« Te souviens-tu du temps où on allait vendre et mendier ? »
La vie économique des femmes sinti d’Italie du Nord
p. 115-139
Texte intégral
La manghel, c’est du travail, ça demande beaucoup de concentration. Il faut prévoir où on va aller, savoir où sont les meilleurs endroits, qui peut acheter, qui sera de bonne humeur ou pas. Les gens croient qu’il suffit de tendre sa main et on reçoit l’argent. C’est pas ça du tout. Quand je rentre l’après-midi, je suis crevée comme une charogne parce que j’ai roulé un peu partout en réfléchissant, en me concentrant tout le temps. Si je n’y vais pas pendant quelques jours, je perds le fil, je ne peux plus me concentrer. (Femme sinti, 50 ans, 2007.)
1Avant de rencontrer les Sinte1, j’avais déjà rencontré des Tsiganes qui venaient mendier et vendre des choses dans le village où j’ai grandi. Je m’en souviens : dès qu’un fermier ou une ménagère apercevait les femmes tsiganes qui passaient, seules ou à deux, de porte en porte, la nouvelle faisait le tour du village. De 1997 à 2000 je suis allée « vendre et mendier (manghel) » avec des femmes sinti du Haut-Adige. Aujourd’hui, j’aime à voir dans mon entrée dans ce contexte culturel l’expérience cruciale qui m’a permis de comprendre le monde des femmes de ce groupe de Sinte d’Italie du Nord. J’ai partagé mes premières expériences avec une femme de 72 ans ; elle portait des robes longues, elle ressemblait à l’idée que la plupart des gens se font d’une Tsigane. Dix ans plus tard, je suis assise devant un ordinateur avec l’une de ses petites-filles. Mes conseils et mon soutien l’aident à écrire une demande de financement pour un projet auprès du Fonds social européen. Elle a 22 ans. Elle aussi sort faire la manghel. Cet article examinera des données ethnographiques publiées à l’origine dans un article italien de 1999 (Tauber 1999)2, qu’il reproduit en partie. Je me pencherai ensuite sur ce qui est advenu, ces dix dernières années, de la pratique de la manghel, qui doit être au centre de toute compréhension de la logique et de la philosophie sinti. Je suggérerai que durant ces dix ans, le style de vie de ces familles sinti s’est transformé par certains côtés, mais aussi que ces transformations n’ont pas affecté le concept de mendicité-vente. Celui-ci dépasse en effet de loin les frontières de la sphère économique. C’est pour cela, qu’en l’observant, il ne faut pas perdre de vue les idées de mémoire et de respect, qui sont très liées aux relations entre les vivants et les morts. Toutes ces idées m’aideront à étoffer le discours anthropologique concernant la mendicité tsigane, en particulier l’analyse de Leonardo Piasere (2000). Elles me permettront également de comprendre pourquoi, en 2007, de jeunes femmes sinti décident d’aller mendier et vendre plutôt que d’accepter un autre emploi.
Le respect et la cohésion des réseaux familiaux
2Les familles sinti dont parle cet article se considèrent comme les premières à avoir découvert les régions montagneuses du Nord de l’Italie – Haut-Adige en français, Alto Adige en italien, Südtirol en allemand. Les arrière-grands-parents des plus âgés ont toujours vécu à Vienne et en Carinthie. Leurs ancêtres se sont établis au Tyrol avant la Première Guerre mondiale, et après 1919 dans le Haut-Adige. On dit que les familles de « Sinte italiens » ne se sont établies dans la région qu’après la Seconde Guerre mondiale. Les inscriptions sur les tombes des morts de la famille confirment ce récit, ainsi que certaines archives, mais l’on sait que les Tsiganes ont été présents dans cette région des Alpes depuis au moins 1600 (Zani 1990). Si mon interprétation est correcte, les différents groupes familiaux de cette communauté sinti d’Italie du Nord partagent une structure d’une grande cohésion, que l’on pourrait décrire comme un « réseau familial ».
3Il existe aujourd’hui dans le Haut-Adige différents réseaux familiaux sinti. On compte parmi eux des Sinte dits italiens – Sinti Lombardi, Sinti Mucini, Sinti Piemontesi, etc. – et des Sinte que l’on dit allemands (Sinti taitsch) – par exemple, les Sinte Extraixaria et les Sinte Eftavagaria. De nos jours, des familles rom d’origine slovéno-croate s’y sont ajoutées, ainsi que des Rom venus en Haut-Adige depuis la Macédoine et la Bosnie ex-yougoslaves. Ces familles-là sont arrivées au début des années 1990. Les Rom d’ex-Yougoslavie sont des salariés qui vivent pour la plupart dans des logements sociaux. Ils ne sont pas citoyens italiens, ils considèrent appartenir à la diaspora rom, parlent romani et entretiennent des liens étroits avec leur pays d’origine (Golino 2005). Depuis 2004, on trouve également dans le Haut-Adige des Rom roumains, slovaques et hongrois. Ces Roms suivent un circuit migra toire qui les amène à retourner dans leur pays après quelques mois, pour revenir ensuite. La plupart n’ont ni caravane ni logement : ils dorment dans leur voiture, mendient dans les rues, font de la musique ou un peu de vente. On sait peu de choses de ces Roms-là. Certains musiciens sinti voient avec beaucoup de sympathie ces musiciens virtuoses venus des nouveaux Etats membres de l’Union européenne, qui jouent dans les rues une « musique comme la nôtre », c’est-à-dire des csárdás hongroises et des chansons populaires italiennes. Les Sinte du Haut-Adige les appellent simplement des Slavi.
4Certaines des caractéristiques qui singularisent ces Sinte méritent qu’on les signale. Les Sinte allemands et italiens pratiquent une économie essentiellement fondée sur les échanges avec les gadje, sans aller jusqu’à travailler pour un salaire ou rentrer dans une organisation hiérarchi sée du travail. Ils préféreraient, pour la plupart, vivre sur de petites parcelles équipées de douches ou de baignoires et de petites maisons en bois, ou bien dormir dans leur caravane. Mais ceci n’étant possible que pour quelques familles, surtout dans les petites villes, beaucoup vivent dans des logements sociaux. Ces familles sinti ont la citoyenneté italienne, parlent à la fois romani et italien, et se considèrent comme les Tsiganes de la région.
5Ils affirment volontiers être les « vrais » Sinte, ceux qui « respectent encore la tradition », ce qui signifie, comme nous le verrons, « les ancêtres ». C’est encore plus vrai lorsqu’ils comparent leur style de vie à celui de leurs cousins qui vivent au sud du Haut-Adige. Les Sinte du Haut-Adige sont, peut-être, légèrement gênés de ne parler que romani et italien, mais (pour la plupart d’entre eux) pas allemand, quoiqu’ils vivent dans une région en majorité germanophone, où leur vie économique les met surtout en contact avec des hommes et des femmes allemands. Leurs interactions et leurs conversations avec les gadje germanophones sont pour eux une mine d’histoire très divertissantes : des histoires de malentendus, d’offenses involontaires et d’accidents de prononciation comiques. C’est comme si, en dépit de leurs migrations passées et de leur situation présente, ils ne voulaient pas apprendre l’allemand. J’ai donné ailleurs (Tauber 2006) quelques explications au sujet de ce désinterêt pour la langue allemande. Je me contenterai de les résumer rapidement ici. Pour désigner les germanophones, les Sinte utilisent le terme « Hitlari » ; ils ont l’habitude de dire que les Italiens sont meilleurs, plus gentils, moins enclins à discriminer les Sinte. L’observation est inexacte, en tout cas au niveau historique et politique, mais il semble que les interactions quotidiennes soient bel et bien plus faciles entre Sinte et Italiens.
