette forme rappelle certaines tours d’enceinte gallo‑romaines et plus particulièrement les tours de la prestigieuse enceinte de Constantinople, si admirée par les Croisés. On la trouve encore à Castel del Monte, château de Frédéric II, en Italie du Sud, enfin mais rarement, dans quelques tours de la fin du Moyen Age comme à Saumur ou à Largoet (Bretagne) (Mesqui 1979 : 134). On peut admettre que cet emprunt, stylistique plus que militaire, est destiné à mettre l’accent sur le caractère monumental de l’édifice et l’on peut aller jusqu’à évoquer une esthétique symbolique, l’octogone étant choisi comme le signe du prince (voir les palais impériaux romains, byzantins ou carolingiens).
29Le lien entre Espéranche et Trévoux n’est sans doute pas direct ; par contre la présence à Trévoux d’alternances d’assises blanches et jaunes suggère la référence soit à Caernavon soit aux murailles de Constantinople.
2.2.3.2 La recherche du confort
30La recherche du confort est évidente dans les trois cas. Et nous pouvons maintenant à partir des archives (pour les châteaux savoyards) ou à partir des vestiges en place, examiner les éléments de ce confort : les bâtiments de réception et d’habitation, leurs dimensions, les ouvertures, les cheminées, les latrines, les annexes, les chapelles, le couvert –un bon toit est un élément primordial du confort– les approvisionnements, des caves et des greniers bien remplis sont également à prendre en compte.
Les constructions
31Ainsi à Fallavier, château fort dans sa conception même, et dont subsistent quelques vestiges, les éléments de confort sont loin d’être absents (Rey 1971). La grande salle est de dimension moyenne avec 22 m par 10. D’après une visite de 1369 elle est pourvue d’une cheminée de pierre et est éclairée de plusieurs fenêtres10. Les cuisines se trouveraient plus au nord avec une étable à côté et un puits à proximité (le puits a été retrouvé). La chapelle qui porte le vocable de Saint‑Christophe a sans doute été reconstruite si l’on en croit sa grande verrière orientale et ses dimensions (18 m par 5 m). Au milieu du xive s. un chapelain y dit la messe tous les jours11. Les couverts sont souvent réparés ; en 1369 l’ensemble est couvert de tuiles sauf le donjon. Le château d’Espéranche n’a conservé que deux ailes du château primitif mais les textes sont nombreux et très riches en renseignements de toutes sortes. Rappelons que ce château a dès le départ été conçu comme un palatium : ce terme est peut‑être un peu vague mais l’architecture même de l’édifice avec ses nombreuses fenêtres ouvertes sur l’extérieur donne au mot latin un sens précis, celui d’une habitation princière.
32Les enquêtes tardives en particulier celle d’Aymard de Poisieu (après 1684) permettent de situer avec exactitude les différents espaces cités pour la plupart dans les archives antérieures au xve s. Si nous pouvons faire le tour du château en sens inverse des aiguilles d’une montre, le portail est donc au nord, le puits est tout près, à gauche en entrant la grande cuisine avec les offices ; au levant une tour (tour du Moulin) et la grande salle au‑dessus d’une cave et sous un grenier, vient ensuite la chapelle « joignant la grande salle du côté du vent », une tour (conservée), sans doute tour « de Glorieto » une salle basse, une garde‑robe, une tour (sans doute Malatrait), un pan de muraille, là se trouvent l’étable et la Fenière et la tour Baudet (« du cousté du couchant »).
33Ce plan de situation doit être complété par les archives savoyardes ; ainsi la visite de 1496 donne les dimensions du « grand mesonement bas où se fait demourance » depuis la tour du moulin jusqu’à la tour « de Glorieto » soit 30 toises par 15. Le grenier est ouvert de neuf grandes fenêtres (il en est peut‑être de même de la salle basse)12. Ces grandes salles, sans compter les étages des tours assurent un certain confort de vie. Certes, il doit souvent y pleuvoir car l’essentiel des réparations consiste à refaire le couvert et à remplacer les essendoles (bardeaux) par des tuiles. Taylor a fait l’étude des ouvertures primitives qu’il a comparées à celles des châteaux savoyards ou gallois. De grande taille et pourvues d’un arc semi‑circulaire à l’intérieur et surbaissé à l’extérieur ces ouvertures percées dans le rez‑de‑chaussée affaiblissaient certes la valeur militaire du château mais assuraient un confort inégalé.
34Parmi les commodités, citons les latrines situées à l’épaulement des tours dans un renforcement de la muraille (Taylor a insisté sur cet aspect que l’on retrouve en pays de Galles). Aux cuisines s’ajoutent une boulangerie et un four. Au cours des âges se reconstruisent les croisées en pierre de Saint‑Alban, des fenêtres sont ouvertes dans l’étable, le cellier ; on construit une cheminée dans la salle basse « pour servir en cuisine » ; la salle basse est réduite en longueur pour installer une garde‑robe. Enfin le château a son verger comme le prouve un acte de 1275 passé « in viridario nostro » (Chevalier 1913 : 11419). Le château de Trévoux ou plutôt le donjon présente également certaines recherches dans le domaine du confort. Si l’on admet que les cheminées et les ouvertures sont contemporaines de la construction, chaque étage avait son chauffage et son éclairage (grandes fenêtres tournées vers le sud).
Les approvisionnements
35A Fallavier les documents d’archives nous renseignent également sur le mobilier et les objets dont un inventaire est fourni en 143613, Ainsi dans la chambre de la chapelle, on trouve un lit et un coffre ; à côté une garde‑robe et une autre chambre où sont mentionnés lits, tables, vêtements et réserves de vivres (seigle, avoine, pois)14. La grande salle, outre une table, des bancs et du linge de table, renfermait aussi un lit et deux grandes échelles. La cuisine était aussi bien fournie en vases, marmites et bassines ; elle servait également de magasin d’armes (2 balistes, 4 canons, 2 bombardes). Quant au cellier, il contenait du vin en abondance (12 sommées), de l’huile, des salaisons, des pois‑chiches et du miel mais aussi quelques munitions (poudre à canon) et des barres de fer.
36Ainsi les différences et les ressemblances entre ces trois châteaux proviennent d’éléments divers : les différences, d’une évolution de la poliorcétique entre le milieu du xiiie et la deuxième moitié du xive s., différences également dans les buts recherchés au départ, construire soit une forteresse, soit une résidence fortifiée ; les ressemblances, de l’influence des architectes savoyards qui ont su adopter le donjon circulaire et le plan régulier des châteaux royaux, et qui ont su créer dans la région un type de tour original, les donjons octogonaux. Ces recherches ont pour origine une politique de prestige qui portera ses fruits puisqu’elle sera suivie dans la région par les Thoire‑Villars, et bien plus loin en pays de Galles par les rois anglais.
2.3 Sanctuaires castraux : de l’utilitaire à l’ostentatoire
37Quelles similitudes entre le sanctuaire de Sain‑Bel, simple oratoire dans une pièce d’un bâtiment annexe, et celui de Châtillon‑d’Azergues, véritable église à deux étages ? Est‑il valide de regrouper sous une notion unique des situations aussi disparates ? Un fait est immédiatement perceptible : les châteaux, ou plus exactement leurs propriétaires, ont éprouvé la nécessité de s’adjoindre un lieu de culte. Mais pour quelles raisons l’inventaire de ce type de sanctuaire fait‑il apparaître une telle diversité de situation ? Pour tenter de répondre à toutes ces questions, j’ai observé une série de cas particuliers, essayant de comprendre les mécanismes de leur évolution pour faire apparaître si possible les similitudes qui pouvaient exister derrière cette apparente incohérence, et proposer ensuite une modélisation des situations.
38L’enquête a porté sur 137 châteaux qui sont apparus entre 950 et 1500 dans l’ancien diocèse de Lyon, ce qui recouvre à peu près les départements du Rhône et de l’Ain. Elle a consisté à regrouper un maximum d’informations de première main provenant aussi bien du terrain que des textes. Il faut, au préalable, noter l’état très lacunaire de cette documentation régionale qui fait qu’une seule relation entre château et lieu de culte a pu être mise en évidence, tous types de sources confondus (texte et terrain).
39Dans chaque cas, on a essayé de préciser trois catégories de données :
– la relation topographique qui existait entre le château et le sanctuaire et que je définirai comme un indice de cohésion entre les deux bâtiments ;
– le statut du sanctuaire, du point de vue du droit canon ;
– la chronologie relative entre le sanctuaire et le château.
40On peut, dès à présent, préciser qu’il est possible de réunir l’ensemble de ces trois informations pour seulement 20 sites. Mais examinons d’abord chaque type de donnée.
2.3.1 Les relations topographiques
41Les relations topographiques entre les deux types de bâtiment (ou plus exactement leur indice de cohésion), se classent en trois catégories :
– sanctuaires intégrés dans les bâtiments castraux : Albigny, Ile‑Barbe, Chamousset, Lentilly, Saint‑Bel, Jamioux, Châtillon‑d’Azergues (fig. 53) ;
– sanctuaires isolés à l’intérieur de l’enceinte castrale : Ambérieux‑en‑Dombes, Chazay‑d’Azergues, Condrieu, Montluel, Montmelas, Briord, Saint‑Cyr ;
– sanctuaires sans lien direct avec les bâtiments castraux : Anse, Montagny (fig. 54), Montluel.

FIG. 53 – Châtillon d’Azergues (Rhône) : plan d’après A. Cateland)
dessin B. Parent

FIG. 54 – Montagny (Rhône) : plan du bourg castral d’après le cadastre du XIXe s.
dessin B. Parent
2.3.2 Le statut
42Il s’agit soit de chapelles, soit d’églises ; les oratoires n’ayant pas d’existence « reconnue par l’ordinaire », il est pratiquement impossible de les identifier en tant que tels. Deux constatations peuvent être faites ici :
– toutes les chapelles, sauf une (Montluel), sont intégrées aux bâtiments castraux ;
– toutes les églises correspondent à des fondations antérieures au xiiie s.
2.3.3 La chronologie relative
43La plupart des chapelles ont été créées tardivement, en général après le xiiie s., quelquefois en même temps, mais le plus souvent après le château. Trois chapelles sont cependant antérieures au xiiie s. (Briord, Chamousset, Montluel), sans que leur construction ne précède pour autant celle du château. Chaque fois, une distance importante les sépare du siège paroissial, ce qui laisse penser qu’elles ont un caractère pastoral et collectif. Pour les églises, le problème est plus complexe et nous y reviendrons plus loin.
44On a en fait, deux phénomènes qu’il convient de soigneusement distinguer :
– des chapelles ou oratoires étroitement associés aux bâtiments castraux du point de vue architectural, dont la fonction se limite strictement au cadre résidentiel et familial ; ces édifices ne sont absolument pas concernés par la dimension administrative ou sociale du château ; leur lieu d’implantation est fonction du caprice du fondateur, c’est pourquoi on les trouve aussi bien dans les églises que dans les châteaux ; il semble préférable de réserver le terme de chapelle seigneuriale pour ce type d’édifice ;
– des sanctuaires subordonnés au château en tant qu’organe de pouvoir ; dans ce cas, le sanctuaire apporte une dimension religieuse au pouvoir laïc, mais surtout il conduit à un contrôle voulu ou non de la communauté religieuse à travers la possession de son centre spirituel.
45Ce deuxième phénomène est plus lisible à partir des églises, car les relations entre les trois éléments, pouvoir castral‑autorité épiscopale‑communauté villageoise, sont plus clairs dans ce cas ; mais les manifestations de cette ingérence du pouvoir laïc dans le domaine religieux prennent des formes très diverses qui expriment des niveaux d’accomplissement ou de réussite très différents. On trouve par exemple à l’intérieur de quelques châteaux, des églises correspondant à des sièges paroissiaux qui sont indubitablement antérieurs à la date d’apparition du château lui‑même. Cela signifie qu’à un moment donné le château a en quelque sorte phagocyté l’église paroissiale. C’est évidemment la forme la plus radicale du phénomène étudié ici. L’église est parfois fondée par le propriétaire du château. Cela révèle une société en pleine mutation, car il sera impensable après la reprise en main du domaine spirituel par la réforme grégorienne que la création d’une église, acte important qui touche directement au spirituel, soit laissée à l’initiative privée. On assiste d’ailleurs après 1200 au transfert systématique des sièges paroissiaux hors des châteaux.
2.3.4 L’exemple de Ternand
46Pour illustrer ce propos, nous prendrons un seul exemple, mais particulièrement significatif à notre avis : Ternand (fig. 55). Il s’agit d’un village situé à 30 km au nord‑ouest de Lyon, sur un éperon de confluence dominant la vallée de l’Azergues, et une voie de communication qui emprunte cette vallée, sans doute depuis l’époque romaine. L’histoire du site peut se résumer en quelques dates :
960 : première mention du site comme chef lieu de vicairie dans une charte de donation ;
1046 : donation des sanctuaires du village à l’abbaye de Savigny ;
1173 : le bourg fait partie des places fortes échangées lors du traité de partage entre le comte de Forez et l’Eglise de Lyon ;
1190 : première mention du castrum à propos de modifications que l’archevêque Jean de Belles Mains y apporte ;
c. 1200 : fortification du bourg par Renaud de Forez.

FIG. 55 – Ternand (Rhône) : plan de la zone castrale d’après le cadastre. 1 Saint‑Victor ; 2 motte castrale ; enceinte
dessin B. Parent
47Deux lieux de culte sont attestés dans le village :
– Saint‑Jean‑Baptiste est l’église paroissiale actuelle ; elle est mentionnée dans la donation de 1046 ; la visite de 1378 s’y rapporte sans la désigner nommément, mais l’associe au prieuré ; la visite de 1657 signale la crypte et attribue le siège paroissial à l’église ;
– Saint‑Victor, église aujourd’hui ; elle est également mentionnée pour la première fois dans la donation de 1046 et donnée à Savigny en même temps que Saint‑Jean‑Baptiste. Seule la visite pastorale de 1657 la mentionne ensuite ; elle y est signalée comme une chapelle rurale dépendant de Saint‑Jean‑Baptiste, considérée comme ancien siège paroissial, et possédant encore un cimetière ; elle a déjà disparu lors de l’élaboration du cadastre de 1830, mais le cimetière où auraient été trouvés des sarcophages mérovingiens est encore en activité.
48Dans la topographie actuelle, on distingue encore deux habitats nettement différenciés : d’une part, le hameau de Saint‑Victor, atypique ; d’autre part, Ternand avec ses maisons soigneusement disposées en cercles concentriques autour de l’église que jouxte le prieuré et que protège le château. On a déjà vu qu’il ne restait aucune trace de l’église qui a donné son nom au hameau Saint‑Victor. Les découvertes anciennement signalées sur ce site ont également toutes disparu.
49Les restes archéologiques sont en revanche plus abondants à Ternand. Le château est signalé par les vestiges d’une motte castrale qui sert actuellement de jardin à l’une des maisons qui la jouxte. De forme elliptique dans son état actuel, elle mesure 29 m sur 16 pour une élévation d’une dizaine de mètres. L’église est installée au centre du village. Régulièrement orientée, elle présente une nef rectangulaire séparée d’un chœur à chevet plat par un transept à la croisée duquel s’élève un clocher carré. L’ossature est romane, voire pré‑romane, mais elle fut profondément modifiée par des travaux de modernisation, notamment aux xve et xixe s. A l’intérieur, les réfections ont enlevé tout caractère à la nef. Le chœur qui présente des remplois vraisemblablement carolingiens dont l’étude reste à faire, est surélevé de cinq marches par rapport à la nef. Elle surmonte une crypte à demi souterraine dont la voûte est couverte de peinture à la détrempe, datable au plus tôt de la fin du xe s., quoi qu’on en ait dit. Les bâtiments prioraux enfin, correspondaient à la propriété qui jouxte l’église au nord. Leur disposition n’a apparemment pas subi de modifications sensibles depuis le descriptif d’estimation des biens nationaux de 1791. Il est difficile de la dater précisément du fait des restaurations qui masquent les parties originales, mais aucun vestige visible ne paraît antérieur au bas Moyen Age.
50Ternand fut vraisemblablement un important chef‑lieu rural dès le haut Moyen Age. La présence sur le site de deux églises dont l’une est dédiée à Saint‑Jean‑Baptiste est un argument sérieux pour supposer l’existence d’un de ces complexes baptismaux dont les campagnes furent parsemées à l’époque mérovingienne. On sait que ces premières paroisses rurales ont été érigées de préférence dans les vici ou les forteresses. L’éperon sur lequel Ternant et Saint‑Victor sont installés constitue une défense naturelle qui correspond assez bien aux caractéristiques de ces forteresses du haut Moyen Age. De plus, le souvenir des aménagements défensifs s’est, semble‑t‑il, perpétué dans le toponyme « Les Remparts » qui désigne les parcelles de terre barrant l’éperon à sa naissance. Ces coïncidences rendent encore plus vraisemblable la présence du centre administratif carolingien que suggère déjà la vicairie mentionnée dans le plus ancien témoignage écrit concernant Ternand (cf. historique à la date de 960).
51Encore faut‑il déterminer l’emplacement de cette administration vicariale. Le site de Saint‑Victor, avec sa tradition de siège paroissial primitif, l’ancienneté du vocable de son église, la position du cimetière et les mentions de sarcophages paraît beaucoup mieux répondre que celui du bourg actuel à ce qu’on connaît des habitats carolingiens. Mais si l’on admet une telle hypothèse, comment justifier la situation actuelle ? Seule l’apparition de la motte peut expliquer cette transformation : le château est construit à l’écart du centre administratif carolingien dont il est cependant l’héritier direct et légitime. Cette pérennité de l’administration est prouvée par la présence de la signature comtale sur les actes concernant Ternand et par la dégénérescence du centre vicarial en simple hameau, Il s’agit donc d’un simple transfert du centre administratif du siège de la vicairie vers le site du château qui entraîna le déplacement du toponyme. La nécessité de différencier dans certains cas les deux habitats a conduit à désigner l’ancien lieu‑dit par ce qui lui restait de plus caractéristique à savoir son église. Reste à expliquer la présence du siège paroissial à proximité de la motte. Est‑ce à dire que le propriétaire du château a fondé ex nihilo cette église dans le nouveau centre ? Il est plus vraisemblable d’admettre que le complexe culturel préexistait et que la puissance publique incarnée par le château a permis au châtelain d’en prendre le dominium pour ensuite le faire évoluer à son profit. L’organisation « savante » du chœur et le programme des peintures font penser que la construction actuelle est l’œuvre des moines. C’est dire qu’il ne s’agit certainement pas de l’édifice qui leur fut donné en 1046. Cette évolution, construction assez modeste par le seigneur, puis reconstruction selon un programme plus ambitieux par les moines, rappelle étrangement Saint‑André‑de‑Bagé.
2.3.5 Conclusion
52Le rôle du château dans l’évolution du site est évidente : l’apparition du château conduit à l’éclatement d’un complexe culturel préexistant dont l’édifice mineur est transféré près du château à l’occasion d’une reconstruction. Le développement du château inverse par la suite l’importance respective des lieux de culte et conduit à l’installation du siège paroissial dans le sanctuaire le plus proche du complexe castrai. C’est dans ce cadre que se situe la réalité de la chapelle castrale. Il s’agit en somme d’un état embryonnaire ou inachevé de cette volonté de tutelle sur la communauté villageoise. Contrairement aux chapelles seigneuriales, elle participe donc de cette fonction religieuse du château qui traduit simplement l’emprise seigneuriale sur la communauté villageoise. Cette emprise se mesure à l’état d’intégration du sanctuaire dans le château et à son importance pastorale que traduit le statut présumé du sanctuaire.
53Bien que le dominium privé disparaisse après la réforme grégorienne, l’intérêt du pouvoir laïc pour les églises ne disparaît pas complètement. Nous en prendrons simplement deux exemples dans les comptes de châtellenies savoyards :
1272 : fondation de l’église Saint‑André à Châtillon‑en‑Dombes ;
1302 : achat d’un terrain pour construire l’église à Treffort.
54Il faut mettre ces exemples en parallèle avec les fondations de collégiales dont on voit une importante recrudescence au bas Moyen Age. Ces nouvelles fondations se font toutes en dehors et indépendamment du château, même lorsqu’il existe un sanctuaire castrai. A Montluel, la collégiale s’installe à Notre‑Dame‑des‑Marais et non à Saint‑Barthélémy ; à Meximieux, elle s’installe à Saint‑Apollinaire et non à Saint‑Jean. En fait, le lieu est dicté par l’habitat qui abandonne la sécurité du château au profit des ressources qu’apportent les axes de circulation. L’installation au milieu de la population n’a plus rien à voir avec une tentative de contrôle du centre spirituel de la communauté villageoise, cette apparente ingérence du pouvoir laïc n’est plus qu’ostentatoire.
2.4 Le donjon de Bressieux : fonction défensive ou résidentielle ?
55Le château de Bressieux, dernier vestige de l’architecture militaire en Dauphiné, est situé sur une colline morainique de faible altitude (523 m), entre la plaine de Bièvre et le vaste plateau de Chambaran. Du château, stratégiquement bien placé, une vue panoramique s’étend du Vivarais aux Alpes. C’est dans le cadre de l’association « les Amis de Bressieux » créée en 1981, dont les principaux buts sont de sauvegarder, restaurer, animer les ruines et étudier le monument, qu’une intervention archéologique en sauvetage programmé a été mise en route.
2.4.1 L’histoire du château
2.4.1.1 Son rôle, ses familles
56Le château et la terre de Bressieux se rattachent à l’histoire médiévale du Dauphiné après que cette contrée a été démembrée et divisée au moment de la chute du second royaume de Bourgogne (888‑1032). Bressieux était avec Clermont, Sassenage, Montmaur et alternativement Maubec, une des quatre baronnies du Dauphiné dont il occupait le troisième rang. Les quatre barons avaient droit « de députés nés et perpétuels » des Etats du pays ; ils étaient indépendants et puissants dans leurs domaines ; ils ne reconnaissaient aucune autorité supérieure à la leur et tenaient leur terre en franc‑alleu. Ils étaient les alliés des Dauphins et des comtes de Savoie mais aussi de toutes les grandes familles dominantes de la province.
57Plusieurs familles possédèrent la terre jusqu’à la Révolution :
– de 1025 à 1402 : la puissante famille de Bressieux en ligne directe ;
– de 1402 à 1643 : les Grolée, originaires du Bugey devenus seigneurs de Bressieux à la suite du mariage de Humbert de Grolée et d’Alix de Bressieux (en 1612, la baronnie fut érigée en marquisat) ;
– de 1643 à 1720 : les Beaume de Suze par succession collatérale ;
– de 1720 à 1780 : les De Valvelle, famille de Provence qui acquiert le marquisat par achat ;
– de 1780 à 1907 : les De Gouttefrey, anciens châtelains de la baronnie de Bressieux.
2.4.1.2 La fondation du château
58Dans les textes, le château de Bressieux apparaît pour la première fois dès le début du xiie s., lors du partage définitif du comté de Salmorens entre Guy, archevêque de Vienne, et Hugues, évêque de Grenoble. Dans la bulle du pape Pascal II, le 2 août 1107, le caslrum Bressiacum fait partie désormais des châteaux relevant de l’archevêque de Vienne.
59La première famille châtelaine à affermir son autorité sur le pays apparaît dans le Cartulaire de l’abbaye de Saint‑Barnard à Romans où le 23 novembre 1025, Bornon de Bressieux est qualifié d’« illustre Borno » ; d’autres citations sont relevées en 1051, 1068 et 1070. L’occupation du site de Bressieux se fait donc apparemment au début du xie s. puisque des témoignages écrits nous assurent de cette occupation et du nom des premiers occupants. Mais la problématique posée est de savoir si l’occupation des seigneurs primitifs se fait sur les fortifications de terre ou à l’emplacement du château actuel en maçonnerie. En effet, deux mottes castrales implantées sur des sites de faible hauteur subsistent encore sur le territoire : la « Boule » Billon et la « Boule » du Chatelard. Des fouilles effectuées au xixe s. à la Boule Billon en confirment l’occupation à des fins militaires ainsi qu’à des fins domestiques (céramiques à fond marqué du xie s.).
2.4.2 Les ruines de la forteresse
60Le monument occupe une colline dont le relief naturel a été aménagé pour l’implantation du château. De grands terrassements et fossoiements ont été effectués pour la défense de celui‑ci. De la forteresse du xiiie s. restent bien conservés le donjon et le châtelet d’entrée. L’occupation du château se faisant sans discontinuité du xiiie au xviiie s., il est bien difficile de dire si le corps de logis repérable par les chicots de murs alignés ont été édifiés en même temps que la forteresse.
61L’ensemble se présente sous la forme d’un polygone irrégulier de quatorze pans inégaux ; la forteresse possède encore trois tours sur la façade nord du bâtiment :
– deux encadrent la porte d’entrée dans un but de protection du passage ;
– l’autre, le donjon, située à l’angle nord‑est, est disposée en saillie par rapport à l’enceinte pour surveiller le plateau à l’est du château, ainsi que les mouvements devant l’entrée principale.
62Adossés aux courtines intérieures, se situaient les corps de logis ordonnés autour d’une cour centrale placée au sud ; les bâtiments disposés en U occupaient les côtés nord‑est et ouest.
2.4.2.1 Etude générale du donjon
63Au xiiie s., le donjon cesse de jouer un rôle passif statique et devient l’élément principal du château en perdant son autonomie pour se placer sur le point faible de la forteresse ou s’intégrer à l’enceinte. A Bressieux, le donjon occupe une position stratégique et privilégiée par rapport à l’ensemble castrai. En effet, il est placé entre la basse‑cour et la haute‑cour d’où il domine les autres bâtiments d’une part ; il est également situé à l’angle nord‑est, excentré par rapport aux courtines adjacentes d’autre part, mais de façon à surveiller le plateau est, seulement défendu par un très large et profond fossé. Il occupe donc une position centrale du dispositif défensif et devient alors la pièce maîtresse de la place forte (fig. 56). Cette tour circulaire entièrement construite en briques constitue l’élément essentiel du château. Dans l’épaisseur des murs subsistent des trous de boulins disposés en rangées parallèles espacées de 80 cm environ qui attestent du mode de construction par échafaudage à plat. Deux niveaux de cette tour sont constitués de puissants planchers mis en place pendant la construction, comme l’attestent les négatifs d’une poutre manquante, laissés dans le blocage de la maçonnerie (fig. 57). La tour offre des élévations homogènes attribuables à une seule campagne de construction. En effet, la datation fournie par la dendrochonologie a fixé la période d’abattage des arbres à l’automne‑hiver 1276‑1277. Les essences de bois (chêne) laissent entendre que les arbres ont été spécialement coupés pour la construction, et non prélevés dans un stock de poutres en attente. Les bois ont été coupés et mis en œuvre pour la construction : la concordance des dates d’abattage et l’emploi du chêne uniquement, mis en place vert, permettent d’attester une datation fiable. La forme cylindrique du donjon est de façon générale un incontestable progrès militaire : elle supprime les angles morts pour la visibilité et le tir, offre une résistance supérieure à la sape par bélier et nécessite moins de maçonnerie pour un volume équivalent. Cette tour comporte une salle enterrée, trois étages desservis par un escalier droit percé dans l’épaisseur du mur ainsi qu’une terrasse, le couronnement supérieur ayant disparu.

