Un peuple sans patrie1
p. 33-62
Texte intégral
1Chaque époque – la nôtre n’y échappe pas – se considère comme la dernière à être bénie (et maudite) par la présence des Tsiganes. Qu’ils soient bienveillants ou hostiles, romantiques ou cyniques, les commentateurs ont une opinion bien arrêtée : les « errants du monde » ont enfin été « domestiqués », leur mode de vie est finalement passé de mode, le « temps des Tsiganes » appartient au passé. De telles affirmations, comme bien d’autres relatives aux Tsiganes, reposent sur une connaissance purement superficielle des réalités de la vie tsigane. En vérité, les Tsiganes dans toute l’Europe ont remarquablement réussi, au cours des siècles, à préserver un mode de vie distinct tout en s’adaptant aux divers bouleversements de la société où ils se trouvent.
2Les forgerons tsiganes peuvent ne plus guère avoir d’utilité mais les ouvriers du bâtiment compétitifs sont rarement désœuvrés en Europe de l’Ouest ; l’âge du cheval n’est plus, ni celui des grandes foires aux chevaux dans lesquelles les Tsiganes excellaient, mais le marché des voitures d’occasion offre de nouvelles opportunités ; les pinces à linge en plastique ont depuis longtemps remplacé les pinces en bois faites à la main, mais les ménagères peuvent encore acheter des fleurs « porte-bonheur » au colporteur frappant à leur porte, ou même se faire dire la bonne aventure2. Comme vous le dira toute personne ayant effectué une recherche sérieuse sur les Tsiganes3, ceux-ci continuent de trouver des niches économiques et sociales leur permettant de subvenir à leurs besoins et de conserver leur mode de vie.

Intégrer les Tsiganes dans le travail des fermes collectives était un moyen essentiel pour les assimiler. Hongrie, 1970.
3D’aucuns pourraient suggérer que la réticence à envisager le déclin des Tsiganes n’a rien d’étonnant de la part d’un ethnologue, peu disposé par sa profession à convenir de l’incapacité de « son » peuple (comme on dit en langage de métier) à vivre dans un monde moderne. Peut-être. Mais considérons pour le moment une autre possibilité : c’est notre mode de pensée, ce sont nos préjugés fermement ancrés qui nous conduisent à considérer que les Tsiganes sont en perpétuelle crise culturelle. Cette illusion repose, je suppose, sur notre manière de penser les nations et leurs habitants. Ainsi qu’Ernest Gellner (1983 : 6) l’a fait remarquer, il semble de nos jours « qu’un homme doive avoir une nationalité comme il doit avoir un nez et deux oreilles… Avoir une patrie n’est pas [en réalité] un attribut inhérent à l’humanité, mais il est maintenant perçu comme tel ».

Discuter entretient la fraternité.
Foyers, nations et peuples sans patrie
4Lorsque nous pensons à notre identité nationale ou à celle d’autres peuples européens (dotés d’État ou non), nous imaginons la fusion presque mythique d’un territoire, d’une langue et d’un peuple. La langue d’une nation peut constituer l’expression la plus évidente de son identité, un symbole puisant de ses délimitations, mais le territoire d’une nation enracine cette langue dans des expériences et une histoire partagées, marquant la frontière entre deux peuples. Indépendamment du fait que la terre peut établir une discontinuité physique entre des cultures, elle procure aussi, par ses caractéristiques immuables, une image de la continuité de chaque culture : une culture se projette bien sûr dans le futur, mais à travers son territoire, c’est d’abord au passé qu’elle se réfère. C’est là, dans les profondeurs fantasmagoriques d’un passé nationaliste qu’on trouve la naissance de chaque nation, le mythe d’origine qui relie les ingrédients légitimant, l’intégrité nationale : une généalogie et un territoire.

La veille du mariage de deux membres de la communauté.
5Lorsque, comme cela s’est produit récemment, des groupes d’origine germanique qui avaient vécu pendant des siècles dans le bassin de la Volga en Russie, loin du territoire de leur souche ethnique, entamèrent une migration pour retourner vers leur « terre natale », ou encore lorsque les Grecs du Pont qui, eux aussi, conservèrent leur langue et leur identité distinctes durant vingt-quatre siècles au sein des Empires turc puis soviétique, déclarèrent leur intention de voir leur « terre natale », nous sommes stupéfaits par ce besoin apparemment irrépressible d’identification ethnique. Mais, au fond, nous sommes préparés à ce genre d’événements : ils reposent (idéo)logiquement sur les canons mêmes qui définissent une nation. Selon l’expression d’un commentateur écossais de renom, face à un « éveil » nationaliste de ce type, nous nous rappelons que « ceux qui se sentent sans patrie doivent croire en un lieu où ils seront chez eux » (Ascherson 1991). La détermination obstinée à rester « grec » ou « allemand » (quel que soit le sens donné à ces termes) nous semble compréhensible parce que ces peuples sont originaires d’un territoire et désirent y retourner. Rien ne nous semble plus naturel.
6Tel ne saurait jamais être le cas des Tsiganes, peuple nomade qui n’a ni patrie dont rêver, ni terre d’origine à revendiquer. Les divers noms par lesquels on les désigne nous le confirment : en France, on les a d’abord (au xve siècle) appelés « Bohémiens », bien qu’ils fussent fort peu représentatifs des populations slaves de la Bohême historique ; en Angleterre le nom « Gypsy » désignait à l’origine une personne venue d’Égypte, quoiqu’on ait peu à peu décidé qu’ils avaient probablement émigré d’Inde – des Égyptiens venus des Indes, peut-être ? Ailleurs en Europe, ils sont connus sous le nom « Tsiganes » ou sous quelque terme analogue (« Zigeuner », « Cigany »…) qui désignent les descendants nominaux d’une obscure secte mystique médiévale. Les noms donnés aux autres peuples peuvent également varier, mais chaque peuple entretient son mythe d’une origine propre. Pas les Tsiganes qui semblent pourtant imperturbables face à cette incertitude.