6Quoi qu’il en soit, ces familles sinti, en plus de parler le même dialecte romani, d’avoir des activités similaires et de suivre les mêmes coutumes de mariage, affirment aussi « respecter leurs morts ». Patrick Williams (1993) et Jean-Luc Poueyto (2000) ont décrit le concept de « respect » chez des groupes linguistiquement reliés de M nu français ; je l’ai fait pour les Sinte d’Italie (Tauber 2006). C’est le « respect » (rispetto, èra) qui régule, qui structure et qui donne sens à la vie des Sinte sur ces territoires. Le respect fonctionne sur plusieurs plans. On a « ses morts sinti » (des parents), que l’on respecte, et il y a « la collectivité anonyme des morts sinti », (elle aussi faite de parents), que l’on respecte aussi. À ces deux formes de respect s’ajoute le respect que l’on doit aux Sinte vivants et à leur parole (ibid.). Les Sinte discutent et réfléchissent beaucoup sur la question de savoir comment conduire leur vie, et à quels Sinte accorder du respect.
7Un fait présente un intérêt crucial pour notre compréhension de la cohésion des Sinte : les réseaux familiaux n’apparaissent en pleine lumière que lorsque l’irrespect a atteint un seuil critique. Ce n’est qu’alors que se révèle la cohésion de ces réseaux habituellement invisibles, faits de liens de parenté ou d’alliance. Encore une fois, la parenté Sinte est une forme de reconnaissance pour les pratiques d’autrui et de respect pour les morts. La parenté et le mariage sont négociables, et le respect joue un rôle considérable dans cette négociation ; mais pour les Sinte, l’irrespect n’est pas négociable. Cette logique du respect devrait, ainsi que je l’ai suggéré (Tauber 2006), être considérée comme une structure qui permet aux familles sinti de conserver une cohésion tout en vivant isolément, dispersées comme elles le sont entre diverses régions et divers territoires. De l’extérieur, on n’a pas l’impression qu’ils se comportent comme « un groupe ». Les travailleurs gadje qui s’occupent des Sinte se plaignent continuellement de l’absence, chez les Sinte, d’un esprit de solidarité, d’un esprit de groupe, d’un sens de la communauté, d’une autorité politique ou d’un leader reconnu. Des schémas similaires se retrouvent dans chaque lotissement de mobil-homes, dans chaque complexe de logements sociaux, et dans chaque campo nomadi (camp de nomades)3. On a souvent décrit la même absence de définition ou de traits reconnaissables. Ces schémas – Patrick Williams (1993) parle d’atmosphères – ne nous disent rien des liens qui unissent les différentes familles. J’ai traité ailleurs, en long et en large, de cette logique du respect ; j’ai indiqué pourquoi il était nécessaire d’y voir un fait social total capable d’expliquer, non seulement les interactions entre Sinte, leur rhétorique, leurs discours et leurs récits, mais aussi leurs conceptions du mariage, du genre, du nomadisme, de la politique, des conflits et même des activités économiques (Tauber 2006).
8Dans notre analyse de la mendicité-vente, il nous sera utile de distinguer deux niveaux. D’un côté, la mendicité-vente est une activité économique qui garantit un revenu. Mais cette activité a également une dimension narrative, qui amène à se souvenir des morts comme on interagit avec les vivants : toujours avec respect.
Manghel, aller mendier et vendre
9Je connaissais les Sinte depuis un an, et je vivais parmi eux depuis quelques semaines à peine lorsque Napoli, une Sinti de 72 ans, me dit : « Viens, on va faire la manghel. » Cette phrase, je devais l’entendre souvent par la suite. Ce jour-là, je m’initiai à une activité qui devait occuper une part importante de mon attention pendant longtemps. Le mot manghel, pour les Sinte, a différents sens :
- Demander de l’aide à quelqu’un (mangau tut, ker mange kau kova).
- « Inviter quelqu’un chez soi », expression que l’on emploie lorsque, après l’enlèvement de la fiancée et le mariage, les jeunes couples reviennent voir leurs parents pour s’excuser devant eux (ti manghes tele) (voir Tauber 2006).
- Aller mendier et vendre (ti manghes). Certains Sinte traduisent ce mot par « vente », voire par « travail ». En fait, la manghel est un mélange de vente et de mendicité. Lorsque les Sinte ne font que vendre, ils utilisent un autre mot : « ti bikres » (« vendre »).
10La manghel amène les femmes sinti à visiter les maisons et les boutiques des gadje. Ces femmes pénètrent dans un territoire saturé par une présence non-tsigane, dépourvu de toute zone vierge qu’elles pourraient habiter. Elles y évoluent en pratiquant la mendicité-vente, une expérience dont elles se souviennent et qu’elles racontent. Si la mendicité-vente implique les gadje, le récit qu’on en fait ne concerne que les Sinte. La manghel est une activité du quotidien, une activité féminine très caractérisée, mais c’est aussi un concept philosophique, grâce auquel les Sinte expliquent leurs relations avec leur environne ment – le monde, la nature ou les gadje. Les femmes qui sortent faire la manghel ne se contentent pas de pratiquer une activité genrée ; elles mettent en pratique une philosophie sinti.
11Une fois que j’eus commencé à accompagner Napoli dans les villages, les villes et les vallées environnants, je perdis de vue le « monde extérieur », et me mis à pratiquer une profession qui, aux yeux des non-Tsiganes, est entourée d’une sorte de fascination médiévale, mais aussi de bien des préjugés, bien des stéréotypes, bien des peurs et des hontes.
12Après mes premières expériences, d’autres femmes m’invitèrent parfois à venir avec elles. Chacune avait sa personnalité, et cela transparaissait évidemment dans leur façon d’approcher les gadje ou les gadjia, et de négocier avec eux. Mais toutes gardaient leurs distances autant qu’il était nécessaire. Du plus loin qu’il me souvienne, ces femmes ont toujours eu des conversations animées sur la manghel.
13Le sujet revêt pour elles une importance particulière lorsque leurs filles sont sur le point d’être mariées – car c’est l’occasion de se demander si ces filles pourront faire la manghel dans leur nouvelle famille. Lorsqu’on rencontre ces jeunes filles, on peut se demander pourquoi elles continuent à sortir faire la manghel, alors qu’elles sont dotées d’une éducation scolaire convenable. Pourquoi ces jeunes femmes modernes continuent-elles à pratiquer une activité qui les expose à l’arrogance de la majorité, au racisme et à la discrimination ?
14Dans cet article, j’aimerais présenter une réponse pour le cas des Sinte du Haut-Adige. Je partirai de la notion de « respect » pour expliquer la décision de ces femmes. Mais je souhaiterais d’abord décrire ma propre expérience : comment les choses se passaient il y a dix ans, lorsque je sortais faire la manghel avec les femmes sinti du Haut-Adige.
Faire la manghel en 1997
15Mon journal de terrain, à la date du 15 février 1997, décrit ma première expérience de la manghel :
C’est la première fois que je suis sortie faire la manghel avec Napoli. Nous allons dans un village pas loin de notre ville, nous nous garons (je conduis) et nous commençons à marcher. Napoli va de maison en maison avec beaucoup d’assurance ; elle sait exactement où vivent les gens bons (kamle gāge) et les gens méchants (čilače gāge). Nous arrivons à la première ferme. La femme du fermier salue Napoli. Elles se connaissent depuis longtemps. Le fermier sort de sa maison. Il nous demande si nous venons de Hongrie ou de Roumanie. Napoli lui répond : « Oui, exactement de la frontière entre les deux. Nous avons quitté la région quand j’étais encore petite enfant. » Le fermier se met à raconter ce qu’il a vécu pendant la Seconde Guerre mondiale – comment, lorsqu’il avait fallu battre en retraite à pied, de riches Tsiganes hongrois l’avaient aidé à se nourrir, lui avaient donné de la nourriture… Le fermier nous donne quelques pommes de terre, 1000 lires (environ 50 centimes d’euro) et un sac de pommes.