FIG. 56 – Château de Bressieux : coupe du donjon.

FIG. 57 – Château de Bressieux : donjon, plan du 3e étage.
64Le donjon présente aujourd’hui les caractéristiques suivantes : hauteur côté haute‑cour : 18 m ; hauteur côté fossé : 23 m ; diamètre de la tour : 7,50 m ; diamètre moyen des pièces : 3,40 m ; épaisseur des murs : 2 m ; épaisseur des murs au niveau de la salle enterrée : 2,60 m.
65Les principales ouvertures (fig. 58) se situent sur la façade sud (3 portes et 2 fenêtres) la mieux protégée car située dans la haute‑cour :
– la façade est, la plus exposée, ne possède qu’une petite lucarne au deuxième niveau ;
– la face nord, la plus remaniée, puisque percée de deux fenêtres à meneaux (XVIe), possède une fenêtre‑fente au dernier niveau ;
– enfin la face ouest est percée de trois petites ouvertures‑fentes situées entre chaque étage donnant sur les trois volées d’escaliers intérieurs.

FIG. 58 – Château de Bressieux : ouvertures du donjon. 1 fenêtres des escaliers du donjon ; 2 fenêtre du 1er étage (sud‑est).
66L’état dans lequel il nous est livré aujourd’hui est en fait le résultat d’une vie propre au bâtiment : il s’agit d’un donjon du xiiie remanié au cours des siècles. De ce fait, des éléments ont disparu, d’autres se sont surajoutés ou modifiés, d’où la difficulté de la lisibilité de ce bâtiment. L’étude architecturale du donjon de Bressieux va permettre de mettre en évidence ses principales caractéristiques d’une part, de définir sa véritable identité par rapport à l’époque de construction où la fonction défensive supplante la fonction résidentielle d’autre part.
● Le premier niveau
67Il est constitué d’une salle enterrée de 6,50 m de profondeur dont le niveau de sol primitif est inconnu car encombré de divers matériaux de démolition. Parfaitement circulaire, cette pièce possède de puissants murs de 2,60 m d’épaisseur. Elle est actuellement munie d’une ouverture au rez‑de‑chaussée percée dans l’épaisseur du mur. A l’origine, cette porte n’existait pas ; elle a dû être creusée tardivement, vraisemblablement au xvie s. ; le sol jouxtant cette ouverture mis au jour lors des fouilles contenait un mobilier archéologique de cette époque. Cette pièce possède une coupole de briques, percée en son sommet d’une ouverture carrée parementée de briques, seul moyen d’accès primitivement, dans lequel on devait descendre au moyen d’une échelle. Cette basse‑fosse devait probablement servir de réserve à provisions, car d’une part elle était aveugle et, d’autre part, le seul moyen de communiquer avec l’étage supérieur était une trappe du type « trou d’homme » percée dans la coupole. Aucune ouverture n’a été construite à l’origine afin de ne pas affaiblir la défense.
● Le second niveau
68Il est rendu accessible par une ouverture placée sur la face sud creusée dans l’épaisseur du mur qui donne accès à un petit vestibule sur lequel débouche l’escalier de briques desservant les étages supérieurs et à droite sur une porte communiquant avec la pièce circulaire. Il est bien difficile de déterminer si cette ouverture a été réalisée au moment de la construction, mais les indices de lisibilité encore en place laissent penser qu’elle aurait pu être réalisée plus tardivement, peut‑être au moment de la construction du corps de logis attenant. En effet, le niveau de cette porte correspond à celui des cavités de logement des poutres encore visibles dans les murs exactement au premier étage du bâtiment est. Ce second niveau est constitué d’une pièce ronde possédant un dallage de briques et un plafond planchéié. En réalité, il ne s’agit pas à proprement parler de planches mais d’une véritable poutraison constituée de dix poutres jointives de chêne taillées à la hache, de 28 cm sur 34 cm de section, reposant sur une maîtresse poutre d’orientation nord‑sud de 38 à 40 cm de section. Ce puissant « plancher » supporte un dallage de briques liées de mortier.
69Cette pièce de 3,37 m de diamètre est éclairée au nord par une grande fenêtre à meneaux (xvie) : du côté ouest, une niche aménagée dans l’épaisseur du mur soutenue par deux arcs de décharge protège une trappe de section carrée qui servait de moyen d’accès à la basse‑fosse ; à signaler qu’elle est placée sur un bord de la pièce circulaire pour ne pas gêner la circulation et permet d’augmenter la surface habitable ; à l’est, une ouverture caractéristique est ménagée dans l’épaisseur des murs, la face intérieure est percée d’une ouverture rectangulaire voûtée en arc surbaissé brisé (2,20 m x 1,12 m) qui s’ouvre sur une lucarne extérieure rectangulaire (24 x 30 cm). Les deux ouvertures sont reliées par un appui à degrés décalé de 1,80 m vers le haut. Ce système de décalage des ouvertures permettait à la lumière d’entrer sans qu’aucun projectile ne puisse atteindre l’intérieur. Ce type de fenêtre répond à la triple fonction d’éclairage, d’aération et de défense passive.
● Le troisième niveau
70Il a un sol caractérisé par un dallage de briques supporté par un épais plancher, et un plafond en bois dont les caractéristiques sont les mêmes qu’au niveau inférieur ; c’est la salle la plus haute du donjon. Cette pièce de 4,40 m de haut comporte deux ouvertures sur l’extérieur : une porte et une fenêtre ; une grande fenêtre à meneaux en molasse occupe la face nord (xvie ?). Au‑dessous de celle‑ci, une ouverture obturée est visible ainsi qu’une autre à l’opposé sur la face sud. Ces deux ouvertures rectangulaires voûtées en anse de panier attestent la présence des fenêtres à degrés rencontrées aux autres étages. Les transformations du xvie s. (?) –percement des baies à meneaux– sont vraisemblablement la cause de cette obturation. Une ouverture en arc ogival (hauteur à la clef 2,45 m et largeur 0,65 m) dont les piédroits et l’arc sont entièrement en briques est située à 8 m du sol actuel sur la face sud. Il apparaît que cette porte est vraisemblablement l’accès d’origine ; elle n’a pas de relation avec la courtine. La loge d’encastrement de la barre de bois du système de fermeture de cette porte est encore en place et atteste bien du caractère défensif de cette ouverture. Cette pièce qui est la plus spacieuse du donjon, éclairée par deux fenêtres primitivement, dont le sol et le plafond sont plus soignés qu’aux autres étages et encore revêtue d’un enduit lissé en creux au niveau des joints entre les briques, devait vraisemblablement être l’étage noble.
● Le quatrième niveau
71C’est sans doute celui qui a subi le moins de modifications et qui nous donne une physionomie plus authentique de ce donjon médiéval. Il s’agit d’une salle ronde (diamètre : 3,28 m ; hauteur : 3,10 m ; 4,75 m à la clef de coupole) dont le sol est constitué d’un épais plancher reposant sur une poutre maîtresse. Une seule poutre est manquante qui laisse voir la feuillure d’encastrement du plancher, mis en place au cours de la construction. Le plafond est constitué d’une coupole conique en briques dont toute la partie nord est effondrée, ce qui permet de voir la technique de construction. Une ouverture à ébrasement dont l’appui est plat et non à degrés comme dans toutes les autres ouvertures, est située sur la face nord. La partie intérieure rectangulaire voûtée en arc surbaissé (84 x 85 cm) s’ouvre sur une fenêtre étroite de 1,15 m sur 15 cm de largeur. C’est la seule fenêtre qui soit de ce type dans le donjon ; il pourrait s’agir du vestige d’un dispositif de tir (type meurtrière) situé au sommet de la tour. L’éclairage de la pièce est assuré au sud par une ouverture à degrés dont la partie intérieure est constituée d’un arc surbaissé en anse de panier qui s’ouvre à l’extérieur par une lucarne rectangulaire. Le tout est décalé de façon à ce que l’appui de l’ouverture extérieure se trouve plus haut que la clef de l’arc en anse de panier. Une porte aux piédroits en briques ainsi que le linteau constitué de deux voûtins en arc surbaissé (2,15 m x 0,70 m) permet l’accès au dernier étage qui est actuellement une terrasse recouverte d’un béton effectué au xxe s. L’examen attentif des structures de la terrasse, arasées en partie, laisse penser que l’on se trouve au dernier niveau ; aucun élément pouvant indiquer le type du couronnement primitif ne subsiste. Un dessin de la fin du xviiie s. montre un toit conique couvrant le donjon. La dernière couverture aurait pu être constituée de tuiles plates vernissées multicolores attestées par des fragments découverts dans l’espace fouillé jouxtant le donjon.
● Les éléments communs aux différents niveaux
72Ce sont les circulations verticales et l’éclairage des pièces. L’escalier construit dans l’épaisseur du mur s’amorce dans le vestibule d’entrée du premier étage pour desservir les trois niveaux et la terrasse. L’accès aux étages se fait au moyen de trois volées d’escaliers superposées sur une même face. Sa présence constitue un point faible dans la structure du bâtiment ; c’est pour cela qu’il a été placé sur la face ouest, la moins vulnérable car bien défendue par de larges et profonds fossés et l’enceinte de la basse‑cour. Les trois volées constituées de marches en briques liées de mortier sont d’inégale hauteur, ce qui est à mettre en relation avec les différents niveaux des trois étages. Les trois volées d’escaliers sont éclairées par des baies également caractéristiques : il s’agit de fenêtres à degrés dont l’ouverture intérieure rectangulaire voûtée en arc surbaissé (63 x 85 cm) s’ouvre sur une fente étroite (45 x 11 cm), le tout décalé et placé en biais de façon à ce que la clef de l’arc surbaissé intérieur soit au niveau de l’appui de la fente extérieure. Ce système permet aux projectiles lancés du bas d’être inefficaces à leur arrivée mais répond aussi à la fonction d’aération et d’éclairage. L’éclairage des trois niveaux du donjon est également très caractéristique et du même type que celui employé dans les escaliers. Il s’agit de fenêtres à degrés percées dans l’épaisseur des murs dont les grandes ouvertures intérieures rectangulaires en arc surbaissé s’ouvrent sur de petites lucarnes également rectangulaires. Les deux ouvertures sont reliées par un appui à degrés décalé de 1,80 m vers le haut. Ce système d’éclairage présente de nombreux avantages : d’une part il donne une lumière assez abondante (le décalage de l’ouverture intérieure par rapport à l’ouverture extérieure permet l’aération des pièces et protège l’espace intérieur des intempéries et des prises de vent directes) ; d’autre part et enfin, ce système a une fonction défensive « passive » puisqu’aucun projectile lancé de l’extérieur ne peut atteindre l’intérieur.
2.4.2.2 Synthèse de l’analyse architecturale
73Après avoir fait l’étude architecturale du donjon, une synthèse de l’ensemble décrit s’impose et va permettre de dégager un certain nombre d’éléments propres à comprendre et à déterminer les fonctions d’habitation et de défense de ce donjon.
74La coupe de l’élévation met en évidence que les deux étages planchéiés sont encadrés de part et d’autre par‑deux coupoles de briques. Celles‑ci renforcent probablement la cohésion de cette construction de plan circulaire et permettent une meilleure stabilité de l’ensemble. L’étude met également en évidence que l’épaisseur des maçonneries est très supérieure à l’espace habitable. Les calculs suivants sont très significatifs à ce sujet : pour une surface totale d’un niveau donné du donjon qui est de 44,15 m2 la surface habitable n’est seulement que de 8,85 m2 au 2e niveau, de 9,60 m2 au 3e niveau, et de 8,34 m2 au 4e niveau. Il en découle que par rapport à l’emprise au sol, moins d’un quart de la surface est utilisable pour circuler, alors que les 3/4 de l’aire sont utilisés par la maçonnerie ; autrement dit, le rapport plein‑vide démontre que l’on privilégie dans la construction l’aménagement défensif au détriment de l’espace habitable.
● Les éléments de défense
75Les éléments de défense habituels telles que archères ou meurtrières sont absents de .l’épaisseur de la muraille de cette tour, excepté l’ouverture du 4e niveau qui pourrait être interprétée comme une meurtrière. Bien sûr, l’absence d’information relative à l’emplacement des fenêtres à meneaux du xvie ne nous permet pas d’affirmer que le donjon n’était pas percé de meurtrières de défense à l’origine. D’autre part, le manque d’information concernant la partie supérieure des murs, détruite au niveau du sol de la terrasse, ne permet pas d’appréhender les éléments déterminants d’identification du type de couronnement mais n’interdisent pas de penser qu’un hourd au sommet du donjon était peut‑être en place pour faciliter la défense active.
● Les éléments de confort
76Les éléments de confort traditionnels tels que les cheminées indispensables à une meilleure qualité d’habitabilité ou bien les placards ou niches sont absents de la construction ; quant aux latrines, il est difficile d’affirmer qu’il y en ait eu ; un arrachement situé sur la face ouest à l’angle des murs que forment le donjon et la courtine nord, pourrait éventuellement avoir été occupé par des latrines ; dans ce cas, l’emplacement est bien choisi car il est situé au‑dessus du fossé ; d’autre part, il est en retrait de l’espace de circulation et respecte bien l’organisation interne de la salle de ce niveau, mais rien ne permet d’affirmer l’existence de latrines.
77L’absence d’éléments attestant la fermeture des volets des pièces tels que des gonds ou autres montre encore une fois l’inconfort de la demeure. En revanche, des éléments très perfectionnés telles les ouvertures pour donner lejour d’un type très particulier alliant aux fonctions d’éclairage, d’aération, une fonction défensive élaborée, sont très représentatives d’un certain confort. D’autre part, l’escalier construit dans l’épaisseur des murs, avec jours de lumière et de ventilation a demandé une certaine qualité de construction que les maçons ont bien maîtrisée.
78Au regard de ces constatations, on peut se demander pourquoi certains éléments de confort, semble‑t‑il indispensables, sont absents, telles les cheminées, niches, latrines. Il vient alors à l’esprit la question suivante : le donjon a‑t‑il servi de résidence ? L’examen de la documentation textuelle fait apparaître très clairement que les seigneurs de Bressieux, Grands Barons du Dauphiné, puissants personnages traitant indifféremment avec le Dauphin ou le Comte de Savoie vivent dans leur château depuis le xie s. et y ont établi leur résidence principale. Les témoignages écrits nous assurent de cette occupation mais l’inconfort du donjon suscite une autre question : y a‑t‑il eu, au xiiie s. d’autres bâtiments ayant une fonction résidentielle. Les données archéologiques permettent d’affirmer dans l’état actuel des recherches que les corps de logis qui s’articulent de part et d’autre du donjon sont postérieurs à celui‑ci. Il s’avère donc qu’afin de privilégier les objectifs de défense, les seigneurs de Bressieux ont dû subir des contraintes de confort. Le château de Bressieux était conçu comme un organe défensif que sa masse rendait inexpugnable malgré sa conception militaire pour une défense passive (inertie des murs épais, faible dimension des ouvertures, grande capacité de réserve : basse‑fosse). L’absence des éléments traditionnels de confort telles les cheminées ou latrines, les espaces et percements réduits, ainsi qu’une circulation interne sommaire, mettent en évidence que le donjon présente une vocation presqu’exclusivement militaire mais conserve cependant quelques rudiments résidentiels (fenêtres perfectionnées, sols construits, enduits des murs,...). Ces fonctions d’habitabilité ont nécessité de faire des entorses à la solidité militaire des murs (percement des fenêtres pour l’éclairage et l’aération, circulation verticale clans l’épaisseur des murs) et ont permis cependant d’assurer un confort très relatif et bien sommaire.
2.4.3 Conclusion
79Si l’on examine le devenir du donjon après qu’il ait cessé de remplir un rôle défensif, il est intéressant de noter qu’il n’a pas été abandonné comme le sont beaucoup de donjons, mais a été réutilisé en tour des archives : une description exhaustive et intéressante de cet agencement est décrite dans un document du début du xviiie intitulé Inventaire des papiers qui se sont trouvés dans les archives du Château de Bressieux et qui ont été emportées en Provence dans le mois de septembre 1736. L’aménagement des trois niveaux, bien aéré, commode pour la circulation équipé de « 38 armoires en noyer » contenant les archives de la seigneurie semblerait corroborer une possible extension de la fonction résidentielle du donjon. L’étude architecturale a permis de dégager un certain nombre d’éléments propres à comprendre et à déterminer les fonctions d’habitabilité et de défense de ce donjon.
80L’étude du château offre un intérêt certain : elle contribue à la connaissance de l’histoire des techniques, l’histoire architecturale et militaire du xiiie s. dans une région donnée : le Dauphiné. Jusqu’au xiie s., la fonction primordiale du donjon est résidentielle. Au cours du xiiie s., le donjon perd peu à peu son rôle de résidence au profit de son efficacité militaire. Le donjon de Bressieux a évolué vers une fonction défensive. En effet, les constructeurs privilégient les critères militaires pour que la forteresse devienne inexpugnable, aux critères de confort et résidentiels, malgré le très haut rang social de ses occupants qui y ont établi leur résidence principale.
2.5 Forteresses ou résidences ? Les châteaux comtaux du Forez d’après l’Armorial de Revel
2.5.1 Le document
81Dressé vers le milieu du xve s. par Guillaume Revel, à la demande du duc Louis de Bourbon, comte d’Auvergne et de Forez, cet Armorial15 ne se contente pas de répertorier les armoiries des lignages nobles de ces provinces. Son originalité réside dans la figuration des places fortes comtales, villes, châteaux, abbayes et prieurés de ces régions, finement dessinés à l’encre et coloriés. La partie auvergnate de ce précieux recueil a déjà fait l’objet d’une publication approfondie et d’une confrontation avec les vestiges conservés de la part de Gabriel Fournier (Fournier 1973). Notre propos sera beaucoup plus modeste. Nous nous bornerons à étudier les représentations des sites foréziens figurant dans l’Armorial, pour tenter d’établir, au moyen d’une analyse typologique des édifices représentés, la part relative des fonctions militaire et résidentielle. L’étude de l’un des châteaux dessinés dans l’Armorial, poursuivie depuis plus d’une dizaine d’années, simultanément dans les textes médiévaux et sur le terrain, où il a fait l’objet d’une exploration archéologique presque complète, permet d’aborder ensuite la question de la fiabilité des images figurant dans ce recueil tout en précisant les modes d’occupation de l’une des forteresses foréziennes aux xive‑xve s.
82Face aux 54 images représentant des sites fortifiés de « la comté de Forez » une première constatation s’impose : les dessins sont de style et de qualité divers. Les 12 premiers, extrêmement soignés dans leur réalisation, contrastent avec les neuf derniers, simples ébauches, d’une qualité si médiocre qu’elles devront être exclues de cette étude (fig. 59). C’est à une troisième main que l’on doit l’essentiel de l’illustration, 33 images qui, pour être tracées avec moins de finesse et moins achevées que les 12 premières, ne s’en sont pas moins inspirées : la forme des arbres, la représentation de l’eau dans les fossés ou les rivières et surtout l’aspect des maisons, toutes identiques, sont analogues dans ces deux séries. On est donc en droit de penser que des réalités analogues ont été représentées –ou symbolisées– de la même façon dans cet ensemble de 54 dessins, ce qui justifie, a priori, leur prise en considération comme un ensemble homogène.