Le « salon » que l’on trouve dans la plupart des maisons tsiganes n’est utilisé que rarement : vitrine du goût tsigane, il représente pour les femmes une source de prestige comparable aux chevaux pour les hommes.
7Les Tsiganes d’Europe ne se considèrent pas comme une diaspora subissant une vie d’exilés jusqu’au moment béni où ils pourraient regagner leur terre natale. Ils sont sans patrie et tout à fait heureux ainsi. Mais en paraissant si insouciants d’être sans terre, ils se placent hors du champ de notre compréhension. Il nous semble que, sans une patrie, fût-elle imaginaire, préserver son identité est une tâche digne de Sisyphe. Nous savons que les Tsiganes – du moins beaucoup d’entre eux – partagent une langue, mais pour ceux d’entre nous qui sont nationalistes, cela semble un sol bien insuffisant pour s’enraciner culturellement4. N’ayant même pas le désir d’un territoire partagé – base d’une patrie –, les Tsiganes apparaissent comme une sorte d’effroyable erreur historique, une tache sur le schéma étriqué « un peuple, un État » selon lequel nous essayons de conceptualiser l’Europe d’aujourd’hui. Néanmoins, si difficile qu’il nous soit de le comprendre et de l’accepter, les Tsiganes survivent. Dans ce court exposé, j’essaierai d’expliquer comment un groupe de Tsiganes hongrois endura cinquante années de répression économique, sociale et politique et devint pourtant une communauté prospère. Si les Tsiganes ont pu subir avec succès cet épuisant « test de survie », on peut affirmer qu’à l’avenir, il leur sera toujours possible de s’en sortir sous des régimes moins impitoyables.
Les Tsiganes dans une société communiste
8Plusieurs groupes de Tsiganes vivent en Hongrie, mais mon étude ne concerne que l’un d’entre eux, les Tsiganes Vlach qui représentent à peu près vingt pour cent d’une importante communauté5. Ces Tsiganes qui parlent romani ont été6, depuis leur arrivée en Hongrie il y a environ cent ans, considérés par les Magyars non tsiganes comme les plus représentatifs des Tsiganes. Pour avoir rejeté sans honte les valeurs de la société dominante, ils furent l’objet d’une répression ouverte tant avant que pendant la période socialiste. Après la mainmise communiste, la majorité des Tsiganes était censée être en voie d’intégration et d’assimilation, mais les Tsiganes Vlach de langue romani avec leur langage propre, leur habillement distinct, leurs principes économiques différents et leurs communautés séparées semblaient toujours tournés vers le passé.