Nous continuons à marcher. Dans la rue, nous rencontrons une gadji à qui Napoli propose d’acheter quelque chose. Mais l’offre n’intéresse pas la gadji, que Napoli, dans le vieux dialecte allemand qu’elle parle approximativement, traite de « satanée sorcière ».
La femme du boucher ne veut rien acheter. Napoli lui dit : « Alors donne-moi quelque chose. » La femme du boucher lui donne un sac de restes. Au bar-tabac du village, nous vendons à nouveau un centrino4. Deux heures plus tard, nous rentrons chez nous.
16Après plusieurs sorties où nous étions allées faire la manghel, Napoli insista sur l’importance de la langue, en me disant : « On ne peut pas parler gadjo devant les gadje. Tu dois apprendre notre langue ! » Comme mon peu de succès me démoralisait, elle me dit : « Ne laisse pas tomber, sans ça, jamais tu n’auras d’argent ! » Ce n’est que lorsque je fus capable de vendre des ouvrages en tricot en sa présence qu’elle se montra satisfaite, affirmant que les choses pouvaient fonctionner ainsi. Je n’intéressais pourtant pas beaucoup les fermières.
17Les femmes sinti, quand elles conversent entre elles, le font dans leur langue, excluant ainsi les gadje. En leur présence, Napoli me parlait d’une voix forte, mais sur des sujets de peu d’importance, voire anodins. Cette voix forte et puissante servait à signaler sa présence, aux Sinte comme aux gadje. Chez les Sinte, j’ai rencontré beaucoup de femmes dotées d’une voix de ce type : forte, puissante, profonde, parfois usée par le tabac. La plupart de ces femmes ont cette voix-là. Les Sinte disent d’eux-mêmes qu’ils ont acquis une voix puissante à force de vivre au grand air plutôt que dans des maisons.
18Lorsqu’on lui opposait des réactions racistes ou discriminatoires, Napoli réagissait par la provocation. Vous pouvez l’imaginer : elle, une vieille femme, apostrophe un marchand qui refuse de lui parler. Elle lui demande s’il a peur d’elle ; autant qu’elle sache, elle n’est pas malade ; est-ce qu’on la prend pour une voleuse ? Là encore sa voix est forte, puissante, sans traces de peur. Puis sans laisser au marchand le temps de réagir, elle ouvre son sac et exige qu’on lui donne quelque chose.
19Durant mes sorties avec elle, je ne l’ai jamais vue faire montre de subordination envers les gadje. Elle mendie et vend tout en parlant avec eux du temps qu’il fait, de leurs enfants, des petites et grandes histoires de tous les jours. Elle n’aime pas le mot « mendier », mais elle mendie bel et bien lorsqu’elle parle avec les gadje. Sa voix reste imposante quand elle demande : « Donnez-moi quelque chose, pour mes enfants, mes petits-enfants, vous aidez quelqu’un qui est dans le besoin. »
20Lorsque les femmes sinti parlent du manghel, elles insistent sur le fait que chacune a son propre style, sa propre méthode, sa stratégie, ses préférences et sa technique. Mais toutes les femmes avec qui je suis allée faire la manghel s’adressent aux gadje de la même façon. Elles leur parlent de leur pauvreté, de leur faim, de leur désespoir : mais cette attitude de subordination n’est qu’une pose. Dans le même temps, elles apostrophent les Gadje sans gêne et sans craindre de chercher la confrontation. C’est leur voix qui m’a frappée avant tout ; mais c’est aussi leur façon nonchalante de porter leurs chaussures ou leurs chaussons, c’est tout ce qu’elles savaient sur les endroits où conduire leur voiture, sur le territoire, c’est leur mémoire des gens et des endroits. Plus étonnant que tout le reste, il y a le fait que ces femmes ne risquent jamais de se retrouver soumises aux gens à qui elles demandent : « Donne-moi quelque chose ! »
21À sa façon de donner ou de prendre des biens ou de l’argent, aux histoires qu’elle raconte, à son dialecte autrichien désuet, au manque de précision qu’elle met dans ses réponses aux questions (ou plutôt à la précision qu’elle met à être inexacte), on voit que Napoli fait la manghel selon une stratégie bien à elle. Elle bavarde, elle raconte, elle écoute, permettant ainsi la circulation d’un flux d’histoires, d’informations, d’argent et de denrées. Ce n’est pas principalement pour échanger des informations et des histoires qu’elle sort faire la manghel : elle ne peut pas rester pour des gadje qui n’ont pas d’argent, ni rien d’autre à lui donner. Dans ces cas-là, elle dit qu’elle n’a pas le temps de bavarder. Les mois suivants, je pus voir qu’elle avait ses entrées dans beaucoup de kamle kher (bonnes maisons). Elle a besoin de ces bonnes maisons : ce sont des gadje qu’elle revient voir tous les deux à cinq mois. Elle s’est construit une routine de travail sur ce morceau de territoire, et elle aime pouvoir compter sur ses gadje. Elle parle de « mon gadjo » ou de « ma gadji ». Elle est prête à les recommander, selon leur générosité.
22On dit que chacune des gadjia auprès desquelles les femmes font la manghel est différente des autres. Quand elles sont bonnes (kamle), les Sinte les décrivent en utilisant des expressions comme « ma petite », « une fille bien », « une belle petite bonne femme », « une femme bonne », « une grande dame, mais gentille », etc. Il me faut noter que le mot qui signifie « fille » est différencié : une fille gadjo s’appelle une rakli, une fille sinti est une čiai. C’est la même chose pour une femme : La gadji est une gāgi, alors que la Tsigane est une čiual, une romi, une sinta ou une čiai (pour une analyse, voir Tauber 2006). Comprenons bien que lorsque Napoli accorde à quelques gadje le qualificatif bon ou gentil, ce qu’elle fait parfois, cela ne veut pas dire que ces gadje se mettent à ressembler à des Sinte, ou même à s’en rapprocher. Simplement, ces gadje individuellement bons sont distingués de la masse anonyme des gadje, qui reste fondamentalement mauvaise. Lorsque Napoli parle d’une jeune gadji à qui il lui arrive souvent de lire l’avenir, elle signale qu’elle ressent de la compassion pour cette « petite rakli » (petite femme gadjo) : « Oh ! que cette petite gadji est malheureuse ! » Ressentir de la compassion, c’est ressentir de la zinda, de la sympathie pour une personne ou une chose avec laquelle une relation affective s’est établie. Il peut s’agir d’une chose ou d’un animal ; cela peut se dire des gens pauvres, ou même des morts. Le mot zinda exprime un regret : « Pauvre petite tasse ! », « Pauvre petit chat ! », « Pauvre petite fille ! », « La pauvre ! (Zinda !) », « Le pauvre (čioro) mort ! ».
23Napoli considère certaines de ces femmes comme ses amies : celles auprès desquelles elle va régulièrement faire la manghel, celles qui demandent et achètent son aide pour leur dire la bonne aventure. Ces gadjia sont bonnes dans la mesure où elles lui donnent de l’argent. Ces amies connaissent rarement son nom sinti (romano lap). Napoli porte plusieurs noms pour les Sinte, et plusieurs autres parmi les gadje. Les renseignements qu’elle donne sur ses origines, son nom ou son adresse restent vagues. Cela ne veut pas pour autant dire qu’elle dissimule ses noms sinti aux gadje. Cela dit, la compassion et la sympathie qui s’expriment parfois entre elle et les gadje ne la lient à eux en aucune façon.
