Mauvaises morts, prêtres impurs et pouvoir récupérateur du chant1
Les rituels mortuaires chez les Tsiganes de Hongrie
p. 163-194
Texte intégral
1L’une des questions que l’on me pose le plus souvent concerne les croyances religieuses des Tsiganes. Sont-ils chrétiens ? Croient-ils à une vie après la mort ? Où qu’ils se trouvent, les Tsiganes sont crédités par les non-Tsiganes de pouvoirs étranges, surnaturels, qui seraient liés à des origines prétendues exotiques. Mes naïfs interlocuteurs tombent ici dans le même piège que les services sociaux désireux d’« assimiler » ces éléments étrangers. Tous s’imaginent que ce qu’il y a de différent chez les Tsiganes – en l’occurrence leur supposé pouvoir – vient d’un défaut d’intégration dans notre société « moderne » et « rationnelle ». Quand c’est au contraire leur intégration, ou plus précisément la forme qu’elle prend, qui met cette différence en évidence. C’est pourquoi nous ne comprendrons pas grand-chose à la religion des Tsiganes si nous ne commençons pas par apprécier leur situation au sein de la société qui les accueille.

« La femme et les filles du défunt, qui n’avaient pas cessé de sangloter pendant presque tout le trajet, se mirent à pousser des cris perçants tout en s’élançant vers les portes derrière lesquelles se trouvaient le cercueil ouvert. Pendant près d’une heure, la veuve resta à se lamenter auprès de son mari, tandis que ses proches la soutenaient. » Gyöngyös, Hongrie, 1985.
L’identité d’un peuple en marge
2Bien qu’ils se tiennent à l’écart, les Tsiganes dépendent de populations voisines plus puissantes qu’eux. Démunis de tout moyen de production significatif, ils sont entièrement dépendants du monde qui les entoure. Pour dire les choses « objectivement », les Tsiganes de Hongrie sont des prolétaires qui n’ont que leurs bras à vendre. Avec l’argent gagné à l’usine, ils font vivre leur famille dans des maisons dont ils sont propriétaires.
3Mais, pour dire les choses « subjectivement », rien n’est plus éloigné de l’expérience qu’ils ont de la liberté. Les foires aux chevaux, les fêtes entre frères et une vie collective très intense : voilà ce qui fait d’eux des Tsiganes. Au contraire des paysans qui travaillent leur terre pour entretenir des familles autonomes et patriarcales, c’est en vendant des chevaux élevés par d’autres que les Tsiganes font de l’argent, ce qui leur permet de garantir l’autonomie d’une communauté de « frères » égaux et indifférenciés. Est un bon Tsigane celui qui se consacre à ses « frères », qui festoie, chante et boit avec eux, dans une représentation de la vie sociale aussi éloignée que possible de la morale paysanne, prévoyante et économe. D’ailleurs, quand ils sont seuls à la maison, ce qui leur arrive la plupart du temps, les hommes ne pensent qu’à sortir retrouver leurs « frères ». Si j’insiste sur cette solidarité entre hommes, c’est qu’elle coïncide avec le discours des Tsiganes et qu’elle tient, nous allons le voir, une place importante dans la définition de l’être tsigane.
4Cependant, cette position structurelle n’est pas sans conséquences sur l’organisation de la vie sociale tsigane. Les Tsiganes prétendent en effet qu’ils peuvent diviser et le monde social et l’individu en deux parties distinctes : l’une qui relève d’une vie purement tsigane, l’autre qui se rapporte à une existence de gadjo, proche de celle des paysans. Ce partage se concrétise en une division du corps tsigane entre un haut et un bas (marquée au niveau de la taille), et en une séparation des actes et des objets associés à chacune de ces parties (Sutherland 1975). En fait, la survie de leurs communautés dépend de cette vision manichéenne qui leur permet de se préserver du reste du monde et de dénier leur sujétion effective aux peuples plus puissants qui les entourent.
5Il est pourtant des occasions où les contradictions inhérentes à cette situation éclatent au grand jour : par exemple quand les femmes tsiganes ne sont plus en mesure, du fait de la grossesse, de marquer la séparation qui doit absolument être maintenue entre le haut et le bas de leur corps, ou quand l’argent gagné à l’usine est déclaré plus ou moins gadjo selon son utilisation. En fait, hommes et femmes sont amenés à se conduire d’une manière plus ou moins tsigane. Toute leur vie sociale se structure autour de ces pulsions contradictoires : d’un côté une fraternité commune et solidaire (symbolisée entre autres par l’argent qu’on partage lors des libations collectives) ; de l’autre une célébration de l’individualité et de la famille (symbolisée par exemple par l’argent qu’on affecte au confort domestique), qui ne va pas sans entraîner des dissensions. Ce dualisme se retrouve à propos de la mort, puisque les Tsiganes considèrent l’éthique gadji et l’éthique tsigane comme des manières antagonistes de se représenter le temps.
6La définition métaphorique du monde social en termes de « fratrie » implique une conception de la vie où l’on accorde une moindre importance aux notions d’âge, de génération, de relations parents enfants et même de succession des générations2. Elle s’oppose à la vie des foyers des gadje, qui n’est qu’une longue évolution ponctuée d’étapes, la « fratrie » étant, elle, un état éternel et immuable.
7Lorsque, du fait d’un décès, le mode évolutif et cyclique de la vie de la famille fait une irruption brutale dans l’existence transcendante de la fratrie, l’illusion que l’on peut continuer à vivre en tant que « frère » tsigane dans une espèce de présent éternel est momentanément mise à mal. Les rites tsiganes de la mort dont il sera question ici tentent précisément de restaurer des conditions dans lesquelles il paraisse possible de continuer à vivre en tant que Tsigane, c’est-à-dire avec une représentation du temps différente de celle des gadje3.
Il n’y a pas de bonne mort
8Chez les paysans d’Europe orientale, on parle de bonne mort quand quelqu’un s’éteint à un âge avancé, entouré de ceux qui devront leur sécurité future aux efforts qu’il a déployés durant sa vie4. De ce point de vue, la mort n’est pas la fin de tout. Chez les Tsiganes aussi, il arrive qu’on parle d’une vie bien remplie, mais c’est pour évoquer l’image d’une personne bien vivante, entourée par ses petits-enfants et ses arrière-petits-enfants. Et même si ces petits-enfants sont susceptibles de mener le cortège funèbre, cela n’implique pas qu’il existe aux yeux des Tsiganes quelque chose de comparable à une bonne mort. Dans l’idéologie tsigane, la vie n’a rien d’une marche inexorable vers la mort.
9Même lorsqu’elle frappe quelqu’un de malade ou d’hospitalisé, celle-ci est toujours perçue comme un événement brutal et inattendu5 . Chez les Tsiganes que je connais, on parle avec incrédulité de ces gadje qui prévoient une place au cimetière pour le conjoint survivant, ou de ces Tsiganes riches qui succombent à la mode des sépultures familiales. Il faut être victime d’une folie meurtrière pour inviter la mort en la préparant ainsi.
10La mort, pour les Tsiganes, est un événement qui frappe de l’extérieur et tout d’un coup ; c’est une force active qui menace à tout moment de faire irruption dans leur vie en arrachant leurs bien- aimés à leur étreinte6. On ne joue pas avec une mort qui a une telle puissance. On raconte volontiers en Hongrie l’histoire d’un jeune Tsigane qui avait tenu le rôle du mort dans un film ethnographique sur les funérailles tsiganes. On dit qu’il était décédé trois mois plus tard, « alors qu’il ne présentait aucun signe de maladie ». De même, personne ne sera assez fou pour s’installer dans un appartement si le locataire précédent y est mort7. On ne doit pas non plus peindre les chambres en blanc si l’on ne veut pas attirer la maladie ou la mort, et l’on ne doit jamais mettre un enfant devant un miroir, car il risque, en apercevant son reflet, de perdre son âme (lindra) et de mourir. Les gens refusent généralement de s’habiller en noir et ils ont très peur de rencontrer les esprits qui, sous forme de squelettes, errent la nuit de par le monde.
