Marginalisation et/ou intégration des jeunes en milieu ouvrier à Ivry-sur-Seine
p. 19-34
Texte intégral
COMMUNICATION ECRITE
1A l'échelle d'une micro-unité sociale que nous avons préalablement choisie dans le cadre résidentiel d'une cité HLM1, nous analysons, étant donné les caractéristiques propres à la cité, comment un groupe social produit des mécanismes d'exclusions ; quels en sont les modes de production et de reproduction par le groupe social élargi ainsi que par le groupe de jeunes socialement marqués.
2Ivry est une très ancienne banlieue ouvrière en pleine mutation sous l'effet d'une désindustrialisation qui s'est accélérée durant les dix dernières années et de la rénovation de son habitat. Le PCF reste très majoritaire dans cette commune de la petite couronne parisienne2, où il est implanté depuis 1925. Dans un contexte fortement marqué par des traditions politiques, sociales et familiales, les jeunes issus des familles ouvrières répondent aux exigences de l'évolution sociale par le développement de "styles de vie", de discours à l'encontre des institutions (scolaires, municipales, etc.), de l'animation culturelle, de l'organisation des loisirs, des formes de travail qui leur sont proposées.
3Le champ social défini par les relations réciproques entre organisations municipales, para-municipales et une certaine partie de la population ivryenne, est celui dans lequel l'administration municipale se donne les moyens d'agir et celui dans lequel se forme une image municipale de la jeunesse.
4Notre premier travail a donc été de découvrir à travers les entretiens de responsables municipaux, d'associations, de responsables politiques, cette image de la jeunesse ainsi que ses transformations.
5Dans un second temps, nous avons, en situant le groupe de jeunes de la cité M.T. par rapport à ce champ social de la jeunesse à Ivry, tenté de comprendre les mécanismes qui ont amené son exclusion.
6L'enquête sur le terrain a duré environ neuf mois au cours desquels nous avons recueilli des données sur la politique municipale en direction de la jeunesse et rencontré le groupe de jeunes de la cité, directement sans passer par l'intermédiaire d'acteurs sociaux institutionnels.
Rapports entre organisation municipale et associative
7Sous la précédente municipalité conduite par Georges Marrane3, la notion de "jeunesse" est également présente mais plus diffuse, elle apparaît contenue dans de multiples autres structures telles que le sport, le patronage, les colonies de vacances, avec une même orientation d'éducation des corps, d'éveil de la conscience politique et civique.
8Le secteur jeunesse n'existait pas en tant que structure technocratique, bien que la notion politico-idéologique ce la jeunesse considérée comme le fer de lance de la classe ouvrière, soit partout présente. La multiplicité des manifestations municipales et surtout la solennité de leur caractère, témoignent de l'intérêt que leur portait alors le système politique : la fête des V.P.E. (vacances populaires enfantines) précédait chaque départ en colonie de vacances ; pendant leur séjour, les enfants recevaient la visite du maire et du député et secrétaire général du PCF Maurice Thorez, qui dans des allocutions solennelles leur rappelaient, ainsi qu'à leurs parents venus leur rendre visite, la nécessité de s'unir contre les agressions de la classe dirigeante capitaliste responsable de toutes les difficultés.
9Ce langage appartient au passé ; la morale politique, qui constituait le ciment de ces actions et permettait la réalisation du programme municipal en faisant appel aux militants politiques et à son corollaire le bénévolat, a fait place à une technostructure de plus en plus développée, spécialisée et professionnalisée.
10L'O.M.J. (Office municipal de la jeunesse) a été créé en 1965, à l'initiative de deux responsables municipaux afin de "soutenir, encourager et provoquer tous efforts et initiatives tendant à répandre et à développer la pratique d'activités culturelles d'éducation populaire et distractives parmi la jeunesse, en liaison avec la municipalité4".