FIG. 59 – Château de Couzan. BN, Ms FR 22297 f° 403
cliché BN
83Les légendes inscrites sur la majorité de ces 54 dessins traduisent dès l’abord la diversité des sites. Le terme de « chateau » est celui qui revient le plus souvent, soit seul (24 occurrences)16, soit en association avec d’autres qualificatifs (« ville et chateau » : 9 occurrences17 ; « chateau et ville » : 5 occurrences)18 ; la légende « ville et tour », attribuée à une seule localité19, n’est qu’une variante. Il s’agit donc au total de 39 sites définis comme châteaux ou comprenant un château. Reste un certain nombre de dessins dont la légende ne porte aucune indication du terme de château : 4 « villes »20 et 2 sites légendés avec leur seul toponyme21. Celui‑ci ne figure même pas sur 9 représentations de qualité médiocre exclues de cette étude22.
84Cet Armorial a été réalisé autour de 1450, vers la fin de la Guerre de Cent Ans. Vers 1360 les Grandes Compagnies avaient ravagé le Forez, incendiant et rançonnant châteaux, villes et bourgs. Ces destructions avaient été suivies d’une campagne de remise en état des défenses préexistantes et même d’édification de nouvelles murailles (Fournial 1967). Tel est le cas de l’enceinte urbaine de Montbrison, commencée en 1428 et probablement aussi de la barbacane du castrum d’Essertines (Piponnier 1984). C’est donc cette nouvelle et récente situation des places‑fortes comtales que figure l’Armorial. Les circonstances tendraient donc à privilégier l’aspect militaire des sites répertoriés. En effet, tous les sites, sauf un, sont représentés pourvus de structures défensives solides : murailles crénelées auxquelles s’ajoutent des renforcements divers tels que tours flanquantes, hourds, poivrières, machicoulis, barbacanes ; leur caractère de forteresse ne laisse aucun doute.
85Pour parvenir à analyser avec plus de précision les forteresses telles qu’elles sont dessinées dans l’Aimorial, et à évaluer le caractère défensif et/ou résidentiel de leurs édifices, une classification typologique s’imposait, fondée sur les principaux critères repérables sur les dessins. Les données étudiables y sont les suivantes :
– les fossés : leur nombre, leur nature (en eau ou à sec) ; leurs aménagements (parois maçonnées, talus, murs extérieurs) ;
– les enceintes : leur nombre, leur plan, leur nature (murs ou palissades) ; leurs éléments défensifs (crénelages, hourds, tours flanquantes, poivrières) ; les défenses de leurs accès (tours, machicoulis, barbacanes) ;
– les habitats civils circonscrits dans ces enceintes : le nombre (symbolique ? ) de maisons représentées ; les églises et chapelles ; les autres bâtiments de type monumental ;
– les éléments castraux compris dans l’enceinte : leur présence ou leur absence (cas des villes fortifiées) ; l’édifice (ou l’ensemble d’édifices) castral et ses défenses ; les bâtiments annexes.
86Rappelons aussi qu’en dehors des figurations laissées à l’état d’ébauche, les deux dessinateurs n’ont pas manifesté la même minutie dans la représentation des détails. Les confrontations en vue de classifications en sont d’autant plus délicates. Les fossés et les enceintes, qui sont les éléments les plus faciles à analyser de ces figurations, fort intéressants pour eux‑mêmes, ne retiendront maintenant notre attention que pour confirmer ou infirmer, par leur présence ou leur absence, le caractère défensif des villes, bourgs ou châteaux. C’est aux éléments castraux compris dans ces enceintes que nous nous attacherons pour établir une classification à partir de laquelle pourra être tentée une interprétation de leurs fonctions (fig. 60).

FIG. 60 – Typologie des forterresses foréziennes.
2.5.2 Typologie des forteresses
87La présence ou l’absence d’enceintes pourvues de crénelages définit le premier niveau de discrimination.
88La classe 1, sans enceinte crénelée, ne compte qu’un site, celui de Teillères‑sous‑Saint‑Galmier (fig. 11). L’ensemble des bâtiments est entouré d’un simple mur, peu élevé ; son caractère défensif apparaît, de ce fait, très limité.
89La classe 2 regroupe donc les 44 autres sites, tous fortifiés. Parmi les forteresses closes de murailles crénelées, il est possible de distinguer trois groupes distincts, en fonction des édifices compris dans les murailles (fig. 60) :
– le groupe 2.1 est constitué par les enceintes qui ne présentent aucun édifice important de type castral ou monumental, ni dans l’espace qu’elles enserrent, ni le long de leur périmètre ; toutes les tours offrent des dimensions analogues, aucune ne peut se définir comme donjon ;
– le groupe 2.2, de beaucoup le plus nombreux, se caractérise par la présence d’édifices que l’on peut définir comme de type castrai, en raison de leur caractère à la fois défensif et monumental : donjon ou ensemble comportant un donjon ;
– le groupe 2.3 ne comporte pas de bâtiment de type castral à l’intérieur de l’enceinte, mais un édifice de dimensions importantes, de caractère monumental, y occupant une position centrale.
90● Le groupe 2.1 ne possède pas de subdivision. Il ne s’y rattache qu’un très petit nombre de sites représentés dans l’Armorial : des villes comme Feurs (fig. 61) et Saint‑Rambert, un simple château comme Marclopt.

FIG. 61 – La ville de Feurs, BN, Ms FR 22297 f° 449
cliché BN
91● De beaucoup le plus nombreux le groupe 2.2 se subdivise comme suit.
922.2.1 Une tour plus importante, qui a pu jouer le rôle de donjon est incluse dans l’enceinte extérieure. Celle‑ci peut être une tour carrée pourvue de hourds, comme à Saint‑Just‑en‑Chevallet. Il s’agit plus souvent d’une tour cylindrique, dépassant nettement la hauteur des autres tours de l’enceinte, sans crénelage (Cleppé) (fig. 62), avec simple crénelage (Saint‑Marcelin‑le‑Puy), pourvue de hourds (Bussy) (fig. 63) ou encore de machicoulis (Néronde).

FIG. 62 – Le château de Cleppé, BN, Ms FR 22297 f° 445
cliché BN

FIG. 63 – La ville de Bussy, BN, Ms FR 22297 f° 443
cliché BN
932.2.2 L’édifice, ou ensemble d’édifices, de type castral est enveloppé en totalité ou en partie par l’enceinte ; c’est le cas le plus courant parmi les figurations de l’Armorial,
942.2.2.1 : il peut s’agir de donjons occupant une position centrale parmi les bâtiments enclos dans l’enceinte. Donjon carré simplement crénelé à Villerest et aussi à Lavieu (fig. 64), où le donjon est de proportions particulièrement imposantes ; donjon carré crénelé et en outre surmonté par une guérite à Roanne et à Sury‑le‑Comtal. Enfin, donjon carré et sommé de hourds à l’Aubépin (fig. 65), Chambéon, Fontanès et Souternon.

FIG. 64 – Le château de Lavieu, BN, Ms FR 22297 f° 438
cliché BN

FIG. 65 – Le château de l’Aubépin, BN, Ms FR 22297 f° 485
cliché BN
952.2.2.2 : il peut également s’agir d’ensembles castraux où l’on retrouve bien un donjon au moins, mais isolé de l’ensemble de l’habitat, associé à une enceinte restreinte ou courtine qui l’enserre étroitement et ne laisse plus apparaître au‑dessus de ses crénelages que de rares bâtiments : chapelle et bâtiments civils.
962.2.2.2.1 : un donjon carré est inclus dans le parcours de la courtine. Il peut être simplement crénelé, comme à Essertines‑en‑Chatelneuf, ou surmonté de hourds, comme à Bellegarde (fig. 9), Donzy, Renaison (fig. 66) et Saint‑Germain‑de‑Laval.

FIG. 66 – Le château de Renaison, BN, Ms FR 22297 f° 453
cliché BN
972.2.2.2.2 : le donjon est situé à l’intérieur de l’espace enclos par la courtine. Les donjons carrés sont les plus fréquents : sans crénelage à La Bouteresse avec simple crénelage à Châtelneuf (fig. 67) et Saint‑Bonnet ; pourvus de hourds à la Tour‑en‑Jarez (fig. 68), La Fouillouse, Marcilly et Saint‑Galmier. Quatre donjons cylindriques apparaissent dans cette catégorie : avec hourds à Saint‑Héand et Saint‑Maurice (fig. 69) ; avec mâchicoulis à Cervière (fig. 70) et Saint‑Victor.

FIG. 67 – Le château de Châtelneuf, BN, Ms FR 22297 f° 477
cliché BN

FIG. 68 – La tour d’Angères (ville de La Tour‑en‑Jarez). BN, Ms FR 22297 f° 468
cliché BN

FIG. 69 – La ville et le château de Saint‑Maurice, BN, Ms FR 22297 f° 471
cliché BN

FIG. 70 – La ville et le château de Cervière, BN, Ms FR 22297 f° 439
cliché BN
982.2.2.2.3 : deux donjons se dressent à l’intérieur de la courtine. Les deux sites correspondant à ce cas de figure possèdent un donjon carré et un donjon cylindrique : Crouzet (fig. 71) et Monsupt (fig. 8).

FIG. 71 – La ville et le château de Crouzet, BN, Ms FR 22297 f° 482
cliché BN
992.2.2.2.4 : deux donjons et un autre bâtiment civil de type monumental sont édifiés dans l’enceinte de la courtine. Tel est le cas, unique, du château de Montbrison (fig. 72), capitale du comté et résidence principale des comtes de Forez.

FIG. 72 – La ville et le château de Montbrison, BN, Ms FR 22297 f° 437
cliché BN
100● Le groupe 2.3 se subdivise, en fonction du type d’édifice monumental qui y occupe une position prédominante.
1012.3.1 C’est un bâtiment civil de type monumental qui attire le regard par ses proportions importantes à Sury‑le‑Bois, nous y reviendrons (fig. 73).

FIG. 73 – Le château de Sury‑le‑Bois, BN, Ms FR 22297 f° 450
cliché BN
1022.3.2 C’est un clocher d’église qui occupe cette position prédominante. Il est facilement identifiable grâce à ses fenêtres en plein cintre et à la croix qui le surmonte. Aucune adjonction ne lui confère un caractère défensif dans le cas de Champdieu, de Marols, de Rozier, de Saint‑Haon et de Saint‑Romain‑le‑Puy. A Pouilly et à Rivoire (fig. 74), des hourds couronnent le clocher, tandis qu’une structure analogue, qui semble construite en dur, coiffe celui de Panissières.

FIG. 74 – Le château de Rivoire, BN, Ms FR 22297 f° 459
cliché BN
2.5.3 Rôle militaire résidentiel
103Cette classification permet de reconnaître parmi les forteresses comtales foréziennes représentées dans l’Armorial de Revel celles dont les éléments défensifs (enceinte ou ensemble d’enceintes donjon particulièrement développés), indiquent l’importance stratégique que leur attribuait le pouvoir. Ailleurs, la qualité, le nombre et le développement des bâtiments d’habitation (identifiables par le nombre et la grandeur des fenêtres et des cheminées), associés ou non à des structures défensives, expriment la prévalence de la fonction résidentielles.
2.5.3.1 Classe 1
104L’absence de muraille crénelée et aussi de fossé, confère à Teillières (fig. 11) un caractère défensif pratiquement nul ; ce cas reste unique dans l’Armorial. On remarque, à côté d’une petite tour carrée à trois niveaux, le développement tout autour d’une cour, de longs bâtiments rectangulaires ; l’un d’eux donne sur la cour par une galerie, au rez‑de‑chaussée et à l’étage. Toutes les fenêtres visibles aux étages sont des croisées largement ouvertes. Les toits ne sont surmontés que par six cheminées monumentales : cinq sur le bâtiment à galerie, une sur le bâtiment qui lui est perpendiculaire. Le corps de logis à galerie, pourvu de cinq cheminées semble pouvoir héberger un groupe seigneurial nombreux et exigeant. On sait d’ailleurs que le domaine de Teillères, acquis en 1340 par le comte Guy VII a fait l’objet d’importants travaux de construction entre 1349 et 135223. Jeanne de Bourbon, comtesse de Forez y a résidé fréquemment à la fin du xive s.
2.5.3.2 Classe 2
105Les sites du groupe 2.1, grâce à leurs enceintes crénelées flanquées de tours, ont une valeur défensive certaine, L’absence de donjon interdit cependant de les considérer comme sièges d’une garnison permanente. Il s’agit aussi d’habitats dans lesquels aucun bâtiment ne possède des dimensions suffisamment importantes pour pouvoir être identifié comme résidence d’un membre de la classe seigneuriale et moins encore de la famille comtale. Les fonctions militaire et résidentielle y sont en quelque sorte atrophiées.
106Le rôle militaire des forteresses rattachées au groupe 2.3 peut être évalué pratiquement au même niveau que celui du groupe 2.1. Mais la présence d’un édifice de dimensions plus importantes que les autres éléments de l’habitat fortifié doit être commentée et analysée.
107La présence d’un bâtiment civil de grandes dimensions (fig. 60, 2.3.1) peut être interprétée comme l’indice d’une résidence, au moins occasionnelle, du comte de Forez ou de l’un de ses représentants. Masquée en partie par l’enceinte crénelée, la grande maison de Sury‑le‑Bois présente de nombreux points communs avec le logis à galeries de Teillières : le développement du bâtiment, son plan rectangulaire allongé, les fenêtres à croisées, la toiture surmontée de cinq cheminées à deux niveaux d’évents. Elle en diffère cependant par la hauteur de son enceinte, pourvue d’un crénclage et entourée d’un fossé. C’est au début du xve s., après les dévastations des Grandes Compagnies, que Sury‑le‑Bois servit de résidence à Marie de Berry, cette comtesse de Forez qui fit entreprendre de grands travaux de fortification, et en particulier la construction de la muraille urbaine de Montbrison, pendant la captivité en Angleterre du comte, le duc Louis de Bourbon, fait prisonnier à Azincourt.
108Le bâtiment monumental situé dans l’enceinte et dominant l’ensemble des maisons peut, dans d’autres cas, être une église (fig. 60, 2.3.2). Celle‑ci est aisément identifiable, grâce à son clocher, toujours carré et pourvu d’un ou deux étages de fenêtres surmontées d’arcs en plein cintre, et à la croix qui le surmonte. La plupart des clochers ne portent aucun aménagement défensif, mais l’installation de hourds à Pouilly, Rivoire et Panissières, indique une utilisation, au moins partielle, de l’édifice religieux à des fins militaires.
109Avec le groupe 2.2 de beaucoup le plus nombreux, nous sommes en présence d’ensembles fortifiés dont la vocation militaire est plus affirmée. Qu’il se dresse le long de la muraille d’enceinte, au milieu des habitations de la ville ou du bourg, ou isolé d’elles dans sa courtine, dominant de haut tous les autres édifices, le donjon constitue la pièce maîtresse de tout dispositif complet de fortification. Il faut cependant se poser la question de savoir si, et dans quelle mesure, ces forteresses comtales foréziennes possédant un donjon remplissaient encore, au milieu du xve s., un rôle de résidence seigneuriale. Cela est douteux dans le cas des donjons inclus dans l’enceinte extérieure, un seul d’entre eux d’ailleurs est dessiné avec une fenêtre à croisée, et celle‑ci se trouve au dernier étage, du côté interne de la fortification (Cleppé). Les donjons dressés au milieu des habitats (fig. 60, 2.2.2.1) en revanche, pourvus ou non de hourds sont tous sauf un (Sury‑le‑Comtal) dessinés avec des fenêtres à croisées, sur deux niveaux (L’Aubépin, Fontanès, Roanne, Souternon et Villerest) ou du moins à l’un des niveaux de la tour (Lavieu et Chambéon). Cela suffit‑il pour leur attribuer une fonction résidentielle, et surtout une fonction de résidence seigneuriale au milieu du xve s. La présence d’une courtine (fig. 60, 2.2.2.2) semble avoir eu pour objet de renforcer la protection du réduit principal de la forteresse que constituait le donjon. Il faut se demander également si elle n’a pas eu aussi pour résultat, sinon pour finalité, d’isoler par rapport au reste de l’habitat fortifié un ensemble de bâtiments répondant aux exigences de la vie d’un groupe seigneurial. Il ne semble pas que cela puisse être le cas lorsqu’un donjon se dresse tout seul au bord de sa courtine, comme celui du château d’Essertines. Les autres figurations de tours incluses dans une courtine (fig. 60, 2.2.2.2.1) laissent apparaître les toits d’édifices civils, parfois importants (à Bellegarde et Saint‑Germain‑de‑Laval) qui ont pu remplir les diverses fonctions correspondant à une habitation seigneuriale.
110La situation est plus claire dans le cas des donjons entièrement enveloppés par une courtine. A Chatelneuf, de longs bâtiments s’adossent à la courtine, pourvus de fenêtres à croisées et de cheminées à deux niveaux d’évents. A la Tour‑en‑Jarez (fig. 67), un bâtiment civil et une chapelle à clocher‑mur sont entourés par la courtine. La plupart des autres figurations sont moins lisibles. Notons cependant le cas de Cervière (fig. 69), où les indices d’une recherche de protection très poussée s’ajoutent aux indications d’une fonction résidentielle : la courtine présente, ce qui est rarement le cas, une série de tours flanquantes ; elle est redoublée sur une partie de son périmètre. D’autre part, on aperçoit le toit d’un grand bâtiment au sein de cette fortification et de nombreuses fenêtres à croisées sont percées dans la courtine interne et dans le donjon.
111Les deux sites à double donjon (fig. 60, 2.2.2.23) sont malheureusement dessinés de manière trop sommaire pour qu’apparaissent des bâtiments civils ou religieux compris dans la courtine. Seul leur caractère militaire est donc exprimé.
112A Montbrison (fig. 72), le grand bâtiment rectangulaire (fig. 60, 2.2.2.2.4) montre deux étages percés de fenêtres à croisées au‑dessus de la courtine de l’ensemble castral lui conférant un caractère résidentiel certain. Avec ses deux hautes tours, qui ont toutes deux les proportions de donjons, et les deux enceintes urbaines qui l’enveloppent, ce château possède également une qualité défensive indéniable. Sa double fonction de forteresse et de résidence comtale, bien connue par les textes médiévaux, et en particulier par les comptes de réparations et de construction (Fournial‑Gonon 1967), de peu antérieurs à la réalisation de l’Armorial de Guillaume Revel, est bien exprimée par l’image qu’en donne ce recueil.
2.5.4 Un dessin de l’Armorial à l’épreuve de l’archéologie : le château d’Essertines fig. 75 et 76
113Depuis 1974, des fouilles ont été menées sur ce site des Monts du Forez, tant dans le village que dans la partie castrale. Dans cette dernière zone, les recherches ont été dirigées par Bruna Maccari‑Poisson et Jean‑Michel Poisson24. Avant notre intervention, de grands pans de muraille étaient encore visibles, identifiables à la courtine de tracé arrondi figurée sur l’Armorial et à l’enceinte qui la flanquait au sud. La chapelle, proche de lui, mais extérieure à l’ensemble castral, était et demeure en bon état d’entretien. Aucune trace ne subsistait en revanche de la tour, dressée au sommet de l’éperon rocheux (fig. 76). La fouille a été complète dans l’espace circonscrit par la courtine. Elle a mis en évidence le plan du donjon trapézoïdal, dont les murs ont été retrouvés fortement arasés, à une altitude relativement régulière. Cette situation suggère, par contraste avec l’état des enceintes, une destruction volontaire, sans doute à l’occasion d’un démantèlement du château. Quant à l’aspect de cette tour, en élévation, l’archéologien’a pu apporter qu’une rectification au dessin de l’Armorial. Tous les fragments de tuile retrouvés, en assez grande abondance d’ailleurs, proviennent de tuiles creuses, alors que le dessinateur de l’Armorial a représenté une toiture de tuiles plates. Le dessin de la courtine ne correspond pas non plus exactement aux données archéologiques. Sa forme générale arrondie, en fer à cheval, n’évoque que très schématiquement les structures médiévales mises au jour. Certes, la courtine a bien été découverte se développant à partir de l’angle sud‑ouest de la tour. Mais le dessinateur n’a tenu aucun compte du relief en forme de bastion qui la flanque à son point extrême au sud, à l’endroit où elle s’infléchit vers l’est. D’autre part, la fouille a permis de vérifier que la courtine ne revient s’appuyer sur la tour, ni à son angle sud‑est, ni à son angle nord‑est. En revanche, il a été possible d’observer les vestiges d’un chemin de ronde sur la face interne de la partie la mieux conservée du mur de courtine. Ce chemin est nettement discernable sur le dessin de l’Armorial. Dans le cas de la seconde enceinte, les discordances entre vestiges et dessin sont importantes. Le tracé d’une enceinte strictement quadrangulaire a été observé sur le terrain et, à l’emplacement où le dessinateur a représenté une petite tour cylindrique, ont été mises au jour les substructions d’un édifice nettement trapézoïdal de dimensions presque égales à celles de la tour ; la fouille n’en est pas encore achevée, aussi sa fonction reste‑t‑elle indéterminée.

