Guerre et patrimoine
L’« Exposition des œuvres d’art mutilées » de 1916
p. 119-145
Texte intégral
1Le patrimoine culturel est généralement une des victimes les plus déplorées des guerres et des conflits armés, à côté des êtres humains avec lesquels il partage la vulnérabilité et l’insubstituabilité. La nature des rapports entre guerre et patrimoine culturel est profondément marquée par la destruction, le déplacement, la spoliation et la perte ; plus encore, ces rapports sont inhérents à l’émergence même de la notion de « monument historique », précurseur de celle de « patrimoine », qui serait, selon l’historiographie française, une réaction à la destruction (Heinich 2009). Un certain rapport dialectique s’est installé depuis, qui peut se résumer de manière très grossière à la formule suivante : « Plus le patrimoine est menacé de destruction, plus sa valeur augmente. » Si ce que l’on appelle « conscience patrimoniale » apparaît et s’amplifie au cours du xxe siècle, c’est certainement le traumatisme collectif provoqué par les conséquences de la Première Guerre mondiale, cette première guerre « technologique », qui a été à l’origine d’une nouvelle prise de conscience de la valeur identitaire du patrimoine artistique dans les pays belligérants. Elle s’expliquerait par l’expérience de la perte des objets, synonyme de la propre vulnérabilité des civilisations qui « s’éprouvent concrètement mortelles, notamment dans la définition de leur héritage » (Poulot 2001 : 141). Dès lors, il peut paraître paradoxal que les belligérants aient aussi massivement montré en images, et dans une moindre mesure, exposé publiquement leurs monuments et œuvres d’art détruits, endommagés ou perdus, autant de symboles de leurs propres faiblesses, même si le but de ces opérations est de dénoncer la brutalité de l’ennemi ou de vanter ses propres vertus en matière de protection du patrimoine. En effet, les nations en guerre ont largement instrumentalisé leur patrimoine respectif – qu’il soit détruit, endommagé, disparu, retrouvé ou resté intact – pour accroître l’effort de guerre et la cohésion nationale, en exploitant notamment – intentionnellement ou non – sa charge émotionnelle. Afin d’émouvoir les foules et d’attiser la haine de l’ennemi, le patrimoine architectural et artistique est mis en scène dans la presse, dans les supports de la propagande visuelle, et, dans une mesure plus restreinte, dans des expositions.
2Si patrimoine et émotion semblent indissociablement liés dans une situation historique marquée par l’exacerbation de tous les sentiments identitaires, peut-on pour autant parler d’« émotions patrimoniales » telles qu’elles ont été décrites et analysées par Daniel Fabre et par d’autres chercheurs participant au séminaire du même nom ? Peut-on historiciser les « émotions patrimoniales » et appliquer au cas spécifique du « patrimoine en guerre » les grilles de lecture proposées par Nathalie Heinich (2009) à partir de cas récents d’expression émotionnelle collective en faveur d’un objet patrimonial ? Rappelons brièvement ce qu’on entend par « émotions patrimoniales » : une mobilisation collective en faveur d’un patrimoine, la plupart du temps pour son maintien à l’identique, et qui est nourrie par différents types d’émotions ; la diffusion de la mobilisation qui devient une « affaire » avec des victimes, des accusateurs, des accusés et des juges (Heinich 2009 : 63-72).
3Selon la conception qu’expose Aloïs Riegl dans Le Culte moderne du monument, c’est la valeur d’ancienneté (Alterswert) du monument qui est susceptible d’émouvoir le spectateur, en ce qu’elle est non pas attachée à l’état originel du monument, mais « à la représentation du temps écoulé depuis sa création, qui se trahit à nos yeux par les marques de son âge » (Rautenberg 2008 : 11-12). Ainsi, le monument devenu « substrat sensible » produit sur le public l’« impression diffuse » du « cycle du devenir et de la mort » (ibid.). Pour Daniel Fabre, c’est justement la valeur d’ancienneté qui est primordiale lorsqu’on veut comprendre le mouvement moderne de démocratisation du sentiment patrimonial : elle est, selon lui, « exaltée par la reconnaissance des foules et la multiplication des images » (Fabre 2000 : 204). Ce qui la distinguerait nettement des deux autres valeurs, qui sont, rappelons-le, la valeur historique (historischer ou kunsthistorischer Wert) et la valeur de remémoration intentionnelle (ou valeur de mémoire, Erinnerungswert), serait son ancrage du côté de la réception par un public de profanes au sein de la société civile, à l’inverse des concepteurs du patrimoine, c’est-à-dire les historiens, les experts et les administrateurs. On peut alors se demander si les cas d’instrumentalisation du « patrimoine en guerre » et de sa charge émotionnelle – la plupart du temps à l’initiative des autorités publiques avec l’aide des experts dans un but de propagande et de manipulation de l’opinion – rentrent dans cette catégorie d’objets analysés que sont les « émotions patrimoniales » et, sinon, ce qui les en différencie.
