Un livre politique
p. 9-19
Texte intégral
1Il y a beau temps que la collection « Cahiers d’ethnologie de la France » n’avait accueilli un ouvrage entrant à ce point en résonance avec les occupations – les préoccupations – de l’institution patrimoniale. Depuis l’orée du siècle et la mise en sommeil du Conseil du patrimoine ethnologique, pour être précis. Créés initialement comme une collection de publication et de diffusion de travaux collectifs (séminaires, actes de colloques), les « Cahiers » sont progressivement devenus un espace de valorisation des recherches issues des appels d’offres de la Mission du patrimoine ethnologique, dont les thèmes avaient été élaborés, en partenariat entre l’administration de la culture et les chercheurs en ethnologie, au sein du conseil du même nom.
2Rien de tel sans doute à partir des années 2003-2004. La très large consultation portant sur les relations de sociabilité dans les espaces collectifs résultait certes d’une collaboration fructueuse avec les laboratoires de recherche de certaines écoles d’architecture, elle n’en fut pas moins, de la publication en 2005 de La Société des voisins jusqu’au colloque conclusif de 2007, avant tout l’illustration de l’intérêt particulier de la mission ethnologie (puis du département recherches, méthodes et expertises de la sous-direction Archétis) pour l’analyse de la relation sociale à l’architecture, et non la traduction d’un partenariat formalisé entre les services de l’architecture et ceux du patrimoine.
3Des ouvrages suivants, Les monuments sont habités et Imaginaires archéologiques1, retenons qu’ils ont inscrit dans la durée le partenariat entre l’ethnologie au sein de la ci-devant direction de l’Architecture et du Patrimoine (DAPA) et le Laboratoire d’anthropologie et d’histoire de l’institution de la culture (LAHIC), alors UMR de plein exercice, aujourd’hui équipe au sein de l’Institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain (IIAC) : ils correspondent à l’aboutissement de chantiers de recherche pleinement représentatifs de ce courant de l’ethnologie du patrimoine, porté à l’origine par de fructueuses rencontres entre professionnels et chercheurs, mais par la suite exploré en profondeur par les seuls chercheurs, et l’on peut témoigner ici que ni le troisième étage des « Bons Enfants » (le service des Monuments historiques) ni le deuxième (celui de l’Archéologie) n’ont été véritablement partie prenante de ces opérations2. L’approche anthropologique des phénomènes patrimoniaux s’est faite dans une relative indifférence de la part des services en charge du patrimoine.
4Tout change ici : voici un livre qui parle de questions d’actualité… Questions actuelles pour le landerneau ethnologique : elles en bousculent les plates-bandes, contraignant chacun à se positionner – soit qu’on voie dans le patrimoine culturel immatériel (PCI) la poursuite heureuse de politiques antérieures, la possibilité enfin pleinement assumée pour l’ethnologie de « faire patrimoine » avec les mots et moyens propres à l’ensemble de nos métiers patrimoniaux, soit qu’on y trouve une réminiscence des oripeaux d’un folklore honni et qu’on ne s’y aventure que le nez bouché et dans des postures toujours plus obsidionales. Questions actuelles surtout pour l’institution de la culture dans son ensemble, comme en témoignent l’apparition depuis quelque temps de la mention du (des) patrimoine(s) immatériel(s) dans les portefeuilles des cabinets ministériels, ou encore la récente désignation au plus haut niveau d’un Centre français du patrimoine culturel immatériel à la Maison des cultures du monde de Vitré. Question de politique territoriale encore, alors que vient d’être transmis à l’Unesco le dossier du fest-noz, coordonné par l’association Dastum et fort de plus de huit mille signatures de soutien. Questions de politique nationale enfin, par le biais de la très médiatique inscription du « repas gastronomique des Français » sur la liste représentative du PCI, ou encore à travers les remous soulevés par l’inclusion de la corrida sur l’Inventaire du patrimoine immatériel en France. Autant de questions d’actualité qui sont pour l’institution du patrimoine affaire d’implication : les sujets abordés dans ce livre à travers la recherche ethnologique sont aussi ceux que traite, avec les outils de l’administration, le service en charge du patrimoine immatériel… et de l’ethnologie.