11Mais c’est aussi parce que c’est un terrain où il est dangereux de s’aventurer que les Tsiganes, comme pour jouer avec le feu, ne cessent d’évoquer la menace de la mort dans leur parler hautement rhétorique. Dans leurs jurons passionnés – un tropisme fréquemment utilisé en romani pour convaincre les auditeurs que l’on dit vrai –, la menace la plus courante se rapporte à la mort. Cela va du commun « Que je meure ! » (« Te merav ! »), sous-entendu « si je mens », que l’on prononce après presque toute proposition susceptible d’être discutée, en passant par le plus élaboré « Que le deuil noir mange ma mère ! », jusqu’au plus sérieux « Que mes enfants meurent aujourd’hui ! », et au terriblement imagé « Que le cancer noir mange mon estomac et que je meure à l’hôpital sur-le-champ ! ». Même s’ils sont utilisés de manière informelle et presque inconsciente, ces jurons témoignent tous d’une préoccupation constante et d’une peur de la mort8.

« En Hongrie, les paysans qui assistent à des funérailles de Tsiganes sont souvent surpris, pour ne pas dire scandalisés, par la présence d’enfants en tête du cortège funèbre. Ce qu’ils ignorent c’est que, s’ils éloignaient les enfants, les Tsiganes commenceraient à admettre que la mort dérange l’ordre habituel de la fraternité. » Gyöngyös, Hongrie, 1985.
Transcendance, mortalité et ordre social
12Dans l’ouvrage Death and the Regeneration of Life qu’ils ont codirigé, Maurice Bloch et Jonathan Parry proposent un modèle théorique pour décrire la variation interculturelle des rites post mortem. Selon leur hypothèse, quelque peu simplifiée ici, de nombreuses sociétés associent la mort « à un renouveau de la fertilité […], [au renouveau de] cette ressource qui est culturellement conçue pour être essentielle à la reproduction de l’ordre social » (Bloch & Parry 1982 : 7). Les rites mortuaires construisent un ordre transcendant le monde de la fertilité naturelle, laquelle est fréquemment, dans les rituels, associée à la féminité, et représentée par les femmes. Les systèmes de ce type apportent beaucoup de soin à construire le monde biologique « comme quelque chose dont il faut se débarrasser pour faire place à la régénération d’un ordre idéal » (ibid. : 27). Ces rites symboliques élaborés mènent à une légitimation de l’ordre social et de sa structure de pouvoir ou, mieux encore, à la recréation de cette structure grâce à la puissance du rituel.
13Dans le cadre de ce modèle, les Tsiganes représentent un cas intéressant. En effet, même s’ils ne forment pas un groupe à la durée évidente, ils construisent l’image d’un ordre social qui s’organise sur un temps relativement long autour de la notion vague et sans limites de « fratrie ». De plus, comme la plupart des familles tsiganes étaient pauvres, il n’y avait pas de problème d’héritage. Ce qui induisait que les Tsiganes n’avaient ni les moyens matériels ni les raisons d’inclure le passé dans le présent. En fait, lorsqu’un Tsigane riche vient à mourir, il est sous-entendu que sa famille doit utiliser l’argent qui lui reste pour lui construire une tombe et se débarrasser de ses possessions personnelles auprès de gadje qui ne se « rendront compte » de rien. De la vie productive de l’individu il ne résulte donc ni bien-être matériel ni point d’ancrage de la continuité sociale, mais un lieu de repos éternel pour son corps9.
Un décès dans une famille
14« Gabi est mort. Rentrez à la maison. » Ce simple télégramme qui annonçait la mort d’un membre de la famille arriva un dimanche soir dans différentes maisons du lotissement où je vivais avec ma famille. Plusieurs Tsiganes furent irrités par le ton présomptueux du message (ils ne considéraient pas que la maison de Gabi fût la leur) et par le manque de précisions sur la cérémonie funèbre. D’autres, qui avaient eu des contacts plus réguliers avec le défunt, furent moins négatifs et, dans les minutes qui suivirent l’arrivée de la nouvelle, un groupe d’hommes bien vêtus se rassembla chez moi. Comme je leur servais de chauffeur, ils m’ordonnèrent de les emmener à la veillée, où ils allaient « aider » leur famille. De fait, pendant toute la visite, leur attitude fut empreinte d’un ton de sollicitude extrême envers leurs « pauvres » frères, devenus « orphelins » (čorro).
15Je n’avais pas connu personnellement « Gabi », bien qu’on me dît en route que je devais l’avoir rencontré à plusieurs reprises puisqu’il était « partout, de tous les baptêmes, de tous les mariages, de toutes les fêtes ». C’était un homme « fin et bon » (lašo), qui « ne faisait pas le fier », était « respectueux », et surtout « plaisantait tout le temps » (sa kerdas pheras) – « un homme très drôle ». C’était aussi un homme très riche – il « n’avait pas travaillé (butji kerel) un seul jour de sa vie, pas plus que sa femme », c’est-à-dire qu’il n’avait jamais travaillé à l’usine comme salarié du régime socialiste. Son enterrement allait être un événement social important.
16Quand nous arrivâmes à la veillée, il y avait là une quarantaine d’hommes. En temps normal, lorsque des Tsiganes se rassemblent, les hommes s’asseyent tous ensemble, sans distinction d’âge. Mais en cette occasion, au contraire, ils se répartirent par tranches d’âge. Les hommes de la génération du défunt étaient dans la pièce du milieu avec ses fils. Les hommes mariés, plus jeunes, s’installèrent dans une pièce extérieure près de la porte, et les adolescents prirent place dans une pièce intérieure. Pendant presque toute la veillée, on ne vit aucune femme, la femme et les filles du défunt se trouvant, ainsi que d’autres femmes, chez le voisin.
17La maison elle-même avait été transformée depuis la mort de Gabi. On avait enlevé tous les meubles, sauf les chaises, et on avait lessivé les murs. Le miroir de la pièce intérieure avait été recouvert d’un drap blanc et on avait répandu de la paille sur le sol, à la place des tapis. On avait allumé trois bougies dans un coin de la pièce, près de la fenêtre. Nous nous assîmes tournés vers l’intérieur de la maison. Mes amis me dirent de ne pas m’asseoir face à la porte et de ne pas la regarder, sinon le mort risquait d’y apparaître.
18Des caisses de bière avaient été empilées dans la pièce principale, et on donnait une bouteille à tous ceux qui entraient. En temps normal, lorsque les « frères » se rassemblent pour boire, ils portent un toast avant chaque gorgée. Ici, au contraire, on trinquait avec les bouteilles sans dire un mot, on versait un peu de bière par terre en priant pour le pardon du défunt, puis on buvait. Il n’y avait rien à manger.
19Vers minuit, l’humeur devint plus sombre. C’est le moment où l’âme du défunt a le plus de chance d’apparaître dans l’assemblée, ou en tout cas à proximité, et on sent sa présence comme un courant d’air froid qui vous frôle. On ouvrit alors des bouteilles d’alcool de fruits qu’on se passa de main en main. C’est un alcool qui passe pour être très fortifiant, pour réchauffer le corps et le protéger de l’impureté10. On en fit circuler tout le reste de la soirée, jusqu’à ce que l’aube approche. Alors, on alluma un feu (« pour que le mort puisse avoir de la lumière ») et on se sépara, ce qui permit aux membres de la famille proche de prendre quelques heures d’un repos bienvenu.
Honorer le défunt
20Comme c’est pour honorer le défunt qu’on s’était rassemblé, tout fut fait comme il l’aurait fait lui-même. Au début de la soirée, on but de la bière, sa bière à lui. Puis, pendant plusieurs heures, on se raconta des blagues, du type de celles qu’il aurait racontées lui-même. Pendant une heure ou deux, on s’affronta avec des devinettes. Pour certaines, les réponses étaient toutes faites, pour d’autres on se mettait à discuter pour trouver la meilleure réponse. À la question « Qu’est-ce qu’un Tsigane ? », il s’éleva une longue discussion où chacun s’efforça d’expliciter l’esprit et la raison de sa réponse. (La majorité tomba finalement d’accord sur cette réponse : « Celui qui ne regarde pas de haut un Tsigane. ») L’humeur resta « légère », même si c’était un peu forcé, jusqu’à ce que le fils aîné du défunt éclate en sanglots. Il se mit à raconter la crise cardiaque qui avait emporté son père, et à expliquer comment il avait essayé de le sauver. Des expressions de sympathie fusèrent de plusieurs points de la pièce, assurant le jeune homme que « Dieu agit suivant Sa volonté » et que rien n’aurait pu sauver son père11. Puis la conversation s’en retourna tranquillement vers les histoires drôles et les devinettes.