11Son secrétaire général était alors un responsable politique plus qu'un animateur. En 1970, la municipalité crée un S.M.J.5, outil municipal proprement dit, l'O.M.J., association régie par la loi de 1901, conserve des liens étroits avec la municipalité qui la subventionne à 90 % et demeure représentée au sein du conseil d'administration (21 membres) par quatre responsables municipaux. Depuis trois ans par contre, son secrétaire général toujours membre du PCF mais sans responsabilité particulière, est employé par le C.A. et non plus par la municipalité. Cette nouvelle indépendance professionnelle lui a permis de définir un cadre de fonctionnement différent. L'association est un lieu d'accueil informel et un centre d'activités organisées par dix collectifs dont elle est le soutien financier. Elle sert également de soutien matériel et d'impulsion à certaines initiatives de jeunes même extérieurs à l'association. Les membres de l'O.M.J. ne sont plus dans leur majorité des membres des jeunes communistes, et l'association n'a plus d'action politique. L'orientation actuelle de l'association pose la question de ses rapports avec la municipalité car, sous-jacent à ce problème, apparaît celui de l'efficacité politique que la municipalité peut attendre des associations qu'elle subventionne. A ce propos, le sens donné au terme "politique" par l'animateur et par les responsables municipaux diffère totalement. Ces derniers, en tant que responsables politiques, considèrent comme efficace, l'action qui amène, à travers les structures de l'association, un plus grand nombre d'adhérents au mouvement des jeunesses communistes. L'animateur considère comme politiques toute expression et action quotidienne d'un responsable d'association, dans la mesure où il a charge pédagogique et éducative. Deux principes sont ici en opposition : le travail politique comme travail de masse opposé à un travail social, plus individuel.
Les rapports entre groupes résidentiels de jeunes et institutions municipales et para-municipales
12Ces rapports ont toujours existé et marqué le champ social de la jeunesse tel que nous l'avons défini. Depuis les années 60 jusqu'à maintenant, cette question s'est exprimée sur un même mode, celui de la réclamation d'un local, d'une maison, d'un territoire à s'approprier, d'un espace à définir.
13Lorsqu'ils ne l'ont pas obtenu, ils s'en sont constitué par la force de l'habitude (l'appropriation d'un escalier), par la ruse et la transgression, squattant les lieux obscurs, sales, tabous et amoraux. Selon les époques, cette demande a été entendue ou rejetée. A Ivry, elle a trouvé son expression dans les années 68-72 par l'installation de maisons de jeunes dans trois cités HLM. Depuis leur disparition, il n'a plus été question de recommencer de telles tentatives. Les discours actuels sur les maisons des jeunes servent à les discréditer et à prouver qu'elles ne correspondaient pas aux "besoins" des jeunes. La politique de la municipalité est de créer ce qu'elle appelle des "antennes de quartiers" en trois points de la ville pour 1984. Elle oppose cette initiative à celle que constituèrent les maisons de jeunes, afin de montrer leur totale différence. Ces antennes ne sont pas des expériences de "pâte à modeler et de rotin" mais des lieux pour aider les jeunes à trouver du travail, et secondairement des lieux de loisirs. L'intérêt est évidemment de comparer les discours de chaque époque ; si les discours idéologiques changent et si les expériences ne se répètent pas, ce sont par contre les rapports entre ces discours et la pratique qui se répètent sous la forme d'un discours de l'échec.
14Nous constatons que le procès intenté aux maisons des jeunes est semblable à celui qui est fait à l'O.M.J. actuellement : celui de ne pas correspondre à une action de masse et de favoriser les groupuscules. Un certain nombre de jeunes de différentes cités d'un même quartier d'Ivry, utilisent l'O.M.J. sans forcément y adhérer, ce sont en majorité des jeunes originaires de familles maghrébines, ceux qui forment la deuxième génération de ces immigrés installés en France depuis longtemps. Leurs revendications ont comme point commun d'échapper à l'image négative que leur envoient les normes sociétales, en les rejetant dans un ghetto : cité désertique, délabrée, disent-ils, parce que nous sommes relégués dans les escaliers, dans les halls, dans les passages. Ils demandent un espace de "liberté et de culture" selon leurs propres termes. La salle, le local comme lieu de culture, est opposé à la friche de la cité, ses pelouses désséchées, ses caves nauséabondes... Ainsi expriment-ils un malaise plus général, celui de leur exclusion du système social, culturel et économique.
15"On réclame le droit à la culture, dans le sens où ce n'est qu'à travers la culture que le problème de la jeunesse changera... C'est toute une merde qui a été créée et on est conscient de tout ça ; n'importe quel jeune est conscient de l'état où il est, de l'acte qu'il fait, même l'acte de se droguer, l'amour pour la mort... ceux qui se droguent sont plutôt à la recherche de la mort lente, mais toujours avec l'espoir de vivre un jour réellement, de s'en sortir... ". C'est une revendication, une plainte qui devient complainte répondant à leur exigence de création, de mise en scène de leur malaise ; c'est le moyen qu'ils essaient pour rompre avec une image dévalorisée d'eux-mêmes que leur donne la société et qu'ils rejettent violemment. Leurs liens à la fois étroits et informels avec l'O.M.J. posent la question de l'ouverture de l'association sur d'autres groupes, comme les maisons des jeunes l'avaient fait à leur époque. Il paraît donc plus intéressant de considérer les conditions mêmes de fonctionnement des groupes de jeunes. Comment se constituent les réseaux, comment sont occupés les lieux ?