FIG. 75 – Essertines‑Basses : plan du site
dessin F. Piponnier, P. Beck ; mise au net B. Parent

FIG. 76 – Essertines‑Basses, BN, Ms FR 22297 f° 474
cliché BN
114L’exploration archéologique a révélé qu’aucune autre structure n’existait dans l’ensemble castrai, au milieu du xve s., ce qui est conforme au dessin. Les textes contemporains le désignent d’ailleurs comme « la tour d’Essertines ». La dernière phase d’occupation de cette tour a pu être datée d’après les trouvailles monétaires de l’extrême fin du xves. Il s’agissait alors d’une réoccupation sur une couche d’incendie. Ce sinistre était sans doute intervenu au cours de la dévastation de la région par les Grandes Compagnies. Il a fossilisé, dans une épaisse couche noire déposée sur le sol de mortier du rez‑de‑chaussée de la tour, un important ensemble mobilier. Les traces du même incendie ont été observées dans l’espace compris entre la tour et la courtine, où se dressait alors un bâtiment sur piliers de bois. Celui‑ci avait succédé à un édifice en pierre, qui correspondait probablement à un premier donjon. Les objets rencontrés dans les couches archéologiques appartenant aux diverses phases d’occupation de l’ensemble castral permettent de préciser le genre de vie de ses occupants. Aucun indice, parmi les types céramiques ou les objets de verrerie n’évoque un train de vie seigneurial, ni même une aisance de type urbain. La présence militaire s’affirme en revanche, avec les fragments de trompe d’appel en céramique, les armes, les nombreux carreaux d’arbalète, l’équipement du cavalier et de sa monture, éperons, fers et clous de ferrure de cheval et aussi les dés à jouer, jetons et pièces de jeu, destinées à tromper l’ennui des longues heures de désœuvrement. Les trouvailles de type monétaire faites dans la tour caractérisent une société où la circulation des espèces est active dès la période médiévale. La présence parmi ces objets de deux poids monétaires du xive s. et d’une bague en argent gravée en creux aux armoiries du duc de Bourbon, comte de Forez depuis 1376, laisse penser que le château d’Essertines a continué à jouer un rôle dans l’administration du comté pendant la seconde moitié du xive s. alors même qu’il était supplanté par Chatelneuf comme chef‑lieu de la châtellenie. Par les documents d’archives, et en particulier par le précieux testament d’Albert de Thizy, seigneur d’Essertines, nous savons que ce riche personnage, mort vers 1207, possédait alors une résidence en partie ruinée à Essertines (domum et muram), distincte de la tour, mais située au‑dessus de la chapelle. Ses héritiers, dépourvus de tout droit sur la forteresse, remise au comte de Forez, ont choisi de s’installer dans une autre partie de leur domaine, au Chevallard, où leur maison forte était déjà édifiée au milieu du xiiie s. ; il est vraisemblable que la maison et la ruine héritées d’Albert de Thizy ont alors été détruits.
115Malgré les imprécisions d’un dessin plus symbolique que réaliste dans sa représentation des enceintes castrales, l’Armorial de Revel donne finalement du plus petit château comtal forézien qui y soit représenté une impression assez exacte : une modeste tour‑donjon, dressée sur un éperon rocheux, isolée clans sa courtine et protégée par une seconde enceinte sur le côté où le relief naturel n’offrait pas une défense suffisante. Les trouvailles archéologiques permettent d’y replacer une petite garnison et, en résidence plus ou moins permanente, quelque titulaire d’office représentant le comte de Forez, qui y expédiait en son nom les affaires courantes de la partie de la châtellenie, située au sud de la vallée du Vizézy, scellant des actes, percevant des redevances. On est bien loin alors du style de vie que devaient avoir le comte, la comtesse et leurs familiers dans les châteaux où ils résidaient effectivement à Montbrison, à Chatelneuf, ou même dans les riantes maisons fortes de Teillères ou de Sury‑le‑Bois.
2.6 De la motte à la résidence seigneuriale : l’exemple de Rochefort‑en‑Valdaine (Drôme) xie‑xvie s.
116Depuis 1983, les recherches entreprises à Rochefort‑en‑Valdaine (fig. 77) ont eu pour but de préciser le schéma de l’évolution de cet ensemble castral, schéma aisément lisible dans la topographie du site : plusieurs mottes y sont bien visibles et des bâtiments de pierre subsistent comme témoins des différents types d’occupation postérieurs.

FIG. 77 – Ensemble castrai de Rochefort‑en‑Valdaine : plan général des vestiges. 1 donjon ; 2 ancienne église paroissiale Saint‑Biaise ; 3 cimetière actuel ; 4 vestiges d’un bâtiment construit sur la motte ; 5 courtine de pierre du castrum
relevé M. Bois, mise au net M. Baudrand
2.6.1 A l’origine de la fortification : les mottes
117A l’origine, trois mottes sont aménagées le long d’une barre rocheuse située en deçà de la limite nord du diocèse de Saint‑Paul‑Trois‑Châteaux face aux terres de celui de Valence. Cette limite qui suit ici le cours du Jabron correspond aussi à celle séparant la Provence carolingienne de la Viennoise (Manteyer 1908 : 168). Après 1449, le Dauphiné la dépassera légèrement vers le sud lorsque les possessions du comte de Valentinois seront réunies à la Couronne de France (Baratier et alii 1969 : no 59 ; Bligny 1973 : 167). Cette situation permet de dominer vers le nord une plaine fertile formée par la réunion des vallées du Jabron et du Roubion, affluents de la rive gauche du Rhône : c’est la plaine de la Valdaine, qui s’étend à l’est de la ville de Montélimar. Au sud, des collines boisées semi‑désertiques séparent cette zone du reste du Tricastin. La disposition de ces trois mottes d’est en ouest, de part et d’autre d’un petit col et sur près d’un kilomètre de distance, permet d’établir un relais visuel entre les différents sites fortifiés médiévaux du voisinage. Deux des mottes seront ensuite abandonnées, alors que la mieux située de celles de l’ouest donnera naissance à un château de pierre, chef‑lieu d’une châtellenie importante au xiie s.
118Le même mode de construction préside à l’élaboration de cet ensemble de mottes d’un type particulier, et adapte parfaitement au terrain naturel ce modèle dont on connait la large diffusion. Ces fortifications ont été aménagées à partir de trois pointements rocheux retaillés et modelés de la même manière. La défense naturelle de l’abrupt rocheux nord a été complétée par un fossé en demi‑cercle du côté facilement accessible ce qui fait que la forme générale du tertre dépasse quelque peu celle d’une moitié de tronc de cône. Sur la motte ouest, l’accumulation de terre qui a été nécessaire pour établir la plate‑forme est encore bien reconnaissable mais l’érosion n’a conservé sur les autres que l’assise rocheuse maintenant à nu. Les fouilles ont porté à ce jour seulement sur la motte incluse dans l’enceinte du château de pierre et ses abords. On ne peut donc préciser sa contemporanéité, pourtant probable, avec les deux autres. On n’a pas pu mettre en évidence de basse‑cour qui puisse lui être liée dans la mesure où les aménagements postérieurs du château occupent son éventuel emplacement. Des traces d’habitat sont toutefois discernables à proximité de la motte est. L’impression qui se dégage de cette étude préliminaire est que seul un espace restreint était fortifié à l’origine, ce qui n’exclut pas un autre type d’occupation à proximité.
119Un sondage effectué sur la partie est du tertre a mis en évidence l’existence de la base d’un bâtiment. Une large excavation a été pratiquée dans le rocher mais il a été impossible aux constructeurs d’obtenir une surface horizontale tant ce substrat de calcaire est difficile à extraire dans ses couches profondes. En surface au contraire, cette pierre extrêmement gélive se délite facilement comme on peut le voir à la base des murailles fondées directement sur elle. La surface du sol du niveau inférieur a donc été établie sur un remblaiement, stérile en matériel archéologique, destiné à égaliser le rocher. Un mur de pierres maçonnées délimitait cet espace au sud, mais les autres côtés n’ont pas été retrouvés. Le matériel des niveaux d’abandon consiste en céramiquegrise extrêmement fragmentée et en ossements d’animaux. Cela autorise une datation comprise entre le xiie et le xiiie s. En ce qui concerne la position des lieux de cultes contemporains, on sait par un texte de 827 que l’abbaye de Donzère possédait une villa importante dans la plaine à quelque distance : la chapelle de Notre‑Dame‑de‑Mastaise qui en perpétue le souvenir lui doit son origine et a dû être édifiée assez tôt (Lacroix 1893 : 173 ; Chevalier 1912 : no 638, suppl. no 7). Rien ne s’oppose à ce que les autres églises de ce terroir, Saint‑Etienne, Saint‑Jean et Saint‑Bonnet, toutes trois paroissiales et construites sur des emplacements déjà occupés à l’époque antique, aient précédé l’édification de ces mottes près desquelles on n’a pas observé d’implantation religieuse ancienne.
2.6.2 La concentration de la fortification autour d’une seule motte
120Alors que deux des fortifications primitives restaient dans leur état initial, la construction d’un château de pierre s’est organisée autour de l’une d’entre elles par adjonction d’éléments divers, tours, chapelle, courtines et autres bâtiments (fig. 78). Une grosse tour carrée a été construite sur le flanc ouest du tertre peut‑être dès la fin du xiie s. Le mur ouest est fondé au fond du fossé sec creusé dans le rocher qui défendait la motte. Les autres murs prennent appui sur les pentes du tertre ce qui réduit le volume du niveau inférieur de moitié. L’accès se faisait à l’étage du côté nord par une porte donnant dans une haute salle voûtée munie d’une latrine. Un escalier ménagé à l’intérieur du mur oriental conduit au niveau supérieur couvert d’un plancher à l’origine. Ce niveau, en grande partie ruiné, a subi bien des remaniements et devait être lui‑même surmonté d’un autre étage sans doute réservé à la défense. La position de cette grosse tour sur le flanc du tertre laisse supposer que l’on a respecté un bâtiment antérieur situé au sommet et distinct du bâtiment retrouvé en fouille. La présence d’une porte ouvrant sur l’extérieur au deuxième étage vient à l’appui de cette hypothèse : deux trous de boulins situés de part et d’autre du seuil devaient servir à l’ancrage de poutres supportant un aménagement de bois permettant la circulation entre le donjon et cette construction entièrement disparue aujourd’hui. Des traces de rubéfaction sur les pierres entourant ces trous de boulins témoignent de l’incendie de cette structure.

FIG. 78 – Ensemble castrai de Rochefort‑en‑Valdaine : vue générale prise de l’est ; de droite à gauche : fragment de courtine, chapelle, motte centrale, donjon, et à l’arrière‑plan la motte ouest aujourd’hui boisée.
121A l’est, une chapelle a été construite sur la contrescarpe du fossé. Elle apparaît comme paroissiale dans les plus anciennes visites pastorales conservées pour ce lieu25. Les sondages effectués au pied de la motte et en travers du fossé au sud‑ouest de la chapelle, ont montré qu’une construction de pierres liées à l’argile s’était élevée en cet endroit. Pour établir un sol plan, on a détruit les aménagements de la contrescarpe du fossé. Cette construction a été ensuite ruinée et l’on y a établi des sépultures. La plus ancienne, en coffre de lauzes incomplet, a été datée du début du xiiie s. grâce au petit pot de céramique grise déposé à gauche de la tête du défunt. Au delà du fossé, l’emprise du cimetière actuel oblitère une large partie du site et aucune fouille n’a été conduite plus à l’est. On ne peut donc déterminer l’organisation précise de ce secteur. Une première courtine de pierre dont on a retrouvé quelques assises au nord, au pied du tertre de la motte, chemisait la paroi rocheuse. Ailleurs, on n’en a pas repéré de vestiges. Il est difficile de dire si elle appartient à l’état qui a vu la construction de la tour maîtresse ou si elle est plus ancienne encore. Une autre courtine est actuellement conservée en élévation sur la quasi‑totalité de son tracé. Elle entoure un large espace comprenant les éléments déjà décrits, tour chapelle et cimetière, ainsi que divers bâtiments conservés en élévation ou révélés par les fouilles. Elle correspond certainement à un état postérieur à celui qui a vu l’élévation de la première courtine. Un bourg entouré d’une enceinte se développe au pied du château sur la pente nord, la plus abrupte mais aussi la moins propice à la culture. Ce village a constitué le chef‑lieu de la commune jusqu’au siècle dernier, époque qui a vu sa désertion au profit des hameaux des basses terres. Aucune indication ne permet d’en dater la fondation. Le plan cadastral en conserve une image assez précise mais la végétation en masque actuellement la plus grande partie.
2.6.3 Une rupture à la charnière des xive et xve s.
122Une période de destruction et d’abandon suggérée par les textes et confirmée par les fouilles se situe à la fin du xive s. et au début du xve s. Raymond de Turenne, en guerre contre le pape et le comte de Valentinois, ravage cette région dans la dernière décennie du xive s. Si l’on n’a pas de mentions explicites pour Rochefort, on peut déduire d’un texte de 1418 que la seigneurie n’est pas repeuplée (Coston 1878 : 393). Plusieurs baux à ferme montrent une remise en valeur du terroir à partir du milieu du xve s.26. La fouille de l’espace compris entre le rocher et la courtine de pierre au nord de la motte, a aussi montré que plusieurs bâtiments ont été détruits aux alentours de cette période, jonction entre le xive s. et le xve s. Deux pièces étaient appuyées directement contre la courtine qui chemisait le rocher au pied de la motte et une autre a été retrouvée un peu plus loin. Leur fonction exacte n’a pas encore été déterminée, mais le matériel retrouvé semble témoigner d’un abandon assez brutal. La découverte d’un creuset de verrier archéologiquement complet prouve l’existence d’un atelier à l’intérieur de l’enceinte du château. Cet artisanat du verre est attesté à proximité dès la première moitié du xive s. dans les documents concernant l’abbaye cistercienne d’Ayguebelle fondée en 1137 par le seigneur de Rochefort sur ses terres.
2.6.4 Les transformations du xve s.
123A partir du milieu du xve s., le château est réoccupé, le terroir remis en valeur. L’espace intérieur à division en deux pôles distincts isole à l’est de la motte un secteur réservé à l’église et au cimetière. Cette division restait perceptible il y a quelques années : lorsque le château était encore propriété privée, cette zone correspondait à une propriété communale. A l’ouest, deux murs construits entre le donjon et la courtine enclosent un espace réservé à l’habitation seigneuriale. Colombier, galerie couverte, cheminées de chauffage ou de cuisine et four en sont les éléments les plus significatifs. Au nord, le mur de clôture construit entre le donjon et la courtine a réutilisé le mur ouest d’un bâtiment détruit à la fin du xive s. L’arrachement d’un des murs qui lui étaient perpendiculaires est encore visible ainsi qu’une partie du pignon qui le couronnait : on a donc arasé volontairement le reste de la construction en ne gardant que ce qui était utile pour les nouveaux aménagements. Le seigneur du lieu, de la famille des Dupuy‑Montbrun a ainsi nettoyé cette zone en faisant niveler en terrasse le reste de l’espace qu’il n’utilisait pas. A l’ouest de ce mur, s’élèvent des bâtiments maintenant en ruine, bâtiments qui s’appuyaient à l’origine sur la haute courtine extérieure. Une galerie couverte d’arcatures brisées retombant sur des culots sculptés a été plaquée sur ces bâtiments préexistants (fig. 79). Elle donne sur la cour ménagée à l’ouest du donjon. Au sud, un portail, percé dans la muraille construite entre le donjon et la courtine, permet d’accéder à cette grande cour autour de laquelle s’agencent les bâtiments de l’habitation seigneuriale. Un colombier a trouvé place en haut de ce mur vraisemblablement dès l’origine. L’accès primitif au donjon a été muré à cette époque et l’ancienne latrine ménagée dans l’épaisseur de la muraille a été transformée en porte desservant la grande salle voûtée. Celle‑ci fut aussi éclairée par une fenêtre à croisée et meneau qui remplaçait une étroite ouverture à double ébrasement ouverte vers le sud. La salle basse devint un rez‑de‑chaussée donnant directement sur la cour par une porte ouverte dans le mur ouest. La partie supérieure du donjon fut restaurée et subit plusieurs transformations. A l’ouest, une autre tour contemporaine du donjon a été aussi transformée par l’adjonction de fenêtres à croisée et meneau. Des pièces lui sont accolées dans l’angle nord‑ouest de la courtine : un four jouxte encore une large cheminée de cuisine. L’étude de ce secteur n’a pas encore été entreprise et la datation précise de ces éléments en très mauvais état s’avère assez difficile.