Exposer le « patrimoine en guerre »
4L’un des moyens d’instrumentalisation qui s’offre aux contemporains est l’exposition publique de ce patrimoine : outre des expositions photographiques, plusieurs expositions d’œuvres d’art et d’objets soit endommagés par les opérations de guerre soit retrouvés intacts ont ainsi été organisées pendant et après la guerre. Le 24 novembre 1916 est inaugurée au musée du Petit Palais, à Paris, une « Exposition d’œuvres d’art mutilées ou provenant des régions dévastées par l’ennemi1 » (intitulée aussi « Exposition des œuvres d’art évacuées de la zone des armées »). Ce n’était pas la première manifestation de ce genre : elle était précédée d’une exposition similaire mais probablement moins ambitieuse montrant des objets et des œuvres d’art en provenance de Belgique, intitulée « Exposition d’œuvres d’art et d’objets précieux sauvés en Belgique dans la région de l’Yser2 ». Une exposition de propagande itinérante sur le « vandalisme allemand », organisée par le Service de l’information à l’étranger des Affaires étrangères aurait eu lieu à New York vers 1917 ou 1918, puis à Buenos Aires en Argentine et à Santiago du Chili (Harlaut 2008 : 63). Mais les précisions manquent à son sujet, au-delà du fait que certains objets présentés dans l’exposition parisienne de 1916 ont par la suite été expédiés aux États-Unis pour y figurer. Une autre exposition du même genre était prévue à l’Académie de France à Rome (villa Médicis). Des objets montrés à Paris devaient y être envoyés, mais là encore les informations n’ont pu être trouvées. La France et ses alliés étant convaincus du caractère volontaire de ces destructions commises par les troupes allemandes et autrichiennes, l’objectif affiché de ces manifestations est de dénoncer le présumé « vandalisme allemand » et d’attiser la haine de l’ennemi. Elles s’inscrivent donc pleinement dans ce qu’on appelle la « culture de guerre ». Mais il s’agit également de susciter l’émotion – celle des Parisiens, celle d’un public américain ou italien – ainsi que leur empathie envers les régions ou les pays éprouvés par les opérations de guerre, en l’occurrence les villes et villages « martyrs » de la Belgique, du nord et de l’est de la France. Les objets sont en effet censés évoquer « les édifices détruits, les cités presque anéanties, les villages incendiés » dont ils sont les représentants (Exposition 1916 : 7-8). L’exposition parisienne de 1916 en particulier doit être vue comme un trait d’union entre le front et l’arrière, entre le vécu des combattants et celui de leurs familles. En outre, les expositions parisiennes ont un objectif qui ne doit pas être sous-estimé même s’il apparaît plutôt comme un effet : il s’agit de sauver des œuvres patrimoniales des décombres, de les mettre à l’abri et de les conserver. Le but est aussi d’informer le public sur ces activités de sauvegarde et d’en établir une documentation photographique3.
L’« Exposition d’œuvres d’art mutilées » de 1916
5Selon les informations fournies par le catalogue, le préfet de la Seine Marcel Delanney aurait été saisi de la demande du quotidien Le Journal d’organiser dans les salles du palais des Beaux-Arts (ou musée du Petit Palais) une exposition d’objets d’art « mutilés » en provenance des zones de guerre. Sans en savoir davantage, on peut penser que le sénateur de la Meuse, Charles Humbert4 (1866-1927), nouveau propriétaire du Journal – à l’époque un des quatre plus grands quotidiens français, d’obédience conservatrice et nationaliste –, est à l’origine de l’initiative : le département de la Meuse est l’un des principaux théâtres de la guerre en cours. D’ailleurs, un nombre important d’artefacts exposés provient de localités situées dans la Meuse, en premier lieu de Verdun et de ses environs. Après approbation du projet par le conseil municipal, son exécution est confiée au directeur des Beaux-Arts et des musées de la Ville de Paris, ainsi qu’au conservateur du musée du Petit Palais, l’historien et critique d’art Henry Lapauze (1867-1925) et à son attaché, Adrien Fauchier-Magnan. L’État, en la personne du sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts, apporte son soutien au projet, dont le comité de patronage est composé d’un grand nombre de personnalités issues du monde politique et artistique parisien, parmi lesquels les sculpteurs Auguste Rodin et Albert Bartholomé, l’Inspecteur général des musées Arsène Alexandre et plusieurs conservateurs de musées parisiens. Figurent également au comité des responsables locaux, en l’occurrence les maires des communes dont les objets sont présentés dans l’exposition. Le projet jouit donc d’un solide ancrage dans la société civile, incluant plusieurs échelles (nationale, régionale, départementale, locale) et plusieurs milieux (artistique, muséal, politique).
6Comment le choix des objets s’est-il effectué, selon quels critères et par qui ? Il est très difficile, aujourd’hui, au vu des documents dont nous disposons, de retracer la manière dont les objets sont d’abord repérés, puis sélectionnés. Certes, un spécialiste du patrimoine, l’Inspecteur général des monuments historiques Paul Ginisty, est chargé de recueillir « sur les diverses parties du front », les objets « destinés à être exposés » (Exposition 1916). Mais il est difficile d’imaginer qu’il agit seul, vu l’étendue du territoire, les difficultés de circulation et de communication, et l’état de certains sites susceptibles d’abriter des objets de valeur artistique ou historique. Quelques correspondances, et parfois les textes du catalogue, permettent de reconstituer des chaînes d’interaction qui ont abouti au choix des objets. En voici deux exemples : le conservateur du musée de Châlons-sur-Marne (aujourd’hui Châlons-en-Champagne) apprend en janvier 1916 l’endommagement d’une pietà en pierre peinte du xvie siècle, monument classé désormais enfoui sous les décombres de l’église de Souain (Marne) – église dont les ruines seront d’ailleurs immortalisées par Félix Vallotton en 19175. Le conservateur du musée demande au général Couraud de l’extraire des ruines. Elle est ensuite transportée au musée de Châlons où Henry Lapauze, le commissaire d’exposition, la choisit pour figurer au Petit Palais6. Nous apprenons également, par les archives de l’exposition, qu’un certain capitaine Outardel du 324e régiment d’infanterie, membre de la Société française d’archéologie, a été chargé de rechercher dans les décombres du château et de la chapelle de Tilloloy7, dans la Somme, des statues et des dalles funéraires du xvie siècle, et d’en envoyer des photos à Henry Lapauze afin qu’il décide de leur sélection. Un certain nombre d’objets, le plus souvent des statues d’auteurs anonymes, sont extraits des décombres par des militaires tout aussi anonymes. Mais l’intentionnalité de l’exposition guide également le choix d’objets opéré par certaines municipalités, parmi lesquelles celles d’Arras, de Verdun, de Reims et de Nancy, qui envoient des lots entiers d’artefacts à la capitale. Ainsi, le conservateur de la bibliothèque municipale de Verdun écrit-il au conservateur du Petit Palais : « Notre lot, tel qu’il est, fera, je crois, bonne figure et frappera, selon vos intentions, à la fois les yeux et l’imagination du public8. »

La chapelle du château de Tilloloy (Somme), 1914-1915. Au fond, les statues funèbres des trois frères Maximilien, Charles et Abdéas (ou Aldias) de Sayecourt (ou Soyécourt), xvie siècle (carte postale conservée au musée du Petit Palais, centre de ressources documentaires).