21Dans toutes les réunions de « frères » tsiganes, les paroles ordinaires (duma) laissent la place aux « vraies paroles » (čači vorba), c’est-à-dire à un discours formalisé, à des contes populaires et à des chansons, le tout entrecoupé de saluts et de serments. Lors de ces rencontres, on fait très attention à éviter et même à ignorer toute dispute – facteur de dissensions – et tout acte impur, de façon à maintenir un ordre idéal. C’est ainsi qu’on ne doit ni maudire ni frapper quiconque12, et que, si quelqu’un quitte la pièce pour satisfaire un besoin naturel, il doit cacher la raison de son départ et se répandre à son retour en salutations particulièrement fleuries.
22Pendant toute cette nuit de deuil, les arrivées et les départs des invités se firent quasiment en silence. Lorsqu’un homme quittait la pièce pour uriner, il le faisait silencieusement et revenait sans saluer personne. C’était là une façon de montrer que, dans cette occasion où chacun participait à l’impureté de la mort, il était inapproprié d’agir de manière purificatrice. Mais cette absence presque complète de salutations avait aussi un effet presque physiologique. Dans la mesure où ni l’entrée ni la sortie du cercle des « frères » n’étaient plus marquées, les participants en venaient à perdre la sensation du temps et de l’espace.
L’abandon du corps
23Deux jours plus tard, je revins pour l’enterrement avec un groupe de Tsiganes encore plus important. On m’avait prévenu que ce serait une journée très longue. « Si on annonce l’enterrement pour huit heures, il aura lieu à midi », me dit une vieille femme. « Les Tsiganes de cette ville chantent tant et plus, ils ne vont pas abandonner le corps comme ça. »
24La matinée commença par un rassemblement à l’église, où la famille avait commandé (et payé) une messe. Il y avait des Tsiganes qui entraient et sortaient, mais la plupart restaient dehors, à boire de l’alcool de fruits (ratija). À l’intérieur de l’église, personne ne se joignit aux hymnes, et il n’y eut pas de communion à la fin du service. Dans l’esprit des Tsiganes, le chœur et le prêtre sont payés pour faire le travail, si bien qu’eux, les Tsiganes, n’ont plus qu’à surveiller que tout se passe bien.
25L’enterrement proprement dit était prévu pour le début de l’après midi, ce qui laissait encore six heures à veiller tous ensemble à la maison. Mais plusieurs Tsiganes se refusaient absolument à retourner dans la maison « impure » du défunt. De son côté, la famille du mort voulait que le plus de gens possible viennent l’« aider » dans sa peine. Les Tsiganes de la famille éloignée trouvaient que c’était aux proches de veiller le corps et de s’en occuper. S’ils étaient venus à l’enterrement, c’était « par respect » pour le mort, pas pour participer avec la famille à cette ultime veillée.

« D’autres Tsiganes, qui avaient été moins proche de Gabi, sursautèrent lorsque je leur suggérai qu’ils pourraient eux aussi saluer le corps. Ils étaient assis autour de la pierre tombale, buvant de l’alcool et devisant calmement de leurs affaires. » Jászárokszàllàs, Hongrie, 1991.
26Quand, finalement, toute l’assemblée de l’église se retrouva chez Gabi, les hommes et les femmes s’installèrent dans des pièces séparées, parlant à voix basse et buvant lentement. D’une maison voisine, on apporta vers le milieu de la matinée une gelée de pied de porc, du jambon fumé et du pain – une nourriture blanche et froide – qu’on plaça au milieu de la pièce. On me dit d’y aller et de manger dans le plat, et je me retrouvai entouré de quatre-vingts hommes qui me regardaient en m’encourageant : « Mange, Misi ! Mange ! », « N’aie pas honte ! Finis le plat ! Remplis-toi la panse ! » (« Na lažes tu ! Xa nyugodtan ! Čaljos tu ! »). On dit que ce que mange l’« étranger » va au mort. Et effectivement, pas un Tsigane ne toucha à la nourriture.
27Vers midi, le groupe s’ébranla en une procession informe. Au moment où les premiers Tsiganes arrivaient au cimetière, un sentiment contagieux de peur et de panique émana de la famille qui ouvrait le chemin. On avait l’impression que les membres de la famille proche ne voulaient pas entrer dans la chapelle ardente, que les Tsiganes appellent communément la « morgue » (bonchaz, en hongrois). La femme et les filles du défunt, qui n’avaient pas cessé de sangloter pendant presque tout le trajet, se mirent à pousser des cris perçants tout en s’élançant vers les portes derrière lesquelles se trouvait le cercueil ouvert. Pour se rendre compte de l’effet produit par leurs hurlements sur l’assistance, il faut essayer d’imaginer l’atmosphère paisible, calme et méditative qui régnait depuis le début de la matinée, à peine troublée de chuchotements et de paroles tranquilles, et qui fut soudain déchirée par ces cris horribles, terrifiés et terrifiants.
28Au bout d’un moment, la veuve finit par se calmer. D’un coup de dent, elle ouvrit une bouteille puis une autre, versa un peu de bière dans le cercueil et plaça l’une des bouteilles à côté du corps. Elle arracha l’écharpe noire qu’elle portait jusque-là, dévoilant ses cheveux non peignés et en désordre. Elle se mit ensuite à hurler puis à chanter de façon très émouvante à l’adresse de son mari : « Pourquoi m’as-tu quittée ? Ne vas-tu pas rentrer à la maison avec moi ? Viens, bois avec moi encore une fois ! » Les larmes inondaient ses joues. Un homme entra et plaça des cigarettes à côté du corps. Un autre lui dit : « C’est bien, donne-lui des cigarettes, qu’il puisse les emporter avec lui. » D’autres s’exclamèrent : « Jaj Dieu » (« Ahaj Devla ! »). Un autre lança des piécettes dans le cercueil.
Le long adieu
29Pendant près d’une heure, la veuve resta à se lamenter auprès de son mari, tandis que ses proches la soutenaient. Par moments, sa douleur devenait si forte qu’elle « arrosait » le corps de bière13. Pendant ce temps, chacun des proches de Gabi s’approcha au moins une fois de lui. On dit que tout ami intime du défunt doit aller voir son corps pour lui dire au revoir, ne serait-ce que pour que le mulo n’ait pas à revenir pour s’en charger. D’autres Tsiganes, qui avaient été moins proches de Gabi, sursautèrent lorsque je leur suggérai qu’ils pourraient y aller eux aussi. Ils étaient assis autour de la pierre tombale, buvant de l’alcool et devisant calmement de leurs affaires.
30Beaucoup de ceux qui étaient entrés dans la chapelle ardente firent remarquer que le corps avait été placé « dans le mauvais sens », la tête du côté de la porte. Mais personne ne fit un geste pour le remettre dans le bon sens. Après un bon moment, l’un des fils du mort tira sa mère à l’extérieur, avant d’installer un groupe de cinq musiciens à l’entrée de la chapelle. Il les avait payés pour qu’ils viennent d’une ville voisine. C’était un ensemble assez connu appartenant au groupe de Tsiganes romungro, les descendants de ces musiciens de café qui, il y a peu encore, jouaient pour les Hongrois à la campagne et dans les villes. Là, pendant l’heure qui précéda l’arrivée du prêtre, les hommes de la famille chantèrent, ainsi que des Tsiganes plus éloignés, tandis que les musiciens les accompagnaient. Ici, comme à d’autres enterrements, les Tsiganes insistèrent pour avoir une musique joyeuse (on dit « vidam » pour corriger ces musiciens « stupides » qui voulaient jouer des airs tristes). Les chanteurs payaient les instrumentistes en glissant des billets sous le cordier de leur violon, exactement comme le font les Hongrois des villes14.
31Un peu avant deux heures, les Hongrois du village commencèrent à se rassembler à l’extrémité du cimetière, loin de la foule des Tsiganes. Puis le prêtre arriva, accompagné de ses assistants et d’un chœur (composé uniquement de femmes gadje) qui interpréta des cantiques traditionnels.
32Avant les derniers gestes du prêtre, les fossoyeurs s’approchèrent pour placer le couvercle sur le cercueil et le sceller. Dans tous les enterrements tsiganes, c’est un moment de douleur accrue, où la violence de la réaction des femmes de la famille est toujours imprévisible. Au bruit du premier clou, un cri déchirant s’éleva, et l’une des filles se jeta sur les fossoyeurs comme pour les arrêter, ce qui lui valut d’être traînée au-dehors par ses frères et ses sœurs avant de s’évanouir. Pendant ce temps, les autres membres de la famille proche reniflaient et soupiraient.