Les activités économiques des Tsiganes sont conçues comme des jeux. Ainsi encourage-t-on des l’enfance le développement d’une mentalité de « joueur ».
9L’existence même de communautés tsiganes autonomes, semblant échapper complètement à l’influence des organismes d’État, fut interprétée comme une menace pour la stabilité politique et l’hégémonie idéologique du pays, comme une incitation carnavalesque au désordre. Aussi ces communautés firent-elles l’objet d’une campagne concertée à tous les niveaux de l’État, visant à les éliminer en les intégrant dans le groupe ethnique dominant des Magyars. Les motifs invoqués pour cette campagne communiste étaient moins ethnico-nationalistes que socio-politiques car, quasiment sur tous les points, la manière de vivre des Tsiganes Vlach allait à l’encontre des éthiques sociale et économique communistes. Les Tsiganes ont traditionnellement cherché à être leurs propres employeurs ou à n’accepter que du travail contractuel à court terme. Or, la politique communiste prônait des emplois stables et des salaires fixes pour tous les citoyens. Tandis que l’État préconisait, par exemple, que les familles envoient leur fils travailler dans un chantier naval parmi d’autres travailleurs, une famille tsigane préférait nettement un contrat au forfait pour dérouiller la coque d’un navire, travaillant à son rythme avec tous les bras de la communauté disponibles à ce moment-là. De plus, les Tsiganes Vlach s’étaient spécialisés dans le commerce et le marché de produits non tsiganes, alors que le régime communiste était bien déterminé à éliminer toute forme de commerce privé. Convaincus par la théorie marxiste – présentant les intermédiaires comme des usuriers des temps modernes, spéculant sur le temps et le travail des autres –, les communistes avaient décidé d’éliminer tout forme de commerce privé, y compris celui des Tsiganes. Les communistes désiraient édifier une société ouvrière unifiée et homogène mais les Tsiganes résistaient à leur assimilation à la classe ouvrière magyar dont la majeure partie les méprisait d’ailleurs ouvertement. À la chance offerte d’être intégrés dans des conditions avantageuses, beaucoup d’entre eux continuèrent de préférer les difficultés de la vie de ghetto.
Un vide culturel
10La théorie communiste du changement social visait à achever une transformation radicale. Seule une rupture nette permettrait de faire table rase du passé et d’inculquer les paramètres scientifiquement obtenus d’une bonne vie sociale, non corrompue par l’individualisme et le sens de sa position sociale que la précédente société de classes avait induits. Et dont l’identité tsigane, regrettable survivance de divisions du travail héritées de la féodalité et du capitalisme, était pour eux un exemple parlant.
11À partir du moment où l’identité distincte des Tsiganes était censée provenir de leur excommunication sociale, l’« ethnicité » tsigane, du point de vue des communistes, se caractérisait plus en terme d’absence que de présence7. Pour l’État communiste, ils représentaient une page blanche attendant d’être écrite (Guy 1975 ; Erdös 1960). En détruisant les communautés tsiganes et le circuit privé censé leur être inhérent, en leur procurant un travail salarié « socialiste » régulier, on transformerait leur comportement dévergondé et gaspilleur en une éthique de travail sérieuse. Seraient ainsi réunis les moyens (un salaire) et la fin (une maison) nécessaires à un mode de vie « civilisé ».

Le cheval est exemplaire de l’activité économique tsigane. Choisissant le « noble » animal favori des gažé, les Tsiganes en font le symbole de leur domination du monde extérieur.
12En octobre 1985, après trente-cinq années donc de régime communiste, je commençai ma recherche sur un campement tsigane vlach en Hongrie du Nord. J’y découvris une communauté florissante bien déterminée à maintenir son identité culturelle et sa singularité sociale. En essayant de rester maîtres de leur destin sous le régime socialiste, ces Tsiganes avaient développé trois points forts : leur organisation communautaire, leur capacité à créer des richesses et, curieusement, le partage, très important pour eux, de chants. Dans cet article, je me concentrerai sur la première de ces ressources.
Un « état de siège »
13Dans le campement où je vivais, à une demi-heure de marche du centre d’une ville agricole prospère, une large communauté tsigane (de quelque trente foyers) avait progressivement acheté de petites maisons paysannes avec jardin. Ils avaient converti la terre arable en enclos pour leurs chevaux et, à la faveur de leur éloignement de la ville, se servaient de ces installations comme d’une couverture pour une série d’activités d’« économie secondaire » semi-licites. Quoique leurs conditions économiques fussent meilleures que celle de la majorité des Tsiganes Vlach en Hongrie, les difficultés rencontrées dans le maintien de la communauté et les solutions qu’ils avaient imaginés pour les résoudre étaient analogues à celles de leurs frères tsiganes dans tout le pays. D’après les traces que nous en avons, il est clair que, dans la Hongrie moderne, les Tsiganes Vlach ont vécu en « état de siège », le monde extérieur tentant constamment de briser la cohésion des communautés et d’en assimiler les familles une à une8. Sous l’autorité communiste, toute famille se montrant capable de mener une vie non tsigane – par exemple en réalisant de bonnes performances au travail, en se construisant une maison légèrement améliorée ou en accumulant des biens domestiques – bénéficiait d’une chance d’être assimilée dans la population hongroise en se voyant offrir un appartement dans un meilleur secteur de la ville. Autrement dit, l’État était toujours à l’affût d’une famille tsigane isolée qui se serait montrée capable de s’écarter de la norme de vie tsigane.

Le cortège d’un mariage.