24Elle me parle de la manghel et des gadje en marchant dans les rues des villages. Elle les connaît bien, eux et leurs maisons. Elle frappe à leur porte presque tous les jours :
Tu vois la maison là-haut ? Cette gadji m’a toujours donné quelque chose. Une veuve vit dans cette maison-ci. Là, c’est la maison d’une jeune femme, elle me donne toujours 10 000 ou 20 000 lires [5 ou 10 euros]. Cette gadji-là a deux enfants. Celle qui vit ici était gentille avec moi, avant, mais maintenant elle ne m’achète plus rien, l’ordure ! Tu n’as qu’à essayer ! Tu vois les maisons là-haut ? Je les connais toutes. ça fait combien d’années que je n’y suis pas montée ? Mes jambes n’ont plus leur force d’avant. Tu peux essayer si tu veux.
25Les gadje et leurs maisons peuvent être « bons, mauvais, gentils… Je pourrais t’en raconter des histoires… Oh ! je… » Napoli connaît leurs besoins, leurs rêves, leurs souhaits, leur passé et leur avenir. À chaque maison où elle s’arrête, elle demande si quelqu’un veut qu’on lui lise l’avenir. Avec l’élégance d’une acrobate, elle sort les vieilles cartes usées qu’elle a toujours sur elle. Les tenant dans la main gauche, elle les tire une par une. Pour les commenter, elle parle de la vie, de l’amour. Elle converse avec des femmes trahies, des femmes qui veulent se marier, des femmes qui veulent des enfants, mais aussi avec de jeunes hommes touchés par des difficultés financières ou des peines de cœur. Ses pouvoirs magiques, elle le promet, amélioreront les choses.
La manghel telle que les Sinte la racontent
26Il y eut un temps – le temps où ils n’avaient pas de voitures – où les Sinte devaient faire des kilomètres à pied, portant leurs possessions dans un baluchon de lin (pingla). Ils marchaient de village en village, ils traversaient les vallées. Les fermiers les laissaient dormir à l’étable ou dans la grange. Lorsqu’ils ne trouvaient pas à dormir dans une ferme, ils se repliaient dans les bois. S’ils pouvaient s’acheter des chevaux, ils dormaient dans des caravanes en bois. Aujourd’hui, beaucoup de fermiers chez qui ces hommes et ces femmes avaient l’habitude de dormir ont transformé leur ferme en hôtel. Les familles Sinte ne sont plus autorisées à s’arrêter dans les bois pour camper, et lorsque, dans une petite ville ou une vallée, elles croisent l’un de leurs anciens lieux de campement, elles n’y trouvent plus que des panneaux « Camping interdit », des zones industrielles ou des stations-service neuves.
27La vie de Napoli aussi a changé. En 19975, elle vit dans un campo nomadi. Elle perçoit une pension et une allocation d’hiver pour le chauffage. Sa caravane est immobilisée sur le campo, derrière un abri de bois qu’elle utilise pour faire sa cuisine. Ses petits-enfants vont à l’école.
28Jusque dans les années 1960, Napoli a passé sa vie à l’affût d’une bonne grange ou d’une étable où passer la nuit. Elle explorait chaque jour un nouveau village. En 1997, elle paie ses factures d’eau et d’électricité, et elle va faire la manghel chaque jour dans une région bien délimitée. Elle passe de maison en maison, cherchant de nouveaux « bons gadje », disant la bonne aventure, vendant ses ouvrages en tricot et demandant de l’argent, des vêtements, de la nourriture.
29Mais qu’arrive-t-il les jours où elle passe en vain de porte en porte pour mendier, vendre et dire l’avenir, les jours où c’est pour rien qu’elle bavarde et plaisante avec les gadje, parce que les gadje font preuve de « méchanceté » (čila čiapen) ?
30Je cite de nouveau mon journal, à la date du 30 mars 1997 :
Nous voulons essayer une fermière que Napoli connaît depuis longtemps. Aujourd’hui, nous n’avons rien gagné. Napoli se répand en malédictions : « Les gadje sont lunatiques. Qu’est-ce qui se passe ? Ils n’arrêtent pas de se plaindre qu’ils n’ont pas d’argent, mais si c’est ça alors qu’est-ce qu’on peut bien faire ? Tous les gadje sont riches. Millionnaires, non, milliardaires ! » Nous arrivons à la ferme et rencontrons la gadji. Nous lui demandons d’acheter quelque chose ; elle refuse, mais Napoli insiste : elle lui met ses ouvrages en tricot sous le nez, redemande, insiste – pour tout d’un coup laisser tomber : « Quelle pauvre pute. Rentrons. » Après deux heures passées à conduire de maison en maison sur une route difficile, nous retournons à la maison. Sur le trajet du retour, Napoli parvient à la conclusion que les autres Sinte « parlent d’elle », ce qui attire la malchance6.
31Journal, 14 juillet 1997 :
Nous sommes en juillet et il fait très froid. Nos caravanes sont garées dans la vallée et les hommes sont assis autour du feu. Mais les portes de ce petit village de montagne nous sont toujours closes ; de derrière leurs rideaux, les vieilles femmes nous regardent par la fenêtre, avec suspicion. Certaines nous conseillent de nous en aller et de trouver un vrai travail. Nous rentrons avec 20 000 lires [10 euros]. Les femmes disent qu’il faut prendre ce village comme il est. Il y a des jours où on gagne beaucoup plus, d’autres où l’on ne gagne rien. Les gadje de ce village sont lunatiques. Les gadje sont toujours lunatiques. Dans tous les villages, il faut les prendre comme ils sont.
32En marchant et en roulant ici et là avec elle, j’aperçois un autre aspect de ce que fait Napoli. En plus de ses activités quotidiennes, elle a des moments consacrés à la discussion, au souvenir et au récit. C’est dans ces moments-là que ces femmes transforment en histoires leur vie quotidienne et leurs relations avec les gadje si proches.
33Fondamentalement, on peut distinguer deux catégories d’histoires : celles qui commémorent les morts et leurs actions, et celles où les vivants parlent de leur vie quotidienne (et parfois aventureuse) parmi les gadje. Je soutiens que cette narration n’a pas pour fonction d’évoquer des moyens de gagner de l’argent, aussi important que cela puisse être. J’affirme que ces récits promeuvent des talents économiques proprement féminins, intimement liés au respect tel que les femmes le pratiquent. Ils attirent l’attention de la communauté sur les femmes, sur leur façon d’être et de respecter les morts.
34Je cite maintenant Berga, une Sinti de 35 ans, mère de quatre enfants :
Tu te souviens, Napoli, de la fois où Ruma et moi on était allées faire la manghel dans ce village ? La fois dont je te parle, c’était il y a 25 ans. Tu t’en souviens ? J’avais acheté une jupe jaune et une blouse qui était jaune aussi. Ruma avait acheté une robe en soie, dans un style espagnol. Demande à Ruma. Qu’elle était belle, cette robe ! Je l’aimais tellement. Je m’en souviens bien. C’était plus facile de faire de l’argent à l’époque : deux cent, trois cent, quatre cent mille lires [100, 150, 200 euros]… pas vrai Napoli ? Aujourd’hui les gadje ne sont plus bons comme il y a vingt-cinq ans. On allait faire la manghel tout le temps, tout le temps. Moi, Ruma et mes cousins. Seule, ensemble, toujours la manghel, quand j’étais encore à la maison (pas encore mariée). J’avais dix ans la première fois que je suis allée faire la manghel. Dora et Ruma y allaient seules, elles devaient avoir huit ou dix ans, elles y allaient seules et elles ramenaient un gros paquet d’argent.