5Reste que pas une de ces questions ne sera ici traitée à chaud. Voici un ouvrage de recherche, une publication scientifique, du travail d’anthropologues. Place à la distance, à l’observation, à la réflexivité, place en somme à la mise en œuvre de toutes ces opérations de refroidissement de l’objet qui permettent son arraisonnement, pour reprendre la très belle expression de Jean-Louis Tornatore. On ne se refait pas : la première action conduite par l’administration du patrimoine ethnologique lors de la ratification par la France de la Convention de 2003 – on était alors en 2006 – n’a pas été de dresser un inventaire systématique (les bases n’en ont été jetées qu’en 2007) ou de penser à des candidatures pour l’Unesco (on ne s’est posé la question qu’en 2008) : dans la meilleure tradition de nos savoir-faire partagés, ethnologues et administrateurs du patrimoine ont organisé de concert un séminaire ! Un séminaire pour soumettre l’objet patrimonial à l’état natif, à peine sorti de l’œuf, aux mêmes opérations de critique, de déconstruction, de transposition et de comparaison que des politiques aussi anciennes et légitimement établies que les Archives ou l’Inventaire général, pour ne reprendre ici que quelques exemples de recherches en ethnologie du patrimoine. Un séminaire pour appliquer d’emblée au patrimoine immatériel, nouvelle catégorie d’action publique patrimoniale qui venait bousculer le cours parfois languissant du patrimoine ethnologique, le regard scrutateur de cet enfant terrible du patrimoine ethnologique qu’est l’ethnologie du patrimoine.
6Résumons : l’acte fondateur de la prise française du patrimoine immatériel, dont le lecteur tient entre ses mains la synthèse tangible, a consisté en une démarche de recherche, menée selon les usages de la discussion académique et selon la temporalité qui lui est propre (soit cinq bonnes années entre le lancement de la démarche et la publication des résultats). Plus que toute autre démarche ultérieure – inventaires, colloques, rencontres professionnelles, méthodologie pour la conduite des candidatures –, cet acte initial témoigne de la volonté de l’administration du patrimoine de prendre en compte3, dans la mise en œuvre de la politique du patrimoine culturel immatériel, l’héritage culturel du patrimoine ethnologique, en l’occurrence cet outil précieux d’analyse des politiques patrimoniales issu du tournant réflexif des années 1990, par lequel au prix d’un décentrement du regard de l’ethnologue on cherche non plus seulement à « faire du patrimoine » mais bien plutôt à comprendre « comment se fait le patrimoine » ou encore « ce que fait le patrimoine ».
7Comment se fait le PCI ? Quels en sont les effets ? Quelles sont la part et la nature du politique ? Telles sont les questions posées par les contributions réunies ici, telles aussi pourraient être en retour les questions que cet ouvrage pose aux administrateurs du patrimoine en charge de cette même politique au sein du ministère de la Culture.
8Les textes rassemblés ici abordent cette relation sous des angles plutôt inattendus, révélant des problématiques complexes : rôle des scientifiques et des chercheurs dans leur capacité à faire la jonction entre un texte international (la convention) et ses déclinaisons dans les politiques nationales ; ajustements constants que les États, et les communautés qui les composent, sont amenés à mettre en œuvre pour répondre aux objectifs de la Convention ; oscillations entre l’intime et le visible qu’implique la notion centrale de sauvegarde, et enfin ambiguïtés et apories des entreprises d’inventaire du patrimoine culturel immatériel.
Le politique, le savant et le diplomate, ou comment décliner un texte unescien
9Comme l’analyse Chiara Bortolotto, l’Unesco, institution spécialisée du système des Nations unies, a pour objectif de « contribuer au maintien de la paix et de la sécurité dans le monde en resserrant, par l’éducation, la science, la culture et la communication, la collaboration entre nations, afin d’assurer le respect universel de la justice, de la loi, des droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous, sans distinction de race, de sexe, de langue ou de religion, que la Charte des Nations unies reconnaît à tous les peuples4 ».
10Elle fonctionne par le biais de conventions qui sont ratifiées par les États parties. Comme leur nom l’indique, les conventions sont rédigées dans un esprit de fraternité, en vertu duquel tous les États s’accordent sur des principes généraux, au-delà de leurs différences. Élaborés lors d’assemblées de diverses natures (assemblées générales, comités, etc.) qui se réunissent tour à tour dans les pays signataires, fruits d’un consensus souvent long à obtenir, ces textes ambitionnent de s’appuyer sur les principes définis plus haut, et de se dépouiller des aspérités nationales, des particularismes propres aux lieux et aux temps dans lesquels peuvent s'enraciner les politiques des États. Ils sont utopiques au sens premier du terme, issus de nulle part. Cependant, ces textes doivent être ratifiés par les États, et donc, déclinés par eux. C’est dans ce jeu entre l’utopie et sa déclinaison territorialisée, qu’apparaît la figure de l’expert, en l’occurrence le savant ou l’universitaire, spécialiste en sciences humaines, requis pour conseiller, voire orienter.