FIG. 79 – Rochefort‑en‑Valdaine : vestiges de la galerie du XVIe s. s’appuyant contre le donjon à droite.
2.6.5 Un abandon
124Il est encore difficile de cerner quel rôle fut vraiment celui de Rochefort aux siècles suivants. Il n’apparaît pas en tous cas dans la liste des forteresses du Dauphiné devant être démantelées à la fin du xvie s. Son importance stratégique était alors bien diminuée. Au début du xviiie s. l’évêque y est logé par les soins du curé du lieu lors de sa visite pastorale de 1702. Il ne devait pas alors servir de résidence permanente aux seigneurs. A la Révolution, il est dit que le château est inhabité depuis longtemps et qu’il « tombe de vétusté »27. Il est resté ensuite propriété des descendants de la famille seigneuriale. Ceux‑ci, y ont fait faire quelques travaux à la fin du siècle dernier : même après son rachat par la commune en 1983, ils le considèrent encore comme le symbole du prestige du fief dont ils portent le nom.
2.6.6 Chronologie d’une occupation castrale
125Dans ses grandes lignes, la chronologie relative de l’occupation de ce site castral est assez aisée à établir, mais l’absence de textes rend difficile la datation absolue des premières étapes de son aménagement. La seigneurie n’apparaît qu’en 1137, parce que l’abbaye d’Ayguebelle a conservé la charte lapidaire de sa fondation28. Le château se trouve nommé en 1228 seulement, à l’occasion de la signature d’un acte qui ne concerne même pas la seigneurie29. L’antériorité de l’occupation par rapport à ces dates ne fait pourtant aucun doute et nous situons l’utilisation des mottes au xie s. L’édification du château de pierre, quant à lui, correspond certainement au xiie s. et au premier tiers du xiiie s., favorable à la famille seigneuriale sur le plan économique. La période correspondant à la mainmise du comte de Valentinois sur la seigneurie, c’est‑à‑dire le dernier tiers du xiiie s., ne semble pas avoir marqué la construction : à cette époque, Rochefort a perdu son importance stratégique au profit d’autres places‑fortes autour desquelles se sont construites de véritables villes, comme Allan ou Châteauneuf‑de‑Mazenc. La fin du xive s. précède une transformation radicale du site : l’enceinte de pierre n’abritera plus que la demeure du seigneur et les nombreuses maisons qui s’y pressaient auparavant sont supprimées. C’est peu après que commencera un long déclin où seule la fonction symbolique du site persiste, sans doute plus vaillante que jamais en cette fin de xxe s.
2.7 De la forteresse au palais d’Apollidon : habiter le château de Grignan du xve au xviiie s.
126« Adieu ma belle gouvernante. Adieu, Madame la Comtesse. Adieu divine Pauline. Adieu, Monsieur le Chevalier, et tous les charmants habitants du palais d’Apollidon30 […] les charmants habitants d’un des plus magnifiques châteaux que je connaisse. » Ainsi écrivait en 1694 Philippe Emmanuel de Coulanges, cousin de Madame de Sévigné, parlant du château de Grignan. Les inventaires sont là pour confirmer la richesse et le luxe du décor et du mobilier.
127Quel contraste dans l’expression, mais aussi dans la nature de l’objet décrit, représente la lecture d’un inventaire de l’état des lieux à la mort en 1516 de Gaucher Adhémar, baron de Grignan, où sa propre chambre apparaît simplement « avec deux lits et un troisième à la garde‑robe, une table, un banc », et la salle garnie de « deux bancs et deux tables‑buffet et tendue d’une tapisserie de verdure fort vieille et usée ». C’est toute la conception de la vie dans ce château, au‑delà même de la différence des richesses, qui effectue à‑travers ces deux textes un saut qualitatif dont nous allons essayer de tracer les modalités et la signification.
128Parler de l’habitabilité d’un château, au sens du plaisir de vivre, et de son évolution pendant les siècles sensibles qui marquent le passage du monde médiéval finissant aux temps modernes, présente un certain nombre de difficultés si l’on veut le faire à partir d’une étude archéologique. Les informations manquent souvent pour les périodes anciennes que les transformations postérieures ont rendu méconnaissables ou inaccessibles. Peu nombreuses, elles confèrent au chercheur la responsabilité de restituer l’univers quotidien à partir d’indices dont la représentativité d’échantillon est parfois douteuse. Quand les vestiges existent, ils laissent à l’interprétation le soin de leur attribuer, en plus de leur signification proprement matérielle et technique, une valeur de culture qu’il est objectivement difficile, dans bien des cas, de situer dans la civilisation d’alors, d’un strict point de vue de l’agrément, du confort et de l’opinion de leurs utilisateurs.
129Quelle place pouvait bien occuper l’évolution technique d’une latrine dans l’idée que l’habitant d’un château du xve s. se faisait sur son temps ? Doit‑on tout attendre dans ce cas de la lecture des textes, eux‑mêmes très variables dans leur fonction sociale et leur contenu ? Ces remarques ingénues ont une particulière actualité quand on considère le château de Grignan (fig. 80). La recherche archéologique s’y trouve fort démunie pour documenter l’étude de l’habitabilité et des notions liées à la plaisance d’un tel édifice au xve s. Elle est un peu mieux lotie au xvie grâce à un texte et à l’architecture, mais il faut attendre les documents d’archives et les témoignages littéraires des années 1670 à 1694 dans la correspondance de Madame de Sévigné puis au siècle suivant pour être en mesure de lire en quelque sorte à livre ouvert ce que, dans le quotidien, confort et plaisir veulent dire. Mais alors toute vision d’ensemble disparaît au profit de l’anecdote et il s’impose de revenir à l’analyse d’ensemble des structures architecturales perdues ou altérées pour saisir dans quel cadre d’organisation a pu s’inscrire l’évolution qui se dessine.

FIG. 80 – Château de Grignan (XVe s.) : synthèse architecturale, niveaux inférieurs.
130C’est ainsi que nous observerons comment se renouvelle le rôle du château vis‑à‑vis de ses habitants, comment les lieux de vie s’adaptent aux situations créées et ce que l’on peut en tirer quant aux préoccupations de bien‑être de ses occupants.
2.7.1 Les sources
131La documentation utilisée dans cette étude comporte à la fois les observations archéologiques et architecturales recueillies depuis 1981 et un corpus de textes. La fouille et l’analyse des bâtiments actuels ont fait se dessiner les masses principales des constructions médiévales profondément remaniées du xvie au xxe s. Les difficultés d’observation sont allées de pair avec la pauvreté des résultats dans le domaine des détails fonctionnels. Seules quelques grandes lignes de son évolution d’ensemble apparaissent. A partir du xvie s. l’architecture, à défaut de nombreux détails dans l’ordonnance intérieure, nous offre une matière riche dont les développements lisibles concernent directement notre étude. C’est aussi à partir du xvie s. que la documentation écrite vient combler les lacunes de l’observation et apporter une masse d’informations spécifiques. Un premier texte daté de 1555, établi à l’occasion d’un procès successoral, contient un inventaire du château en 1516, date de la mort du baron Gaucher Adhémar de Grignan. Il nous donne une liste d’appartements ou lieux divers que l’on peut parfois situer avec précision par rapport à l’édifice actuel, avec le cas échéant leur mobilier et leur décor d’étoffe ou de tapisserie. Peu détaillé, ce document est cependant d’un grand intérêt car en 1516 les grands chantiers de transformation n’ont fait que commencer. Il est donc pour une grande part l’inventaire du château au siècle précédent, ce que confirment la vétusté et les datations du décor décrit. A partir de 1668, après un hiatus de 150 ans, les inventaires se font nombreux et présentent une masse d’informations de toutes natures. Un inventaire après décès en 1668, un inventaire domestique partiel en 1672, deux inventaires liés à une procédure en 1728, deux inventaires après décès en 1750 et 1776 donnent alors du château de Grignan et de son évolution une image très complète31.
2.7.2 La perte de la fonction militaire
132Le château de Grignan, apparu vers le début du xie s. est cité pour la première fois en 103532.Il est érigé au cœur d’une seigneurie foncière allodiale dans laquelle il prend probablement la suite, comme résidence noble, d’une motte castrale située dans la plaine de la Berre à l’ouest de Grignan. Peut‑être dès les dernières décennies du xiie s, plus clairement clans les premières du xiiie, il passe aux mains d’une branche cadette des Adhémar de Monteil qui deviendront les Adhémar de Grignan et constitueront un important domaine pour lequel ils porteront dès le xiiie s., le titre de baron, puis de comte en 1558, et qu’ils conserveront jusqu’en 1732 par la branche des Castellane‑Adhémar. Ils donnent au château de Grignan des dimensions considérables dans le contexte régional. Cette forteresse occupe ainsi probablement une superficie au sol proche de 5 000 m2 de bâtiments au xve s. sur un site fortifié de 12 000 m2 environ.
2.7.2.1 La fin du Moyen Age et les débuts du xvie s.
133Sa fonction défensive est inscrite dans les caractères mêmes du lieu d’implantation : ce plateau rocheux est bordé de tous côtés d’une paroi de 10 à 15 m quasi verticale, qui a pu être remodelée à cet effet et dont un mur d’enceinte suit toutes les sinuosités. Le mode de vie des habitants se trouve ainsi façonné par l’organisation militaire qui se lit dans la structure des bâtiments. Au xve s., ils s’organisent comme une forme fermée autour d’une cour avec des tours d’angle (deux ou plus), logis, donjon, communs et chapelle au point culminant du site, avec une basse‑cour, un châtelet d’entrée à l’est, renforcé au xive s. par une grosse tour d’angle du château, et une poterne à l’ouest, fortifiée à la même époque. Hors de l’enceinte, à proximité du châtelet, une grosse tour d’artillerie rectangulaire, sorte de boulevard, adapte la défense aux armements modernes. Dans ce contexte rude et militaire sont créées des conditions de subsistance et d’autarcie limitées. La citerne et le puits, creusé sur 48 m de profondeur dans le rocher, sont établis dans la cour, au cœur des bâtiments. L’inventaire de 1516 nous révèle la présence de tout, ou presque, ce qui’est nécessaire à une production vivrière de transformation, à la stabulation du bétail de trait et de transport, à l’élevage des volailles et aux préparations alimentaires : ainsi un gélinier, deux chambres fromagières, une cave et un tinal, la chambre servant de sommellerie, une chambre pour l’avoine, quatre étables, une cuisine, la chambre servant de charnier, un grenier en deux membres, un four à cuire le pain. Quelques cultures potagères, même si le texte ne les mentionne pas, trouvent probablement leur place dans la basse‑cour ou au nord du château.
134Le nombre et l’importance des installations à caractère agricole et vivrier constituent l’élément marquant du mode de vie à travers le document de 1516, conséquence de l’organisation vitale liée à la fonction de ce bâtiment jusqu’au xve s. Quelles que soient l’importance et la nature des productions agricoles issues des domaines du baron de Grignan, le château où il réside renferme l’essentiel de ce qui est utile pour l’alimentation quotidienne, en prévision manifeste d’une situation où l’approvisionnement deviendrait aléatoire. Un signe cependant de l’importance des innovations qui se préparent et n’ont fait que débuter : la construction de la galerie entre 1495 et 1516 qui signe un changement notable des mœurs et constitue une énorme nouveauté architecturale dont on connaît un exemple comparable, quoique plus ancien, à Rochefort‑en‑Valdaine. L’insécurité paraît ne plus être un fait d’actualité permanent et l’organisation fortifiée n’est plus dans cette optique que le souvenir du xive s., époque où l’on renforçait les défenses rapprochées par la grosse tour d’angle dominant le châtelet d’entrée et par la fortification de la poterne ouest. C’est également à cette période, en 1357 puis peut‑être en 1362, que l’on parlait de réparer les murailles du bourg en prévision d’incursions des Grandes Compagnies, lesquelles prennent d’assaut le château et le gardent pendant trois mois en 1395. On s’apprête aussi à réparer en 1358 les murs de Chamaret, un bourg voisin, et ceux de Grignan encore en 1400 ; puis semble‑t‑il tout se calme. Les habitants de Grignan sont même exemptés en 1410 de la garde de nuit au château ; ce privilège sera confirmé quelques temps après. Deux alertes sans conséquences agitent cependant Grignan en 1524‑1525 et 1536, alors que les armées de Charles‑Quint cherchent à s’emparer de la Provence : par bonheur, les préparatifs de défense ne serviront pas (Lacroix 1871 ; Fillet 1895).
135Dans cette ambiance le château ne vit plus réellement comme un bâtiment militaire mais comme une résidence dont la rudesse va progressivement céder le pas à plus d’agrément. Dans le courant du xve s. on rehausse le vieux donjon dont le crénelage est désormais inutile. Puis dans les toutes premières années du xvie s. on construit la galerie, une nouvelle entrée vers les salles et appartements, une ou plusieurs pièces à proximité avec un décor du gothique finissant. C’est dans les décennies qui suivent que l’on détruit la courtine qui commandait l’accès de la basse‑cour, que l’on fait disparaître, vers 1535‑1539, des structures en avant de la tour ouest toujours dans la basse‑cour et que l’on condamne la poterne ouest.
2.7.2.2 Le xvie s.
136Lorsqu’on 1555 on établit l’inventaire des lieux dans leur état de 1516, le document précise bien que, depuis cette dernière date, la « mayson […] a été augmentée et bâtie à neuf par Messire Loys de ce qui y est à présent outre que ce que dessus ». Louis Adhémar fut surintendant de la marine du Levant, gouverneur de Provence, conseiller et chambellan du roi François Ier et plusieurs fois son ambassadeur, entre autres à Rome. Il fit réaliser ces travaux de 1540 à 1545 puis de 1553 à 1558 environ, donnant ainsi à la cour intérieure et à la façade sur la basse‑cour les grâces et l’élégance malhabile de la première Renaissance française (Jacques 1979). La manifestation du nouvel art de vivre s’impose avec force à travers l’architecture, non pas par la destruction de la vieille forteresse mais par sa transformation. Une signification nouvelle est donnée à l’ancienne structure que l’on sent partout encore dans la distribution des pièces ou des ouvertures, dans les anomalies des plans, mais que sa fonction nouvelle transfigure. Tout caractère fortifié disparaît et si la façade sur la basse‑cour conserve bien les deux tours qui cantonnaient l’ancien bâtiment elles ont perdu leur robustesse. Leur rôle est encore de signifier la force de la demeure seigneuriale, de peur qu’on ne l’oublie trop vite, mais elles sont largement ouvertes de fenêtres. De même, autre modification notable et lourde de sens, la cour intérieure, ou cour du puits, s’ouvre en partie à l’ouest pour créer un passage vers la nouvelle terrasse aménagée en couverture de la collégiale récemment bâtie (fig. 81). Le pas est ainsi franchi : le château de Grignan n’aura plus jamais de fonction militaire ; ni sa position élevée ni sa situation géographique ne correspondent plus aux besoins de son temps en ce domaine, non plus qu’à l’évolution politique. Dernier vestige du passé le pont‑levis reste en place à l’entrée du châtelet, lui‑même transformé et muni d’une porte d’ordre toscan au goût du jour.

FIG. 81 – Château de Grignan : cour haute ou cour du puits ; à gauche, la galerie et l’entrée créées au début du XVIe s. ; les deux autres façades sont des années 1540‑1545 ; celle du fond rhabille le donjon médiéval (cliché château de Grignan).
2.7.2.3 Les xviie et xviiie s.
137Le xviie s. apportera peu de modifications à cet état de choses malgré la destruction en 1689 de la poterne ouest33 déjà condamnée au xvie s. Les adjonctions de bâtiments et les divers aménagements dont nous reparlerons ne changent rien au propos. Mais les textes, qui font cruellement défaut après l’état des lieux de 1516, montrent dans la deuxième moitié du xviie s. un important affaiblissement des caractères vivriers (fig. 82). Sont encore présents en 1668, en plus du puits, de la citerne et des écuries, la cave et le tinal, un grenier à blé, le four, la vieille cuisine, le garde‑manger et le charnier. Mais tout cela ressemble dès lors plus à une organisation domestique qu’à celle d’un lieu organisé pour le refuge et l’autarcie, même si l’on doit probablement y rajouter un petit tinal, la charbonnière et le magasin des huiles que l’inventaire de 1728 mentionne en plus. D’autre part, à cette même date d’autres écuries et le grenier à foin se trouvent tout près de l’entrée, hors de l’enceinte du château, tout comme le jardin, le poulailler et la « cuisine des lessives » situés à l’est hors des murs du village. Il y a bien des armes dans le corps de garde : hallebardes et pertuisanes « vieilles » et des mousquets dont le plus grand nombre est « sans platine » ou certains même « sans bois ni platine » ; ou encore dans les greniers : mousquets, fusils et canardières « le tout en mauvais état », de « mauvaises épées et sabre sans fourreau », mais aussi des fauconneaux de bronze et de fer dont certains « sont crevés et hors d’usage » et « deux petites pièces de bronze de campagne » ; mais une véritable défense ne peut y trouver son compte.