Avant le mariage, les hommes, en chantant, barrent l’entrée de la maison de la future mariée.
14Actuellement, les Tsiganes eux-mêmes tendent à être farouchement égalitaires et individualistes. Pour une part à cause de leur subordination régulière au monde gažo, les Tsiganes ne veulent jamais être, ni sembler dominés par d’autres Tsiganes. Il n’existe pas de structures institutionnelles dans leur société, ni d’arrangements fournissant à un Tsigane autorité sur les autres membres du groupe. L’identité individuelle et la personnalité jouent un rôle important dans toutes les occasions de la vie culturelle tsigane. Cependant, ce type d’individualisme économique et social introduit des différences entre individus ou familles ; des Tsiganes envieux peuvent toujours dénoncer une réussite individuelle comme le résultat obtenu par ceux qui se détachent de leurs parents et amis pour s’élever dans le monde gažo. En d’autres termes, le courant individualiste très puissant de la culture tsigane semble également faire peser une menace sur la continuité de la communauté.
15Si l’organisation de la communauté tsigane témoigne du succès avec lequel elle a résisté aux tentatives du monde extérieur d’isoler certains de ses membres, ce fut au prix d’une lutte constante. En réponse à leur isolement dans un monde hostile, les Tsiganes Vlach ont développé pour se protéger toute une batterie de stratagèmes, résumée sous le terme « romanes », qui renvoie à la fois au romani, la langue tsigane, et à la façon d’« être tsigane ».
La façon d’être tsigane
16Tant qu’il s’agit des relations avec l’extérieur, avec le gažo officiel, la « façon d’être tsigane » est directe et sans détour. Les Tsiganes conçoivent le monde extérieur à leur campement comme un lieu plein de dangers pour eux. Aussi le quittent-ils rarement seuls. Un homme partant faire un tour en ville se fera toujours accompagner d’un autre. En effet, les hommes, tout particulièrement, ne doivent jamais aller seuls en ville de crainte d’avoir des ennuis avec les autorités gaže. De même, quand un membre de la communauté est hospitalisé, le groupe s’arrange pour assurer un flot constant de visiteurs et, aux heures officielles de visite, une vingtaine de Tsiganes peuvent se retrouver dans la chambre du malade, y recréant l’atmosphère du campement, cela afin de ne pas laisser un frère tsigane seul au milieu des gaže. Ce principe consistant à veiller sur l’un des siens s’étend même aux Tsiganes qu’on ne connaît pas (streina Rom). Si l’on rencontre des « Tsiganes étrangers » en difficulté, si par exemple leur voiture est en panne au bord de la route, on doit s’arrêter et offrir son aide.
17Toutefois, dans les rapports quotidiens à l’intérieur du campement, le mode de vie tsigane vlach obéit à une éthique beaucoup plus exigeante. Un aspect fondamental du romanes consiste en une éthique du partage et de l’entraide (žutis ame). Ainsi que me le formula un jour une Tsigane : « Les Tsiganes s’entraident. Si un Tsigane a plein d’argent et qu’un autre en a besoin, il lui en donnera. Si une femme tsigane en voit une autre qui n’a rien à manger, elle lui dit : “Viens faire des courses avec moi et nous allons acheter de la nourriture.” Ils s’aident les uns les autres… à la différence des non-Tsiganes. Ceci n’est pas l’usage des non-Tsiganes. »

C’est par le chant que les hommes ressentent le plus profondément leur fraternité.

Des « frères » boivent en harmonie.
18Si ce mode de relation est sans l’ombre d’un doute idéalisé, il n’en reflète pas moins l’emphase avec laquelle les Tsiganes Vlach insistent sur l’importance du partage de ce qui est nécessaire à la vie. C’est ce qui explique, dans une large mesure, les restrictions et les limites imposées à l’expression d’un individualisme potentiellement générateur de discorde9.
Partager la nourriture
19La nourriture n’est généralement pas préparée par les Tsiganes en fonction de ce que nécessiterait un repas exclusivement familial10. Bien qu’en pratique la plupart des gens mangent dans leur propre maison, chaque famille cuisine souvent deux fois plus de nourriture qu’elle n’en consommera elle-même, afin d’être en mesure d’en offrir à d’éventuels visiteurs. Comme il n’y a ni rassemblement formel, ni heure établie pour manger, les mets offerts au visiteur ne semblent jamais être constitués des restes d’un repas de famille, mais ressemblent plutôt à ce qu’une maison se doit de procurer à tout visiteur, quelle que soit l’heure.
20La nourriture est servie dans une cuvette posée à même le sol ou sur un tabouret au milieu de la pièce, et tous les hommes présents sont invités à s’asseoir autour du plat. Les femmes mangent soit en même temps dans un autre plat, soit plus tard dans celui utilisé par les hommes. Puisque partager un repas est un signe si manifeste d’appartenance au groupe, si un Tsigane entre dans une maison au moment où quelqu’un est en train de manger, la toute première chose qu’on lui offre est de la nourriture11 : « Viens ! Mange ! » (« Av ! Xa ! »). L’offre sera répétée avec une insistance étonnante jusqu’à ce que l’hôte accepte, car les Tsiganes détestent manger pendant que quelqu’un est assis dans la pièce sans se joindre à eux.
21Ne pas avoir de nourriture à offrir serait mortifiant et humiliant, et risquerait de faire accuser la maisonnée d’être avare de sa nourriture12. Cela peut sembler un exemple mineur de cet engagement fort à partager ses biens mais, étant donné que la plupart des familles tsiganes sont réduites en fin de mois à un régime de pain et de pommes de terre, c’est un bon signe de la valeur accordée à l’hospitalité plutôt qu’au plaisir personnel !