35C’est souvent lorsque les hommes sont absents et qu’elles sont seules entre elles que les femmes ont l’occasion de parler de leurs capacités remarquables. Contrairement aux hommes – qui se rencontrent au milieu de la place, là où sont leurs caravanes ; les hommes que l’on peut voir, qui parlent fort, qui font des paris ici et là, à qui le monde et le temps semblent appartenir–,les femmes se rassemblent de façon plus discrète, plus marginale, dans leurs abris ou leurs caravanes. C’est là, entourées de leurs enfants, qu’elles racontent leurs souvenirs et leurs expériences.
36Le récit commence par un inventaire du passé : on se souvient d’hier, et on tisse sur cette trame le récit d’un événement d’aujourd’hui. L’entrelacement du présent et du passé ainsi connectés les transforme en un événement continu. Son contenu semble s’être immobilisé. La narration fait du passé et du présent un non-temps, ou mieux, un aujourd’hui : « En ce temps, une fois, à l’époque, je te le dis, tu t’en souviens ? Je m’en souviens bien, je te raconte une histoire dont je me souviens bien. »
37La vivacité du souvenir confirme la présence du passé. L’histoire se déroule dans le passé et dans le présent – hier, il y a bien des années, aujourd’hui. Elle est liée à un endroit particulier. Elle parle de la vie des Sinte parmi les gadje, ou mieux, de la vie des Sinte en ce monde en général. Les sommes d’argent mentionnées dans les histoires de ces femmes en fournit un exemple : deux cent mille lires, la somme indiquée par Berga, ce sont les gains d’une bonne journée de 1997. Dans les années 1960, c’était le salaire mensuel d’un travailleur. Cette somme n’est pourtant pas une vantardise ou une exagération. Elle montre plutôt la véracité (čačapen) du récit de Berga, car les femmes parlent d’aujourd’hui, de maintenant, et leur souvenir les mène vers l’authenticité du présent.
38Qui pourrait se souvenir aussi précisément d’une journée comme celle-là, d’une journée aussi banale ? La journée dont Napoli et Berga se souviennent n’est pas exactement celle-là, mais leur expérience commune devenue récit.
39Cette activité, qui couvre trois ou quatre générations, atteste de l’existence ininterrompue de la manghel. Elle signifie également que toutes les Sinti font la manghel. Elles sortent faire la manghel depuis leur enfance, avec leurs sœurs, leurs amies, leurs mères, leurs tantes et leurs grands-mères. La manghel met en relation de jeunes femmes mariées et des femmes plus âgées. Les vieilles femmes se souviennent toute leur vie de cette expérience. La manghel devient ce qui les relie à leur enfance, à leur jeunesse, au jour où il a fallu quitter la maison pour se marier, à leur vie de femme mariée ; les jeunes femmes sont appelées à mendier, quand bien même certaines préféreraient faire autre chose ; mais même une non-Sinti qui épouse un Sinto doit sortir mendier. C’est le lot de toutes les non-Sinti qui ont épousé des Sinto : elles ont dû apprendre la manghel.
40La manghel est davantage qu’une façon de survivre. Par la manghel, les femmes affirment leur identité sinti, leur capacité à manipuler les gadje et à se montrer différentes d’eux. C’est cela qui, un jour, transparaissait dans la colère de Napoli :
Les gadje détruisent tout ! Regarde tous ces petits arbres. Ils détruisent les petits arbres et les fleurs pour faire de l’argent. Aujourd’hui j’ai gagné 4 000 lires [2 euros]. C’est rien du tout. Est-ce que je pourrai cuisiner avec cet argent ?
41Les Sinte laissent vivre la nature7, alors que les gadje la détruisent. Les gadje pensent au travail et à l’argent, oubliant leurs familles. Les femmes sinti, elles, vont faire la manghel pour assurer le bien-être matériel et social de leur famille, mais aussi pour raconter des histoires :
Nos vies sont difficiles ; ce n’est pas ce que tu crois peut-être. Quand j’étais à Vérone – ça fait combien d’années ? – je faisais la manghel. C’était tellement dur de gagner de l’argent. Les enfants avaient toujours faim ; il fallait voler du pain, des poulets, parfois des pêches. Les enfants avaient toujours faim, oh ! je… Je te le dis, je pouvais plus faire bouillir la marmite, et personne ne m’aidait. Une fois, moi et Patria on a trouvé de l’argent dans une maison. Tula attendait dans la voiture sans essence. On s’est partagé l’argent entre Tula qui attendait dans la voiture, Patria qui avait trouvé l’argent, et moi. On n’a rien dit à nos maris parce qu’on avait besoin de l’argent pour faire la cuisine.
42Un récit de cette précision (marqué par la répétition), la description exacte du rôle de chacune, enfin la mention du vol des pêches, tout cela confirme l’absolue vérité de l’histoire. La faim des enfants ne représente pas seulement la misère matérielle. Les enfants ont faim lorsque la vie sociale – faite de conversations, de repas pris en commun, d’échanges de tous les jours – est dérangée. Napoli parle des éléments fondamentaux de la sociabilité de ces Sinte, comparant le besoin de nourriture au besoin d’échanges sociaux. La vie sociale intime des Sinte s’exprime dans les repas pris en commun, dans le partage de la nourriture. Beaucoup d’aliments sont romanes, ce qui veut dire qu’il faut les manger ensemble, en groupe. Une marmite vide ne contient rien qu’on puisse partager, ce qui en fait un symbole du dérangement des relations sociales8. Cela veut dire que les femmes qui vont faire la manghel jouent un rôle crucial : elles assurent sa substance à la vie sociale et matérielle des familles sinti9.
43Toutes les femmes aiment parler de la manghel. Elles racontent des histoires très variées, mais qui tournent toutes autour de ce que cela leur fait d’aller et venir à pied ou en voiture, d’être perçues comme des Tsiganes, d’explorer leur environnement ou d’améliorer ces talents qui leur permettent de fournir argent et nourriture à leur famille, à « leurs Sinte10 ». Dans la vraie vie, il est de la toute première importance de se souvenir précisément de chaque gadjo, de chaque maison, avec leurs caractéristiques ou leurs faiblesses – question de survie. Mais le récit ou le souvenir ne demandent pas le même niveau de précision. Les gadje et leurs villages y perdent en importance. Lorsque l’on raconte ces histoires, les gadje n’y figurent qu’en témoins absents, attestant de la présence matérielle et symbolique des Sinte dans un monde qui semble complètement exploré et cartographié. La présence des femmes au contact direct des gadje devient quelque chose de naturel. En parlant, en racontant des histoires à leurs Sinte, elles manifestent leur présence de femme sinti.
La manghel en 2007
44En 2007, bien des filles de 1997 sont mariées et ont à leur tour eu des enfants. Les filles de Berga, par exemple, vont faire la manghel, et cela semble tout ce qu’il y a de plus naturel. Ces jeunes femmes ont abandonné l’école : elles voulaient sortir faire la manghel comme leur mère et leur grand-mère. Prenons l’exemple de deux autres jeunes femmes sinti, de 22 et 26 ans. Toutes deux sont nées de mariages mixtes (père sinti, mère gadji). Toutes deux, après avoir rempli leurs obligations scolaires, se sont dirigées vers l’enseignement technique. Toutes deux se sont mises à faire la manghel pour de bon après leur fuga (leur mariage, précédé d’un enlèvement). Abandonner leur travail pour sortir faire la manghel leur semblait couler de source. Que s’est-il passé ?