16Le groupe de jeunes de la cité M.T. est un de ces groupes qui a progressivement été exclu de ce champ social par la rupture de toute relation avec la municipalité, après la démolition de la maison des jeunes et la fermeture quelques années plus tard d'un local qu'ils avaient aménagé avec l'accord de la municipalité et son aide financière, et qui n'avait duré que six ou huit mois.
Les jeunes de la cité M.T.
17L'histoire de la cité nous apprend que depuis sa création, en 1953, des groupes de jeunes se sont succédés de génération en génération, ont occupé un territoire, fabriqué son image. Le groupe en tant que tel a deux dimensions : l'une historique, l'autre actuelle. La continuité du groupe s'exprime à travers la succession aînés-cadets considérée sous son aspect social et non biologique. L'appartenance au groupe dépend de sa classe d'âge et de sa situation sociale. Si jusqu'à dix-huit ans l'âge suffit pour déterminer l'appartenance au groupe dominant, au-delà c'est la situation sociale, être célibataire et vivre chez ses parents, qui justifie cette appartenance.
18La mémoire du groupe est masculine comme sa structure actuelle. Elle s'est constituée autour d'évènements que les générations ont vécus à différentes époques, façonnant son image et marquant les destins individuels.
19Trois temps forts ont façonné l'histoire des groupes et l'image actuelle du groupe par référence à un âge d'or, et à sa disparition : la maison des jeunes 68-72, le local 77, et un dernier évènement paroxystique, un viol collectif dans une cave en 1980. Ces moments sont analysés par référence à un modèle (les aînés) créé par la distance au temps et par l'évolution des rapports entre les jeunes et la population de la cité. Aujourd'hui, trois équipes de foot existent dans la cité et jouent sous l'étiquette "T" (nom de la cité). La première équipe est formée des plus anciens, ils ont tous quitté l'immeuble depuis longtemps, la plupart sont mariés. Ils continuent à se voir régulièrement pour le foot, organisent des séjours de ski entre eux et vont tous les ans en Dordogne où l'un d'entre eux s'est installé et continue à mettre sur pied des tournois auxquels l'équipe de "T" est invitée. La deuxième équipe est également formée d'anciens de la cité mais qui n'y habitent plus. Un peu plus jeunes que les précédents, ils n'ont pas tout à fait les mêmes références, les mêmes modèles, mais le temps les rassemble et installe la distance entre eux et les "mômes", ceux qui finalement représentent le groupe actuel et non plus sa mémoire. La troisième équipe s'est formée en septembre 82 sous l'étiquette "T jeunes". Au départ, elle était constituée uniquement de jeunes habitant là, mais au bout de quelques mois, certaines démissions, certains départs, ont obligé l'équipe à prendre des jeunes extérieurs à la cité et intégrés au groupe. L'équipe de foot, bien qu'indépendante, est affiliée à l'Union sportive d'Ivry pour pouvoir jouer en championnat et sur un terrain ; c'est la seule concession qu'elle ait faite au formalisme associatif. L'enjeu avoué par certains est de montrer aux aînés qu'ils peuvent eux aussi se prendre en charge, s'auto-organiser et gagner. L'autre est d'apporter un faire-valoir au groupe qui, après le viol collectif d'il y a quatre ans, a éclaté physiquement et a fait basculer son image dans un type de délinquance impossible à supporter pour le groupe social élargi que représente le milieu ouvrier environnant.
20Trois ans après, il s'agit pour les jeunes qui se sont retrouvés dans la cité de rompre cette image. Le foot est un moyen qui permet aux jeunes de se rassembler et de se faire accepter en tant qu'équipe, d'obtenir un local (quelques heures seulement le samedi après-midi après le match pour boire un pot, puisqu'ils sont remplacés tout de suite après par l'amicale des locataires). Il s'agit de savoir faire avec le formalisme ambiant pour exister à nouveau en tant que groupe. Roger, qui n'a pas été mêlé à cet évènement, s'est proposé comme responsable de l'équipe vis-à-vis des locataires (représentés par l'amicale) et vis-à-vis de la municipalité (représentée par un conseiller municipal habitant la cité). La relation triangulaire, pouvoir local, pouvoir politique (représenté par la cellule locale du PCF) et pouvoir familial, élabore les frontières de la norme et de l'exclusion. Le groupe, dans son histoire et son actualité, doit être analysé dans ses rapports avec ces trois formes de pouvoir.
21Dans un second temps, nous analysons le groupe à travers les relations inter-personnelles de ses membres. Chacun se situe vis-à-vis de l'autre et du groupe pris comme entité symbolique, par rapport à sa trajectoire individuelle, sa position par rapport aux normes sociétales et sa position par rapport au groupe de pairs dans lequel la place du temps est un élément structurant.