33À tous les enterrements tsiganes auxquels j’ai assisté, un membre au moins de la famille proche s’est évanoui, comme s’il voulait se rapprocher autant que possible de l’état du mort. L’évanouissement d’un participant entraîne toujours un redoublement de la panique générale. Hommes et femmes, tout le monde hurle en demandant de l’eau, et on arrose le corps de la personne inconsciente jusqu’à ce qu’elle revienne à elle.
Le voyage final
34Au bout d’un moment, le calme revint et le prêtre donna son avant- dernière bénédiction. Accompagnés par le prêtre, les fils et les frères portèrent alors le mort pour son « dernier voyage » vers la tombe. Tout le monde m’encouragea à me précipiter et à prendre des photos pour témoigner moi aussi de cet événement, tout comme les autres Tsiganes étaient venus le faire. Les musiciens furent longs à trouver une place dans la foule mouvante des Tsiganes, et plusieurs hommes les injurièrent à voix haute, leur reprochant de manquer à leur devoir qui était de continuer à jouer de la musique près du cercueil15.
35Lorsqu’il eut terminé, le prêtre se retira et les fossoyeurs commencèrent à jeter de la terre dans la fosse. Aucun Tsigane ne les aida, mais lorsque l’un d’eux s’étala dans la fosse, les Tsiganes furent les premiers à se précipiter pour l’en retirer. Lorsque la terre sombre commença à recouvrir le cercueil, les Tsiganes implorèrent les fossoyeurs : « Ne vous dépêchez pas ! Prenez votre temps ! » En vain. Au moment où les fossoyeurs finissaient leur travail, le plus jeune des fils se précipita devant la tombe et versa vingt litres de vin sur la terre. Puis un autre parent prit place à la tête de la tombe et cria aux membres de sa famille : « Pendant six semaines vous ne chanterez pas, pendant six semaines vous ne danserez pas, pendant six semaines vous ne boirez pas, pendant six semaines vous ne vous raserez pas. » Enfin, attrapant un autre cubitainer de vin, il arrosa la tombe sous ses pieds. Ensuite, à la surprise des autres Tsiganes, le plus jeune des fils attrapa ses « frères » par le bras et ensemble, « pour la dernière fois », ils chantèrent la chanson préférée de leur père. Ils se tinrent à la tête de la tombe, les bras levés, les poings serrés, secouant les poings et écartant les bras en signe de désespoir.
36Il y avait alors une centaine de couronnes sur la tombe, chacune apportée par une famille. Le chant entonné par les fils donna le signal d’un exode général, et un grand nombre de Tsiganes ne se privèrent pas de montrer à quel point ils étaient choqués par cette manifestation. Pourtant, pour la famille, l’enterrement n’était pas encore terminé. Le fils aîné s’approcha de la foule et pria les Tsiganes de ne pas le laisser seul, de venir au moins au bar, sinon chez lui, pour le soutenir dans ce moment où il en avait tant besoin. Les Tsiganes avec lesquels je me trouvais, et qui avaient avec la famille des relations distantes, pour ne pas dire froides, étaient déjà sortis du cimetière et attendaient avec impatience que je les ramène.
Du rite comme spectacle
37J’ai assisté à cinq enterrements tsiganes, et j’ai chaque fois été surpris par la même chose : ceux des Tsiganes qui ne participent pas directement aux rites centraux en parlent comme s’il s’agissait d’un spectacle présenté par la famille du défunt aux autres Tsiganes et en leur nom. Un spectacle auquel ceux qui ne sont pas de la famille ne participent que de loin16. Avant d’aller à l’enterrement de Gabi, mes passagers, comme pour manifester leur futur désarroi, avaient acheté des mouchoirs avec force démonstrations. Nous devions les faire dépasser de la poche supérieure de notre veste pour bien montrer que nous étions prêts à pleurer. Après l’enterrement, juste lorsque nous venions d’entrer dans la voiture, une femme enleva son écharpe noire et la remplaça par son écharpe verte habituelle. « Je déteste le noir. Je n’en porte que parce que les autres en portent », déclara-t-elle. Et les autres d’approuver.
38Mieux encore, à peine hors de vue des autres Tsiganes, mes passagers se mirent à évaluer les événements de la journée dans des termes qui, ai-je pensé, étaient semblables à ceux qu’on emploie pour parler d’une pièce de théâtre. « Je n’ai pas du tout aimé l’attitude de la famille », dit un homme. « Lorsque les fils se sont mis à chanter, je me suis dit que j’en avais assez et que j’allais m’en aller ! » Et de m’expliquer : « C’est à un étranger qu’on doit demander de chanter… » Une femme demanda : « Avez-vous remarqué que la famille a à peine pleuré ? La bru a plus pleuré que la propre fille du mort… C’est leur richesse qui leur est montée à la tête. » Les autres, dans la voiture, en rajoutaient dans la critique. Ils faisaient remarquer que la famille du mort aurait dû se tenir à l’écart : « C’est très bien de chanter pour son père quand il est vivant, mais pas dans un moment comme celui-là. » À l’époque, je pensais que ce type de critique n’avait pas plus d’importance que cette autre attitude caractéristique des Tsiganes : leur refus d’admettre que ce qui est fait par un autre Tsigane peut être fait correctement. Aujourd’hui, il me semble que cela témoignait d’un conflit plus important.
La mort
39Contrairement à beaucoup de citadins d’Europe (Bloch 1993 : 9), la mort n’est pas pour les Tsiganes un événement soudain, mais un processus en plusieurs étapes, qui ne correspondent pas forcément aux étapes classiques de la théologie catholique. Pour comprendre la nature de ce processus, il nous faut explorer les conceptions qu’ont les Tsiganes du corps et de la personne.
40Ce qui est pour nous l’instant de la mort est pour les Tsiganes l’arrêt de la circulation du sang dans le corps, c’est-à-dire l’arrêt de l’activité du dji. Tout organisme vivant possède un dji, autrement dit une force vitale17. Le dji des fleurs circule dans l’eau ; celui des hommes dans le sang. En plus du dji, qu’ils partagent avec les plantes et les animaux, les hommes possèdent une « âme » (lindra, ou alom en hongrois, ce qui, littéralement, veut dire « rêve »). Cette lindra est plus ou moins bien fixée à l’individu. Lorsqu’on dort, l’âme peut se promener, ce qui fait qu’« on rêve » (suno dikhel). Certains Tsiganes disent que l’âme sort du corps lorsqu’on dort, et que, si la lindra ne revient pas, on meurt dans son sommeil.
41On trouve d’autres indications sur ce modèle de la personne dans les rituels tsiganes de la naissance18. La grossesse, terme lui-même tabou, est considérée comme une « maladie ». C’est une chose non seulement honteuse, mais aussi débilitante. Au fur et à mesure que le ventre grossit, la distinction rituelle entre le haut et le bas du corps – qui symbolise la différence entre femmes tsiganes et femmes gadje – disparaît peu à peu (mais seulement physiquement)19. Lorsqu’elles sont dans cet état, les femmes tsiganes se mettent à ressembler aux femmes gadje licencieuses et incapables de se contrôler, à ces femmes qui, même dans leur état normal, ignorent la différence entre le « haut » et le « bas », prouvant ainsi leur incapacité à transcender leur corporalité.
42L’accouchement, générateur d’impureté, laisse le nouveau-né physiquement faible, surtout pendant ses trois premiers jours. Durant ce laps de temps, on tremble à l’idée que le nouveau-né perde sa lindra. C’est pourquoi on le place près de sa mère, sur de la paille. On recouvre tous les miroirs de la maison. Pour ne pas risquer d’emporter la lindra du bébé, tous les visiteurs adultes prennent un brin de paille avant de s’en aller. Ainsi l’âme reste-t-elle avec l’enfant. Dans l’idéal, on le baptise dans les jours qui suivent la naissance. Après quoi il se met à prendre une couleur rose, preuve de sa bonne santé, que l’on souligne en l’habillant de rouge.