De l’œuvre d’art à la relique : une typologie
7Quels types d’objets sont-ils donc jugés représentatifs ? Comme le titre de l’exposition l’indique, le dénominateur commun des objets présentés est leur provenance de la zone des opérations de guerre, et l’empreinte qu’elles ont laissée sous forme de détériorations de tout genre, allant du simple trou d’obus ou de traces de feu à la perte quasi totale de l’objet dont il ne subsiste qu’un infime fragment. Quelques œuvres d’art et objets intacts, « opportunément sauvés », font néanmoins partie du corpus, comme le tableau de Pierre Paul Rubens, L’Adoration des Bergers de la cathédrale de Soissons (Exposition 1916 : n° 73). Dans ce cas, des photographies documentaires de la localité d’où proviennent les objets sont censées rappeler « qu’ils arrivent de points de notre territoire sur lesquels se sont étendus tous les maux de la guerre, telle que l’ont conçue et réalisée les Allemands » (ibid. : 8). Peu d’œuvres d’art autonomes et créées comme telles figurent dans l’exposition, comme par exemple la statue en bronze représentant Saint Jean-Baptiste enfant par Paul Dubois (1829-1905), de l’église du château de Gerbéviller9 et qui porte des traces de feu (ibid. : n° 246). Les monuments classés avant la guerre sont également rares : les stalles et boiseries du chœur de la cathédrale Notre-Dame-de-l’Assomption de Verdun, réalisées en 1760 par le maître menuisier Lacour, de Toul, d’après des dessins du chanoine de Plaine vers 1758, avaient été classées monument historique au titre d’objet en 190410. Elles avaient été retirées à temps de leur emplacement initial et reconstituées dans une salle entière du Petit Palais (ibid. : n° 197). La majorité des objets exposés, n’appartenant donc ni aux œuvres d’art, ni aux monuments historiques classés, peuvent être divisés en deux catégories : il s’agit premièrement d’éléments de décor ayant été intégrés auparavant dans un édifice religieux (église, cathédrale ou abbaye) ou séculier (hôtel de ville, beffroi ou château). C’est le cas notamment des nombreuses statues de Vierge à l’enfant, de facture anonyme, découvertes dans les décombres d’une église de village, comme la Vierge à l’enfant de l’église de Curlu, dans la Somme (ibid. : n° 58), sans tête ni bras, alors que l’enfant est intact. Font partie de cette catégorie, pour citer des exemples du domaine profane, des bustes décapités du palais Saint-Vaast à Arras ou des sculptures en terre cuite du château de Vic-sur-Oise représentant des personnages de la mythologie grecque. Certains d’entre eux appartiennent également à la deuxième catégorie, celle que nous appellerons des « reliques sécularisées » lorsqu’elles sont les seuls vestiges d’un monument détruit, comme par exemple les fragments de boiseries du réfectoire des moines de Saint-Vaast, brûlées en mars 1916 (ibid. : n° 13). En effet, même un objet « ayant appartenu à une personne anonyme, que l’on ne connaît pas, que l’on n’admire pas » peut devenir relique, comparable à une pièce archéologique, à qui seul le temps écoulé confère « sa rareté, donc sa grandeur – grandeur qu’atteste l’émotion ressentie face à l’objet qui porte témoignage de ce que quelqu’un, il y a très longtemps, exista » (Heinich 1993 : 30). Dans le cas des monuments détruits, les personnes auxquelles ont appartenu les objets-reliques sont la plupart du temps anonymes, comme le prêtre, les moines, les habitants d’un village détruit – si elles ne sont pas imaginaires ou abstraites. Si l’on considère que la guerre est un accélérateur du temps, la même émotion face à la rareté a pu être ressentie par les visiteurs de l’exposition de 1916 devant ces objets dont certains ont été déterrés des paysages ruinés par la guerre tels des tessons préhistoriques. La catégorie des « reliques » comporte également des objets dénués de tout contexte architectural ou artistique, comme les battants de cloche seuls reliquats d’une église détruite, des enseignes de restaurant comme celle qui orne la couverture du catalogue11, des missels percés d’obus, ainsi que de la cathédrale de Reims une « larme de plomb » (ibid. : n° 150), dont le matériau et la forme résument à eux seuls le drame de la destruction de sa toiture, fondue lors de l’incendie.

Stalles et boiseries du chœur de la cathédrale Notre-Dame-de-l’Assomption de Verdun (1760), reconstituées au musée du Petit Palais à l’occasion de l’« Exposition des œuvres d’art mutilées ou provenant des régions dévastées par l’ennemi », 1916-1917 (photo musée d’Histoire contemporaine – bdic).

Vierge et Enfant de l’église de Curlu, dans l’exposition du Petit Palais, 1916-1917 (photo musée d’Histoire contemporaine – bdic).

Buste décapité, provenant du palais Saint-Vaast à Arras, dans l’exposition du Petit Palais, 1916-1917 (photo musée d’Histoire contemporaine – bdic).

Sculptures en terre cuite du château de Vic-sur-Oise représentant des personnages de la mythologie grecque dans l’exposition du Petit Palais, 1916-1917 (photo musée d’Histoire contemporaine – bdic).