11En France, il est assez fréquent que le scientifique et le politique s’épaulent mutuellement lorsqu’il s’agit de prendre des décisions relatives à la sphère culturelle. Dans ce jeu, le savant tient le rôle de l’expert, tandis que le politique endosse celui de l’acteur, chargé de réguler et d’agir. Dans d’autres cas, comme celui du Brésil étudié par Carlos Sandroni, les rôles du diplomate, du savant et du politique prennent un autre tour : le scientifique ne se fait pas uniquement le relais des politiques, mais se trouve au contraire au cœur même du processus. Dans le cas de l’inscription de la samba de roda, les ethnologues ont bénéficié d’une triple conjoncture, qu’ils ont su utiliser. En premier lieu, l’arrivée d’un ministre de la Culture, Gilberto Gil, qui est homme de spectacle, artiste, et comprend comment art vivant et politique s’articulent. Ensuite, la reconnaissance du spectacle vivant au sein de l’administration de la culture, qui permet aux anthropologues de se poser en tant que groupe de pression face à ce qui est ressenti comme l’inertie structurelle du patrimoine monumental incarné par les architectes. Enfin, la ratification de la Convention, qui autorise ces mêmes anthropologues à jouer un rôle de conseillers à plusieurs niveaux : ministériel pour commencer, afin d’orienter le choix de la pratique à faire inscrire sur la liste des « chefs-d’œuvre », communautaire ensuite, pour informer les communautés du contenu de la Convention, les rassembler, les faire se rencontrer afin d’amorcer un dialogue qui n’a pas nécessairement coulé de source. En l’espèce, il semble que ce soit le savant, qui, endossant parfois le rôle de médiateur entre les parties, et en se servant du politique, a permis au dossier d’aboutir.
12On le voit, les rôles du savant, du politique et du médiateur sont plus complexes et mouvants qu’il n’y paraît. Dans certains cas, les scientifiques peuvent sembler pris dans des spirales politiques propres à leur pays d’origine, mais l’indépendance d’analyse dont ils font preuve au niveau international fait d’eux des partenaires souvent écoutés et respectés à l’Unesco. Dans d’autres cas, ils peuvent se servir du texte comme d’un moyen pour s’inscrire dans le champ du politique et affirmer leur rôle face aux praticiens et à d’autres professions culturelles.
États et communautés : rapports de force ou ajustements ?
13La Convention instaure, comme le souligne Frédéric Maguet, un jeu constant de va-et-vient entre l’auto-désignation de l’objet par les acteurs eux-mêmes, et la validation/diffusion internationale de la pratique par les États. Si l’on suit l’analyse de Jean-Louis Tornatore, il serait tentant de conclure, pour la France du moins, qu’il y a aporie entre les autorités ministérielles et la place dévolue aux communautés dans le mode de désignation patrimoniale. Selon lui, le pci n’a pas été saisi par le ministère de la Culture autrement que par une conjonction apparente entre les objets du pci, soumis ici à un traitement ethnologique, et ceux du patrimoine ethnologique, tel qu’il est défini en 1979 dans le rapport Chiva. Or, les principes qui régissent le fonctionnement de la Mission du patrimoine ethnologique, fondés sur l’expertise et le rejet clair de la voix des communautés dans la désignation de son patrimoine, sont clairement en opposition avec les principes de la Convention qui met précisément l’accent sur le contraire, à savoir l’effacement des experts et l’importance fondamentale du rôle des communautés. Toujours selon Jean-Louis Tornatore, l’accord entre les deux parties ne se réaliserait pas en France grâce à un travail commun, mais sur décision d’experts. Il ne serait donc, dans le meilleur des cas, que le fruit d’une conjonction heureuse, ou, au pire, d’un rapport de force, une partie imposant sa définition à l’autre.