43Deux choses doivent impérativement être accomplies pour que ce processus de renforcement de la vie puisse s’opérer. D’abord, il faut emmener l’enfant à l’église. Là, le prêtre est censé le laver à l’eau bénite pour le débarrasser de la souillure de la naissance (en fait, ce sont les femmes tsiganes qui organisent le baptême et qui vont à l’église)20. Ensuite, on doit lui choisir des parrains tsiganes. La condition physi que des parrains étant censée avoir un effet direct sur le corps de l’enfant, la première chose que fait le parrain est d’organiser avec son co-parrain une nuit de chant pour les « frères ». Le but de ce genre de fêtes est toujours de générer de la santé, de la force et de la chance pour les participants. En l’occurrence, il s’agit aussi, indirectement, d’en procurer au nouveau-né.
44Ce modèle de la personne humaine que l’on peut observer dans les rituels de naissance se retrouve dans les pratiques mortuaires. À la différence près que, à la mort, l’idée est de séparer et non de joindre l’âme et le corps. En fait, on comprendra mieux le déroulement des rites mortuaires si l’on expose séparément la façon dont sont traités le corps et l’âme.
Le corps après la mort
45Quand un Tsigane meurt à la maison, tout le monde espère qu’on réussira à l’en éloigner avant qu’il rende le dernier soupir, c’est-à-dire avant qu’il perde sa lindra. La maison est alors fermée et lessivée sur-le-champ. Tout cela « pour que le défunt ne puisse pas reconnaître sa maison » (te na pinžarel pesko kher) au cas où il (c’est-à-dire sa lindra) voudrait revenir avant l’enterrement. Auparavant, c’était aux femmes de la famille de laver le corps et de jeter l’eau dans un coin isolé afin que personne n’attrape la jaunisse en marchant dedans. Après quoi on habillait le défunt avec ses habits préférés parmi les plus fins, avant de le mettre dans la chambre centrale « propre » tendue de draps blancs, un nombre impair de bougies autour du corps, les pieds dirigés vers la porte. De nos jours, la plupart des gens meurent à l’hôpital, et si un Tsigane meurt chez lui, les autorités se dépêchent d’enlever le corps. Mais on agit de la même manière avec la maison et on allume quand même les bougies.
46S’il est si important que le mourant sorte de la maison avant de mourir, c’est que la lindra pourra alors momentanément quitter son environnement corporel et matériel et s’en séparer symboliquement, puisque la mort représente un processus inverse à celui de la naissance. Pour moi, la toilette du mort, qui prévoit entre autres qu’on lui obture la bouche et qu’on lui mette des pièces de monnaie sur les yeux, est un acte par lequel on scelle le corps. Quant à la paille étendue sous le mort et aux bougies qu’on allume autour de lui, elles servent, paraît-il, parce qu’on croit que les bougies éloignent les esprits à maintenir l’âme hors du corps du défunt21. Dans ce contexte, on comprend mieux la docilité apparemment irrationnelle avec laquelle les Tsiganes acceptent de s’en remettre à l’hôpital (étranger) gadjo pour les soins du corps : après la mort, le corps n’est plus véritablement tsigane22. Pour finir, le corps est sorti les pieds devant de son dernier lieu de repos et déposé dans la terre froide pour y pourrir.
47L’enterrement du Tsigane n’est pourtant pas la dernière étape du processus. Après la mise en terre, le processus de souillure que représente l’affaiblissement corporel se poursuit, jusqu’à la création, dans l’autre monde, d’un Tsigane mort, dépouillé de sa chair, et constitué exclusivement d’os. À la fin du deuil, le défunt est solidement installé dans cet autre monde, où, sans sexe ni possibilité de reproduction, il mène une existence tsigane dans une « pièce parallèle », ou dans un pays situé « de l’autre côté d’une grande rivière ». Dépourvus de chair, les morts sont nourris de légumes doux et blancs à l’occasion de fêtes de commémoration appelées les pomana. La viande avec os, qui est pour les Tsiganes la vraie nourriture, y est remplacée par des haricots, substitut habituel à la viande chez les Tsiganes pauvres23.
La pollution de la mort parmi les vivants
48Ce processus de transformation corporelle s’incarne dans toute une série de tabous et d’interdictions qui frappent la famille où s’est produit le deuil. Certes, ces tabous servent à protéger les vivants, mais ils ont aussi pour effet de désigner la famille proche comme souillée (alors que, idéologiquement, c’est parce qu’ils sont souillés et affaiblis qu’ils ont besoin de protection). Dans la famille en deuil, on ne doit ni dormir la nuit, ni faire l’amour, ni cuisiner dans la maison, ni se peigner, ni se laver, ni laver la vaisselle, ni coudre. Il ne faut pas non plus voir son reflet dans une eau calme ou dans un miroir.
49Ces interdits s’accompagnent de commentaires qui aident à les interpréter. On dit que celui qui voit son reflet risque de perdre sa lindra. Cela permet d’imaginer que, pendant la période qui précède l’enterrement (trois jours dans l’idéal), le lien entre l’âme et le corps perd de sa force chez les membres de la famille proche, exactement comme chez les nouveau-nés. Il me semble que l’interdiction faite aux personnes en deuil de dormir vient également de cette notion de faiblesse physique.
50On dit qu’une femme qui se lave pendant la veillée « n’échappera pas à la grande eau », autrement dit qu’elle va provoquer une inondation. Qu’une femme qui se peigne va se couper et saigner abondamment. Dans l’un et l’autre cas, c’est parce qu’on s’efforce de supprimer ou de refuser la souillure de la mort que survient un événement violent, toujours associé à la force vitale du corps et à la fertilité24.
51On peut interpréter ces diverses interdictions en les regroupant comme les diverses composantes d’un jeu parodiant une vision « biologique » de la vie. C’est, après tout, durant cette phase des rites, jusqu’à l’enterrement proprement dit, que les « frères » se regroupent par générations dans différentes pièces de la maison, selon un schéma qu’on retrouve au cimetière. Dans la vie des Tsiganes, c’est pratiquement la seule occasion où la notion de génération s’exprime de manière formelle. Au bar, après l’enterrement, les « frères » se retrouvent de nouveau toutes générations confondues. On s’aperçoit là, « tout d’un coup », que les Tsiganes, en dépit des apparences, reconnaissent le principe d’une différence des générations. Mais on peut supposer que, s’ils se conduisent ainsi à un moment où la mort les rend impurs, c’est pour mieux rejeter cette différence (Bloch & Parry 1982).

« Les Tsiganes utilisent les musiciens tsiganes (romungro) semi-assimilés lors de l’enterrement, afin d’intégrer une forme de “vitalité” normalement contrôlée par les gadje – car se sont bien les gadje, après tout, qui font appel à ces musiciens pour se changer les idées après le travail. » Jászárokszàllàs, Hongrie, 1991.

Pendant les funérailles, hommes et femmes se tiennent à part pendant que les musiciens jouent.
La pollution du corps et la renaissance du mort
52Mon interprétation s’appuie également sur le comportement que la famille et le prêtre sont censés adopter avant l’enterrement. En général, on attend des femmes qu’elles s’efforcent de faire revivre le corps en le soulevant hors du cercueil ou en l’« arrosant », comme dans le cas cité plus haut. Ce sont elles aussi qui essaient de retarder la fermeture du cercueil et sa mise en terre, parfois au prix d’une grande violence physique. Tout au long des rites, ce sont également les femmes qui sont le plus explicitement associées à l’idée de l’impureté de la mort, puisque ce sont elles qui s’habillent en noir de la tête aux pieds, alors que les hommes les plus proches du défunt se contentent, dans le meilleur des cas, de porter des rubans noirs. Ni lavées ni peignées, les cheveux en désordre, vêtues de noir, elles apparaissent comme des obstacles potentiels à l’abandon du corps, des obstacles que l’on doit surmonter si l’on veut que le processus de la mort suive son cours25.
53Il n’y a pas que les femmes qui soient utilisées pour faire obstacle à ce processus ; dans l’enterrement que j’ai décrit, on observe une attitude assez similaire en ce qui concerne le prêtre.