45La petite-fille de Napoli, celle que nous avons rencontrée au début de cet article, a commencé à faire la manghel après avoir achevé ses études, à 21 ans. Son jeune mari, un gadjo, a abandonné son emploi pour ramasser de la ferraille11. Peut-être, dans quelques années, ce couple prendra-t-il d’autres décisions, mais pour l’instant ils vivent dans la tradition sinti, manifestant ainsi leur respect pour les anciens et les morts sinti. Quand la petite-fille de Napoli va faire la manghel, elle ne dit pas toujours aux gadje ce que leur disait Napoli. Elle se présente comme une jeune étudiante, une mère célibataire ou une jeune Tsigane. Au milieu des gadje, elle se souvient de Napoli faisant la manghel. De retour à la maison, elle raconte ses expériences et celles de sa grand-mère. Ces femmes adoptent des stratégies modernes pour sortir faire la manghel : elles ne se déplacent plus à pied mais en voiture, elles portent des pantalons à la place des spectaculaires robes longues ; contrairement à leurs grands-mères, elles ne révèlent pas toujours leur identité tsigane. Mais lorsqu’elles sortent faire la manghel, elles pensent à la façon de faire qui était celle de leurs grands-mères, de leurs tantes, de leurs mères. Y penser, c’est s’en souvenir, et ce souvenir est leur respect.
46Lorsqu’on écrit sur la manghel en 2007, il importe d’examiner la mémoire des Sinte et leur pratique du respect à la lumière des relations entre générations. Quand elle était petite, Napoli appelait sa grand-mère « mami » (grand-mère). Le respect entre les générations est également garanti par des termes d’adresse que j’appelle réciproques, et que j’ai longuement décrits (Tauber 2006). Je ne décrirai ici que le plus important. Les grands-parents s’adressent à leurs petits-enfants en utilisant un mot qui signifie aussi « grands-parents ». Leurs petits-enfants utilisent le même mot pour s’adresser à eux. Si mon interprétation est correcte, ces termes d’adresse unidirectionnels et réciproques entre la génération +2 et la génération 0 permettent à une relation de respect de s’établir entre grands-parents et petits- enfants. Chez les Sinte, le respect s’exprime entre égaux : le respect masculin (pour les jeunes et pour les vieux) exprime l’égalité entre hommes ; le respect féminin exprime l’égalité entre femmes. Cela reste vrai en dépit du respect particulier que l’on accorde à l’âge. Cela veut dire que les jeunes Sinte se comportent de façon respectueuse à l’égard des aînés Sinte. Mais cela ne veut pas dire que jeunes et vieux ne sont pas égaux. Il est délicat de combiner ces deux aspects du respect : la relation d’égalité qu’il implique, et le surcroît de respect que l’on doit aux aînés. Avec ces termes d’adresse réciproques, les Sinte proposent, demandent et suscitent une réciprocité dans le respect. Je soutiens que l’introduction de termes d’adresse fondés sur l’égalité entre générations permet aux aînés sinti de se prévaloir d’un « droit » au respect qui leur permettra de rester dans les mémoires après leur mort (voir Tauber 2006).
47Selon l’analyse de Patrick Williams (1993), les Mānuš se souviennent en silence de choses qu’ils n’expliquent jamais. Dans mon analyse de la mémoire sinti, j’affirme que la mémoire n’est pas seulement silencieuse et invisible. C’est aussi une conversation continuelle, où l’on parle respectueusement de ceux dont on veut se souvenir – où l’on parle d’eux et pour eux. De qui parle cette conversation respectueuse ? De tous les vivants et les morts que l’on respecte. Se souvenir, pour un Sinto ou une Sinti, c’est mettre un point d’honneur à s’habiller comme sa mère aimait le faire, ou ne plus s’habiller de cette façon ; cuisiner les plats que les chers disparus aimaient, ou s’interdire de les cuisiner ; c’est utiliser la vaisselle de son père ou de sa mère, ou la détruire après leur mort, ou la conserver respectueusement sans l’utiliser. Respecter un homme ou une femme, s’en souvenir, c’est se rappeler sa façon de parler, ses chansons préférées ; c’est montrer tout cela en conservant sa photo (Williams 1993 ; Tauber 2006). Dans la sphère économique, j’ai vu de jeunes hommes sinti décider de se mettre à ramasser de la ferraille comme leurs pères le faisaient il y a trente ans. Les circonstances ont changé, mais ces hommes qui circulent en pick-up se souviennent de leurs pères, de la façon dont eux aussi ramassaient de la ferraille ; ils racontent les histoires, les aventures, les caractéristiques de ceux dont ils se souviennent.
48Patrick Williams (1993) a raison de dire que, chez les Mānuš, penser et se souvenir sont une seule et même chose : le verbe romani « tenkres » (se souvenir) désigne une action contrôlée. Penser et se souvenir, c’est aussi se souvenir des particularités d’un mort de façon parfaite et exacte. Le souvenir est une opération mentale consciente pleine de respect, qui peut s’effectuer silencieusement ou bien en conversant. Pour ce qui est du contexte sinti, j’ai décrit comment, souvent, les hommes se souviennent collectivement – en jouant de la musique, en buvant ensemble, en se rencontrant dans un bar ou sur le campo nomadi (Tauber 2006). Chez les femmes, le souvenir et la pensée sont souvent plus individuels, plus solitaires. Les femmes pensent et se souviennent en sortant faire la manghel, en faisant le ménage dans la caravane ou dans la maison, en cuisinant, ou encore assises en compagnie d’autres femmes. Les femmes qui sortent pour la manghel évoluent au milieu des gadje, vendant, mendiant, lisant l’avenir et se souvenant respectueusement12.
Perspectives pour les récits anthropologiques sur la mendicité
49Avant que je n’aie fait pour la première fois l’expérience de la manghel en compagnie des femmes sinti, Judith Okely avait publié deux ouvrages sur la pratique du calling parmi les femmes traveller. Celui de Patrick Williams, où il analyse les stratégies économiques des femmes kalderash de Paris, était paru en 1982. Orsetta Bechelloni (2006 : 186) décrit la situation des Voyageurs, pris entre leur identité et un rêve de reconnaissance sociale. Certains jeunes chercheurs ont commencé à rapporter des phénomènes similaires en Inde (par exemple Robertson 1998)13. Pour autant que je sache, Leonardo Piasere est le premier et le seul anthropologue à avoir proposé une analyse théorique de la mendicité tsigane, en conceptualisant la mendicité dans le contexte des modèles de marché pré-modernes, modernes et post-modernes. L’analyse que propose Piasere constitue une interprétation stimulante, dont je donnerai un court résumé avant de proposer ma propre interprétation de ce phénomène dans son contexte sinti. Piasere commence par passer en revue les travaux des historiens, auxquels il reproche de n’avoir observé ce phénomène que d’un point de vue extérieur – le point de vue qui était aussi celui des États et de l’Église catholique. Il tombe d’accord avec l’hypothèse de Bronislaw Geremek (1992) : il y eut d’abord « assistance », puis « répression ». Seulement, pour Piasere, la phase historique dans laquelle l’Église et les États assistèrent les Tsiganes résulte de ce que les Tsiganes appellent la « grande entourloupe » (Fraser 1993 : 60-83).