22Nous nous contentons ici de donner quelques éléments suc-cints sur leur position sociale et familiale.
23Raoul a vingt ans, il n'a pas de qualification scolaire et travaille en intérim comme manutentionnaire. Son père est veuf, retraité de la S.N.C.F. et vit encore avec quatre de ses fils dont un est toujours en prison (inculpé pour le viol).
24Pierre a vingt ans, il n'a pas de qualification scolaire, il a été manœuvre puis coursier au Crédit Lyonnais. Sa mère est veuve, retraitée ex-cantinière, elle vit avec deux de ses fils dont un est en prison (inculpé pour le viol). Pierre est sorti de prison en 82.
25Cédric a vingt-deux ans, il est étudiant en troisième année de sciences économiques qu'il n'a pas terminée. Il a abandonné et est parti faire son service militaire. Son père est agent d'ordonnancement dans une entreprise de fabrication de machines pour l'alimentation, sa mère est aide-comptable dans une société de produits alimentaires et son frère est en seconde année de D.U.T. électronique. Il joue au foot avec eux mais n'a pas d'autres relations avec le groupe.
26Luc a vingt-deux ans, il a un B.E.P. de dessin industriel, a travaillé un moment dans l'entreprise de son beau-frère et vient de quitter ce travail pour faire les marchés avec un minibus qu'il s'est acheté. Sa mère est veuve, en invalidité, elle a travaillé autrefois dans une laverie de la cité.
27Antoine a vingt-trois ans, il n'a aucune qualification scolaire ; il est chauffeur de poids lourds, il a eu son permis poids lourds et transport en commun à l'armée. Son père est en invalidité, ex-chauffeur poids lourds, sa mère est femme de service à la ville d'Ivry. Il est sorti de prison en 82.
28André a vingt-quatre ans, il a un C.A.P. de mécanique générale, il a fait un stage en hôtellerie, il a été manœuvre, il travaille actuellement dans les cantines des écoles d'Ivry. Sa mère est veuve, sans profession car elle a eu dix enfants.
29Christian a dix-huit ans, sans qualification. Il est resté huit mois en prison ; sorti en 81, il a rejoint ses parents qui sont partis pour l'Italie à la suite de cette affaire. Son père est italien d'origine mais habitait en France depuis vingt-cinq ans. Ils ont pris un café-restaurant là-bas. Christian est revenu habiter dans la cité. Après être resté un moment au chômage, il a été embauché par la municipalité comme animateur vacataire dans les écoles.
30Yvan a vingt-trois ans, il a un CAP de chauffagiste. Sorti de prison, il travaille dans la même entreprise que son père comme aide conducteur de chauffe. Son père est conducteur de chauffe, sa mère est femme de ménage dans la même société.
31Roger a vingt ans, il est sorti sans diplôme de l'école, mais il travaille actuellement au Crédit Lyonnais ; il a passé son CAP de banque et pense préparer son ВЕР. Sa mère est veuve et sans profession, en longue maladie.
COMMUNICATION ORALE
32Cette étude, je l'avais intitulée "Marginalisation et/ou intégration des jeunes en milieu ouvrier". J'ai été amenée en fait à analyser les mécanismes d'exclusion dans lesquels ils étaient pris. Au cours d'une étude précédente, j'avais laissé de côté les relations jeunes/adultes. Pourtant au cours des entretiens avec les adultes, la dénonciation des jeunes était fréquente. Ceux-ci paraissaient être les boucs émissaires d'une situation conflictuelle qui n'apparaissait pas comme telle mais qui pouvait être observable à travers la dynamique des rapports sociaux et leur articulation sur différents pouvoirs. Les jeunes au centre des discours, sont toujours ceux qui sont visibles dans la cité, au pied des escaliers. On en parle continuellement, sans que l'enquêteur pose de question sur leur présence. On les dit exigeants, fermés, individualistes, délinquants, agressifs ; "ils s'emmerdent" nous dit-on, "ils ne veulent pas de contraintes, ils détruisent les ascenseurs, ils vident les extincteurs dans les escaliers, ils restent très tard pendant la nuit, ils sont vulgaires". Quelquefois aussi ils deviennent objets de sollicitude : on ne leur a pas donné les moyens, on les a découragés. Ils ne sont pas militants parce qu'ils n'ont pas travaillé en usine et ne côtoient pas les ouvriers ; si leurs parents sont tous des ouvriers, on ne comprend cependant pas leur mentalité.