54Dans le folklore tsigane, les prêtres sont associés à une sensualité excessive, en particulier à une sexualité licencieuse et débridée. On rencontre fréquemment, dans les contes tsiganes, des histoires de prêtres qui donnent naissance à des lapins ou qui tombent dans des latrines d’où ils émergent couverts d’excréments. Une façon d’exprimer à quel point leur débauche a des conséquences contre nature. La soutane, vêtement féminin, « affreuse », longue et noire, heurte la sensibilité tsigane et leur semble bien traduire l’état d’impureté intérieure des prêtres, aussi les Tsiganes ne se privent-ils pas de s’en moquer26. Pourtant, à l’enterrement de Gabi, même si tous savaient qu’il est dans la nature du prêtre et de son rôle impur de se vautrer dans les plaisirs des sens, l’arrivée de l’officiant avec son chœur de femmes fut ressentie comme une provocation insupportable. Les hommes âgés les plus sensibles s’interpellèrent en hongrois : « Quel type de prêtre est-ce là ? Il se prétend prêtre ! Avec une bande de putes ! » Leurs parents les firent taire, conscients que les spectateurs gadje risquaient d’être choqués par ce « manque de respect », mais cela n’empêcha pas l’ensemble de l’assistance de se sentir mal à l’aise et de partager la même opinion sur la vraie nature du prêtre.

« Ce désir de recréer une maison sous le sol prend parfois des allures assez théâtrales. On connaît un exemple où c’est un buffet entier rempli de boissons, de tabac, de vêtements et d’écharpes qui fut placé dans l’enceinte cimentée de la tombe. » Jászárokszàllàs, Hongrie, 1991.
55Les femmes impures, la sexualité débridée (et donc génératrice de souillure), les prêtres et leur fertilité contre nature sont autant d’éléments associés au passage trouble et incertain du Tsigane dans l’autre monde. Ces trois forces dérangeantes ont en commun d’avoir un rapport avec la reproduction et avec l’aspect gadjo de la vie sociale. Le prêtre est toujours un gadjo, les femmes impures aussi puisqu’il est dans la nature du gadjo d’être impur27. En d’autres termes, tout le processus de la mort corporelle est dévié « vers l’extérieur », vers le monde des gadje.
56Ce phénomène se poursuit après que le corps a été placé dans la tombe, au moment où un membre de la famille à qui ils ne s’appliquent pas déclame la liste des interdits concernant la suite du deuil. Enfin, pendant cette période – qui dure en principe un an, jusqu’à ce qu’une dernière messe soit dite pour le défunt –, la famille proche doit se comporter comme si sa condition corporelle était liée à celle du défunt. Les hommes ne doivent plus se raser, ni les femmes se couper les cheveux, ce qui rend leur corps anormalement « affreux » (žungalo). Quels que soient les vêtements qu’ils portent, hommes et femmes doivent éviter le rouge, qui est signe de vie. Le plus frappant, c’est que le chant, la boisson et les fêtes, qui ont tenu une si grande place pendant la veillée et qui sont une part essentielle de la vie des Tsiganes, sont maintenant strictement interdits. Les proches du mort entrent donc dans une phase où, d’une certaine façon, ils ne sont plus membres à part entière de leur communauté.
57À la fin de cette période, cependant, et tout à fait à l’opposé de leurs voisins catholiques hongrois, les femmes tsiganes abandonnent leur voile de deuil, qui redevient alors pour elles un vêtement effrayant, qui porte malheur. Alors que les paysans continuent à porter dans leurs habits le deuil de morts anciennes, les Tsiganes retrouvent leur état initial, dans lequel ils nient que les morts aient de l’importance pour la communauté des vivants.
L’âme après la mort
58À la mort, donc, le Tsigane se sépare en deux. À cette notion chrétienne familière, les Tsiganes donnent une tournure particulière : en effet, s’ils confient le corps en décomposition au prêtre gadjo pour qu’il l’enterre, ils gardent l’« âme » pour eux-mêmes et lui font subir un traitement rituel28. On s’en souvient, le succès du processus de la naissance implique une combinaison du corps et de la lindra – ce qui se fait d’abord en transférant l’impureté du corps du bébé vers le prêtre gadjo, puis en générant de la chance et de la force typiquement tsiganes au moyen de chants collectifs. Inversement, le succès du processus de la mort implique que ces éléments soient séparés et que l’aspect corporel, qui n’est que la seconde forme d’existence sociale souhaitable, puisse être rejeté.
59Au passage, méfions-nous des apparences et gardons-nous de croire que les Tsiganes ont renversé le schéma chrétien de la vie terrestre et de la transcendance spirituelle. C’est l’idée occidentale selon laquelle l’ordre transcendantal est représenté par le prêtre qui nous trompe ici. Pour les Tsiganes, le prêtre, comme tous les gadje, est définitivement limité à son corps et à son existence terrestre et temporelle. Ce sont eux, les Tsiganes, qui représentent une forme d’existence véritablement « spirituelle »29. C’est pourquoi, bien qu’ils leur attribuent une autre valeur, l’opposition entre les termes « laïcité » et « cléricalité » leur est tout à fait familière. Certes, c’est là une façon quelque peu formelle et abstraite de définir la croyance des Tsiganes, et c’est pourquoi je voudrais revenir à la manière, qui leur est bien spécifique, dont ils s’occupent de l’âme.
« Enlever sa force au défunt »
60Parallèlement aux tabous qui régentent le comportement des Tsiganes personnellement frappés par la mort, il existe une série d’injonctions positives qui concernent les aspects non corporels, spirituels, du défunt. Avant toute chose, jusqu’à la date de l’enterrement, les femmes et les hommes doivent se rassembler tous les jours à partir du crépuscule pour veiller, chanter et boire ensemble. Pendant ces réunions, les membres de la famille et les amis du défunt boivent ses boissons préférées et échangent les « vraies paroles » qu’il affectionnait (généralement sous forme de chants). Puis, à l’enterrement, avant l’arrivée du prêtre gadjo ou après son départ, au moment où les fossoyeurs gadje remplissent la fosse, les Tsiganes chantent en groupes, accompagnés par des musiciens. C’est là un aspect particulièrement curieux du rituel, puisque c’est à cette occasion, et à cette occasion seulement, que les Tsiganes emploient ces musiciens tsiganes à demi assimilés (Romungro) qui, dans n’importe quel autre contexte, font figure de Tsiganes « vendus » et de « métis » jouant un double jeu.
61C’est dans la parole que les Tsiganes trouvent la ressource essentielle qui leur permet de reproduire leur ordre social, et cela à trois niveaux au moins. D’abord, un vrai Tsigane se définit avant tout par le fait qu’il parle romani. Ensuite, pour pouvoir vivre du monde gadjo, il doit s’exprimer avec éloquence et persuasion lors des transactions avec les gadje. Enfin, c’est grâce aux chants que les Tsiganes chantent ensemble que se recrée leur fraternité. C’est ce dernier aspect qui est le plus important si l’on veut comprendre les rites funéraires.
62Pour simplifier, nous dirons que tous les chants tsiganes sont anciens. C’est quand un homme les exécute en référence à sa vie personnelle qu’ils deviennent « réels » (čačo) pour lui. Le chant pratiqué collectivement a une grande force sociale, car il fait coïncider presque parfaitement les aspirations individuelles et collectives de la vie tsigane, permettant ainsi de réaliser pour un moment l’unité idéale des frères (Stewart 1989). Le chant entraîne également une disposition spirituelle, dans la mesure où les hommes qui chantent atteignent un état de voja où les troubles du monde ne les affectent plus.
63Les Tsiganes disent pourtant que, s’ils chantent à la veillée, c’est pour enlever sa force à la personne décédée (cirdas avri leski zor). Car ce n’est que lorsqu’elle ne sera plus attachée à l’existence terrestre qu’elle pourra connaître un vrai repos dans l’autre monde. Repris, réappropriés par les Tsiganes qui lui ont été proches, les chants et les formes de paroles associés au disparu perdent en effet leur individualité. En chantant à la veillée, les hommes qui portent le deuil montrent à la fois leur respect et leur intention de ne pas oublier le défunt, mais ils s’assurent en même temps que le mort va bien rester de l’autre côté et qu’il ne va pas tenter de les rejoindre lorsqu’ils se mettront à chanter à d’autres occasions. Dans l’idéal, la dernière chose que font près de la tombe ces proches qui sont maintenant « étrangers » au défunt, c’est de chanter quelques-unes de ses chansons préférées. Les fils et la famille proche, qui les regardent faire, observent ainsi le retour du « capital » culturel du disparu dans le groupe au sens large, preuve que la vie continue en dépit de la mort d’un de ses membres.
La recréation d’une fratrie transcendante
64À la mort, donc, la vitalité impure du corps tsigane est expulsée et envoyée vers les naïfs gadje, de manière à renforcer la transmission permanente de la « fertilité » sociale au moyen de la « parole » des Tsiganes. En Hongrie, les paysans qui assistent à des funérailles de Tsiganes sont souvent surpris, pour ne pas dire scandalisés, par la présence d’enfants à l’enterrement. Ce qu’ils ignorent c’est que, s’ils éloignaient les enfants, les Tsiganes commenceraient à admettre que la mort dérange l’ordre habituel de la fraternité.