50Cela signifie qu’en arrivant en Europe, les Tsiganes racontèrent à ses habitants l’histoire du grand pèlerinage des chrétiens d’Égypte. Faire semblant d’être des pèlerins permettait aux Tsiganes de demander et d’obtenir toutes sortes de choses en mendiant auprès des non-Tsiganes. « Ils disent être des pèlerins, mais ils se conduisent en conquérants » (Piasere 2000 : 411). C’était cela, la « grande entourloupe » : conquérir un continent entier sans armée, en laissant croire à ceux qui vous donnent de l’argent et des biens qu’ils vous sont supérieurs. C’est vers les années 1430 que Piasere commence à trouver les premières chroniques où ces pèlerins sont appelés « mala gentes ». Dans la mesure où la campagne contre les Tsiganes fait partie d’une entreprise plus ample de lutte contre les vagabonds, les Tsiganes sont eux aussi presque toujours perçus comme une catégorie à part. Cette période est celle de la transition entre féodalisme et capitalisme, celle de la première accumulation primitive du capital (Geremek 1980). Les Tsiganes sont alors des marginaux parmi les marginaux. Piasere tente d’en apporter une démonstration en se fondant sur l’absence d’influence entre le romani et les autres dialectes. Il ajoute que les Tsiganes, selon l’opinion commune, étaient anormaux même pour des marginaux – tout comme, au xve siècle, on les trouvait anormaux pour des pèlerins. « Ils faisaient semblant d’être des pèlerins alors qu’ils allaient en pèlerinage [au xve siècle], ils faisaient semblant d’être des marginaux alors qu’ils se comportaient en marginaux » (Piasere 2000 : 413). La pratique de la marginalité qu’avaient développée les Tsiganes leur permettait à la fois d’échapper à la prolétarisation et de rester, de leur point de vue, les maîtres du monde14.
51Selon Piasere, la mendicité est une catégorie aux traits « bizarres », dotée de caractéristiques qu’il définit comme « floues » (2000 : 414). Piasere introduit cette catégorie, le « flou », à l’issue d’un processus d’interprétation transculturel qui comprend un grand nombre de propositions contradictoires15. J’aimerais mentionner brièvement ces propositions : Marcel Mauss (2007), dans l’Essai sur le don, évoque ce que la mendicité révèle des relations sociales. Selon Georg Simmel (1987), le don engendre une gamme variée de relations réciproques ; c’est quelque part sur cette gamme que le don rejoint la mendicité. Jean Starobinski (1994) parle du don que l’on fait par compassion. Mais la mendicité ne reflète pas l’aspect triadique du don : celui qui reçoit ne donne rien en retour. Pour Jacques Godbout, la mendicité constitue une triade du don pour le moins bizarre : c’est une action unilatérale effectuée au bénéfice d’un inconnu qui est incapable de donner en retour. Godbout, qui suit une approche anti-utilitariste, a porté une attention particulière à cette situation « bizarre », anormale. Il suggère que, dans une situation de marché, les choses tirent leur valeur de la comparaison avec d’autres choses, alors que dans une situation de don, la valeur des choses reflète la valeur d’une relation (Godbout 1992 : 17). En d’autres termes, la valeur d’une relation est ce qui empêche les gens d’en sortir (ou au contraire, ce qui le leur permet). Les dons créent entre les gens une relation que les échanges marchands ne créent pas. L’époque moderne est la seule à avoir attaché une honte profonde à l’acte de demander et de mendier. On peut dire que nous avons affaire à une distinction entre l’intérieur et l’extérieur. Du point de vue de beaucoup de populations tsiganes, la honte est une donnée de base de leur existence. Selon leur idéologie, aller mendier ou demander quelque chose au-dehors est une transaction comme une autre. « On présente simplement une requête aux gadje, qui n’attendent pas de réciprocité » (Piasere 2000 : 424).
52La façon dont Piasere nous suggère de comprendre la mendicité tsigane découle de l’interprétation qu’il en propose. Demander ou mendier représente toujours un danger, car il s’agit intrinsèquement d’un acte qui met en rapport avec autrui. Dans son essai, Piasere s’intéresse avant tout aux Tsiganes qui pratiquent la mendicité en demandant de petites sommes à un très grand nombre de gadje, et c’est de là qu’il tire sa principale conclusion : tous les gadje ne donnent pas, et ceux qui donnent, donnent des bricoles. Les bricoles ne valent rien. Et pour ne rien recevoir, il n’est pas besoin d’établir une relation. Contrairement à la relation de don, qui met une personne en relation avec une autre, la demande ou la mendicité sont des relations entre une personne et beaucoup d’autres. Une personne ne demande rien, ou si peu, à beaucoup de gens. Ainsi, ce que fait le mendiant tsigane, ce n’est pas demander ou mendier, c’est demander ou mendier un peu auprès de beaucoup. Le mendiant ne ressent aucune honte vis-à-vis des gadje en tant que groupe : il peut faire comme si le don des gadje n’existait pas. Piasere soutient que les Tsiganes ont pu maintenir cet habitus pendant plus de cinq cent ans, ce qui leur a permis d’entrer dans la modernité plus tôt que d’autres – et aussi de lui survivre plus longtemps que beaucoup d’autres. C’est cet habitus qui leur a permis d’esquiver le marché et ses mécanismes de domination et de subordination (Piasere 2000 : 425).
Conclusion
53Piasere (2000) affirme que si les différentes communautés tsiganes peuvent passer au travers du système de plus en plus rigide des pressions économiques et des hiérarchies, pour établir des relations non réciproques avec les gadje, c’est en maintenant leur habitus qui consiste à demander peu de choses à beaucoup de gens. Réexaminons cette analyse dans le contexte sinti. Chez les femmes qui sortent faire la manghel, on retrouve cette pratique consistant à demander des bricoles, des restes, des choses dont les gadje ne veulent plus, et je tombe d’accord avec Piasere là-dessus. L’économie des femmes sinti est basée sur la même rhétorique : mendier peu de choses auprès de beaucoup. Cela dit, je ne suis pas convaincue que les femmes qui sortent faire la manghel ne donnent rien aux gadje : que dire des histoires, du réconfort, du divertissement, du sentiment d’être une personne digne et charitable ? Peut-être la manghel telle que les Sinte la pratiquent peut-elle être vue comme un échange de mots contre des biens et de l’argent (voir aussi Okely 1996) ? Quoi qu’il en soit, il nous faut élargir notre analyse pour prendre en compte les dimensions internes de l’habitus externe.
54La communauté sinti apprécie les hommes et les femmes qui savent évaluer le potentiel économique d’un territoire. Mais ce sont ceux qui savent vivre une vie respectueuse (romano) telle que les Sinte l’enten dent, qui sont reconnus comme des Sinte authentiques, des Sinte respectueux. Faire la manghel, même lorsque cette pratique n’apporte pas le succès économique, participe de cette authenticité. Parmi les pratiques sinti, la manghel est de celles qui rendent manifeste l’identité sinti par rapport aux gadje, et en leur présence. Les Sinte disent que sans les gadje, ils n’existeraient pas ; il est certain que la manghel de leurs femmes assure leur existence, à la fois matériellement et symboliquement.
55Si les petites-filles de Napoli se sont mises à la manghel, ce n’est pas seulement pour des raisons économiques ou parce qu’elles n’ont pas d’autres possibilités de s’employer, mais parce qu’elles réalisent un récit fait de « respect » pour « leurs Sinte ». Faire la manghel permet aux femmes Sinti de préserver une forme de respect, d’être des femmes qui accomplissent les activités propres à leur genre, qui les racontent et s’en souviennent comme une femme doit le faire. Je suis convaincue que c’est grâce à la mémoire et au respect que des relations s’établissent entre les Sinte. C’est pour cela que les femmes sinti entrent en interaction avec les gadje, mais s’assurent une porte de sortie en concevant, par la pensée et par la mémoire, une relation respectueuse avec leurs Sinte disparus.