La représentation des corps
8Qu’il s’agisse d’œuvres d’art, intactes ou détériorées, d’éléments de décor patrimonialisés ou de « reliques sécularisées », c’est la représentation des corps ou des fragments de corps qui suscite les émotions les plus intenses, à en juger par les commentaires des contemporains (La Chronique des arts 1916 ; Lavedan 1916a, 1916b ; Mauclair 1917). Les instigateurs de ces expositions ont en effet saisi la force du langage des sculptures aux traits humains, « des corps immobiles et pourtant si animés » (Lavedan 1916a), dont la beauté est rendue plus émouvante par les mutilations ou les fragmentations. On connaît le mélange de fascination et d’effroi qu’exercent sur les contemporains les ruines de tout genre – des photographies, des dessins ou des tableaux abondent en effet dans tous les pays en guerre. Les motifs issus de la culture chrétienne, comme les calvaires, les croix, les églises, les vierges, plus ou moins détériorés, sont également très prisés par les soldats photographes amateurs. Ceci non seulement pour des raisons esthétiques, mais aussi parce qu’au-delà de leur sens religieux, ils sont susceptibles d’être investis d’un sens nouveau comme celui de la survivance et de la croyance (Derwitz 1994 : 173-174). Le même glissement de sens, du religieux vers le sacré, se produit dans l’exposition de 1916 lorsqu’il s’agit de sculptures créées initialement pour un contexte religieux. Celles-ci – dont certaines deviendront des icônes – ont subi un processus de réification en raison de leur endommagement qui les a réduites à l’état d’objet, mais elles sont investies de nouvelles significations extra-matérielles comme le sacrifice pour la patrie et la haine de l’autre. L’impossibilité pour les contemporains, à la fois témoins et acteurs du conflit, de représenter la mort, conduit à la multiplication des représentations des atrocités allemandes, mais « loin d’être des œuvres de bourrage de crâne ou de refoulement de la réalité de la mort, elles sont presque l’unique moyen de représenter l’exacerbation du conflit, en mettant en accusation la « barbarie allemande » » (Audoin-Rouzeau & Becker 2000 : 221). D’où, dans le cas de l’exposition de 1916, l’hypothèse que les sculptures mutilées se substituent en quelque sorte aux morts qu’on ne peut représenter. Henri Lavedan (1916a), auteur d’un article illustré sur l’exposition, demande en effet aux lecteurs en arrière du front, a priori à l’abri des hostilités, d’accepter « ces blessures, les seules que sont admis à recevoir ceux qui ne risquent rien ». Cependant, en ce qui concerne la presse illustrée française, on ne peut parler de non-représentativité systématique de morts ou de blessés de son propre camp (Beurrier 2001 : 63-69). Ceci à la différence d’autres fronts, comme par exemple le front italien, où la mort des siens n’est montrée que pour dénoncer la brutalité de l’ennemi ; alors que ses propres morts sont beaux, ceux de l’ennemi sont laids, sans identité, mutilés, mélangés à la terre (Holzer 2007 : 287-288). Certes, en France aussi, les blessés et les morts qui apparaissent dès le début des hostilités sont d’abord ceux des autres. Mais très rapidement, la mort des siens est montrée : images de blessés, de membres sectionnés, de détails anatomiques présentant à la fois les progrès de la médecine et les dégâts sur les corps provoqués par l’armement moderne. Puis apparaissent des cadavres dans leur intégrité, désignés comme français par la légende, mais non reconnaissables et n’exprimant que peu d’émotions si ce n’est l’héroïsme des combattants. Avec l’entrée dans la phase de la guerre des tranchées, en 1915, la perception de la mort se transforme : c’est la fin de la mort héroïque, et le début de la mort collective et anonyme. Les représentations de la mort deviennent rares dans la presse illustrée française à partir de fin 1916 (Beurrier 2001 : 66), date à laquelle l’exposition ouvre ses portes. S’agit-il là d’une simple coïncidence ? Quels liens peut-on établir entre ces images, photographiques pour la plupart, et l’iconographie de l’exposition au Petit Palais, à la fois en ce qui concerne leur conception et leur réception ? Comme nous venons de le voir, l’évocation de la mort en montrant des corps démembrés ou des fragments de corps n’est donc pas complètement étrangère aux habitudes visuelles du public. La suggestion de la mort par l’image d’une croix, d’une tombe rappelant la mort des siens, est également un procédé répandu dans la presse illustrée. Ce qui différencie l’iconographie de l’exposition de celle de la presse, c’est surtout l’effet émotionnel immédiat qu’elle suscite grâce à la visibilité des visages, représentant des hommes, femmes et enfants, et le contact direct et rapproché que le public peut avoir avec ces objets originaux en trois dimensions considérés comme authentiques. L’image photographique, sous forme de cartes postales12, ne fait qu’amplifier leur « aura monumentale » (Fabre 2000 : 204). Tout en restant, pour la plupart, des anonymes, les statues incarnent des êtres humains auxquels les contemporains peuvent s’identifier, à différents niveaux. L’esthétisation de la souffrance et de la mort opérée par les commissaires de l’exposition permet au public de transférer ses émotions vers ces objets de substitution. Souvent en effet, et c’est un trait caractéristique de la Grande Guerre, les familles ne peuvent faire leur deuil en raison de l’absence des corps des combattants (Audoin-Rouzeau & Becker 2000 : 286).

Statues funéraires provenant de la chapelle de Tilloloy (Somme), mises en scène dans l’exposition du Petit Palais, 1916-1917 (photo musée d’Histoire contemporaine – bdic).
Mises en scène
9La mise en scène des corps permet de souligner davantage l’homologie entre l’être humain et l’œuvre d’art, tout en créant un effet de distanciation grâce au dispositif muséal. Quelques exemples de scénographie particulièrement éloquents seront décrits et analysés par la suite. Ces exemples ne sont pas choisis au hasard, mais pour leur inscription dans l’iconographie religieuse, sécularisée et re-sacralisée par et pendant la guerre : tombeau, pietà, martyr et crucifix.