33Voilà à peu près le terrain. Maintenant, je parlerai de mon approche. Cette analyse me semble être le produit de rapports sociaux dans lesquels j'ai été moi-même impliquée. Une des caractéristiques importantes de ma position dans ces rapports a été produite par l'instabilité ou la précarité de mon statut personnel de chercheur et la discontinuité aussi de ma présence dans la cité sur une longue période de cinq ans. J'ai habité deux ans à Ivry, huit mois dans la cité à temps complet, puis six mois mais de manière intermittente. Etant donné les rapports internes à la cité, il me paraissait difficile de passer de la première enquête à la seconde, sans interruption. J'ai rencontré ce groupe directement sans intermédiaires institutionnels dans la mesure où je les savais hors du champ municipal, et opposés totalement à celui-ci et à ses mandants, qu'ils soient représentants politiques, représentants d'associations de loisirs ou tout autres. Si je lie donc la précarité de mon propre statut et la discontinuité de ma présence sur le terrain, c'est qu'elles m'ont amenée à construire mon objet de manière dichotomique.
34Dans la seconde enquête, la question de mon rattachement à un organisme neutre m'a été posée immédiatement, afin qu'on soit certain que je ne travaille ni pour le PCE, ni pour la municipalité, ni pour la police ! J'ai dit que je travaillais pour le ministère de la Culture. Si cette réponse a été le point de départ d'une relation possible, elle n'a pas été suffisante pour dissiper une suspicion exprimée sans arrêt par des plaisanteries diverses lors des entretiens. Le passage de l'entretien collectif accepté au début, à l'entretien individuel accepté longtemps après, a marqué également un pas dans l'observation enquêteur/enquêté, observation réciproque. L'entretien collectif me paraît être une sorte de probatoire de l'observateur observé. D'autre part, mon appartenance au sexe féminin, donc faible dans la représentation des rapports hommes/femmes, a facilité je pense mes premiers contacts dans la mesure où le rapport dominant/dominé institué par l'enquête a été atténué. Enfin, le rapport inter-individuel construit autour de discussions tenues totalement hors de leurs propos habituels entre garçons, se situait donc très bien dans la représentation des rapports hommes/femmes.
DISCUSSION
35ELIZABETH FLEURY : Puis-je poser une question naïve ?
36Vous parlez des jeunes, et seulement des garçons. Où sont les filles parmi ces jeunes ?
37ANNIE MAGUER : Les filles ne sont pas. là. Le groupe, depuis qu'il existe, n'a jamais donné leur image, il y a toute une stratégie d'évitement de la part des filles de la cité. Elles vont à l'extérieur, c'est-à-dire dans d'autres cités pour avoir des relations avec d'autres garçons, et les garçons vont aussi chercher des filles ailleurs.
38FRANCOISE CRIBIER : Votre papier m'a beaucoup intéressée, et notamment ces portraits que vous faites en trois lignes. On voit de qui il s'agit. Mais vous dites : ces jeunes sont rejetés dans la délinquance et ils sont coupés de la jeunesse ouvrière. C'est quoi la jeunesse ouvrière, de seize à vingt ans, à Ivry aujourd'hui ?
39ANNIE MAGUER : Ils font évidemment partie de cette jeunesse ouvrière, mais quand je dis qu'ils ont été rejetés, je fais allusion au viol collectif ; c'est-à-dire qu'à partir de cet évènement, il y a eu des prises de position publiques du parti communiste, de la cellule locale, avec distribution de tracts à tous les locataires. Lors des assemblées générales de ces derniers, on a essayé de séparer ces jeunes de la jeunesse ouvrière pour que l'image de celle-ci ne soit pas ternie par une délinquance totalement insupportable. Le viol individuel, le vol, le casse, etc., sont plus facilement acceptés, sans être tolérés, que le viol collectif jugé complètement inadmissible.
40GERARD ALTHABE : Je crois que sur la place de ce groupe de jeunes, parmi les autres jeunes, la question de Françoise Cribier pose un problème assez fondamental, celui des transformations de la population de cette cité. A partir du noyau de gens installés au début des années 50, leurs enfants y ont, par héritage en quelque sorte, obtenu des logements. Et les enfants d'ouvriers membres du parti communiste, en fait, ne sont pas pour la plupart nécessairement des ouvriers ; ils peuvent être des employés, appartenir à d'autres couches sociales. Lorsque Annie Maguer dit : il y a coupure avec la classe ouvrière, avec la jeunesse ouvrière, cela se joue en réalité au niveau de l'idéologie et de l'imaginaire ; autrement dit, il y a une coupure par rapport à l'image que les associations, le PC et les parents se font de la jeunesse ouvrière. Mais cette image ne correspond pas nécessairement à ce qu'est la jeunesse dans cette cité.