14La Convention remet sans nul doute en cause certains des modes de fonctionnement propres à la Mission du patrimoine ethnologique, qui a parié, dès sa création dans les années 1980, sur une relation forte avec le monde académique, où le savant, l’expert, le chercheur institutionnel sont convoqués pour leur capacité à désigner, voire nommer, ce qui est patrimoine ethnologique. Cependant, le fonctionnement de ce modèle s’avère plus complexe qu’il ne l’est à première vue. Une comparaison permet de mieux en rendre compte. Si l’on devait faire un parallèle institutionnel pour tenter d’en examiner les rouages, il serait possible de le comparer au système des monuments historiques. Celui-ci s’appuie sur un cadre législatif, qui décline à la fois les droits et devoirs des propriétaires et occupants de lieux ou de monuments historiques. Dans ce cas, même si demeure pour les Monuments historiques la possibilité de procéder à des classements d’autorité, sans avoir à consulter les principaux concernés, l’expertise reste bien souvent effectuée en co-gestion, entre personnels scientifiques des Monuments historiques et associations ou individus. Lorsque le rôle de l’administration, même avec une forte dose d’expertise scientifique, est de mettre en œuvre des textes réglementaires, les relations entre elle et les communautés sont moins ambiguës, à défaut, évidemment, d’être moins conflictuelles. Les textes réglementaires fournissent un cadre, une référence, à partir desquels peuvent s’établir les modalités d’un va-et-vient entre représentants de l’État et communautés.
15S’il est possible de voir dans ce va-et-vient une aporie, il est également envisageable de le considérer comme un dispositif somme toute assez bien adapté au moment que traversent les États démocratiques, à savoir celui d’ajustements constants entre ces derniers et les communautés qui les composent. Pour le patrimoine culturel immatériel, ces ajustements sont cependant d’un ordre différent de celui évoqué pour les monuments historiques, où la référence reste un arsenal de textes réglementaires précis. Ici, la référence est un texte aux principes très généraux, obéissant à un système non pas de règles, mais de valeurs. Une des valeurs principales est celle de la sauvegarde, entendue comme un dispositif à la fois de préservation et de pérennisation des pratiques : c’est elle, plus que la participation – qui n’en est que la condition –, qui définit véritablement la politique du PCI, et c’est sur elle que peut reposer l’accord entre experts et praticiens. La valeur d’ancienneté qui institue le patrimoine est ainsi mise en regard de la valeur d’actualisation de la pratique, la première valeur étant aussi importante que l’autre. Le thème des jeux de rôles abordé par Gil Bartholeyns et Daniel Bonvoisin illustre bien la difficulté qu’auraient certaines communautés, si elles en étaient tentées, à fonder leur légitimité patrimoniale sur une valeur historique, issue non pas d’un passé « réel », mais d’un passé imaginaire. Si les communautés des jeux de rôles sont vivaces, elles le sont par les pratiques actuelles qui les unissent, mais les événements, les mythologies qui les soudent sont bâties sur un imaginaire qui ne suffit pas à instaurer un patrimoine.
La sauvegarde : de l’intime à l’hyper-visible
16La Convention de 2003 a pour objet principal la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel. La notion de sauvegarde renvoie à un sens bien spécifique, détaillé dans la partie III de la Convention. Elle concerne l’élaboration d’inventaires, de mesures financières et administratives pour assurer la pérennité des pratiques distinguées. Elle s’applique à tous les niveaux – locaux, nationaux, internationaux – et dans tous les contextes. Ainsi que le souligne Frédéric Maguet, ce processus de reconnaissance favorise la transition de l’intime au public, le passage du sentiment d’identité, constitutif de toute communauté, à celui de son affirmation. Comme Laurent-Sébastien Fournier le montre à propos de la Tarasque, le processus de sauvegarde implique un ajustement constant entre le sentiment d’identité propre à la communauté, avec ses inévitables tensions, rivalités et problèmes de définition des objets qu’elle souhaite valoriser, et son extériorité, à savoir ce qu’elle veut donner à voir d’elle-même. Le passage de la communauté que nous pourrions qualifier d’« intime » à la communauté « publique » s’effectue avec d’autant plus d’acuité que la notion de sauvegarde ne s’applique pas ici à la pérennisation d’un objet matériel, mais à des gestes, des mouvements, des chants, qui impliquent le corps physique des praticiens aussi bien que le corps constitué et métaphorique de la communauté. La sauvegarde touche donc inévitablement à l’identité dans ce qu’elle a de symbolique, de matériel et, en même temps, de corporel.