56Traduit de l’anglais par Olivier Morin
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Il est de plus en plus courant d’utiliser les formes féminines et plurielles romani pour des mots comme « gadjo » ou « Sinti », quitte à déroger aux règles de formation du pluriel en français. Cet usage a été respecte ici pour ce qui est du mot « gadjo » employé comme substantif, mais pas lorsqu’il est employé comme adjectif. En revanche, on a suivi la règle normale pour les mots « Rom » et « Sinti ». (Note du traducteur.)
2 Ce texte reproduit en partie une version réécrite et révisée d’un texte publie à l’ origine en 1999 dans Italia Romani II, édité par Leonardo Piasere (Cisu, Rome). La version de 1999 a été également traduite en hongrois dans le livre de Csaba Pronai, Olaszorszag, Cigányok Európaban 2. Új mandatum konyvkiado. On notera qu’il y a dix ans, j’avais choisi de ne pas traduire la phrase du titre, « Tenkreh tut kau molo ke ğiam manghel ? » (« Te souviens-tu du temps ou on allait vendre et mendier ? »), comme si j’avais voulu m’adresser exclusivement aux Sinte. De 1997 à 2000, j’ai vécu dans un campo nomadi. J’ai écrit cet article alors que je vivais encore dans une caravane, tout en participant a la vie quotidienne de ces familles sinti. Je remercie le Fritz Thyssen Stiftung et le Stitfung Südtiroler Sparkasse pour le financement de mes recherches en 2007, ainsi que Fabian Jacobs et Johannes Ries pour leurs commentaires et leurs suggestions concernant cette version de l’article. Je remercie Chris Fisher pour la révision de l’anglais.
3 Les campi nomadi sont une méthode spécifiquement italienne d’endiguement des campements tsiganes. Introduite dans les années 1980, elle limite les endroits ou les Tsiganes peuvent parquer leurs caravanes. Aujourd’hui, ces campi nomadi sont considères comme des lieux d’exclusion par excellence (en français dans le texte). Voir Piasere (1992), Sigona (2005).
4 Ouvrage en tricot.
5 En 2003, Napoli a emménage dans un logement social. En 1997, deux de ses enfants vivaient avec leur famille dans un logement social. En 2007, tous ses enfants, à l’exception d’une fille (qui s’était établie en 1997 dans un appartement et qui vit aujourd’hui dans une caravane), vivent dans des logements sociaux. Ce schéma, qui consiste a passer du campement libre au logement social via le campo nomadi, pour quitter ensuite a nouveau le logement social, se retrouve dans de nombreuses familles de la région.
6 Ce que « parler » veut dire chez les Sinte, je l’ai analysé de façon approfondie : voir Tauber (2006). Pour clarifier les choses, je dois signaler que « parler » et « manger » sont deux concepts liés l’un à l’autre. Parler ou manger peuvent blesser et faire beaucoup de mal à la société sinti. Les Sinte peuvent porter malheur à un individu en « parlant » ou en « mangeant » – à l’extrême, ils peuvent lui apporter la maladie ou la mort. L’idée de « parler » ou de « manger » est aussi fortement connectée au respect des morts. Lorsqu’on « parle », lorsqu’on « mange » d’une façon qui n’est pas respectueuse, cela met en danger le respect des morts et peut provoquer des réactions violentes de la part des représentants mâles des différentes familles sinti.
7 Précisément, ils ne font rien pour ou contre elle, contrairement a ce que préconiserait l’écologie politique. Ils vivent dans la nature, sans essayer de la protéger ou de l’entretenir.
8 J’ai longuement analysé la signification symbolique du partage de la nourriture et du concept de « manger ». Manger, chez les Sinte comme dans bien d’autres contextes culturels, est bien davantage qu’une simple action physique : cela peut devenir une menace mettant en péril les relations entre les vivants et les morts (voir la note 6 supra, ainsi que Tauber 2006).
9 Les femmes tirent une grande fierté du fait que leurs maris n’ont pas à travailler. Bien des familles ne perçoivent pas d’autre revenu que celui qu’elles apportent. Les objets de prestige– une voiture neuve, une caravane, des bijoux en or – sont l’expression de leurs talents de femmes. Une Sinti assignée à résidence m’a dit, les larmes aux yeux, qu’auparavant jamais son mari n’avait eu à sortir pour gagner de l’argent, que c’était toujours elle qui ramenait le « beau petit argent » (šukartine love). En général, les hommes sont fiers de leurs femmes qui obtiennent des gadje de l’argent, de la nourriture et des vêtements (Tauber 1999).
10 Ce concept, « mes Sinte », est très important : on l’utilise pour désigner non seulement sa famille vivante, mais aussi ses morts, que l’on respecte activement (Tauber 2006).
11 En 1997, j’étais certaine que l’expression « manghel » pouvait s’appliquer à certaines activités masculines, et j’écrivais que la manghel n’est pas une activité exclusivement féminine, car les hommes aussi font affaire avec les gadje. aujourd’hui, je dirais que le travail des hommes est moins fortement identifié au manghel. La manghel masculine est une catégorie difficile à saisir ; par exemple, lorsque les hommes font de la musique pour de l’argent (bassues), on pourrait aussi bien dire qu’ils gagnent de l’argent grâce à la manghel. Les hommes qui ramassent de la ferraille utilisent pour cela un terme précis (« ti ğas sastrenge »), mais cela pourrait relever du concept de manghel. J’écris « pourrait », car je suis maintenant davantage convaincue que la manghel, dans sa définition la plus stricte, est une activité féminine.
12 J’ai affirmé que cette activité, tout à fait solitaire lorsqu’elle n’a pas lieu dans le contexte d’une conversation, permet aux femmes de devenir les actrices principales du conflit que constituent bien souvent l’enlèvement et le mariage (fuga). Quand les filles fuguent, leurs mères ont recours à un langage directement, parfois dangereusement irrespectueux, qui met en cause la famille de l’homme qui les enlève. ce faisant, la mère accepte la forme de respect que lui manifeste l’autre famille sinti. Elle ouvre un dialogue qui aboutira à la formation d’une nouvelle alliance de mariage (Tauber 2006). Lorsque les Sinte doivent s’occuper d’affaires liées à un mariage, ce sont des formes plus individualisées de respect féminin qui entrent en jeu. En effet, c’est la mère de la fille à marier qui établit le discours dans le cadre duquel de nouvelles relations affines se développeront – des relations qui peuvent être difficiles à accepter, le respect faisant l’objet de traditions différentes d’une famille à l’autre.
13 Je souhaiterais mentionner des études portant sur d’autres phénomènes de mendicité, sans lien avec la communauté tsigane, qui portent sur des questions ethnographiques et historiques différentes. En 1929, Gillin s’est penché sur les conditions sociales de la mendicité, telles qu’elles peuvent être modifiées par des changements dans le système économique ou le pouvoir politique. Gilmore a analysé les schémas sociaux, la philosophie, les savoir-faire et le statut d’une famille de mendiants, affirmant que « la mesure du quotient intellectuel » (Gilmore 1932 : 768) n’expliquait pas leur situation. Hershkoff & Cohen (1991) parle d’un droit démocratique à la mendicité. Dans l’analyse de Durham sur l’acte de demander au Botswana, l’aspect le plus important est la création de l’individu : « L’individualité est reconnue, non dans l’esprit d’un calcul weberien, mais dans l’esprit de la demande » (Durham 1995 : 126). Les recherches de Hanchao (1999) peuvent être lues comme une interprétation du face-à-face entre l’État chinois (ainsi que la philosophie chinoise) et la mendicité, aujourd’hui et dans leur histoire. Hanchao montre qu’en chine, la mendicité est liée à l’exode rural, ce qui en fait une réalité urbaine.
14 Voir aussi Henriette Asséo (1998), qui parle de « marginalité professionnelle »
15 Pour la catégorie « flou », voir aussi Piasere. (1998).
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