10Les statues funéraires de la chapelle du château de Tilloloy sont montées sur des socles aux mêmes dimensions que les dalles sur lesquelles elles étaient agenouillées dans leur site d’origine. Mais la reconstitution s’arrête là : au lieu de restaurer ou du moins d’évoquer l’état original des statues, leur état fragmentaire est exacerbé par le placement des têtes sur des socles plus bas, sur le côté ou devant le buste13. Des photographies posées également en bas contre les statues – à l’instar de plaques commémoratives sur des pierres tombales montrant le portrait du défunt de son vivant – sont censées rappeler l’état du monument soit avant sa destruction soit avant son déplacement. Il est à ce propos intéressant de constater qu’au moment de la prise de vue, intervenue selon la légende « après le bombardement », les statues des tombeaux des trois frères Maximilien, Charles et Abdéas (ou Aldias) de Sayecourt (ou Soyécourt) portaient encore leurs têtes.
11Le même constat s’impose pour la Pietà de Souain : sur la photographie, fortement retouchée et posée à côté du groupe, on l’aperçoit sur le site de l’église en ruines, mais la tête de la Vierge est encore en place, alors que dans l’exposition, la tête a non seulement été séparée du buste, mais aussi disparu. Ces incohérences n’ont pourtant pas dû atténuer l’effet sur le public, qui peut s’indigner de la profanation de tombeaux, acte barbare par excellence, et s’émouvoir d’une mère qui pleure son fils combattant, sacrifié à l’instar du Christ. La mater dolorosa ainsi exposée fait écho à l’essor du culte de la Vierge Marie constaté dans tous les pays belligérants à forte tradition catholique (Winter 1995 : 66). La pietà préfigure également les nombreux monuments aux morts dont elle sera l’un des thèmes favoris (Audoin-Rouzeau & Becker 2000 : 250, 256).

La pietà de l’église de Souain (anonyme, xvie siècle), mise en scène dans l’exposition du Petit Palais, 1916-1917 (photo musée d’Histoire contemporaine – bdic).
12La souffrance du martyre est exacerbée par la scénographie particulièrement prégnante de la statue de Tarcisius, martyr chrétien, par Alexandre Falguière, du château de Gerbéviller14. Isolée dans une vitrine, à hauteur des yeux, la tête séparée du corps est placée sur un petit socle couvert de velours ; en contrebas de la tête sont disposés les autres fragments de la sculpture – une main, des bouts de bras, des membres indéfinissables – et, entre les deux niveaux, une photographie de l’état original de l’œuvre. Plusieurs lectures s’offrent aux visiteurs de l’époque : celui qui dispose d’un catalogue15 peut y lire la référence au massacre de civils à Gerbéviller commis par les troupes allemandes au cours duquel un garçon de 14 ans est tué (Horne & Kramer 2005). L’imagination du visiteur de l’exposition peut facilement faire le lien entre ce garçon devenu martyr et la statue de saint Tarcisius. Pour le visiteur catholique et averti, cette présentation rappelle en outre la légende du martyr chrétien, qui est le patron des enfants de chœur et donc connu parmi la jeunesse catholique : Tarcisius mourut à l’âge de huit ans pour avoir voulu protéger les Saintes Espèces, c’est-à-dire le corps du Christ ; les fragments de corps déposés en vrac pouvant évoquer à la fois son propre cadavre et celui du Christ.

Tarcisius, martyr chrétien, par Alexandre Falguière, copie du château de Gerbéviller mise en scène dans l’« Exposition d’œuvres d’art mutilées » au Petit Palais, 1916-1917 (photo musée d’Histoire contemporaine – bdic).
13Intitulé Grand Crucifix, au n° 191 du catalogue, le Christ de l’église de Revigny dans la Meuse est quasiment absent, et pourtant émane de cette mise en scène une violence encore palpable aujourd’hui. Sur un socle pyramidal à trois marches, construit à l’occasion de l’exposition, une croix monumentale en bois est érigée, évoquant par la simplicité de son matériau rugueux la croix de bois des combattants sur le front. Du corps du Christ ne subsistent que la main gauche et un bout de bras tombant dans le vide, un fragment de la main droite et des restes de pieds ; des traces de brûlures sont visibles à l’endroit où le buste se trouvait avant sa destruction. Volontairement ou non, ce crucifix fait écho au vécu des soldats sur le front et le transpose en un message déchiffrable par ceux de l’arrière, à savoir l’analogie entre la mort pour la patrie et la Passion du Christ, telle que l’observe Henri Ghéon dans un texte écrit en 1915 : « Le Christ, enfin, arraché de cette croix sombre restée seule debout […] reposait à même le sol ; blême et froid, les bras étendus. Il partageait le sort commun de nos soldats » (cité par Audoin-Rouzeau & Becker 2000 : 176). Dans le cas du Grand Crucifix, l’absence du corps et les traces de destruction ne font qu’exacerber le sens de cette imitatio Christi, pour exprimer dans un même élan le sacrifice du combattant et la haine de ceux qui s’en prennent même au corps du Christ, donc à Dieu. Ceux-ci d’ailleurs n’étaient pas insensibles au symbolisme de la croix, comme le montrent les « photos-trophées » de calvaires prises par les soldats allemands et autrichiens (Holzer 2007). Sur certaines de ces photographies, le corps du Christ est étonnamment intact alors que la croix est détruite ; le message est alors celui de l’espoir, témoignant de cette croyance archaïque aux miracles très répandue pendant la Grande Guerre (Holzer 2007 ; Audoin-Rouzeau & Becker 2000).

Grand crucifix ou Christ de Revigny, mis en scène dans l’exposition du Petit Palais, 1916-1917 (photo musée d’Histoire contemporaine – bdic).