17La sauvegarde du PCI étant encore un processus récent, il reste difficile de systématiser les transformations qui s’opèrent entre communauté « intime » et communauté « publique ». Il est cependant possible de définir quelques figures repoussoirs qui permettent à la communauté de s’affirmer en devenant publique ou au moins, de se définir comme telle lors de la rédaction des fiches d’inventaire et éventuellement des dossiers de candidature. Deux figures apparaissent presque systématiquement dans les dossiers : celles du tourisme et de la mondialisation. Dans les deux cas, c’est la marchandisation qui est stigmatisée. Ces discours mettent en exergue une volonté de séparation stricte entre la sphère des biens de consommation et celle du patrimoine. Biens de consommation et patrimoine sont des objets également convoités, mais pour des raisons et selon des systèmes de valeur différents. Les biens sont convoités dans la mesure où, insérés dans un circuit économique d’échanges, leur valeur de référence est monétaire, alors que le patrimoine est présenté par les communautés comme des pratiques qui, par essence, sont hors de ce circuit. Cette construction permet ainsi aux communautés « publiques » de revendiquer une propriété qui se construit en opposition à la sphère des communautés ou des groupes insérés dans la sphère marchande.
Les inventaires : neutralité, affects, et légitimation
18Les inventaires sont la seule obligation à laquelle sont soumis les États signataires de la Convention. Ils sont établis selon la situation propre à chaque pays. Au reste, même si les États sont libres de créer leur propre politique d’inventaires, ceux-ci ne sont pas considérés par la section du patrimoine culturel immatériel de l’Unesco comme une activité nécessitant un travail trop approfondi. Pour l’Unesco, un inventaire peut tout à fait prendre la forme d’une simple liste, qui sert à désigner et identifier des pratiques qui seront ensuite, éventuellement, inscrites sur une des deux Listes du patrimoine culturel immatériel. Il s’agit en résumé, au minimum, d’un recensement en vue d’une éventuelle sauvegarde. Or, c’est précisément ce point, considéré comme relativement simple par l’Unesco, qui a été au cœur de nombreuses crispations de la part de la communauté scientifique française. Jean-Louis Tornatore souligne à juste titre qu’un inventaire est une tentative de neutralisation, car il permet d’extraire les pratiques inventoriées des affects et des émotions, mais, paradoxalement, ce dispositif a précisément fait exploser les affects des chercheurs… alors qu’il calmait bien souvent ceux des praticiens !
19Il n’est sans doute pas utile de revenir sur les réticences des chercheurs face à la perspective de sérier des phénomènes qui sont, par leur nature même, peu aisés à circonscrire nettement et fortement évolutifs5. Mais leurs réticences sont également importantes dès qu’il s’agit de laisser les communautés remplir elles-mêmes leurs inventaires. Pour certains chercheurs, les champs de l’inventaire du patrimoine culturel immatériel français ne sont pas « libres ». Ils sont nécessairement donnés par une autorité extérieure qui, par son activité d’indexation, homogénéise les pratiques et crée par là des obstacles dirimants pour la libre expression, voire expressivité des communautés.
20De fait, les inventaires questionnent profondément les méthodes d’investigation et d’analyse habituelles à l’ethnologie. Le rôle du chercheur change. Traditionnellement, la communauté des informateurs se situe dans un lieu à un moment donné et le travail de l’ethnologue consiste à établir les liens qui les attachent précisément à ces critères topographiques et temporels. Les principes de l’inventaire, tels qu’ils sont suggérés par l’Unesco, pourraient permettre, comme le propose Ignazio Macchiarella, d’effectuer une identification (et non une recherche) qui échapperait à la fois au lieu physique et au moment dans lequel il se déroule, pour travailler sur la notion de lieu comme point essentiel pour la définition de la pratique (par exemple, pour le cas des polyphonies sardes, un bar, ou une salle pour la veillée). Il s’agirait alors pour le chercheur d’étudier et de pointer les circonstances qui font naître les phénomènes, et les rouages qui les font grandir et assurent leur pérennité. Cette proposition est séduisante mais elle suppose une mise en abstraction des phénomènes, qui ne correspond pas au rôle somme toute éminemment politique que les membres des communautés accordent aux inventaires. Il faut en outre noter que les membres des communautés n’ont jamais contesté les champs qu’il leur était demandé de remplir, quand bien même ils avaient la possibilité d’opérer tous les changements qu’ils souhaitaient. Enfin, force est de constater la légitimation donnée d’emblée à cet exercice qui était, à l’origine, un travail de reconnaissance et d’identification de type scientifique. L’inclusion dans un inventaire permet à certains praticiens de revendiquer la légitimité de leurs pratiques (notamment dans le domaine de savoir-faire rares menacés de disparition), et de les défendre dans des contextes économiques parfois difficiles : elle est comprise – et utilisée – comme une reconnaissance par l’État de la valeur de la pratique, à l’égal d’un « classement » au titre des monuments historiques. L’exemple récent de la corrida, aussi bien à travers les discours de ses partisans que dans les réactions des opposants, porte témoignage de cette valeur de l’inventaire pour les communautés, quelles qu’elles soient.