Les chevaux sont les possessions dont un homme est le plus fier.
Être ouvert aux besoins des autres
22En sus de l’hospitalité pratiquée à la maison, il existe un flux permanent de petites marchandises et de menus services entre les foyers. Les femmes se prêtent fréquemment des objets ménagers, si bien qu’en voulant emprunter un balai à une voisine, on peut se retrouver à suivre sa trace dans les trois ou quatre maisons par lesquelles il est déjà passé ! Une femme qui achète de grosses quantités de nourriture la redistribue en partie puisque ses amies envoient leurs enfants en demander (ce qui explique que les garde-manger tsiganes ne contiennent jamais plus que la nourriture d’une seule journée).
23Les hommes tsiganes exigent pour leurs chevaux une part du foin qu’un autre possède, s’aident mutuellement à ferrer ou dresser un cheval, tout cela sans attendre de retour immédiat. Hommes et femmes mentent (xoxavel) avec plaisir au gažo en faveur d’un des leurs, et pour les petits larcins insignifiants qui ont lieu au marché journalier, les femmes prêtent leur aide sans attendre de contrepartie. En principe, lorsqu’ils sont riches, les hommes doivent être disposés à prêter de l’argent à leurs « frères », mais, en pratique, ils essaient de le cacher (en le donnant à leur femme, en le portant à la banque ou en le remettant à l’ethnologue gažo), le plaçant ainsi hors de portée des réclamations de leurs proches.

Le marché aux chevaux.
24La manière dont on traite les enfants est également un exemple de ce « partage ». Ainsi, les adultes ne se privent pas de demander à leurs enfants de faire les courses ou tout autre travail domestique. De façon plus significative, les adultes prennent souvent la responsabilité de l’éducation des enfants des autres. Beaucoup d’enfants tsiganes passent une part considérable de leur enfance confiés à des relations extérieures à la famille. Dans ce cas, les deux parties de cette adoption informelle s’adressent l’une à l’autre comme s’ils étaient parents et enfants (dad, dej, sav, sej). Un aspect de la morale sous-jacente de cette pratique est presque ritualisé dans la façon dont des adultes « kidnappent » des enfants pour plaisanter, les emmenant faire un tour quelques heures sans prévenir leurs parents – jouant ainsi symboliquement sur les droits ambivalents de la communauté sur ses enfants.
25Tous ces partages créent l’image d’un peuple ouvert aux besoins les uns des autres et désireux de mettre ses ressources en commun. Ceci devient évident en hiver, lorsque chaque famille se retrouve obligée de passer son temps claquemurée dans sa maison : les Tsiganes Vlach s’en plaignent souvent et, dès que la température est plus chaude, saisissent avec enthousiasme la première occasion de modifier toute la vie domestique en cuisinant dehors. L’image des Tsiganes « partageurs » de leurs biens provient aussi d’une pratique symbolique frappante : les échanges (paruvas) fréquents de vêtements et de bijoux. Je me rappelle avoir souvent vu des hommes âgés et respectables, pendant qu’ils buvaient un verre au comptoir, accepter de troquer une partie de leur vêtement, une veste, un chapeau ou une paire de bottes, puis, au moment où ils luttaient pour arriver à enfiler ces nouvelles bottes, annoncer fièrement au monde entier le sentiment fraternel ressenti envers leur « co-troqueur ». Le vêtement tsigane est pourtant remarquablement standard, voire uniforme, à tel point que ces trocs ont une valeur de partage essentiellement symbolique.

Tsiganes employés dans une scierie. Gyöngyös, 1988.
L’éthique du partage et l’image de la fraternité
26Cette façon de faire met en lumière un aspect encore plus important du partage : une tendance à homogénéiser les activités. Aussi longtemps que les Tsiganes Vlach font la même chose, se ressemblent, mangent de manière semblable, ils semblent égaux. Des modes traversèrent le campement où je vivais et passèrent en quelques semaines, voire quelques mois : un hiver, tout le monde acheta des canards bantams, une autre année, ce fut la grande vogue des pigeons. Un jour, un homme acheta du gravier pour sa cour, et la semaine suivante tout chef de famille qui se respecte avait fait de même. Dans le style, sinon dans la richesse, la différenciation est ainsi gommée, aucune famille ne domine les autres.
27Dans un monde où les Tsiganes Vlach étaient classés au bas de l’échelle sociale hongroise, et où l’État incitait les familles à abandonner leur mode de vie tsigane pour « s’élever » par l’assimilation à la classe ouvrière magyare, la solidarité de chaque individu et de chaque famille avec ses frères tsiganes était en permanence remise en question. Face à cela, l’exigence des Tsiganes était que chacun d’entre eux affirme constamment son intention de rester tsigane, en agissant comme les autres et en modelant ainsi sa personnalité selon un standard commun. Le mode de vie tsigane, ou romanes, est un régime rigoureux, mais en exigeant cette relative uniformisation, il permit aux Tsiganes de résister à une société bien plus puissante que la leur.
28L’injonction d’une solidarité collective et ethnique est renforcée par le principe de « fraternité » selon lequel les relations de la communauté sont conçues et exprimées13. Ainsi, dit-on que c’est un groupe de frères qui fonde un campement et, dans l’idéal, que ce sont des frères qui vivent et travaillent ensemble. Pour les Tsiganes Vlach, la fraternité est un idiome égalitaire : non seulement il n’y a pas de terme spécifique pour un frère plus âgé ou plus jeune, mais il n’y a pas non plus de rôles sociaux particuliers pour les personnes plus âgées14. L’idiome de fraternité aboutit même à une dévaluation de l’identité des héritiers et descendants. Les Tsiganes hongrois tendent à magnifier l’identité provenant des relations avec les membres des classes d’âge avec lesquels ils ont grandi, autant, si ce n’est plus, que l’identité provenant des parents ou des liens avec le passé. L’identité dont on hérite n’est à la limite qu’une garantie de la valeur morale individuelle. Aussi, être un Tsigane Vlach implique de réaffirmer régulièrement dans la pratique qu’on a le sens du lien qui vous relie à des « frères »15. Ceux qui abandonnent le mode de vie tsigane, quittent leur communauté et délaissent le réseau des relations entre compa gnons, cessent par là même d’être tsiganes. De manière également surprenante, les gaže qui épousent un (ou une) Tsigane Vlach et adoptent les romanes sont totalement acceptés et traités comme des Tsiganes au plein sens du terme.