41ANNIE MAGUER : Ce sont les jeunesses communistes qui représentent symboliquement cette jeunesse ouvrière. Il y a à peu près aujourd'hui à Ivry environ 300 militants, alors que dans les années 70 et 75 ils étaient de 1.000 à 1.200.
42GERARD ALTHABE : Il y a un décalage de plus en plus grand entre les images véhiculées par le milieu du parti communiste et la réalité sociale de ces villes. D'ailleurs, cela se traduit électoralement par un recul massif.
43DANIEL TERROLLE : J'avoue avoir été surpris par ce texte où l'on ne trouve pas d'exemple sur lequel on puisse s'appuyer ; au contraire, il se structure sur la base d'une catégorie quasiment préfabriquée relative à une classe ouvrière dont on ne sait pas par rapport à quoi on l'a définie ni d'où elle vient. On parle de champ social, on parle de norme sociétale, de la même façon. Cela me gêne parce que je n'arrive pas à saisir l'objet ou le type de démarche choisi dans ce type de travail. Travaille-t-on sur l'écume des représentations ? Mais la réflexion et la démarche de l'ethnologue ne sont-elles pas d'aller au-delà des représentations et de montrer en quoi elles peuvent différer de la réalité ? Je n'arrive pas à savoir si les catégories que vous utilisez sont définies par rapport à votre expérience du terrain, si elles se différencient de ce que j'appellerai l'idéologie dominante ou si vous les reprenez à votre compte telles que l'idéologie dominante les définit.
44JACQUES GUTWIRTH ; Je suis content que dans votre exposé vous ayez abordé le problème de l'enquête, mais je dois dire que je suis un peu d'accord avec les critiques de Terrolle : il faut aller un peu plus au fond, et surtout distinguer entre la vision des intéressés, et celle de la municipalité ! Et là, très souvent, je n'ai pas eu le sentiment de très bien savoir où je me trouvais. Lorsque vous dites : "l'équipe de foot s'est affiliée... c'est la seule concession qu'elle ait faite au formalisme associatif", je ne vois pas très bien ce que vous entendez par formalisme associatif, il faut vous expliquer. Et puis, on ne sait pas qui parle, si c'est vous ou les observés. De même par événement paroxystique, le viol collectif, je ne vois pas très bien non plus ce que vous voulez dire. Il faudrait être plus ethnographique, plus détaillé et réfléchir à partir de là. On a une sorte de mélange de genres qui me paraît quand même un peu risqué.
45MICHEL BURNIER : Effectivement, si on se place sur le terrain ethnologique strict, il n'y a pas là tous les éléments d'une analyse de structure, mais je crois intéressant, en soi, d'effectuer une étude des représentations des acteurs sociaux dans la mesure où l'on a affaire à des enjeux sociaux, économiques et politiques, que l'ethnologie classique - qui se préoccupe plus des structures cachées, des sens fondamentaux - bien souvent ne privilégie pas. L'étude des structures sociales est une chose nécessaire mais ce n'est pas forcément ce qui permet toujours de comprendre des enjeux sociétaux. Et pour donner un exemple de l'intérêt de ce travail, il me semble nécessaire d'analyser en quoi la transformation d'un groupe social précis manifeste la crise d'une certaine représentation de classe sociale, en l'occurrence de la classe ouvrière. La classe ouvrière, c'est avant tout une conscience ouvrière et une représentation de classe, et la disparition progressive de cette classe telle qu'elle est personnifiée en particulier par le PCF et la CGT est précisément une des manifestations les plus intéressantes de l'affaiblissement d'une certaine idéologie. Je crois que les critiques qui ont été faites sont un petit peu déplacées. L'objet n'est pas ici à proprement parler 1'analyse du fonctionnement d'un groupe social par rapport à une classe sociale, mais le problème de l'identité de ce groupe social, des enjeux que cela représente, et de la crise de la classe ouvrière.
46J'ai l'impression qu'implicitement le discours sur les jeunes, est en fait un discours sur la cité, problème que l'on rencontre souvent sur le terrain ! Lorsqu'on parle du groupe des jeunes qui sert de référence et qui est le plus valorisé, celui des années 60-70, celui où les associations marchaient à fond dans la cité, lorsque le parti communiste était en ascension du point de vue électoral, je me demande si ce n'est pas plutôt à la cité qu'on se réfère, une cité qui fonctionnait bien ; le groupe des jeunes n'est finalement qu'un prétexte.