Le corps comme métaphore
14L’image quasi matricielle du corps s’est imposée aux contemporains pour la représentation du « patrimoine en guerre » dès le début des hostilités. L’expérience du corps est universelle, partagée par tous les membres d’une communauté et sert de facteur d’identification et d’intégration. De plus, l’image du corps a l’avantage d’être multidimensionnelle : religieuse (le Christ sacrifié, la douleur de la Vierge, etc.), politique et géographique (la nation composée de ses membres, ses organes, ses territoires, etc.), anthropologique (la souffrance, la maladie, la blessure, la mort de chaque individu). Ainsi, elle intervient à plusieurs niveaux : de manière plus abstraite, un monument emblématique, un groupe de monuments ou l’ensemble des monuments d’une nation sont symbolisés par l’image du corps. De manière plus concrète, des œuvres d’art (sculptures, peintures, etc.) représentant des anonymes ou des personnages issus de l’iconographie religieuse, mythologique, mais aussi nationale ou populaire sont choisies comme objets d’identification. Parfois, les deux niveaux se mélangent, comme dans le cas d’œuvres d’art qui représentent des personnages emblématiques. La force du message de l’exposition de 1916 est ainsi amplifiée grâce à l’intervention de l’image du corps à plusieurs niveaux et à la projection de plusieurs représentations sur un même type d’objets : outre sa fonction de victime des atrocités culturelles allemandes, chaque statue endommagée incarne à la fois le corps de l’être humain souffrant en général et celui des habitants des régions envahies en particulier ; l’ensemble des objets détériorés représente le patrimoine national blessé, qui, quant à lui, est synonyme du corps de la nation mutilée.
15En France, cette image est omniprésente dans les supports écrits et visuels dès les premières « atrocités culturelles » telles que le bombardement de la cathédrale de Reims en 1914. Celle-ci, emblème avant la guerre d’un militantisme catholique, est devenue l’incarnation de la France en tant que nation : « Notre-Dame est blessée, elle est meurtrie comme la France […]. Elle est debout. Elle ne veut pas mourir ! Et comment pourrait-elle mourir si la France ne meurt ! » (Maurice Landrieux cité par Harlaut 2006 : 127). Elle est aussi fréquemment associée à Jeanne d’Arc – dont la statue équestre se trouvait devant la cathédrale – qui elle-même personnifie la France envahie et le martyre subi par elle. Après la guerre, cette représentation reste ancrée dans l’imaginaire collectif : l’empathie de l’être humain avec l’œuvre d’art est l’expression d’un rapport exclusivement émotionnel et compassionnel établi pendant la guerre, comme l’explique en 1919 un contemporain : « Telle est notre sensibilité contemporaine, aiguë et complexe : elle vibre devant des pierres, des toiles, des sculptures, comme devant des êtres de chair et d’os, elle souffre de leurs mutilations, de leurs blessures ou de leur mort » (J. B. 1919). Ce rapport persiste après que les dangers sont écartés et lorsque des œuvres que l’on croyait disparues sont retrouvées, à l’instar des pastels de Maurice Quentin de La Tour, le sentiment de joie cède la place à celui de souffrance (Kott 2004, 2006). En effet, pour exprimer le rapport quasi fusionnel entre le patrimoine artistique et l’homme, le même auteur utilise l’image biblique du fils prodigue : « Pour un peu, nous les presserions dans nos bras, ces œuvres d’art sacrées, nous les couvririons de baisers comme un enfant rendu par miracle » (J. B. 1919).
Le patrimoine reconstitué ou amputé
16Dans tous les pays belligérants, que ce soit les vainqueurs ou les vaincus, on constate une sorte d’« union sacrée » autour du patrimoine, portée par un patriotisme dépassant les barrières idéologiques. Le recours à l’image du corps pour la représentation du patrimoine artistique y est également répandu : ailleurs aussi, le patrimoine détruit, endommagé, dont on a enlevé une partie ou que l’on reconstitue après la guerre, est représenté par la métaphore du corps mutilé, blessé, amputé ou reconstitué. En vertu de l’article 247 du traité de Versailles et à titre de compensation, la Belgique obtient la livraison par l’Allemagne des six volets manquants du retable de L’Agneau mystique des frères Van Eyck, appartenant au Kaiser-Friedrich-Museum de Berlin, et des quatre volets du retable de La Cène par Thierry Bouts de Louvain, dont deux appartiennent au musée de Berlin et deux à la Alte Pinakothek de Munich. La reconstitution des deux retables, célébrée lors d’une exposition à Bruxelles en 1920, revêt une forte symbolique nationale : « Les volets du polyptique de L’Agneau et du retable du Saint-Sacrement [nous] reviennent comme des provinces perdues depuis un siècle », écrit le conservateur Hippolyte Fierens-Gevaert dans la brochure accompagnant l’exposition ; leur retour de l’exil signifie la fin du « martyre belge » et l’unité de la nation. L’image du corps est récurrente : le retable, corps jadis mutilé, a retrouvé ses membres dispersés ; le patrimoine artistique belge est reconstitué et réconforté par le retour d’une des parties qui le composaient jadis ; la nation, corps meurtri et divisé, est dès lors « rétablie » et unifiée. La scène centrale du retable incarne non seulement le sacrifice mais aussi la résurrection : la Belgique, innocente victime « immolée » sur l’autel de l’Europe, est incarnée par l’Agneau mystique, qui représente le Christ, sacrifié pour racheter l’humanité, celle-ci étant symbolisée par les figures d’Adam et d’Eve (Kott 2004 : 246-249).