FIG. 82 – Château de Grignan (fin XVIIe s.) : synthèse architecturale, niveaux inférieurs.
138En 1760 l’ancien four à cuire le pain est devenu four à pâtisserie et en 1776 seuls sont mentionnés le puits, la citerne, les caves, la nouvelle et la vieille cuisine et deux garde‑manger. L’élégance des mœurs d’alors, en particulier pour une noblesse comme celle des comtes du Muy, alors seigneurs de Grignan, vivant à Versailles une large partie de l’année, a chassé du château ce qui pouvait encore rappeler un mode de vie trop rural. Enfin, ultime symbole, on supprime au cours du siècle le dernier reliquat d’un mode de défense désormais sans objet : le pont‑levis, remplacé par l’actuel ponceau34.
2.7.3 Le château habité
2.7.3.1 La fin du xve s.
139Le contenu mobilier et l’agencement des appartements témoignent de l’évolution qui a progressivement conduit ce château de la notion de refuge habitable à celle de demeure aimable et commode. L’archéologie ne permet que de tracer dans ses grandes lignes l’ordonnance des lieux habités et leur fonction avant le milieu du xvie s. : le donjon avec la salle, des chambres, la cuisine, la salle basse, un grand corps de logis et la chapelle. Après cette date, l’architecture et les textes nous informent abondamment bien qu’inégalement selon les périodes. L’inventaire de 1516 reste donc encore le document de base pour la fin du Moyen Age.
140Ce texte, peu détaillé sur la disposition relative des pièces, sur les organes fonctionnels des bâtiments et sur maints autres points où nous restons sur notre faim, met cependant en évidence les caractéristiques principales. Ainsi le peu de diversité des types de lieux habités : deux salles dont une petite, treize chambres dont deux ont en annexe une garde‑robe, un galetas dit « la garde‑robe », plein de linge. Ou encore le nombre limité des formes de mobilier : douze lits, quatre châlits, trois bancs, deux tables, deux tables‑buffet, un buffet, des « tracteaulx blancs et buffet », deux landiers. En revanche, comme nous l’avons remarqué plus haut, les lieux fonctionnels liés aux besoins vivriers sont beaucoup plus diversifiés et précisément qualifiés.
141Même s’il est aujourd’hui très difficile de situer les pièces de 1516 dans ce que nous connaissons du château, il est cependant possible d’estimer que les plus caractéristiques et importantes d’entre elles occupent des volumes assez vastes : c’est ce que l’analyse des plans actuels permet de conclure. On retrouve en effet dans le donjon, sur trois niveaux au moins, un module carré de 45 à 50 m2 environ dont les hauteurs sous plafond pouvaient atteindre 5 à 6 m au bel étage. C’est dans de tels espaces que semblent se localiser les principales chambres, dans lesquelles le texte ne fait apparaître aucune subdivision « en dur ». Ce rôle de cloison est donné, quand nécessaire, à des séparations mobiles qui ne réduisent pas définitivement les pièces et sont formées par des étoffes ou des tapisseries. Celles‑ci apparaissent dans la salle et dans quatre chambres dont elles constituent le décor mural et la garniture des lits : la salle et sa tapisserie de verdure « fort vieille et usée » ; une chambre tendue de tapisserie sur fond blanc aux armes de Jeanne Adhémar ce qui date le décor du milieu du xve s. puisque cette sœur de Gaucher, morte en 1502, avait épousé en 1440 Pierre de Glandevès, seigneur de Faucon et de Chateauneuf, grand échanson du roi René ; une chambre appelée « la crotte », tendue d’une tapisserie de verdure aux armes de Grignan ; la chambre « à la galerie dite chambre neuve » avec une vieille tapisserie de serge jaune, rouge et verte. Plus particulièrement la chambre verte est tapissée de drap vert en broderie aux armes des Montfort, qui sont celles de Diane de Montfort, épouse vers la fin du xve s. de Gaucher Adhémar, et qui datent l’étoffe des dernières décennies du xve s. ; mais elle comporte aussi « un cortinage de samys rouge fort usé (avec) de la broderie de tafetas par dessus aux dictes armes » qui est manifestement un exemple de cloisonnement mobile.
142Des treize chambres inventoriées, bien peu donnent une idée claire sur leurs occupants, permanents ou occasionnels. Il y a bien la chambre du baron, sans décor d’étoffe mentionné, la chambre du bailli, une chambre dite « pour les valets ». La chambre verte aux armes de Montfort est probablement la chambre de Diane, la baronne, tout comme la chambre aux armes de Jeanne Adhémar, celle que l’on réserve à l’occasion au beau‑frère du baron et à son épouse. Mais les deux autres chambres décorées, celle dite « la crotte » et la chambre neuve, n’ont pas d’occupant désigné. Il faut aussi s’interroger sur les six autres dont deux sans fenêtres et en conclure que des familiers, des officiers ou d’autres domestiques les occupent. Il est aussi fort probable que les domestiques habitent des lieux ne portant pas l’appellation de chambre et que l’inventaire ne nous laisse pas deviner, tout comme il ne suggère pas la présence de gardes ou d’hommes d’armes dans le château, si ce n’est un portier dans le châtelet d’entrée. Il est enfin bien difficile de dire combien d’occupants pouvait alors accueillir le château de Grignan en permanence ou à l’occasion.
143Parmi les pièces citées dans l’inventaire de 1516, il en est une qui ne figure qu’à titre de repère de localisation : c’est la galerie, dans la formule » chambre à la galerie, dite chambre neuve ». Il est étrange qu’une construction si moderne et prestigieuse ne soit pas mentionnée pour elle‑même, à tel point que l’on peut se demander si cette formule n’est pas simplement celle qui désigne la galerie et la fonction principale qui lui serait alors dévolue, à moins que n’étant considérée que comme un lieu de passage ou de promenade elle ne figure pas au rang des pièces que l’on cite en tant que telles.
144La galerie est le thème central au début du xvie s. d’une campagne de restructurations qui conduit à créer une entrée dans l’angle de la cour, un large escalier droit voûté sur ogives qui conduit aux diverses pièces d’un bâtiment neuf à l’est et constitue un accès plus convenable à la salle vieille dont la nouvelle cheminée est décorée de peintures, de médaillons, de phylactères à devises et des nouvelles armes des Adhémar alliés aux Montfort et portant les nouveaux titres de duc de Termoli et comte de Campobasso. A partir de ce temps, l’aménagement des appartements suivra les transformations et embellissements des années 1540 à 1558. L’inventaire de 1516, rédigé en 1555, rappelle bien que « Messire Loys », en plus des travaux de bâtiment dans cette « mayson », l’a « meublée de plusieurs meubles et réparée », c’est‑à‑dire ornée d’étoffes, de tapisseries et décorée.
2.7.3.2 Le xvie s.
145Aucun document écrit n’est connu entre 1516 et 1668 permettant d’illustrer notre propos. Quant à l’archéologie « de terrain » elle est à peu près muette. Des clichés photographiques anciens du château en ruines compensent parfois les observations impossibles et nous montrent ainsi dans la « salle neuve », nommée dans un acte de 1613, les restes d’une importante cheminée monumentale encadrée de colonnes jumelées. Le renouveau des mœurs que suggère dans cette demeure la nouvelle architecture n’est pourtant éclairée par aucune donnée de détail sur les meubles ou le décor. Mais l’on sait qu’en règle générale rien ne change fondamentalement dans ce domaine depuis le siècle précédent. La plus grande nouveauté est bien évidemment le fait de vivre dans un bâtiment largement ouvert de fenêtres et libéré du carcan des structures étroitement défensives.
2.7.3.3 Le xviie s.
146En réalité tout se passe comme si cette pratique traditionnelle d’avoir un mobilier peu nombreux et mobile se prolongeait assez avant dans le xviie s. pour que Madame de Sévigné en 1671 puisse s’écrier : « Quelle richesse d’avoir des meubles ! », comme s’il s’agissait chez son gendre, le comte de Grignan, d’un phénomène nouveau ou peu fréquent.
147C’est essentiellement l’état d’un château de la première moitié du xviie s. que l’on découvre par l’inventaire établi à la mort de Louis‑Gaucher en 1668. L’évolution est considérable dans les appartements, non pas tant par le volume d’accroissement que par les nouveautés introduites dans le mode de vie châtelain. Ainsi le nombre des chambres n’a pas considérablement changé : il y en a quinze, plus un petit nombre dans le corps de garde, mais dix possèdent « une garde‑robe » et quatre un cabinet et ces nouveaux aménagements se font par cloisonnement des volumes originels créant ainsi des espaces intimes. Par la même occasion, la structure classique de l’appartement au xviie s. se fait jour avec chambre, garde‑robe et cabinet.
148Le mobilier se trouve lui‑même en quantité bien plus considérable, même si l’on peut dire qu’en 1516 il n’était pas dans les intentions de l’inventaire de consigner les objets domestiques, ce qui est précisément le cas en 1668. Et l’on trouve des lits, lits de repos, table brisée, table grande, petite ou longue, table à tric‑trac, fauteuils, chaises, placets, escabeaux, pliants, bancs et formes, cabinets, guéridon, armoire, buffet, pupitre, tapis, chandeliers, chenets, globe chauffe‑main, miroir, paresol, cassette, caisse, coffre, horloges, cuvettes, bassines, bassinoires, pelles et crochets, etc., soit une trentaine de types différents de meubles, sans compter la literie et les diverses garnitures d’étoffe. Remarquable est le nombre des pièces de mobilier, remarquable est aussi la diversité des types, leur adaptation à des fonctions sociales et pratiques plus subtilement différenciées.
149On peut encore noter la présence et peut‑être l’apparition de mobilier précieux et fragile comme miroir, cabinet d’Allemagne et peintures, ces dernières concentrées presque exclusivement dans les deux oratoires et la chapelle et représentant des sujets religieux ou des portraits de famille. On imagine dès lors beaucoup mieux une vie domestique bien réglée avec des espaces et des mobiliers adaptés aux pratiques mondaines ou privées sédentaires d’un seigneur aux charges importantes. Pourtant le décor des pièces garde encore quelque chose du provisoire ou pour le moins du caractère mobile des étoffes et tapisseries de 1516. Mais dans ce cas encore, le nombre et la richesse des éléments mis en œuvre sont frappants : un total de 61 tapisseries de haute et liasse‑lice, des Flandres, d’Auvergne ou de provenance non précisée sont réparties dans 8 chambres, 1 garde‑meuble, 1 « galerie » et la grande salle vieille. Aucune autre étoffe n’est mentionnée comme décor mural et, clans les pièces sans tapisserie, il faut peut‑être imaginer des badigeons ou un décor peint que nous suggèrent quelques indices découverts dans les constructions actuelles.
150Cet étal des choses de 1668 est le dernier qui garde encore un peu de l’esprit du château au début du xvie s. car quatre années plus tard en 1672 un coup de jeunesse l’a saisi. Un inventaire domestique est réalisé par le régisseur Deville un an après l’arrivée à Grignan de la nouvelle épouse du comte, Françoise‑Marguerite de Sévigné. On a soudain mis à la mode la vieille demeure, non pas en augmentant le nombre des pièces ou en modifiant la fonction –dans ce domaine à peu près rien ne change– mais en rénovant l’esprit du décor et du mobilier. C’est l’apparition, principalement dans deux appartements, d’étoffes murales légères dont un certain nombre doivent être tendues avec peut‑être un lambris bas ou un lambris d’appui gagnant ainsi le caractère d’un décor fixe. De plus, la même étoffe se retrouve non seulement au mur, mais aussi comme rideau et comme couverture de siège, réalisant le « meuble d’étoffe » traditionnel que nous n’avions pas à Grignan avant cette date. La tapisserie de haute ou base lice reste cependant le décor essentiel : 76 tapisseries sont réparties dans 8 chambres, 3 garde‑robes, 1 passage et 2 salles, et l’on trouve 29 tapisseries plus quelques morceaux dans une garde‑robe.
151L’influence de la mode parisienne et versaillaise que Françoise‑Marguerite de Sévigné et François‑Adhémar de Grignan lui‑même connaissent bien, se manifeste encore dans le nombre de miroirs à bordure de cristal, d’ébène ou dorée, ou dans la présence de divers objets précieux. Mais curieusement, aucun tableau n’est mentionné, a fortiori peut‑être parce que chapelle et oratoire ne sont pas inventoriés. C’est ce qui explique le conseil du cousin de Mme de Grignan, Philippe Emmanuel de Coulanges en 1675 : » C’est de l’or en barre que les tableaux ; vous les vendrez toujours au double quand il vous plaira. Ne vous ennuyez donc point d’en voir arriver de nouveaux à Grignan, et parez‑en vos cours et vos avant‑cours quand vous en aurez suffisamment pour vos chambres et tous vos cabinets. »
152Les problèmes d’hygiène sont abordés pour la première fois par la simple mention de chaises percées que l’on trouve essentiellement dans les garde‑robes et exceptionnellement dans la chambre ou le cabinet, et parfois plusieurs de ces ustensiles cohabitent clans le même lieu rappelant une ultime fois que la promiscuité était un caractère du mode de vie passé. Il faut d’ailleurs imaginer le nombre de personnes qui se pressaient dans ce château au grand émoi de Madame de Sévigné qui en 1680 chiffre à cent par boutade le nombre des présents quand elle était « seule » avec sa fille, stigmatisant ainsi le flot permanent des invités pour lesquels » il faut des lits dans la galerie ».
2.7.3.4 La fin du xviie et le xviiie s.
153Les charges de lieutenant‑général du Roi en Provence et les fonctions de gouverneur cumulées par le comte à cette époque font du château de Grignan jusqu’à sa mort en 1715, le siège d’une vie de cour où la représentation impose le renouvellement constant de cet « air de grandeur » inséparable du pouvoir. Une extension des bâtiments, de 1688 à 1690 (fig. 83), achève d’envelopper les vieilles constructions et constitue de nouveaux appartements. En 1728 on comptabilise 29 chambres diverses, plus quelques autres, 12 cabinets, 14 garde‑robes, 2 bibliothèques, 6 vestibules, 6 passages, 2 salles, 1 salon, 1 galerie, 1 chapelle, etc. Ce développement se fait non seulement par construction mais aussi par réaménagement d’appartements et redistribution des volumes. Ainsi, dans ce qui était probablement en 1516 la chambre verte, est aménagé l’appartement d’hiver qui comporte en 1668 et 1672 1 chambre, 1 garde‑robe et 1 cabinet de petites dimensions et accumule en 1728 1 grande chambre, 1 tambour, 1 petite chambre, 1 petit cabinet boisé et peint, 1 entresol avec passage et escalier, et 1 garde‑robe.

FIG. 83 – Château de Grignan : façade nord‑est, dite « Mansart » (1688‑1690) ; elle rhabille à gauche le donjon et, à droite divers autres bâtiments ; on voit le pont‑levis à l’entrée (gravure de la collection Gaignières, BN, Estampes av. 1715)
cliché BN
154La richesse et la diversité du mobilier sont alors très grandes : sans comptabiliser ce que contient le garde‑meuble on rencontre 362 peintures et estampes, 304 sièges richement garnis, 68 tables, 89 tapisseries. Des cabinets d’Allemagne en ébène ou en écaille, des cabinets et bureaux « à la Chine », des miroirs de dimensions et de qualité considérables forment des ensembles « dignes de Versailles » ou du palais d’Apollidon, selon les expressions émerveillées de Madame de Sévigné. Les décors fixes sont maintenant très courants partout, étoffes tendues mais aussi lambris de hauteur, et les garde‑meubles et garde‑robes regorgent de tentures et garnitures de lits permettant les changements de décor que les circonstances ou les saisons imposent.
155Plus tard dans le siècle, en 1776, alors que le château appartient depuis 1732 à la famille des comtes du Muy, aucun aménagement notable ne vient modifier les observations faites. On remarque simplement un appauvrissement de l’ensemble du mobilier en quantité comme en qualité. On y trouve encore 41 pièces de tapisserie, 96 peintures, 91 tables, 14 commodes, 433 sièges, 32 lits. Il n’y a plus de riche mobilier de cabinet et ce qui figure paraît être dans l’ensemble ancien et plutôt simple. Les fonctions des propriétaires, un maréchal, un ministre de la guerre de Louis XVI, laissent au château de Grignan le rôle de demeure provinciale éloignée des lieux du pouvoir. Ainsi après avoir perdu sa fonction militaire, il perd aussi celle de la représentation qui avait été la raison d’être profonde de sa mutation.
2.7.4 Le plaisir et le confort
156Les éléments ainsi recueillis nous montrent combien évoluent en deux siècles les notions de confort et de plaisir pendant que, peu à peu, se réduisent à rien les caractères propres d’un édifice voué au rôle de refuge. Dans les pièces vastes de 1516, peu et rudement meublées, on imagine le froid à peine combattu par les vastes cheminées et les étoffes flottantes. On est frappé par le peu d’intimité et les mœurs plus collectives qu’entraînent l’absence de lieux de retraite ou la pluralité des lits dans une même chambre. Mais ce dernier phénomène est lui‑même un moyen de lutter contre le froid. La division des volumes que nous avons observée au xviie s. ne résout pas tous les problèmes mais on possédait ainsi le moyen d’adapter les espaces aux besoins pratiques ou sociaux, de la salle au petit cabinet, de la fonction de réception à l’isolement personnel. Par des modifications limitées on pouvait encore revenir sur l’antique mode « des portes basses et des grandes cheminées » condamnée par Madame de Sévigné qui n’en déplorait pas moins que « l’encre gelait dans les écritoires ».
157Le matériau d’étoffe est l’élément permanent du confort et du décor. Mobile ou tendu, tapisserie ou tissage, il est un autre moyen de lutte contre le froid mais aussi un élément primordial du plaisir visuel et du luxe par les couleurs et les matières : vert, rouge, blanc et jaune, couleurs fortes et contrastées en 1516 pour des étoffes qui apparaissent dans le texte comme unique composante du confort mobilier et du luxe ; une gamme infiniment plus riche et nuancée en 1728, du vert céladon au brun, du gris au bleu, de l’aurore au café, de la feuille morte au violet, du cramoisi au jaune, du paille ou isabelle au rose, etc. Il est aussi le signe ostensible de la richesse quand il témoigne de provenances lointaines comme le samit oriental ou les verdures de Flandres en 1516, les soies de Chine ou les étoffes de Bergame, Turin ou Venise en 1728. La richesse des matières, en plus des couleurs est un régal pour les yeux : la laine des tapisseries, la laine ou le lin des grosses étoffes, la soie du samit, la broderie des blasons ou des motifs, appartiennent au décor déjà usé en 1516 ; bien différent est celui de 1728 par la finesse et le chatoiement des techniques diversifiées de soieries avec les damas, taffetas, satin, brocard, moire, velours, faille, serge provenant d’Italie mais aussi de Tours, Orange, Avignon et sans aucun doute de Lyon. Le xviiie s. conservera aux étoffes leur rôle mais, moins fastueux ici comme nous l’avons vu, il introduira face aux soieries une matière nouvelle, le coton, et des produits plus simples comme la satinade, la moquette et l’indienne imprimée dont la vogue sera grande et contribuera à alléger l’importance du décor mural, au risque de lui faire perdre définitivement sa place de choix dans l’étalage de la richesse.
158Le château de Grignan n’est peut‑être pas un exemple fondamentalement original, mais il présente le cas, somme toute assez peu banal, d’une demeure noble, habitée sans rupture du xie au xviiie s. et dont l’évolution continue s’opère par extension et transformation des bâtiments antérieurs, adaptant à un site défensif par nature un château voué, après le xve s., à l’agrément et à la représentation d’un important personnage. Dès que la fonction militaire a perdu sa raison d’être, le pouvoir a pris d’autres voies pour se montrer. C’est la « triomphante » architecture avec ses tours inutiles, ses grandes fenêtres et sa projection vers le paysage. C’est aussi le luxe et le plaisir avec certes, le riche mobilier et le décor fastueux, mais également les terrasses, promenades, jardins et cours, cadres de fêtes dont les archives ou les témoignages littéraires nous donnent à Grignan une approche bien insuffisante.
2.8 Seigneurs et seigneurie du Vuache
159De même que pour les communications précédentes, ce n’est pas l’exemple du Vuache qui nous permettra de découvrir qui étaient les habitants réels, ceux qui occupaient quotidiennement le château de pierres. Cette petite seigneurie rurale du comté de Genève a fait l’objet d’une étude, associant les données archivistiques à une opération de fouille de sauvetage programmé sur le site du bâtiment castrai, effectuée de 1982 à 1985, qui n’a livré que très peu de renseignements précis sur ce sujet. Par contre, les sources écrites nous informent très clairement sur les propriétaires qui, comme nous le verrons, n’étaient que des résidents occasionnels et surtout sur le rapport qu’ils entretenaient avec leur domaine. Il s’agit d’un ensemble de terres et de villes ou villages, qui constitue leur propriété éminente et leur zone de juridiction, défini comme étant leur domaine direct, ainsi que l’ensemble de leurs biens immobiliers et fonciers formant leur domaine utile ou réservé, appelé aussi « rural » en Savoie.
160Le territoire qui constituait au Moyen Age et au début de l’époque moderne la seigneurie du Vuache, ou mandement, suivant le terme le plus usité dans les textes, est situé sur le versant nord du mont Vuache, petit chaînon jurassien, culminant à 800 m et pénétrant l’avant‑pays savoyard et sur la rive gauche du Rhône, à sa sortie de la plaine de Genève, avant qu’il ne s’engage dans le défilé du Pas‑de‑l’écluse, entre le mont Vuache et le Grand Crédo (fig. 84).

FIG. 84 – Vuache : carte de localisation.
▲ Châteaux 1 Archamps ; 2 Arcine ; 3 Bardonnex ; 4 Chaumont ; 5 Compesières ; 6 Conflgnon ; 7 Corbières ; 8 Epeisses ; 9 Etrambières ; 10 Feigères ; 11 Fort‑l’écluse ; 12 La Bâtie ; 13 Léaz ; 14 Mons ; 15 Novery ; 16 Peney ; 17 Saconnex ; 18 Saconrex ; 19 Sallenoves ; 20 Savigny ; 21 Ternier ; 22 Verboz ; 23 Viry ; 24 Vuache.
● Localités
25 Abbaye de Chèsery ; 26 Abbaye de Pomier ; 27 Bans ; 28 Chevrier ; 29 Carouge ; 30 Collonges ; 31 Cruseilles ; 32 Dingy ; 33 Ferney ; 34 Frangy ; 35 Saint‑Genis ; 36 Saint‑Julien ; 37 Serai ; 38 Vulbens.
161Tout au long de son histoire, cette micro‑région dont l’occupation humaine remonte au Néolithique, fut marquée par des fortifications dont le château de pierres fut une étape de cette continuité, commençant avec l’oppidum qui couronne le sommet de la montagne, peut‑être dès la période de l’Hallstatt, et qui fut réoccupé au Bas‑Empire. En 58 avant l’ère chrétienne, Jules César fait fortifier la rive par un « mur » reliant Genève au pied du mont Vuache, pour contenir l’immigration helvète sur la rive opposée ; le toponyme de Vuache dériverait du burgonde (du germanique Wacht : surveiller, guetter) et désignerait un poste de guet, puis à partir du xiiie s, le château médiéval et son pendant sur la rive opposée, le Fort Lécluse, occupé jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Cette particularité peut s’expliquer par le rôle de frontière que jouait naturellement le Rhône, frontière entre la Séquanie et l’Allobrogie, limite septentrionale de la Province, entre le comté de Genève et celui de Savoie, entre la France et la Savoie.
162Parallèlement à cette particularité, la population s’est fixée au début du Moyen Age en quatre paroisses : Vulbens, Dingy et Bans, regroupant plusieurs hameaux, et Chevrier. La première mention de la seigneurie du Vuache apparaît, en 1236, dans le testament du comte de Sallenoves qui la tenait de son vassal le chevalier Pierre de Vulbens. Cette seigneurerie constituait l’apanage de son fils puîné Wuilleme ; malgré l’imprécision du document, il semble que le territoire seigneurial ne groupait que les paroisses de Dingy et Vulbens ; indépendantes de la châtellenie originelle, les paroisses de Bans et Chevrier, qui dépendaient de seigneurs ecclésiastiques, ont été annexées peu de temps après l’acquisition du fief et la construction du château de pierre par le comte de Genève. Dans son testament, rédigé en 1252, le comte Guillaume de Genève lègue les mandements et châteaux du Vuache et de Ternier à son fils, Henri. C’est vers cette époque que l’on peut situer archéologiquement la construction du château de pierres, probablement dû à la volonté du comte de Genève de fortifier une frontière fragile avec les territoires de la rive droite, nouvellement acquis par le comte de Savoie ou de celle de son fils désireux de valoriser son apanage.
163Le château est implanté sur un établissement antérieur, difficilement explorable de par l’importance de son enfouissement, et qui se caractérise par une levée de terre, partiellement repérée au sud‑ouest du bâtiment castrai, se dressant 2 m au‑dessus d’un niveau de sol de terre battue, aménagé en relation avec deux murs de maçonnerie de molasse, trop ponctuellement reconnus pour être rattachés à une structure ; ce niveau de sol est bordé au nord‑est par un thalweg, réutilisé ultérieurement pour la mise en eau des fossés. En relation avec cette occupation, ont été retrouvés quelques fragments de céramique grise, des culots de fonderie et un bougeoir de bronze dont le pied représente un cerf et qui daterait du xiie s. (fig. 85). En l’absence de moyens naturels de défense, hormis un petit fossé alimenté par le ruissellement de la montagne, le caractère militaire du site repose essentiellement sur le bâtiment castrai : l’élément principal consiste en une puissante enceinte de plan octogonal irrégulier, couvrant une superficie de 1 020 m2, présentant des murs de courtines en appareil moyen, régulier de blocs de molasse de 2,50 m à la base ; trois tours circulaires (7,10 et 11 m de diamètre), fortement saillantes vers l’extérieur, renforcent trois angles diamétralement opposés. Le quatrième angle était occupé par un petit donjon jouxtant un corps de logis où se trouvait la grande salle, au‑dessus de deux pièces à fonction utilitaire, situé contre le mur nord de l’enceinte. Contre la façade de ce logis était édifié un petit bâtiment qui pourrait correspondre à une cuisine citée dans un compte de châtellenie ; le reste de l’espace interne de l’enceinte était utilisé en cour (fig. 86 al, a2).

FIG. 85 – Vuache : chandelier en bronze
dessin B. Parent
164En 1252, Henri, seul frère laïc du comte Raoul de Genève, reçoit donc ce mandement avec celui de Ternier en héritage ; en 1276, il laisse, de son vivant, l’ensemble de ses biens à son frère Robert, évêque de Genève, en garantie de dots dues à ses filles, Béatrice de Lunel et Eléonore, épouse de Bertrand des Baux. Robert garde ces châteaux sans exécuter l’obligation de doter ses nièces et à sa mort, ils passent entre les mains de son autre frère, Gui de Genève, évêque le Langres qui les engage auprès du chevalier Guillaume d’Avallon, châtelain d’Annecy. Dans son testament de 1290, il demande à ses neveux de conserver en leur possession et à titre de tuteurs et curateurs, les terres de feu Henri de Genève, jusqu’à ce que les dots de leurs cousines soient réglées. Cette obligation a dû être acquittée puisqu’en 1296, nous retrouvons le Vuache en possession du comte Amédée II, fils de Raoul de Genève, qui le concède à sa nièce Jeanne, épouse de Philippe de Vienne, en contrepartie de ses droits de succession sur le comté de Genève ; il est probable que Comtesson, sœur de Jeanne, ait eu une part de droit sur le mandement, car nous la voyons ainsi que ses descendants agir en tant que seigneur dans les comptes de châtellenie du xive s.
165Après 1296, le comte Amédée II continue à séjourner occasionnellement au Vuache ; en 1306, il y rédige son testament ; en 1307, il y reçoit le dauphin Hugues de Faucigny et Aimon de Quart, évêque de Genève, pour conclure une alliance officielle et enfin, il y meurt à la suite d’un accident de chasse en 1308.
166Avec le xive s., notre vision de la vie au château du Vuache s’éclaire grâce aux rouleaux de comptes de châtellenie (fig. 86 a1, a2) conservés pour la période de 1326 à 1343 ; la fonction militaire du bâtiment y est clairement démontrée par la réfection des hourds des tours et des coursières surmontant les murs des courtines, le réaménagement du fossé, la construction d’un pont de maçonnerie et d’une « tour porche » surmontée d’un chaffal de bois, l’ouverture de fenêtres à fonction militaire, mais également par le passage de troupes et de petits groupes d’hommes d’armes, de troupeaux de bovins destinés à l’armée du comte, le séjour plus ou moins long d’hôtes, d’envoyés et de fonctionnaires du comte. Tenu à l’écart du conflit, le château assurait cependant une fonction d’assistance et de protection des troupes comtales. A plusieurs reprises, des prisonniers sont enfermés dans la prison du château, sous la garde d’hommes d’armes, avant d’être transférés à Annecy. Le comte y envoie également ses veneurs et sa meute pour l’approvisionnement de son hôtel en gibier et en particulier en chamois. Dans ce document, apparaissent également les premières mentions du caractère domanial du château et des bâtiments annexes à fonction agricole ; le bâtiment castral est entouré par une vaste basse‑cour, close par une palissade et donc d’une fonction stratégique nulle, à l’intérieur de laquelle se trouvent la grange et l’étable réunies en un même édifice construit en matériaux légers, nécessitant de fréquentes réparations, le four banal, un cellier, le colombier, une treille, un jardin potager et un pré. A peu de distance du complexe castrai, s’élèvent le moulin et le pressoir banaux. La chapelle seigneuriale, sous le vocable de Sainte‑Catherine est aménagée dans l’église paroissiale de Vulbens ; quant à la réserve, elle paraît seulement limitée à quelques parcelles exploitées en prés et cultivées en vignes ainsi que l’ensemble de la forêt tant sur les pentes de la montagne qu’au bord du fleuve.