21Pour conclure, quelques mots sur une autre publication récente : en partenariat avec la Maison des cultures du monde, le département du Pilotage de la recherche et de la Politique scientifique de la direction générale des Patrimoines, héritier de la Mission ethnologie et responsable de la mise en œuvre de la Convention, vient de faire paraître, dans la revue Internationale de l’imaginaire un volume collectif intitulé « Le patrimoine culturel immatériel : premières expériences en France ». Soulignons peut-être ici leurs différences, pour mieux rapprocher les deux ouvrages : dans le second, aucune contribution qui se présente comme une recherche ethnologique… Parmi les contributions ou les dossiers fournis en annexe plusieurs sont pourtant le fait d’experts ayant une formation en ethnologie ou d’universitaires travaillant dans ce domaine. Qu’est-ce à dire ? Bien loin de se trouver en retrait par rapport à la recherche, hasardons ici que la politique du patrimoine immatériel est un dépassement de celle-ci, en vue de la réalisation d’une action patrimoniale, de même que le travail archivistique suppose une formation et un regard d’historien, alors même que les archives ne sont pas que de l’Histoire. Mais le plus frappant est ailleurs : cet autre ouvrage se veut un premier bilan des actions conduites depuis cinq ans par la France au titre du patrimoine immatériel – aussi le séminaire dont est tirée la présente publication y trouve place – tout autant qu’un timide essai de méthodologie dans la conduite de projet. Or cette double ambition – bilan d’une politique et esquisse d’une normalisation des pratiques – est assumée dans le cadre d’un partenariat avec une ONG (la Maison des cultures du monde) et trouve chez un éditeur privé (les éditions Actes Sud et leur collection de poche « Babel »), sa concrétisation. À l’inverse, mais sans contradiction aucune, la double ambition d’une lecture critique de la Convention et d’une mise en perspective épistémologique de la notion de pci est ici assumée dans le cadre d’une collection canonique de l’ethnologie au ministère de la Culture. Ainsi la société civile peut aspirer à la norme autant que l’administration être friande de critique !
22Le patrimoine culturel immatériel n’a pas fini de nous étonner…
Notes de bas de page
1 Pour ne rien dire de l’Ethnologie des gens heureux, encore qu’il se trouve des gens heureux au ministère de la Culture et qu’ils s’y reconnurent sans doute ! Pour ne rien dire de l’Ethnologie des gens heureux, encore qu’il se trouve des gens heureux au ministère de la Culture et qu’ils s’y reconnurent sans doute !
2 À la notable exception des archives de la Mission archéologie, qui prirent une part très active et enthousiaste au projet d’enquête sur les fameux « hétéroclites » de ces fonds… Mais la démarche n’était alors guère politique…
3 Par le financement, la valorisation mais surtout la participation à la démarche.
4 Article premier de l’Acte constitutif de l’Unesco (en ligne, http://portal.unesco.org/fr/ev.php-URL_ID=15244&URL_DO=DO_TOPICl).
5 Remarquons au passage que ces réticences tiennent pour une bonne part aux évolutions historiques des différents courants de la discipline et à ses clivages internes. Elles contrastent singulièrement avec la forte légitimité du travail d’inventaire dans l’ensemble des disciplines patrimoniales, qui y voient une étape préliminaire nécessaire à toute entreprise de préservation. À ce titre, le PCI, dans le modus operandi proposé par l’Unesco, fonctionne bien comme une discipline patrimoniale (obligation pour les États de tenir des inventaires, en préalable à toute mesure incitative de sauvegarde) et non comme une science sociale. Telle pourrait être, en définitive, la principale difficulté rencontrée par certains ethnologues vis-à-vis de la Convention : une certaine forme d’incapacité à assumer une posture de conservation du patrimoine, une mission qui dépasse les objectifs de la seule recherche scientifique en opérant une synthèse entre les méthodes et résultats de celle-ci et les moyens propres aux pouvoirs publics.
Auteurs
Sylvie Grenet, ministère de la Culture et de la Communication (Direction générale des patrimoines, Département du pilotage de la recherche et de la politique scientifique), Paris
Christian Hottin, ministère de la Culture et de la Communication (Direction générale des patrimoines, Département du pilotage de la recherche et de la politique scientifique), Paris
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