17Dans le camp des vaincus, les restitutions, par ailleurs peu nombreuses, sont ressenties comme des « amputations » d’une partie du patrimoine artistique national. En Allemagne, outre la « restitution » jugée injustifiée des volets des retables de Gand et de Louvain, il s’agit en particulier de celle du retable d’Issenheim (1512-1516), œuvre de Mathias Grünewald appartenant à la ville de Colmar en Alsace, rétrocédée à la France dans le cadre du traité de paix. À la suite d’un accord entre la ville de Colmar et l’administration des musées bavarois, le retable avait été transporté à Munich en 1917 afin d’être protégé des opérations de guerre. Après l’armistice, et jusqu’à son retour à Colmar fin septembre 1919, le polyptique est exposé à la Alte Pinakothek où il est visité par quelque 100 000 personnes. Si, grâce à cette exposition à succès, le retable devient « propriété intérieure des Allemands », c’est surtout la représentation très réaliste du Christ souffrant dans le panneau de la crucifixion qui s’offre à l’identification, en ce sens que le crucifié reflète les blessures des combattants dans les tranchées. Plus encore, la division du panneau, visible à la hauteur du bras gauche, faisant apparaître l’un des bras du crucifié « comme flottant dans l’air » augmente l’impression de démembrement, de mutilation du corps même du Christ. La fragmentation du corps, soulignée également dans les nombreux ouvrages de vulgarisation, et notamment le cadrage des illustrations devient dès lors synonyme de l’amputation d’une partie du territoire national. Ainsi, dans un article intitulé « L’Adieu à Grünewald » paru dans le journal Münchner Neueste Nachrichten du 28 septembre 1919 peut-on lire : « On coupe un morceau de l’Allemagne, l’un des plus nobles, l’Alsace, la province alémanique, Grünewald » (Kott 2004).

Fragment du panneau de la crucifixion, Retable d’Issenheim de Mathias Grünewald (1512-1516) tel qu’il est présenté dans l’ouvrage d’August L. Mayer, Grünewald, der Romantiker des Schmerzes, publié en 1919 (Munich, Delphin-Verlag, coll. « Kleine Delphin-Kunstbücher »).
Une forme spéciale d’« émotions patrimoniales »
18Revenons à la question de départ, à savoir si ces cas d’instrumentalisation du « patrimoine en guerre » et de sa charge émotionnelle peuvent être assimilés aux « émotions patrimoniales » et analysés en tant que telles. Il nous semble d’emblée qu’il s’agit certes d’« émotions patrimoniales », mais d’une forme spéciale, fortement tributaire de la « culture de guerre » et de l’exacerbation du conflit. Si nous sommes bien en face d’une mobilisation collective en faveur d’un patrimoine alimentée par les différents registres émotionnels évoqués par Nathalie Heinich (Heinich 2009 : 66-67), son but n’est pas prioritairement la conservation matérielle des objets patrimoniaux mais leur mise au service d’une conception de la guerre comme guerre de civilisation, voire de croisade. Cette vision est loin d’être simplement octroyée par les autorités, mais partagée par le plus grand nombre. Inversement, les modes de représentation et l’iconographie dans lesquels puisent ces expositions tiennent compte de l’universalité du sentiment face au patrimoine notamment par le recours à l’image du corps. Dans le cas des « émotions patrimoniales » pendant la guerre, portées dans un large consensus par différentes couches de la population, il conviendrait d’abandonner la distinction nette entre concepteurs et récepteurs, entre experts et profanes, à l’exception du cas des monuments aux morts et d’autres sanctuaires dédiés à la mémoire des combattants et des victimes civiles. En effet, dans les cas qui viennent d’être étudiés, se situe en amont du processus soit le regard d’un expert (conservateur de musée, historien de l’art, historien, critique d’art, artiste) ou d’un responsable local en charge du patrimoine (un maire, un préfet, un archiviste, etc.), soit celui d’un militaire dont les connaissances historiques ou archéologiques permettent de reconnaître la valeur d’un objet. Les sociétés savantes, les associations et les commissions de musées actives à l’échelle locale et régionale, dont les membres sont issus des deux catégories, jouent aussi un rôle important en tant qu’amplificatrices de cet engagement patrimonial. Ce sont en effet les interactions entre divers acteurs à différentes échelles qui contribuent à créer une émotion collective en faveur d’un patrimoine, comme c’est le cas de l’exposition parisienne des œuvres d’art « mutilées ». Dans les exemples évoqués, c’est indifféremment l’expert ou le profane qui « reconnaît » la valeur d’ancienneté d’un objet non patrimonialisé, lequel, par sa mise en scène hors de son contexte d’origine, et accompagné d’un discours exaltant ses propriétés esthétiques, mémorielles et historiques, suscite l’émotion du spectateur et entre par ce biais – du moins temporairement – dans la « chaîne du patrimoine16 ». Lorsque le monument rappelle un événement de la guerre – un bombardement, une bataille, un massacre –, la valeur de remémoration intentionnelle peut parfois prendre le dessus sur la valeur d’ancienneté ; son état doit alors rester figé, c’est-à-dire que les traces de destruction doivent rester visibles, aucune restauration ne doit être effectuée. Mais il peut également s’agir d’un objet qui a obtenu le statut d’œuvre d’art ou de monument auparavant ; dans ce cas, l’expert ou le profane « reconnaît » sa charge émotionnelle, au-delà de sa valeur historique, et il sait la médiatiser, permettant ainsi à ses concitoyens de partager l’émotion provoquée par sa détérioration, sa perte ou sa redécouverte. En ce sens, la Première Guerre mondiale n’a peut-être pas simplement contribué à faire émerger cette nouvelle conscience patrimoniale née d’un sentiment de vulnérabilité, mais elle a aussi été un laboratoire pour expérimenter de nouvelles formes de mobilisation en faveur du patrimoine qui ont constitué une étape dans l’évolution vers la démocratisation du sentiment patrimonial au cours du xxe siècle.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Voir le catalogue Exposition d’œuvres d’art mutilées ou provenant des régions dévastées par l’ennemi. Un dossier sur l’exposition se trouve au service de la documentation du musée du Petit Palais. Il contient des listes d’œuvres et des correspondances, dont la plupart concernent le retour des objets d’exposition à leurs lieux d’origine qui s’est étalé sur plus de soixante-dix ans (musée du Petit Palais, service Documentation, « Exposition d’œuvres d’art mutilées 1916-1917 », 1916-1998).