FIG. 86 – Vuache : évolution architecturale. Etat 1 : a1, a2 ; état 2 : b1, b2 ; état 3 : c1, c2.
167En 1366, le comte de Genève autorise la vente du Vuache par Jean et Hugonin de Vienne à Marguerite de Banains, épouse du chevalier Jean de Châtillon de Michaille ; ceux‑ci ont vendu leur seigneurie de Banains‑en‑Dombes pour effectuer cet achat ; Marguerite de Banains épouse en secondes noces le chevalier Girard de Ternier, seigneur du Châtelard, qui prête hommage au comte Louis de Savoie en 1397, pour son fief du Vuache. A la mort du chevalier en 1418, la seigneurie du Vuache passe à son neveu Richard de Montchenu, coseigneur de Ternier et seigneur de Chaumont, châtellenie voisine de celle du Vuache. Le mandement du Vuache restera propriété de la famille de Montchenu, à travers quatre générations, en succession directe, jusqu’au début du xvie s.
168Grâce aux sommaires des biens dressés lors de l’investiture du fief par le prince de Savoie‑Nemours à ces seigneurs de Montchenu, nous pouvons suivre la politique d’acquisition auprès de nobles, résidant dans le mandement ou auprès de paysans, de biens fonciers et immobiliers : parcelles à vocation agricole –champs, prés, chenevrières, vergers et vignes– et bâtiments à fonction artisanale –moulins, scierie, tuilerie– dont la plupart sont localisables sur la Mappe‑Sarde car exemptés de la taille imposée aux nobles à partir de 1580 pour les biens acquis après cette date (fig. 87). Durant cette période, le bâtiment castral fait l’objet de quelques réaménagements : escalier à vis desservant les étages du logis, construction d’un petit bâtiment accolé à l’extérieur de l’angle nord‑est de la courtine. Le seigneur Marin de Montchenu, qui occupe la charge de premier maître d’hôtel à la cour de François Ier, vend le château et le mandement du Vuache à Françoise de Rovorée, épouse d’Amédée de Menthon‑Lornay.

FIG. 87 – Carte topographique : seigneurie du Vuache 1730.
169En 1536, au cours des guerres qui opposèrent le duc de Savoie, fervent catholique, à la ville de Genève, refuge de Calvin, le château du Vuache est investi et en partie incendié par des soldats bernois alliés de Genève, mais après l’intervention de Marin de Montchenu, stationnant avec le roi de France et ses troupes, au château de Chaumont, c’est une compagnie française sous le commandement du capitaine Brémière qui occupe le château pendant vingt‑trois années, jusqu’à ce que le traité de Cateau‑Cambrésis rende son pouvoir sur cette région au duc de Savoie. Cette occupation militaire se matérialise sur le terrain par un important niveau archéologique contenant des charbons de bois et des cendres en grande quantité, mêlés à des fragments de céramique émaillée verte et de verre, ainsi que quelques objets métalliques dont une bague en or sertissant un rubis et un saphir, (fig. 88).

FIG. 88 – Vuache : bague en or sertissant un rubis et un saphir.
170Succédant à Françoise de Rovorée, Alexandra de Menthon‑Lornay et son époux, le chevalier de Vilette sont seigneurs du Vuache à partir de 1569. Résidant à Chambéry, ils font quelques séjours au Vuache. En 1586, à la mort du chevalier, leurs biens mobiliers conservés au château font l’objet d’un inventaire détaillant principalement la garde‑robe du chevalier, le numéraire, les meubles et ustensiles de ménage et un cheptel extrêmement réduit : trois vaches maigres et un cheval « borgne des deux yeux ».
171Au début du xviie s., le Vuache passe en succession directe au baron Bernard de Menthon‑Lomay. Un second inventaire est établi en 1612, lors du transfert de fonction de châtelain entre messires Jehan Jacquet et Pierre Laurens. Plus détaillé, il présente les structures du bâtiment castral correspondant à l’état 2 (fig. 86 b1, b2) que nous retrouvons sur le terrain ; il s’agit de petits réaménagements, difficilement datables par l’archéologie mais dont certains peuvent correspondre à des données archivistiques. Au xive s, sont construits le pont maçonné, traversant le fossé réaménagé, et la tour d’entrée ; la cuisine dans la cour intérieure est arasée et transformée en grenier ; un cellier est édifié entre les tours sud et contre la courtine sud. Aux xve et xvie s., l’angle nord‑est du château est reconstruit, probablement après un affaissement de terrain, provoquant la fissuration remarquable sur les murs de ce secteur et un petit bâtiment est accolé à l’extérieur de l’enceinte, ayant probablement fonction de cuisine et de réserve de provisions ; un escalier est construit contre l’angle de la façade du logis et au‑dessus des vestiges de l’ancienne cuisine transformée en terrasse ; d’autre part, l’édifice a peut‑être connu une évolution verticale qui n’est pas décelable de par l’arasement des structures. A la lecture de cet inventaire, le château paraît assez abîmé. Le châtelain sortant fait état de nombreuses réparations, en particulier d’huisseries et de leurs serrures qu’il a eu à effectuer ; l’une des tours est décrite comme étant en partie arasée. Quelques indications se rapportent indirectement aux habitants : la « chambre de Madame », celle « des chambrières » et un logement aménagé dans la grange étable, sans doute pour des domestiques chargés du soin du bétail.
172Au début du xviie s., l’architecture interne du château est restructurée, après l’arasement partiel du mur de façade du logis, par la construction d’une cour centrale d’environ 300 m2, aux murs de maçonnerie de galets du Rhône, entraînant un rehaussement des sols tant à l’extérieur qu’à l’intérieur de la cour (fig. 86 c1, c2) ; l’espace conquis sur la cour ne semble cependant pas être autrement aménagé, ce qui fait penser à un état inachevé. C’est sous cette forme que le château est représenté sommairement sur la Mappe Sarde, en 1730, qualifié à cette époque de « mazures » c’est‑à‑dire de ruine. Très peu de temps après, le château est abandonné et le siège de la châtellenie est transféré au hameau de Faramaz en 1640 dans un nouveau château, construit autour d’un donjon quadrangulaire préexistant. En 1701, la seigneurie, tant les droits que les bâtiments, parcelles et revenus, est indivise entre le comte de Menthon‑Lornay et le marquis de Challes qui rendent conjointement hommage au prince de Savoie Nemours pour leur part du fief du Vuache. En 1708, les deux parts sont rachetées par Pierre‑Louis de Lescheraine qui lègue le mandement, quelques années plus tard, à sa fille Gasparde dont le mari, François René de Coudrey de Blancheville est le propriétaire mentionné sur les tabelles de la Mappe Sarde. En 1758, Jacques de Lescheraine est investi du fief, érigé en marquisat en son honneur, il conserve ses droits jusqu’en 1792, date de l’abolition des droits seigneuriaux en Savoie.
173Au début de cette étude, les dimensions réduites du château du Vuache, nous incitaient plutôt à y voir une maison forte ; cependant le caractère militaire, souligné par les textes du xive s., mais surtout le pouvoir des seigneurs détenant la juridiction haute, moyenne et basse, sur les délinquants d’un territoire regroupant quatre paroisses, paraissent plus déterminants que la présence d’un imposant donjon ou d’une basse‑cour fortifiée par exemple. Passant entre les mains de nombreux propriétaires, soit par héritage, soit par transaction ou vente, la châtellenie du Vuache ne fut jamais le siège d’une grande dynastie aristocratique, mais apparaît surtout comme un bien exploitable, engageable, vendable ou accumulable, dont les seigneurs assuraient de leur prééminence par le caractère ostentatoire de l’édifice. Lors des investitures du fief, ils font état de leur droits par la possession du château, toujours cité en premier dans le sommaire de leurs biens. Les seigneurs ne résidaient qu’occasionnellement au Vuache. Cependant, ils montrent grand intérêt à faire fructifier et à agrandir leur patrimoine. Quant aux différents châtelains cités, aux xive et xviie s., rien n’indique qu’ils résidaient au château.
Principales sources utilisées
174A.D. Savoie : Archives de Cour, série SA, SA 136, sommaire des titres de fiefs.
A.D. Haute‑Savoie : Comptes de châtellenies inv. 58, fol. 387, C. 126.
A.D. Haute‑Savoie : Registre de tabelles et cadastre de 1730,
2.9 Châteaux de montagne aux xiiie et xive s. : organisation de l’espace d’après les comptes de châtellenie
175Cette recherche sur les châteaux de montagne dans l’ancien comté de Genève (département actuel de la Haute‑Savoie) succède à une première étude globale du château d’Annecy (fig. 89), grande résidence princière des xiiie et xive s., pour laquelle la documentation écrite était aussi variée qu’abondante. L’essentiel de l’enquête historique a porté sur l’exploitation des comptes de châtellenie35 (fig. 90) et la démarche consistant à mettre en relation les données des documents comptables et les résultats de l’enquête archéologique a livré des résultats encourageants, mettant en lumière l’importance de la fonction résidentielle du site castral, attestée par la présence de nombreuses pièces déterminant des aires d’activité variées. A partir de là, la contribution des comptes de châtellenie à l’étude du château nous est apparue fondamentale (Sirot‑Chalmin 1988), notamment pour la reconstitution de l’espace et des éléments disparus. Nous avons donc entrepris d’élargir la thématique en appliquant la même méthode à une vingtaine de sites castraux (tabl. VI), la plupart qualifiés de tours de guet ou de forteresses refuges, et que l’on pensait jusque‑là voués uniquement à la défense et limités à un habitat temporaire par quelques hommes en armes. Nous nous proposons ici d’attirer l’attention essentiellement sur le résultat du travail d’archive réalisé à partir d’une série de comptes jadis transcrits par l’archéologue genevois L. Blondel concernant la fin du xiiie et surtout le xive s.36, l’étude archéologique faisant partie du deuxième volet de notre recherche.

FIG. 89 – Château d’Annecy
cliché H. Avan, musée d’Annecy

FIG. 90 – Le château d’Annecy représenté dans la majuscule initiale (C) du compte du châtelain P. de Monthoux (1402‑1404) (A.D. Haute‑Savoie)
dessin B. Parent

TABL. VI – Noms des sites (et années) pour lesquels les comptes de châtellenies ont été examinés.
176La détermination des sites a été établie en fonction de plusieurs critères :
– appartenance à une même entité historique : l’ancien diocèse de Genève soumis à l’autorité des comtes ;
– appartenance à un ensemble chronologique cohérent qui s’étend de la fin xiiie à la fin du xive s. : la plupart des châteaux étudiés, réutilisant un même site, et ayant pour origine une tour primitive sur laquelle se greffent, dans un deuxième temps, des aménagements plus complexes ;
– identité de situation géographique : généralement les zones d’altitude (entre 700 et 1 000 m) au relief accidenté ;
– qualité informative des documents comptables les concernant ;
– enfin état de conservation des vestiges pour repérer sur le terrain les structures mises en évidence par les textes.
177La méthode d’exploitation des textes consiste à procéder par étapes. Dans un premier temps, on extrait les données permettant d’éclairer la topographie des sites, l’implantation des bâtiments, puis on relève les mentions qui définissent des zones d’habitation ou d’activité avec les termes favorisant leur localisation. Après traitement informatique des données, apparaît une différenciation entre espace réservé à la défense, à l’habitat, aux activités économiques (tabl. VII). On constate en premier lieu que pour les sites étudiés on retrouve la mention des mêmes pièces, à quelques nuances près, avec une prédominance de la sala ou aula, de la coquina et de la capella qui sont présentes dans pratiquement tous les châteaux. A partir de tous ces éléments il est possible d’imaginer un plan‑type et une physionomie générale du château que nous présentons maintenant (fig. 91). Cependant, les résultats sont encore partiels et concernent essentiellement l’implantation topographique des châteaux, directement liée aux problèmes de défense, la disposition des bâtiments dans l’enceinte castrale avec les différentes aires d’activité et une approche plus précise des deux pièces qui apparaissent comme fondamentales dans le château : l’aula et la coquina.

FIG. 91 – Château d’Annecy : plan.
1 tour de la reine ; 2 logement du gardien ; 3 tour du trésor ; 4 logis Nemours ; 5 bâtiment en saillie ; 6 vieux logis, salle au‑dessus du puits ; 7 escalier à vis, viret ; 8 vieux logis, salle au‑dessus du puits ; 9 vieux logis ; 10 tour Saint‑Pierre ; 11 sanitaires ; 12 petite enclave, chapelle ; 13 tour Saint‑Paul ; 14 logis neuf ; 15 tour Perrière ; 16 logis Perrière ; 17 logis Perrière.

TABL. VII – 1 Allinges ; 2 Annecy ; 3 Balme de Sillingy ; 4 Bonne‑sur‑Menoge; 5 Bonneville ; 6 Châtelet du Credoz ; 7 Châtillon‑sur‑Cluses ; 8 Chaumont ; 9 Chillon ; 10 Clermont ; 11 Corbière ; 12 Faucigny ; 13 Gaillard ; 14 Hauteville‑sur‑Fier ; 15 Lullin ; 16 Monthoux ; 17 Nyon ; 18 La Roche‑sur‑Foron ; 19 Rumilly‑sous‑Cornillon ; 20 Ternier ; 21 Vuache ; 22 Yvoire.
2.9.1 Implantation topographique
178L’appellation de châteaux de montagne –par opposition aux châteaux de plaine déjà donnée par L. Blondel– évoquait bien la situation de ces châteaux construits sur un espace réduit et dont le plan épouse les contours du rocher. Les toponymes tels que Rocafort, Montforchet, La Roche, les documents iconographiques37 et les photographies aériennes actuelles mettent en valeur la première qualité du site qui est d’être imprenable : le donjon de La Roche, dans le massif des Bornes, édifié sur un rocher qui a donné son nom au village ; le château de Chaumont, implanté à l’extrémité méridionale du Vuache, au‑dessus de profondes gorges ; celui de Châtillon‑sur‑Cluses, élevé à l’entrée du col reliant la vallée du Giffre à celle de l’Arve, témoignent encore d’une exacte adaptation au relief et d’une utilisation maximum du rocher.
179Le choix d’infrastructures rocheuses, difficilement accessibles et propices à la défense, ne semble pas avoir nécessité de protection supplémentaire et explique sans doute en partie pourquoi on ne trouve que de rares mentions d’éléments défensifs dans la comptabilité médiévale, ces derniers étant en matériau léger tel que le bois. Parmi les structures défensives destinées à renforcer la défense de l’enceinte, on trouve des tornellae ou petites tours renforçant les angles des murailles, les eschiffes ou chafaux, sortes d’avant‑corps placés plutôt à l’entrée du château, des alloria ou galeries rappelant les hourds, enfin les muetes, petites constructions placées en encorbellement et qui servent en même temps à loger les faucons38. L’enceinte qui clôture la surface fortifiée, toujours assez limitée, est le plus souvent maçonnée, mais on est surpris de trouver encore en plein xive s. des fortifications de bois comme le suggèrent les termes de palis ou de haïa. En 1320, le châtelain de Lullin envoie chercher du bois pour la réalisation des fortifications du château ; à Bonne‑sur‑Menoge39, toute la zone s’étendant au pied du château s’appelle Pied d’Aye. Le plus souvent la défense s’appuie sur un système de deux enceintes concentriques : la première enfermant le planum castri où se situent les bâtiments d’habitation, la chapelle et les dépendances ; la deuxième, plus réduite, ne cernant que le donjon.
180A Châtillon‑sur‑Cluse ou à Chaumont, on repère encore sur le terrain la trace de ces deux murailles. Les comptes du châtelain en font état très souvent avec leur élément majeur, la porte40. Celle‑ci est accessible par quelques marches creusées dans le rocher ; elle est parfois précédée d’un fossé franchissable par un pont41. Les vantaux de la porte sont en bois, maintenus par des barres de fer42. L’analyse des comptes suggère une abondance de matériel métallique réservé aux portes : peintures, serrures et surtout cadenas et clés. Une deuxième porte ferme la deuxième enceinte, protégée par un système de couloir, qui garantit une sécurité supplémentaire du donjon, conçu comme un réduit défensif.
2.9.2 La grande tour ou donjon
181Mentionnons d’abord une question de terminologie ; on constate en effet que le terme de donjonis relevé dans la documentation médiévale ne recouvre pas une réalité uniforme. Tantôt il désigne l’ensemble du château, tantôt il désigne effectivement la principale tour ou donjon qui répond souvent également à l’appellation de major lurris ou simplement de turris. Cette tour que l’on identifie sur le terrain grâce à sa situation dominante, à l’épaisseur de ses murs et parfois à ses ouvertures de tir, a le plus souvent constitué le point de départ d’un ensemble fortifié plus important au xiiie et au xive s. La fonction militaire du donjon, isolé par une enceinte avec accès au premier étage et porte fermée à clé, ne peut être mise en doute : la partie inférieure, qualifiée de ratier, est aveugle et souvent utilisée pour loger un ou deux prisonniers comme l’attestent les fréquentes mentions de chaînes ou d’entraves à l’intérieur de cette salle basse. Au xive s., sans doute lorsque l’importance militaire du donjon n’est plus effective et peut‑être en période de paix, il est fréquent que cet espace soit aménagé en réserve à vivres ou lardier. A Annecy, au moment où l’on construit une nouvelle tour pour défendre l’entrée du château –entre la fin du xiiie et le début du xive s.–, on aménage un suturnus ou lardier dans le donjon qui est à partir de ce moment désigné en tant que tour du lardier43.
182Pour tous les donjons étudiés, la présence d’une salle de prestige ou aula au premier étage laisse présager également une fonction résidentielle. La question de la relation entre donjon et aula ne peut pourtant être abordée en termes précis avant le début du xive s., période à partir de laquelle la documentation écrite est plus abondante. On relève alors la présence systématique d’une aula donjonis, même clans les donjons circulaires pourtant impropres à des aménagements spacieux, ce qui confirme bien le rôle symbolique de cette pièce encore montré par l’exemple suivant. Lorsqu’on établit une nouvelle aula dans l’aile résidentielle plus logeable, on maintient l’ancienne aula dans le donjon et ce qui explique qu’au xive s. on trouve à la fois l’aula veteris et l’aula nova44.
2.9.3 La disposition des bâtiments à l’intérieur de l’enceinte
183Les bâtiments d’habitation sont insérés dans un espace fortifié limité et les annexes abritant les dépendances nécessaires à la vie journalière sont nombreuses. Les documents comptables nous livrent en effet le nom d’un grand nombre de pièces suggérant une multiplicité de fonctions et malgré certaines lacunes, on dispose d’éléments suffisants pour percevoir une hiérarchisation de l’espace et une répartition des pièces selon leurs fonctions respectives. L’espace résidentiel est construit en pierre, adossé à l’enceinte, disposé en équerre comme à Bonneville (fig. 92) ou accolé au donjon avec lequel il est souvent en communication (château de Rumilly‑sous‑Comillon). Dans un souci de gain de place, les constructions sont en hauteur et les étages le plus souvent au nombre de trois. La communication entre les différents niveaux se fait par l’extérieur au moyen de passages couverts en bois : les loggia, qui rappellent les grands promenoirs des châteaux du xive s. A Annecy et La Roche où le donjon est éloigné de l’aile résidentielle, une galerie chauffée et percée de nombreuses fenêtres relie ancienne et nouvelle aula45. L’existence d’escalier intérieur est exceptionnelle avant le début du xve s. A l’intérieur de cette aire d’habitation, on peut distinguer deux zones : l’une réservée à l’appartement privé du seigneur et de sa famille, l’autre ayant plutôt une fonction sociale avec des salles de réunion et de réception. La disposition de l’espace réservé au seigneur évoque les notions nouvelles de confort et d’intimité, avec une chambre personnelle pour le maître, une autre pour la maîtresse ; la fonction d’hospitalité est illustrée par la présence d’une chambre d’hôte, tantôt réservée à une personne fréquentant régulièrement le château, frère Martin à Châtillon‑sur‑Cluse, tantôt à un invité de marque, le comte. Les chambres sont toutes chauffées par des cheminées : caminata ou cbarfour ; elles s’ouvrent sur des garde‑robes destinées à contenir les effets personnels des occupants logés dans les tornella ou petites tours de bois.