47ROGER CORNU : Je ferai une remarque à partir des petites biographies condensées. Les caractéristiques présentées posent la question de l'articulation entre les structures sociales et les représentations. Parce que plus des deux tiers des jeunes dont on parle se trouvent dans des familles d'un seul parent (l'autre parent étant mort) ; s'il y a les deux, il y en a un en invalidité. De plus, ce ne sont pas des familles typiquement ouvrières. On ne peut les présenter comme le noyau de la classe ouvrière. Donc, je serai tenté de dire qu'il y a quelque chose qui me manque : j'aimerais avoir plus d'information sur la présentation des familles ouvrières. Est-ce qu'il n'y a pas par rapport aux normes de vies ouvrières justement un décalage avec la population en cause ici. A ce moment-là, le rejet renvoie à toute une série de questions sur des transitions possibles entre le rejet des jeunes, ou le rejet des jeunes via des familles qui déjà, ne correspondent pas aux normes ?
48JACQUES GUTWIRTH : Je voudrais revenir sur le problème qu'a évoqué Burnier. Je me considère comme un ethnologue classique et lorsque je travaille sur les juifs messianiques à Los Angeles, je travaille sur les représentations et les enjeux sociaux, politiques et sur l'idéologie. C'est très intéressant. Mais pour en parler bien, il faut constituer des dossiers remplis de faits, des dossiers ethnographiques. Justement ce que nous devons apporter à mon sens, ce sont des dossiers, sinon, ça devient trop bavard.
49LAURENT MARTY : Il y a un problème dans l'objet de l'étude, c'est qu'il est à la frontière de deux réalités très délicates : la jeunesse et la classe ouvrière. La jeunesse, c'est vraiment quelque chose qui est en train de se former. Et la classe ouvrière, c'est tout ce qui est en train de se dégrader ou de bouger complètement, au niveau des structures sociales et au niveau des représentations de groupe. Alors je trouve normal qu'on lance des hypothèses (des pistes ?) et que ce ne soit pas forcément très strict.
50FRANCOISE CRIBIER : Pour reprendre ce que dit Laurent Marty, parmi les pistes il y en a une qu'on devine, c'est cette idée que ces jeunes sont souvent les derniers de familles nombreuses. Ce serait passionnant de comparer, on voit bien dans votre texte que vous en avez eu l'idée, ces jeunes qui cherchent à s'insérer en 1980 dans ce qu'est devenue une banlieue parisienne en proie à une désindustrialisation comme on n'en a jamais vu historiquement, avec des aînés qui avaient dix ans de plus et qui, eux, se sont insérés parce qu'en 1972 le marché du travail n'était pas le même. Et puis, il y a aussi ce qui se passe au sein de la famille, il y a eu un changement social dans l'éducation ; je crois d'ailleurs que les ménages à un seul parent ont toujours été très nombreux dans la classe ouvrière. Ces ménages-là n'ont pas élevé leurs aînés comme ils ont élevé les plus jeunes parce qu'il y a eu dix ans de changement social entre eux. Cette piste-là est très intéressante dans votre travail.
51JEAN METRAL : Nous sommes confrontés dans notre travail à Givors à des types de problèmes que vous avez évoqués.
52Nous essayons de travailler en parallèle avec des historiens. L'ethnologue a la charge à travers le type de document qu'il recueille - des discours de l'observation in situ - du discours au présent sur le passé ; il essaye de mettre en relation ces représentations avec l'histoire des jeunes dans le quartier, leur accession à une légitimité ou la transgression par rapport à une légitimité précédente, et l'histoire du quartier lui-même. On souhaite que soit prise la bonne distance ethnologique par rapport à un objet bien construit, que soit bien dissocié le point de vue émic du point de vue éthic, c'est une vieille règle de l'ethnologie... Mais quand on est plongé dans une enquête je dois reconnaître qu'on est souvent submergé par les différents points de vue ! De plus, en cours d'enquête il est toujours difficile de bien attribuer à chaque dossier, à chaque classement, la parole de l'un, la parole de l'autre ; il est facile d'être un tout petit peu perdu !
53ALAIN MOREL : Il y a quelque chose que je me représente mal, c'est la façon dont le groupe se reproduit. C'est un groupe que l'on suit à travers trois générations, et auquel est conférée une certaine permanence au niveau des représentations, comment le groupe perdure-t-il concrètement ?