2 Avant d’ouvrir ses portes au musée du Petit Palais dans le courant de l’année 1915, l’exposition avait été présentée en février-mars 1915 au Havre, lieu d’exil du gouvernement belge.
3 La Section photographique de l’Armée est chargée d’effectuer des photographies des objets exposés et des salles d’exposition. Les tirages de ces photos, dont nous reproduisons quelques-unes, sont aujourd’hui conservés à la photothèque du musée d’Histoire contemporaine situé aux Invalides ; tirages et négatifs se trouvent également à la Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, à Charenton. Une documentation photographique des monuments bombardés occupe une des salles de l’exposition. Ces photos ont été rendues aux municipalités représentées sur les documents dans les années 1985-1987 (documentation du musée du Petit Palais, op. cit., correspondance 1985-1998).
4 Voir la notice biographique de Charles Humbert sur le site internet du Sénat, http://www.senat.fr/senateur-3eme-republique/humbert_charles1020r3.html [valide en avril 2013]. Humbert, ainsi que le directeur général des services du Journal, Alexis Lauze, figurent parmi les membres du comité de patronage de l’exposition.
5 Félix Vallotton, L’Église de Souain en silhouette, 1917 (huile sur toile, 97 x 130 cm, National Gallery of Art, Washington).
6 Voir les correspondances entre Lapauze et le conservateur de la bibliothèque et des musées de Châlons-sur-Marne (documentation du musée du Petit Palais, op. cit.).
7 Le château et sa chapelle avaient été fortement endommagés lors des combats de 1914. La restauration des bâtiments n’a été achevée qu’en 1938, date à laquelle les stèles ont pu rejoindre leur emplacement initial. Depuis 1994, les bâtiments sont classés monument historique, voir la fiche http://www.culture.gouv.fr/public/mistral/merimee_fr?action= [valide en avril 2013].
8 « Le conservateur de la bibliothèque municipale de Verdun (nom illisible) à Monsieur Fauchier-Magnan, conservateur-adjoint au Petit Palais, le 2 octobre 1916 » (documentation du musée du Petit Palais, op. cit.).
9 Il s’agissait d’un autre exemplaire en bronze que celui conservé au musée d’Orsay (voir la fiche de l’œuvre : http://www.musee-orsay.fr/fr/collections/catalogue-des-oeuvres/notice.html?no_cache=1%20&%20nnumid =006469&cHash =11396a118e [valide en avril 2013]). Selon un courrier récent (donc non communicable) contenu dans le dossier d’archives concernant l’exposition, l’exemplaire du Saint Jean-Baptiste du château de Gerbéviller n’a jamais retrouvé son lieu d’origine, mais aurait été exposé aux États-Unis, d’abord à New York, ensuite probablement au Philadelphia Museum of Art ou à la Free Library.
10 Les stalles ont fait l’objet d’une campagne photographique pendant leur exposition au Petit Palais (voir : http://www.culture.gouv.fr/public/mistral/palissy_fr?action=chercher&field_98=ref&value_98=pm55000643 [valide en avril 2013]). Selon les indications du catalogue et des correspondances conservées dans les archives de l’exposition, la Pietà de l’église de Souain était également classée monument historique, mais nous manquons d’informations, notamment sur son destin ultérieur et son lieu de conservation actuel.
11 L’enseigne de l’annexe de l’Hostellerie Le Coq Hardy à Verdun, n° 212 du catalogue.
12 Selon les archives de l’exposition, 20 000 cartes postales (sur 32 100), 934 pochettes de vingt cartes postales et 2 600 cartes à 10 centimes furent vendues, sans autre précision (documentation du musée du Petit Palais, op. cit.).
13 Voir la stèle funéraire d’Aldias ou Abdéas, http://www.culture.gouv.fr/Wave/image/memoire/0320/sap01_mh018744_p.jpg [valide en avril 2013], ou celle de Ponthus de Belleferi, http://www.culture.gouv.fr/Wave/image/memoire/0321/sap01_mh018745_p.jpg [valide en avril 2013]. Les photographies ont été prises dans l’exposition par Henri Heuze et sont conservées à la Médiathèque de l’architecture et du patrimoine.
14 Acquise en 1868 par le Service d’achat aux artistes vivants, la statue couchée en marbre contribuera à la gloire d’Alexandre Falguière. Elle est conservée au musée d’Orsay (voir la notice de l’œuvre : http://www.musee-orsay.fr/fr/collections/catalogue-des-oeuvres/%20notice.html ?no_cache =1&nnumid =016058&%20cHash =364d3fb062 [valide en avril 2013]). Reproduite en un grand nombre d’exemplaires, celle qui s’est trouvée au château de Gerbéviller, propriété de la famille Lambertye, n’était probablement pas l’original en marbre contrairement à ce qu’indique le catalogue de l’exposition.
15 Jusqu’au 5 décembre 1917, environ 1 500 catalogues sont vendus, environ 350 exemplaires sont donnés aux invités (selon d’autres chiffres, 5 000 catalogues auraient été vendus).
16 La patrimonialisation des objets envoyés par les municipalités à Paris se fait jour lorsqu’après guerre celles-ci demandent au conservateur du Petit Palais à rentrer en possession de ce qu’elles considèrent comme étant « leur patrimoine » (documentation du musée du Petit Palais, op. cit.).
Auteur
christina.kott@free.fr
Historienne, maître de conférences à l’université Panthéon-Assas Paris-II, membre de l’Institut d’histoire du temps présent et du Centre Marc Bloch, Paris.
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