FIG. 92 – Le château de Bonneville : vue aérienne
cliché Musée d’Annecy
184La proximité des latrines est souvent évoquée. Les caméra sont closes par des portes munies de serrures et de clés, ce qui renforce la notion d’intimité. La piété s’exerce dans la chapelle, souvent insérée dans l’appartement du seigneur, comme l’indique la mention de portes de communication entre oratoire et chambre. A l’intérieur de la chapelle, on peut trouver un ou deux bancs, un lutrin ; la lumière est dispensée par des candélabres ou lampes à huile régulièrement entretenus par le châtelain. La seconde zone que l’on a pu déterminer assure plutôt une fonction de réception et de prestige avec en premier lieu l’aula. Celle‑ci s’étend au premier étage et est accessible par un escalier extérieur débouchant sur une sorte de perron : à Gaillard, l’accès se fait par des marches protégées par un avant‑toit ; à Bonneville, plusieurs degrés conduisent à l’aula nova (gradium in introitu aule nove) qui sont chargés d’exprimer la grandeur du seigneur et de renforcer l’aspect symbolique de cette pièce. Les fenêtres –fenestra–sont nombreuses et quelquefois pourvues de verrières colorées comme à Annecy ou à Chaumont ; à Bonneville, il subsiste une ouverture en partie murée avec meneau central surmonté d’une rose. C’est dans cette salle que l’effort de décoration se manifeste le plus, par la présence fréquente de fresques suggérée par l’épithète depicta qualifiant ces aulae ou par la mention de salaires donnés à Maître Pierre, peintre de la région d’Annecy, pour exécuter des bordures de couleur ou listellorum dans plusieurs châteaux des environs. La cheminée est omniprésente, les meubles en revanche ne sont qu’exceptionnellement mentionnés : à Yvoire, une table et quatre banc. L’autre lieu de sociabilité c’est le « pèle » ou chambre chauffée. Le poêle, stupha ou fornellus qui rappelle le terme de fourneau encore utilisé en Savoie, a donné naissance à cette pièce qui semble la seule à être chauffée par un poêle. Le châtelain effectue de fréquentes dépenses pour acheter des carreaux de poêle ou catella. La disposition intérieure de cette pièce, souvent éclairée par des ouvertures vitrées, rappelle celle des chauffoirs des monastères : entourée de bancs, elle laisse supposer une fonction analogue, lieu où se tiennent les assemblées, sans doute pendant une longue durée, puisqu’une cheminée n’était pas suffisante pour maintenir une chaleur continue et agréable.
2.9.4 La cuisine
185Traditionnellement, lorsque l’on évoque la vie seigneuriale, on insiste sur l’importance accordée aux repas et sur la solennité qui les accompagne : nappe blanche, vaisselle, plats nombreux et mets variés. En territoire savoyard, les documents comptables permettent d’affirmer qu’il existe déjà au xiiie s. un local spécialement affecté à la préparation des repas, la cuisine ou coquina, régulièrement soumise à des travaux. Elle s’accompagne de toute une série de dépendances dont la fonction précise n’est pas toujours facile à déterminer. La première question à résoudre était celle de la localisation de cette pièce qui conditionne en même temps le type de foyer adopté. Parmi la vingtaine de sites étudiés on a mis en évidence deux types d’organisation : soit la cuisine est logée dans un bâtiment indépendant ; soit elle est intégrée à la partie résidentielle dont elle occupe le sous‑sol. Dans ce cas, il existe deux cuisines : l’ancienne restée dans la structure annexe et la nouvelle, aménagée sous la grande salle.
186Le premier type d’organisation semble être le plus fréquent et c’est grâce aux précisions relatives à la réfection des toits de cette pièce que l’on a pu établir qu’il s’agissait d’une structure indépendante46. Les toitures sont en bois, composées de scinduli que nous appelons aujourd’hui tavaillons, maintenus par des clous, les clavini, ce qui explique la fréquence des incendies. Aucun texte ne nous autorise cependant à connaître la nature des parois : bois ou pierre ? On présume toutefois qu’il ait pu s’agir de bois enduit de terre, type de construction que l’on rencontre aussi dans les cuisines des manoirs anglais aux xiie et xiiie s. (Levalet 1978), et ce qui expliquerait qu’en l’absence de fouille on ne retrouve aujourd’hui aucune trace de ces structures ; il est admis d’autre part que la tradition de maintenir les cuisines en bois perdure jusqu’au xive s. Cette pratique, consistant à isoler la cuisine des zones d’habitation, permettait de limiter les risques d’incendie, mais rendait en revanche le service peu commode, puisqu’il fallait traverser la cour pour servir les repas. Toutefois la présence de galeries de bois couvertes –déjà évoquée– pouvait faciliter la communication entre cuisine et salle à manger.
187Un autre type d’organisation est celui de l’intégration de la cuisine à l’aile d’habitation, généralement sous l’aula comme à Annecy, où la cuisine voûtée de pierre est encore conservée, Clermont et Chaumont, qui possèdent une coquina subtus aulam ; on comprend aisément les avantages d’une telle situation qui favorisait le bon service des plats chauds. Dans le cas où il y a deux cuisines, l’ancienne dans la structure annexe et la nouvelle dans l’aile résidentielle, on perçoit bien une évolution : dans un premier temps, la cuisine, peut‑être encore mal équipée, est indépendante ; dans un deuxième temps, sans doute lorsque les problèmes d’évacuation de la fumée sont résolus, on intègre la cuisine à la zone d’habitation ; cette évolution va pourtant dans le sens inverse de ce que l’on connaît des cuisines médiévales par l’enluminure : à Saumur au xive s. on trouve une cuisine Indépendante avec cinq cheminées.
2.9.5 Le foyer et les structures de feu
188C’est une question difficile à aborder, faute de renseignements assez précis. Cependant pour la période et les sites concernés, le châtelain fait état de cheminées murales : caminata ou cbarfour avec manteau, mantellus et conduit d’évacuation : bomellus. Ce type de cheminée est aussi présent dans les chambres et dans l’aula.
189Dans l’état actuel de l’exploitation de notre documentation, on peut dire que, dès la fin du xiiie s., le foyer central semble avoir disparu ; lorsque la cuisine occupe le rez‑de‑chaussée de l’habitation, on superpose les foyers pour bénéficier du même conduit. Rien n’autorise par contre à reconstituer les autres foyers susceptibles d’assurer des modes de cuisson différents : viande rôtie ou préparation d’aliments en grande quantité dans des chaudrons.
2.9.6 Arrivée et évacuation d’eau
190La question de l’aménagement de la cuisine amène à poser celle de l’adduction d’eau. Le plus souvent, on recueille l’eau de pluie des toits par des canaux aboutissant à des citernes creusées dans le rocher, ce qui n’exclut pas la présence d’un puits à proximité de la cuisine lorsqu’il existait une source, organisation que l’on retrouve aujourd’hui à Annecy. A Chaumont, Clermont, Annecy l’eau arrive directement à la cuisine par des conduits en sapin ou bourneaux, à Chaumont des manœuvres sont employés pendant quatre jours pour amener l’eau à la cuisine ; aucune précision n’est donnée par contre sur l’évacuation des eaux sales. La cuisine apparaît donc comme un espace bien aménagé où sont résolus les problèmes d’évacuation de la fumée et d’arrivée d’eau. Elle est accompagnée de nombreuses dépendances pour le stockage des aliments, mais il n’est pas toujours aisé de connaître leur rôle effectif puisqu’aucun élément ne nous permet de savoir ce qu’elles contenaient. On peut toutefois présager que la bouteillerie, soigneusement fermée contenait des bouteilles, la paneterie le pain, la glacière les aliments à conserver, mais quelle attribution avaient les nombreux garde‑manger ou réserves dont certains contenaient les dolii ou vases en terre cuite pour faire cuver le vin ? Il apparaît que ces dépendances sont toutes situées près de la cuisine, excepté le larclier, souvent contenu dans la partie basse du donjon. Leur présence dans tous les châteaux et l’importance de la place qu’elles occupent révèlent qu’une grande partie de l’aire castrale est consacrée à l’alimentation, ce qui constitue en même temps un bon indicateur du niveau de vie des habitants.
2.9.7 Conclusion
191Cette tentative de reconstitution de l’espace par l’écrit laisse peser encore beaucoup d’incertitudes ; elle connaît les limites qui sont celles de l’exploitation des documents d’archives et nous espérons qu’elle s’enrichira par les observations et indices relevés sur le terrain. Pourtant, au‑delà d’une appréciation négative, certains points fondamentaux apparaissent déjà :
– l’importance des zones réservées à l’habitat par rapport à la surface consacrée à la défense, celle‑ci s’appuyant sur une position naturellement forte et sur une enceinte essentiellement pourvue d’éléments de défense mobiles en bois ;
– la présence dans chaque château de pièces nombreuses suggérant des fonctions multiples et l’identité de leur disposition permettant de déterminer un plan‑type de château ;
– la quantité des dépenses faites par le châtelain pour l’entretien, la réfection ou la décoration des bâtiments résidentiels ;
– enfin l’absence de mentions concernant l’armement et le peu de place tenue par le cheval et son équipement laissent présager une fonction militaire assez modeste.
192L’image de la forteresse‑refuge « hérissée de tours » et inhospitalière est un peu ternie par cette approche qui donne une tout autre réalité du château, celui‑ci apparaissant plutôt comme le centre de vie journalière d’une classe dominante où l’on trouve toutes les pièces nécessaires au confort quotidien des habitants : chambre particulière chauffée, salle de réception, chapelle, cuisine bien aménagée et structures utiles à la conservation des aliments.
193Nous souhaitons enfin qu’une fois redéfini l’espace castral, il sera possible dès lors d’imaginer quelle était la vie de ses occupants.
Bibliographie
Bibliographie chap. 2.2
Blondel 1935 : BLONDEL (L). — L’Architecture militaire au temps de Pierre II de Savoie. Genava, 13,1935, p. 318.
Guichenon 1650 : GUICHENON (S.). — Histoire de la Savoie. Lyon 1650.
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Meras 1979 : MERAS (M.). — Le Beaujolais au Moyen Age. Marseille, 1979.
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Reynaud 1983 : REYNAUD (J.‑F.). — Le Château de Trévoux : aperçus historiques et archéologiques. In : 108e Congrès national des Sociétés savantes. Grenoble 1983, p. 275‑295.
Taylor 1953 : TAYLOR (H.). — The Castle of Saint‑Georges d’Espéranche. Antiquaries Journal, XXXIII, 1953, p. 36‑39.
Bibliographie chap. 2.5
Fournial 1967 : FOURNIAL (L.). — Les Villes et l’économie d’échanges en Forez aux XIIIe et XIVe s. Paris, 1967.
Fournial, Gonon 1967 : FOURNIAL (E.), GONON (M.). — Compte de la réparation du donjon et de la construction de la chambre des comptes de Montbrison (1382‑1383). Paris, 1967.
Fournier 1973 : FOURNIER (G.). — Châteaux, villages et villes d’Auvergne au XVe s. d’après l’Armorial de G. Revel. Genève, 1973.
Piponnier 1984 : PIPONNIER (F.). — Essertines‑Basses un village forézien au tournant du Moyen Age et des Temps Modernes. Cahiers archéologiques de la Loire, 4‑5,1984‑85, p. 79‑87.
Piponnier, Poisson 1982 : PIPONNIER (F.), POISSON (J.‑M.). — La Tour d’Essertines. Château‑Gaillard IX‑X (Dunham 1980). Caen, 1982, p. 527‑542.
Bibliographie chap. 2.6
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Bligny 1973 : BLIGNY (B.) dir. — Histoire du Dauphiné. Toulouse, 1973.
Chevalier 1912 : CHEVALIER (U.). — Regeste dauphinois. Valence, 1912.
Coston 1878 : COSTON (M. de). — Histoire de Montélimar. Montélimar, 1878.
Lacroix 1893 : LACROIX (A.). — L’Arrondissement de Montélimar. t. VIII, Valence 1893.
Manteyer 1988 : MANTEYER (G. de). — Lavence du Ier au XIIe s. Paris, 1908, reprint Marseille, 1975.
Bibliographie chap. 2.7
Fillet 1895 : FILLET (L.). — Louis Adhémar, premier comte de Grignan. Valence 1895.
Jacques 1979 : JACQUES (J.). — Renaissance et baroque à Aix‑en‑Provence. Rome, 1979.
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Lullin, Lefort 1866 : LULLIN, LEFORT. — Regeste genevois, répertoire chronologique et analytique des documents imprimés relatifs à l’histoire de la ville et du diocèse de Genève avant 1312. Genève, 1866.
De Foras 1938 : DE FORAS (A.), — Armorial et nobilaire de l’ancien duché de Savoie. Grenoble, 1863‑1938.
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Levalet 1978 : LEVALET (M.). — Quelques observations sur les cuisines en France et en Angleterre au Moyen Age. Archéologie médiévale, VIII, 1978, p. 225‑244.
Sirot‑Chalmin 1988 : SIROT‑CHALMIN (E.). — Contribution des sources écrites à l’étude du château : Annecy, résidence seigneuriale du XIVe s. Cahiers d’Histoire, 32,1988, n° 1, p. 15‑39.
Notes de bas de page
1 Le travail de constitution d’une banque de données sur les châteaux du Lyonnais a été établi en collaboration étroite avec Marie‑Pierre Feuillet.
2 L’aide de Michel Chinai, géomètre, a souvent été précieuse.
3 Laboratoire Archeolabs, Christian Orcel et Christian Dormoy, Saint‑Bonnet‑de‑Chavagne (Isère).
4 Il ne s’agit cependant pas encore de degrés noyaux mais de marches reposant sur une voûte banchée, axée autour d’un noyau constitué de tambours de pierres superposées.
5 Cependant ce calcul ne prend pas en compte l’épaisseur des murs, l’importance de l’ébrasement, l’orientation de l’ouverture par rapport au soleil, etc.
6 A Saint‑Germain, l’absence de feuillure aux ouvertures, associée à l’absence de cheminée, ne peut que traduire des conditions de vie précaires.
7 F. Reynaud, étudiante en maîtrise à l’université Lumière‑Lyon II.
8 Cartulaire de l’abbaye de Bonnevaux, no 169.
9 Archivio di Stato di Torino, inv. 135, f° 17, paquet 14, pièce no 7.
10 A.D. Isère, B 3121, liasse « Viennois ».
11 B. 3226, 3228, 3230.
12 B. 3130, F. 142.
13 B. 2970, f° 268 à 275.
14 A.D. Isère, VIII B. 216, compte de 1428.
15 Bibliothèque Nationale, Paris Ms FR 22297.
16 « Chateau » : Lavieu, Marcllleu (Marcilly‑le‑Pavé), Sauternon (Souternon), Clappier (Cleppé), Néronde, Sury‑le‑Bois (Sury, commune de Valeille), Marclo (Marclopt), Chanbeon (Chambéon), Sainteon (Saint‑Héand), Fontenees (Fontanès), Ravoire (La Rivoire, commune de Saint‑Héand ?), La Fouleuse (La Fouillouse), Saint‑Victour (Saint‑Victor‑sur‑Loire), Saint‑Romain‑le‑Puy, Monceu (Monsupt, commune de Saint‑Georges‑Haute‑Ville), Rouzières (Rozier), Maroux (Marols), Le Chatiau Neuf (Chatelneuf), Issartines (Essertines‑en‑Chatelneuf), Chandieu (Champdieu), La Bouteresse, Villaires (Villerest), Reneyson (Renaison), Poully (Pouilly‑les‑Nonains), L’Aubespin (L’Aubépin, commune de Larajasse).
17 « Ville et chateau » : Monbrison (Montbrison), Cervière, Saint‑Germain‑de‑Laval, Bellegarde, Saint‑Bonnet (Saint‑Bonnet‑le‑Château), Saint‑Moryze (Saint‑Maurice‑sur‑Loire), Sainctan (Saint‑Haon‑le‑Châtel), Le Crouzet (Crozet).
18 « Chateau et ville » : Bussy‑la‑Poille (Bussy‑Albieux), Donsy (Donzy, commune de Salt‑en‑Donzy), Saint‑Galmier, Suri‑le‑Comtal (Sury‑le‑Comtal), Saint‑Marcelin‑le‑Puy (Saint‑Marcelin).
19 « Ville et tour » d’Angères (La Tour‑en‑Jarez).
20 « Ville » : Saint‑Jean‑de‑Panassieres (Panissières), Feurs, Le‑Pont‑Saint‑Rambert (Saint‑Rambert), Rouanne (Roanne).
21 Seul toponyme : Saint‑Just‑en‑Chevallet, Teilleres soubz Saint‑Galmier (Teillère, commune de Saint‑Galmier).
22 Identifiées par Fournier (P.‑F.). — Inventaire des noms de lieux représentés dans l’armorial de Guillaume Revel. Revue d’Auvergne, 1966, p. 117‑120. Abbayes de La Bénisson‑Dieu et de Valbenoîte ; prieurés de Pommiers, Montverdun, Estivareilles ; châteaux de Couzan, Châlain‑d’Uzore, Nervieux.
23 Comptes de Thomas Montaignon, clerc de la Chambre publiés dans le Bulletin de la Diana, XII, p. 330‑331.
24 Cf. publication préliminaire Piponnier, Poisson, 1982 ; et Le château d’Essertines, à paraître dans les DARA.
25 1707 A.D. Drôme 3 E 289.
26 Archives communales.
27 Archives communales.
28 Chartes et documents de l’abbaye d’Ayguebelle no 4.
29 Cartulaire de l’évêché de Saint‑Paul‑Trois‑Châteaux. Ed. J. de Font‑Réaux, Valence 1950, no 50.
30 Dans l’Amadis des Gaules, roman de chevalerie espagnol adapté et publié par Montalvo au début du xvie s., le chevalier Apollidon fait édifier pour sa jeune épouse Grimanese « un des plus beaux palais qu’on eût su trouver ».
31 Inventaire de 1555 (1516) : CHEVALIER (U.), LACROIX (A.). — Inventaire des archives dauphinoises de M. Henry Morin‑Pons. Lyon, 1878, n° 201, 20 févr. 1555. Bibliothèque municipale de Lyon Part‑Dieu. Inventaire de 1668 : il est contenu dans l’inventaire du 24 févr. 1728 (voir ci‑dessous).
Inventaire du 27 nov, 1672 : Bibliothèque nationale, ms lat. 9329‑9241.
Inventaire du 24 févr. 1728 : collection particulière.
Inventaire du 17 juil. 1728 : archives d’Aix‑en‑Provence. Registre de la chambre des eaux et forêts, rapports de 1727 et 1728. B 6 231, Art. 29.
Inventaire du 9 janv. 1760 : Archives départementales de la Drôme, 1 E 1191. Inventaire du 16 sept. 1776 : collection particulière.
32 Le cartulaire de Saint‑Chaffre, ed. U. Chevalier, charte no CCCXL.
33 Madame de Sévigné : Correspondance, lettre du 1er juin 1689, Paris, 1972‑1978. (Bibliothèque de la Pléiade).
34 Un dessin de la collection Gaignières au Cabinet des Estampes de la Bibliothèque nationale montre le pont‑levis à l’extrême fin du xviie s. ou au début du xviiie s.
35 Voir le dessin du château d’Annecy représenté par la majuscule de l’initiale C du compte du châtelain P. de Monthaux (1402‑04).
36 Nous tenons à remercier ici l’archéologue cantonal de Genève qui a mis ce manuscrit à notre disposition.
37 Les fresques de l’abbaye d’Abondance représentent dans la scène de la fuite en Egypte un certain nombre de châteaux haut‑perchés sur des promontoires rocheux.
38 Allinges, compte de 1303 : Scinduli emptis ad cooperiendo tornellam de novo factam. Ballaison, compte de 1284 : chafal qui erat infra turrim. Clermont, compte de Galesi de Balma 1328‑29 : in dicto muro tornella est curtinarum in entroitu castri.
39 Bonne, compte de Pierre Gravanuel, châtelain du 3 déc. 1319 au 6 déc. 1320 : Expenses chafalli facti in pede aye et moyta supra portam moletarum et moyte porte gebennensis reficiendi.
40 A Clermont une première tour‑porte, gardée par un portier, donne accès au plain‑château et le châtelain cite en 1335 le « portent plani castri ». A Chaumont deux portes sont mentionnées : la prima porta castri et la magnam portam plani castri.
41 A Allinges, compte de 1286 : uno fossato facto ante portam plani. A Vuache en 1326 : uno ponte facto in introitu castri.
42 A Bonne, compte de 1319 : uno mantello ferreo ad tapendum dicta porta.
43 A Annecy, compte de 1340‑44 : in factura hostii novi in larderio subtus aulam veterem dicti donjonis ; in clausura larderii facti subtus salam veterem dicti donjonis.
44 Compte du châtelain de La Roche 1346‑ 47 : « Muri existante inter aulam novam, et veterem aulam ».
45 A Annecy, compte 1340 : In factura uno peylil de novo in loggia.
46 A Bonneville le châtelain cite dans son compte de 1355‑56 une dépense de 12 000 scinduli avec les clavini pour réparer le toit de la cuisine. A Chaumont, le compte de 1365 : recopertura tectorum aula et coquina.
Auteurs
Ingénieur de recherche (DAH Franche‑Comté).
Professeur à l’université Lumière‑Lyon II.
Directeur des Antiquités historiques de Basse‑Normandie.
Archéologue.
Directeur d’études à l’EHESS.
Correspondante de la direction des Antiquités historiques (DAH Rhône‑Alpes).
Conservateur des châteaux départementaux de la Drôme.
Archéologue contractuel (DAH Provence‑Alpes‑Côte‑d’Azur).
Chargée de cours à l’université Lumière‑Lyon II.
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