Balayeurs employés par la municipalité pendant la période communiste. Ce type d’emplois permettait de rester entre Tsiganes.
Frères contre foyers
29Le souci d’affirmer et de réaffirmer son identité dans le présent n’est pas seulement le résultat de la pression politique extérieure sur la société tsigane. Il provient tout autant de la contradiction inhérente au cœur des communautés tsiganes : l’idéologie de la fraternité (qui va presque de soi) ne peut jamais constituer une charte pour toute la vie sociale tsigane puisqu’elle a pour effet d’exclure, ou tout du moins de dévaluer le rôle des femmes et les activités qu’hommes et femmes partagent. Plus encore, l’idéologie de la fraternité est contrecarrée de facto par l’organisation domestique des communautés tsiganes en foyers dirigés par un couple marié.
30C’est dans ce contexte que peut se comprendre l’importance rhétorique et rituelle que les Tsiganes Vlach donnent au partage à travers des activités telles que le « jeu du kidnapping » des enfants : elles représentent un désir de rendre perméables les murs des maisons, et de suggérer que les Tsiganes peuvent être ouverts aux autres indépendamment des liens de famille.
31De tels gestes rituels ne résolvent pas pour autant les problèmes extrêmement pratiques qui découlent de l’existence des foyers. Quelle que soit l’idéologie du partage, le foyer est le lieu où toutes les richesses s’accumulent. De plus en plus, certaines maisonnées se tournent de différentes manières vers le monde des gaže et, de ce fait, des disparités de richesse et de confort font leur apparition. Il en résulte que des querelles éclatent lorsqu’un fils proteste contre les constantes demandes de fourrage de son père, ou qu’une belle-fille s’insurge de devoir acheter de la nourriture à sa belle-mère. À mes yeux, de tels conflits au sujet du partage proviennent des exigences inconciliables entre la vie en communauté et la vie au sein d’un foyer. Du fait de cette contradiction, les gens se retrouvent dans la situation d’observer de l’extérieur le décalage constant entre l’image de Tsiganes altruistes et s’entraidant, et l’image d’eux-mêmes comptabilisant impitoyablement les exigences de leurs proches.