54ANNIE MAGUER : Ce groupe était composé des aîné des familles de six à douze enfants ; actuellement il est formé, dans sa grosse majorité, des cadets de ces mêmes familles qui sont restées dans la cité, ont gardé les mêmes appartements. Cela est lié à une énorme diminution de la population dans la cité. Pour répondre plus globalement à l'ensemble des questions, je pense qu'en effet il manque encore beaucoup d'informations. La cité dans laquelle j'ai travaillé a un caractère particulier dans l'histoire d'Ivry ; il me manque donc des points de référence, des points de comparaison avec d'autres analyses effectuées dans d'autres cités habitées par des couples de jeunes ouvriers mais qui ne soient pas autant marqués par cette histoire très locale d'Ivry, qui ne soient pas autant en relation avec ce passé. En fait, mon étude se situe dans le contexte d'un tissu social qui s'est anciennement constitué et je n'ai pas analysé en fait les transformations, les changements dus à une population nouvellement arrivée.
55JEAN METRAL : La question était de savoir si vous pensiez, pour produire les interprétations, qu'il fallait en passer par là, ou si vous pouviez en faire l'économie dans le choix méthodologique que vous avez retenu ?
56ANNIE MAGUER : Actuellement, un sociologue, Lochkine, travaille justement sur les transformations de la classe ouvrière à Ivry. On pourra disposer de références relatives à toute la classe ouvrière, ce qui me permettra de replacer mon étude dans un cadre plus large.
57ROGER CORNU : J'aimerais revenir au début de la discussion : dans cette communication sur ce quartier d'Ivry est abordé un problème qui me semble central pour la définition d'un objet et son analyse. Trois questions peuvent être retenues. D'abord, le problème du rang de ces jeunes dans la famille, et la transformation progressive d'un groupe par vieillissement puisque l'on passe, de groupes menés par des aînés à des groupes composés par les benjamins. Derrière cela, il y a l'évolution de la famille, de sa transformation, de sa dégradation même, au cours des générations. Le deuxième problème soulevé par Françoise Cribier, et lié à celui-là, est celui de la désindustrialisation et de la transformation progressive de cette cité. Il y en a un troisième relatif aux pouvoirs dont parle Annie Maguer et qui se pose lorsqu'on passe des structures sociales aux représentations. Je me suis aperçu dans les cités minières, où j'ai travaillé, que ceux qui détenaient le pouvoir municipal étaient en fait des chefs de famille qui avaient connu les villages miniers à l'époque où effectivement ils étaient miniers, et qui continuaient à les gérer comme s'ils l'étaient toujours. En conséquence, il n'y avait pas d'adéquation entre les représentations imposées par le pouvoir local et celles des jeunes, ce qui entraînait des conflits.
58CHRISTIANE VIENNE : J'aimerais poser une question d'ordre épistémologique et méthodologique. On a parlé du parallélisme et du décalage entre les représentations et la réalité, et on a comparé ethnologie et histoire. Je me demande à partir de quoi on construit l'histoire ? Est-ce qu'on ne la construit pas, de toute façon, à partir de représentations, sur le discours et sur l'histoire ; toute histoire racontée est aussi une représentation. Qu'est-ce qui a un statut de réalité, qu'est-ce qui a un statut d'histoire réelle par rapport à une représentation, à une image ? A partir de quoi peut-on dire que ça, c'est de l'histoire, et ça, c'est une représentation ?
59JEAN-YVES PETITEAU : Dans le texte, le viol revient toujours comme moment de rupture, comme moment-clé, moment d'une différenciation nommée comme exclusion. Je me demande pourquoi ce viol qui est quelque chose de fondamental comme rupture historique précisément, marquerait pour les uns et pour les autres un traumatisme. Je me demande si c'est un levier qui peut être réanalysé comme autre chose simplement qu'un traumatisme : un évènement qui a du sens, qui redistribue les interlocuteurs, ou qui trouble les gens qui se réfèrent à des institutions. Et je me demande ce qu'on peut faire de ce genre d'évènement capital.
60ANNIE MAGUER : En fait, il a donné du sens à ce qu'on n'exprimait pas vraiment mais qui était dans les rapports entre les jeunes et les locataires, et les représentants aussi des locataires. Il a donné du sens dans la mesure où il a fait éclater, à ce moment très précis, des discours publics. On a l'impression que cela a permis aux différents partis de dire un certain nombre de choses.
Notes de bas de page
1 La cité M.T. à Ivry-sur-Seine dans le Val de Marne.
2 Réélection de la liste d'union de la gauche en mars 1983 avec 77,3 % des suffrages exprimés.
3 Depuis 1925 deux maires se sont succédés à Ivry :
Georges Marrane 1925-1965 et Jacques Laloe, maire actuel.
4 Extrait du procès-verbal de la réunion constitutive du 12.12.64.
5 Service municipal de la jeunesse : organisation des vacances des adolescents de 12 à 16 ans, action envers les jeunes conscrits, envers les jeunes sans emploi, réinsertion sociale et professionnelle (liée au plan Rigout).
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