65Au cimetière ce sont donc deux ordres sociaux qui sont représentés. Au-dessous du sol on trouve une image de la maison tsigane. Pour être plus précis, il arrive que la tombe prenne modèle sur la « chambre propre », avec ses tapis fleuris et ses tentures. Dans les maisons tsiganes, cette « chambre propre », couverte de fleurs en plastique, fait la fierté de toute famille capable de s’en offrir une30. Ce désir de recréer une maison sous le sol prend parfois des allures assez théâtrales. On connaît un exemple où c’est un buffet entier rempli de boissons, de tabac, de vêtements et d’écharpes qui fut placé dans l’enceinte cimentée de la tombe. Au sommet de la tombe, on dispose des couronnes de fleurs jusqu’à ce que l’ensemble se mette à ressembler au lit décoratif qui occupe l’espace central de la « chambre propre », généralement tendue de tissus à motifs floraux. Au cimetière, la tombe confiée aux soins du prêtre gadjo finit par représenter cette division de l’identité des Tsiganes. Les hommes tsiganes qui chantent au cimetière construisent ainsi un ordre alternatif à celui de la vie qui vient d’être mis en échec. Le fait que ce soit le médium immatériel de la parole qui crée l’image de la continuité sociale et de la transcendance exprime bien la position des Tsiganes (qui ne possèdent que très peu de biens matériels) dans le contexte économique hongrois. Mais les Tsiganes ont aussi les moyens de fortifier, si l’on peut dire, cette forme d’auto-expression. Ainsi, il me semble qu’ils utilisent les romungro semi assimilés afin d’intégrer une forme de « vitalité » normalement contrôlée par les gadje – car ce sont bien les gadje, après tout, qui font appel à ces musiciens pour se changer les idées après le travail.
66Le ton de commandement et d’autorité avec lequel les Tsiganes s’adressent à eux en romani montre bien à quel point ils maîtrisent une ressource à laquelle les gadje prétendent tous les jours. C’est pourquoi, tout en donnant le corps aux gadje, les Tsiganes réincorporent les serviteurs des gadje dans leur propre univers social, une réincorporation d’autant plus intéressante que, sur le plan historique, ce sont les gadje qui les ont intégrés.
Ré-imaginer la domination et la dépendance à travers la mort
67On pourrait faire un parallèle entre la tentative des Tsiganes pour représenter un ordre social transcendant totalement la mort et celle des ascètes aghori de Bénarès décrits par Jonathan Parry (1982) qui vivent dans les terrains où l’on brûle les morts en se nourrissant de déchets disposés dans des crânes évidés. Afin de se prouver, et de prouver au reste du monde hindou, qu’ils transcendent la mort pour atteindre à un ordre idéal sans mort, ces extrémistes religieux se retrouvent pris dans ce qui finit par être une célébration de l’impureté du corps31. Au contraire des ascètes hindous, cependant, les Tsiganes n’ont pas besoin de célébrer par eux-mêmes l’impureté du corps afin de prouver leur transcendance, puisqu’ils ont les gadje pour le faire à leur place. L’affirmation de l’ordre social tsigane se fonde sur un rejet du monde de la production et de la fertilité au profit d’une autre image, transcendante et intemporelle, mais qui dépend de l’existence de gadje capables de porter ce monde terrestre et corporel sur leurs épaules.
68Le mort tsigane n’est pas en mesure de soutenir le vivant, car la « fertilité » sociale dérive de l’activité du Tsigane au présent. Il n’y a pas ou presque pas de justification de l’ordre social actuel qui soit recherchée dans un comportement ancestral traditionnel. En même temps, le monde parallèle du mort suit théoriquement son propre chemin. Quand on boit, on peut verser un peu d’alcool par terre, et à Pâques, à l’aube, on peut trouver des femmes qui renversent de l’eau pour les morts avant de s’y laver. Mais cette vie parallèle se mêle rarement à la vie quotidienne32.
Les limites de la stabilité idéologique
69Bien que j’aie principalement essayé de comprendre la cohérence des rituels tsiganes, je voudrais ajouter que la réalité économique, politique et idéologique qui les entoure leur interdit une intégration symbolique complète. L’étude d’une population marginale comme celle des Tsiganes nous permet par ailleurs d’explorer un certain nombre des faiblesses et des incertitudes attachées à une vision religieuse du monde et qui seraient moins faciles à percevoir dans des systèmes rituels socialement plus stables (Cannell 1991). Des solutions alternatives à la menace idéologique créée par la mort peuvent avoir un véritable attrait, comme le prouve le succès que les prosélytes chrétiens évangéliques rencontrent auprès des Tsiganes dans toute l’Europe33.
70La position des Tsiganes leur rend difficile l’élaboration d’une cosmologie cohérente et complète. Les lacunes qui subsistent dans les représentations rituelles entraînent fréquemment le développement de pratiques alternatives ou expérimentales, comme on peut le constater dans la littérature sur les pratiques funéraires tsiganes34. Lors d’un enterrement, j’ai assisté à une dispute fort intéressante car elle exprimait des conceptions antagonistes de l’ordre social tsigane.
71Les membres d’une grande et riche famille chantaient devant la tombe de leur mort comme s’ils réclamaient le droit de « distribuer » ces symboles de la sociabilité que sont les chants. Mes compagnons suggérèrent par la suite que l’argent du défunt avait dû leur monter à la tête. Ce qu’ils voulaient dire, je crois, c’est que le fait de pouvoir hériter de vraies richesses (une chose tout à fait nouvelle pour les Tsiganes) avait produit une espèce d’aberration de leur comportement rituel, les entraînant à vouloir recycler directement, et personnellement, la vitalité individuelle.
72D’un autre côté, même ces Tsiganes-là ne pouvaient pas prétendre que la mort était l’occasion de régénérer leur vie. Comme les autres Tsiganes, ils continuaient à dépendre du monde gadjo, représenté par le prêtre, et de la possibilité qu’il leur offrait de maintenir l’illusion de deux mondes sociaux éternellement distincts. On raconte qu’il n’y a pas si longtemps, à une époque où la vie matérielle était par bien des aspects beaucoup plus difficile, la plupart des Tsiganes devenaient des fantômes. En ce temps-là, on ne pouvait pas sortir la nuit de peur de se cogner dans un de leurs squelettes… Mais maintenant, avec l’amélioration générale du sort des classes pauvres caractéristique de l’ère socialiste, les prêtres disent deux messes, une avant l’enterrement, l’autre six semaines après la mort. Le résultat, prétendent certains, c’est que les morts tsiganes reposent maintenant en paix et qu’il n’y a plus de mulo pour troubler les vivants.
73Traduit de l’anglais par Anne Chapoutot
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« Az erdélyi sátoros cigányok keresztelési és temetési szokásai » [« Rites de baptême et de funérailles chez les Tsiganes nomades de Transylvanie »], in Vasárnapi Újság, vol. 33, 24, pp. 378-379.
99Woodburn james, 1982
« Social Dimensions of death in four African hunting and gathering societies », in Maurice Bloch & Jonathan Parry (dir.), Death and the Regeneration of Life, Cambridge, Cambridge university Press, pp. 187-210.
Notes de bas de page
1 Article paru dans Terrain, n°20, « La mort », 1993.
2 Même la notion d’enfance perd ici de son importance, puisque le but de l’éducation est de rendre le jeune Tsigane autonome le plus tôt possible.
3 Il serait plus juste de dire que la mort donne aux Tsiganes l’occasion de construire un ordre social transcendant le corps mortel.
4 Voir Gail Kligman (1988) pour la Roumanie, Francis Pine (1996) pour la Pologne, et Edit Fél & Tamás Hofer (1969) pour la Hongrie.
5 Voir aussi Leonardo Piasere (1984 : 186).
6 Aujourd’hui encore, la plupart des mères ont perdu au moins un enfant peu après la naissance, et il n’est personne qui ne grandisse sans l’éventualité d’une mort soudaine, inattendue, auprès de lui.
7 Judith Okely (1983 : 223) raconte que les Tsiganes d’Angleterre sur lesquels elle travaillait l’ont finalement laissée dormir tranquille après qu’elle eut la chance inattendue d’emménager dans une roulotte où une femme était morte.