Jeune femme dans un taudis datant de la période communiste à Budapest, dans les années 1980.
32Il est cependant souvent possible d’esquiver cette contradiction. Lors d’un conflit, un individu résiste à l’insinuation qu’il a refusé de subordonner son propre intérêt ou celui de son foyer au bien-être des Tsiganes en général, en réinterprétant l’exigence faite par un autre comme étant liée à des besoins personnels et déraisonnables, ceux d’un père (d’une mère, d’un frère…) capricieux.
33Néanmoins, s’il est possible de réinterpréter les querelles individuelles afin de ne pas entamer l’idéologie ethnique, les implications sociales des inégalités entre foyers sèment toujours la discorde : différences, spécificités et individualités peuvent toutes être interprétées comme une tentative de se tenir à part et au-dessus des Tsiganes, de laisser en arrière ses compagnons. Depuis que devenir riche va de pair avec le fait de développer de bonnes relations avec les puissants gaže, il semble souvent aux Tsiganes moins prospères que les riches rompent leurs attaches. Aussi l’éthique du partage et le sentiment « fraternel » sont-ils bien plus que les symptômes d’un intense sentiment commu nautaire ; ils reflètent une tentative, jusqu’à présent couronnée de succès, de préserver la base même de leurs communautés et de leur identité.
Gagner sa vie sans donner de soi
34Ce n’est pas seulement en matière d’organisation communautaire que les Tsiganes Vlach ont affirmé leur autonomie vis-à-vis de la société environnante non tsigane. Tout aussi importante est la manière dont ils envisagent de gagner leur vie. Ils sont un peuple appauvri et désavantagé à bien des égards, vivant à la périphérie de la société hongroise et, de ce fait, leurs efforts pour mettre en place une économie autonome sont pleins de contradictions.
35Le fait est qu’aujourd’hui, en Hongrie, la grande majorité des Tsiganes parlant romani sont des ouvriers salariés, c’est-à-dire font « objectivement » partie de la classe ouvrière hongroise. Depuis que les Tsiganes Vlach vivent en Hongrie, soit cinq générations au moins, ils ont compté, pour la plupart, sur ceux de leurs proches qui étaient salariés ou exerçaient tout autre travail dépendant d’un employeur gažo, pour assurer l’essentiel des revenus du foyer. Malgré cela, ils n’ont jamais permis à cette dépendance réelle de miner en profondeur, ce qui pourrait se révéler fatal, leur lutte pour un mode de vie autonome.
36Ce mode de vie indépendant est essentiellement représenté par le marché des chevaux. Ce commerce, qui ne peut être compris isolément, prend toute sa signification par contraste avec l’éthique de travail des non-Tsiganes des environs, spécialement la population paysanne, totalement sous l’emprise du régime communiste. Tandis que l’éthique paysanne socialiste repose sur l’autosuffisance et l’élévation morale par le travail, la « bonne vie » pour les Tsiganes Vlach découle des affaires dans lesquelles on n’investit pas de travail. S’ils « travaillent sur » quelque chose, c’est sur les éléments humains de la transaction, pas sur le cheval. Pour les paysans socialistes, le « travail » se réfère seulement au pénible travail de la terre, physiquement épuisant, faisant transpirer (voir par exemple Bell 1984 : 170 et sq. ; Fel & Hofer 1969). C’est par un tel travail éreintant que le paysan fait de lui-même une personne « convenable » et se procure les moyens d’une vie indépendante.
37Dans les transactions commerciales, le Tsigane Vlach essaie d’atteindre une élévation morale similaire, en faisant rentrer de l’argent sans effort ni travail. Comme l’expriment les Tsiganes, « nous laissons l’argent aller et venir, tourner autour de nous et venir à nous ». Ils font cela en organisant, persuadant et manipulant les autres en vue de faire des affaires. Le rôle des Tsiganes dans un marché est de gérer les gens. Un Tsigane me dit un jour que n’importe qui peut être un négociant « s’il a les mots », c’est-à-dire le style qui convainc les gens de se départir de leur argent ou de leurs biens, lui permettant alors de faire des affaires.
38Dans le commerce, c’est par la parole que le Tsigane Vlach influe sur le monde qui l’entoure. Selon l’expression d’un autre homme : « Je dois avoir un langage persuasif [vorba]. Si je ne l’ai pas, alors je ne peux rien faire. Vous voyez, la plupart des gens ne l’ont pas. Vous devez convaincre quelqu’un d’acheter un cheval. Vous devez vanter le cheval [littéralement : à côté de lui], pour que quelqu’un l’achète. Vous devez prendre les gens par la main pour leur faire faire une affaire, autrement il n’y aura pas d’échange. »
39Par le commerce, les Tsiganes tentent d’exercer un certain contrôle sur le monde extérieur, ou, tout au moins, de refuser que ne s’exerce sur eux le contrôle des forces qui les entourent. Leurs efforts ne sont cependant pas couronnés d’un succès immédiat. Le commerce des chevaux est pour la plupart des Tsiganes une entreprise risquée et même déficitaire. Nombre d’entre eux ne peuvent acheter que de vieilles bêtes et, de ce fait, ont des difficultés à récupérer leur investissement. Mais il faut préciser que le capital nécessaire à l’achat des chevaux provient de la vente des porcs, élevés, sans dépense d’argent sonnant et trébuchant, par les femmes tsiganes et dont l’évaluation, de ce fait, est rarement prise en compte. De plus, les transactions avec les gaže sont considérés en terme de ventes (à l’inverse des échanges entre compagnons tsiganes). Aussi, dans la plupart des cas, une transaction peut-elle être tenue pour profitable. Le profit réalisé est celui de l’argent gagné sans avoir à payer de sa personne (ce qu’on doit faire dans un travail salarié), et sans avoir non plus à incorporer l’« autre ». Les gains provenant du travail salarié, quoique plus importants sur le plan économique, sont idéologiquement dévalués comme étant juste bons à l’accumulation de biens personnels au sein d’une famille. L’argent « gagné » en faisant du commerce fournit, idéologiquement du moins, une base pour les cycles de fêtes et de célébrations au travers desquelles la fraternité tsigane est rituellement réaffirmée. Grâce aux transactions et aux gains d’argent qui permettent de régaler ses compagnons tsiganes, un homme se met directement au service du bien social. Ainsi, c’est le fait même qu’un marché soit conclu, plus que la quantité d’argent gagnée, qui rend « bonne » la transaction ; la preuve de la conclusion d’un marché réside dans les libations effectuées à cette occasion. Dans les marchés aux chevaux, les forces macro-économiques et les pouvoirs jouant à de micro-niveaux, qui façonnent la vie des Tsiganes Vlach, sont ainsi efficacement niés.