8 Lorsqu’ils discutent normalement, sans se laisser entraîner par la passion, les Tsiganes évitent de prononcer le nom des maladies. Ils préfèrent les chuchoter ou les mimer, pour ne pas insulter le malade (puisqu’il est honteux d’avoir des ennuis physiques) ni appeler la maladie.
9 C’est souvent un portrait du Tsigane jeune qu’on met sur la tombe, quel que soit son âge quand il meurt. On y met aussi des portraits retouches, comme s’il fallait mettre en valeur la jeunesse du défunt, sans doute sur les indications de la famille.
10 Les Tsiganes disent parfois que le diable (beng) est responsable de la mort mais, dans ce contexte chrétien, cette explication laisse planer une ambiguïté indésirable.
11 En fait, personne ne peut rendre un coup qu’il a reçu. Assez souvent, les hommes se frappent les uns les autres pendant ces réunions avec une note de colère feinte. Ce type de violence peut néanmoins être conçu comme « fraternel » puisque son but est de supprimer la différence entre les hommes présents. Rendre le coup serait doublement réaffirmer la division.
12 La perception du rythme de la soirée était d’autant plus bouleversée que les fêtes tsiganes sont construites selon un rythme et une structure très clairs et très répétitifs, un peu comme un morceau de musique.
13 Le terme est ici le même que celui qu’on utilise pour ≪ arroser ≫ les fleurs ou, s’agissant des garçons, ≪ arroser ≫ les filles le lundi de Pâques pour les remercier de leur présent d’œufs peints (un geste qui fait partie d’un rite de fertilité du printemps).
14 Voir Balint Sarosi (1978) pour une discussion sur les musiciens de cafés tsiganes et leur musique.
15 Il arrive, parait-il, que les prêtres refusent de donner leur bénédiction aux tombes tsiganes sous prétexte que les Tsiganes mettent des vêtements ou des objets personnels dans les fosses, ou parce qu’ils transgressent l’interdiction édictée par l’Église au xiiie siècle de jouer de la musique profane dans les cimetières (Ortutay 1982 : IV, 176-177).
16 Si quelqu’un évite de se rendre a un enterrement ou il est attendu, le mulo va de toute façon se venger. Dans un cas dont j’ai eu connaissance, le mulo a effraye le cheval d’un homme qui avait préfère aller au marche plutôt qu’a l’enterrement. Il y a eu un accident et cet homme a du payer des indemnités pendant des années.
17 Les termes dérivés de dji sont « djilo » (« cœur »), « godji » (« intelligence »), « djivel » (« vivre »).
18 Je dois dire que j’ai beaucoup mieux compris la logique des rituels de mort tsiganes lorsque j’ai demandé à ma compagne d’interroger des femmes âgées sur ce qu’elles appellent, en les rejetant, des « superstitions » (babonassag, en hongrois) à propos de l’accouchement et des questions « honteuses », toutes choses dont les femmes ne parlent pas aux hommes.
19 c’est là une considération assez répandue dans la littérature. Elle a d’abord été commentée par carol Miller (1975), puis reprise en particulier par Anne Sutherland (1975).
20 On arrose aussi la maison où se trouvent le bébé et les parents proches avec cette eau purificatrice.
21 Il y eut un temps ou les Tsiganes Vlach mettaient des bougies autour des nouveau-nés pour des raisons exactement contraires (Wlislocki 1886 : 362). C’est parce qu’on croit que les bougies éloignent les esprits malins qu’on en met devant les statues des saints a l’église. On dit aussi qu’elles servent à éclairer le défunt lors de son voyage vers le ciel.
22 21. Dans son analyse pionnière, Judith Okely (1983 : 228) estimait que, pour les Tsiganes d’Angleterre, « un Gypsy mort devient semblable à un gorgio… la mort équivaut à l’assimilation » dans une société non tsigane. Pour Leonardo Piasere (1984 : 235-242) étudiant les Slovensko Roma d’italie, l’identité du mort se modifie progressivement : d’abord semblable à un Gažo, il est finalement réintégré dans le monde des Tsiganes morts. Je me permets de proposer ici une nuance qui puisse tenir compte du contexte chrétien dans lequel vivent les Tsiganes.
23 Il me semble que la coutume qui consiste à donner les premières cerises à des enfants inconnus, « pour que les morts puissent manger », est elle aussi signe de respect, car c’est l’offrande d’une nourriture rouge et pleine de chair, donc fortifiante (bien que liquide et non saignante) avec un noyau dur, une sorte de viande pour les morts.
24 Ici, comme dans beaucoup de sociétés (Bloch & Parry 1982 : 22-27), c’est aux femmes que l’on donne généralement ce rôle, même si, chez les Tsiganes, il s’agit moins de définir la féminité que d’établir la nature de la Tsiganité. La féminité tsigane, qui se fonde sur la différence entre une fertilité naturelle « en bas » et une personnalité sociale « en haut », apporte « une aide précieuse à toute réflexion » sur le sujet (Stewart 1987 : 8).
25 Dans la vie de tous les jours, il est de très mauvais augure de voir un prêtre. Les gens peuvent toujours essayer d’en conjurer les effets en le maudissant (« Qu’il disparaisse avec la nuit ! », « Qu’il disparaisse avec le sang menstruel ! ») ou en touchant leurs organes génitaux.
26 Maintenant qu’il existe des Églises ecclésiastiques romani, leurs têtes de file font bien attention à ne pas s’appeler « prêtres » (rašaj), mais à adapter le terme hongrois pour « vicaire » : « pasztori ».
27 En plus des messes à l’église, on donne un repas (pomana) pour la famille proche dans la maison du défunt. On y sert des pommes de terre nouvelles, des haricots nouveaux et du chou nouveau cuit pour signifier que le mort commence une « nouvelle » vie sans attache avec son passé. On place une partie de cette nourriture sur le bord de la fenêtre pour que le mort puisse se servir et on met une bougie derrière pour empêcher son fantôme d’entrer dans la maison. il peut arriver qu’on aille voir la tombe et qu’on la nettoie : à cette occasion, on met du tabac et de l’alcool dans la terre.
28 Je tiens à remercier Fenella Cannell de m’avoir indiqué cette direction de recherche.
29 C’est exactement ce que dit Maurice Bloch (1993) à propos des populations marginales qui côtoient une religion « universelle ». La mort bureaucratisée pose cependant un problème majeur : l’insistance des autorités gadje pour trouver la cause de la mort par autopsie. Les Tsiganes manifestent une grande, et morbide, curiosité vis-à-vis des médecins qui s’occupent du cadavre, non, comme on pourrait le penser, par crainte qu’ils ne s’approprient la vitalité du mort, mais parce qu’ils craignent que toutes les parties du corps ne soient pas remises en place. Car le but des rituels funéraires est de s’assurer que le défunt n’a ni besoin ni désir de revenir notamment, dans ce cas précis, pour retrouver des parties de son corps et se reconstituer comme un tout. De ce point de vue, les organes internes sont peu différents des possessions externes. Une des histoires les plus connues de mulo est celle de l’homme dont la pipe était restée à la maison et qui revint peu après l’enterrement frapper à la fenêtre jusqu’à ce que sa famille la lui jette. Après quoi il les laissa en paix.
30 L’accumulation d’objets qui caractérise cette pièce est d’abord associée a la femme/mère tsigane et au foyer, par opposition aux hommes/frères qui dépensent leurs ressources et les partagent entre eux.
31 Je remercie Maurice Bloch de m’avoir indiqué ce parallélisme. Les vêtements masculins tsiganes, quoique formellement élégants, sont souvent évidemment « sales » ou « désordonnés » aux yeux des gadje, et j’ai l’idée qu’ici aussi les Tsiganes montrent au monde qu’ils ne sont pas touchés par cette forme de saleté puisqu’ils savent que les gadje sont « sales » dans un autre sens, beaucoup plus profond (voir aussi Okely 1983).
32 Normalement, les morts n’apparaissent que s’ils n’ont pas termine quelque chose qu’ils avaient commence sur terre ou si on les rappelle en parlant d’eux. Un cheval effraye est signe de la presence d’un mulo.
33 Voir Patrick Williams (1991), et le texte de Ruy Llera Blanes dans le présent ouvrage.
34 À ce sujet, opposer Piasere (1984) à Williams (1984 : 224-230) et tous deux à Okely (1983 : 215-230).
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