Frères de chant
40Les Tsiganes Vlach ne possèdent ni terres, ni aucun autre moyen significatif de production. Bien qu’à l’époque médiévale et au début des temps modernes, leurs spécialisations professionnelles de forgerons et de musiciens leur aient donné un certain pouvoir et du prestige dans la société non tsigane, de nos jours c’est seulement par leur capacité de persuasion qu’ils en imposent aux gaže. Aussi, est-il pertinent de dire que c’est par la célébration de formes particulières d’éloquence que les Tsiganes constituent rituellement leurs communautés en fraternités.
41A l’occasion des fêtes officielles de Noël, du Nouvel An et de Pâques aussi bien que pour les rites de passage – baptême, demande d’une femme, conscription, libération de prison –, les Tsiganes Vlach célèbrent leur existence partagée. Ces célébrations connues sous l’appellation de mulatsago (du hongrois mulatni : se réjouir et s’amuser avec abandon) fournissent une occasion de mettre en application l’idéal des hommes partageant leurs richesses avec leurs camarades masculins, buvant et chantant ensemble, les femmes étant exclues de ces réjouissances. Pendant le mulatsago, l’éthique d’hospitalité, qui se concrétise quotidiennement par les petits dons de nourriture et de boisson aux hôtes, s’exprime plus spectaculairement et plus publiquement.
42Mais le moment essentiel de ces célébrations, et leur apogée, est celui où les hommes cessent leur conversations et chantent ensemble. Ces chants, qui doivent toujours être « réalistes », consistent en des lamentations sur la condition de vie tsigane, la pauvreté, la souffrance de l’emprisonnement, la douleur de la séparation d’avec sa mère, ou de la trahison de sa femme et, par-dessus tout, la fraternité au centre de la vie tsigane16. Le style dans lequel ils sont interprétés est aussi important que le contenu des chants. Chaque chant est censé appartenir à quelqu’un et cet homme en choisit l’interprétation. Cependant sa voix se perd bientôt dans la masse des voix de tous les Tsiganes présents, fondues en une monodie virtuelle. Dans de tels instants, quand tous les Tsiganes chantent ensemble, agissent de concert, ils atteignent un idéal de conduite fraternelle ; cela les pousse à accepter les exigences égalitaires découlant de l’éthique de partage fraternel, une fois que, sortis du contexte du mulatsago, leurs relations sont à nouveau plus individualisées. Par leurs chants, les hommes tsiganes « deviennent » réciproquement frères, affirment leur union face au monde dominant gažo, union contrastant avec leurs propres divisions internes en temps normal, et se plaçant en opposition au monde des femmes tsiganes tenues à l’écart du mulatsago. Ici, la situation est donc paradoxale : en excluant les femmes du rituel, les hommes donnent l’image d’une communauté prospère et viable.
La persistance de l’identité tsigane
43À travers l’Europe de l’Est, des différences culturelles anciennes sont encore aujourd’hui importantes, en partie parce qu’elles furent – en dépit des intentions du Parti communiste – renforcées pendant les trente dernières années. Au cours des années 1960 et 1970, les autorités hongroises crurent faire une offre entièrement originale et sans précédent aux Tsiganes Vlach en leur permettant pour la première fois de participer en tant que membres à part entière à la production. Mais l’État communiste commit l’erreur d’essayer d’intégrer les Tsiganes en les persuadant d’adopter l’attitude paysanne traditionnelle envers le travail. Puisque les Tsiganes s’étaient précisément définis en opposition à cette idéologie de travail, il n’était pas surprenant qu’ils aient des difficultés à adopter maintenant ce que l’État socialiste leur présentait.
44Mais si le fait de se déplacer et d’échanger continuait d’être l’idéal des jeunes Tsiganes, cela ne pouvait pas seulement s’expliquer par leur éthique anti-travail, mais reflétait aussi une évaluation des chances matérielles qui leur étaient offertes dans la Hongrie socialiste. Les Tsiganes entraient dans le marché du travail comme des ouvriers non ou semi-qualifiés et se voyaient souvent affectés à des tâches périphériques aux processus de production. En un mot, ils continuaient de constituer une main-d’œuvre bon marché pour des travaux pénibles dont les Magyars ne voulaient pas. Par ailleurs, ils savaient que s’ils pouvaient se ménager un espace dans l’économie secondaire « indépendante », la route de la richesse leur serait ouverte. Une évaluation assez précise et pragmatique des différentes chances de réussite du « travailleur » et du « négociant » sous le socialisme de Kadar poussait donc également les Tsiganes à résister à l’assimilation de l’éthique de travail dominante du paysan communiste.
45Mais ce n’est ni une prédisposition culturelle ni une évaluation rationnelle qui auraient pu se substituer au « rêve d’un endroit où ils pourraient être chez eux », et les aider à conserver un cœur et un esprit vaillants pendant la période communiste et la persécution qu’ils y subirent. Un territoire national représente à la fois une image contraignante d’enfermement et un ensemble de pratiques (frontières, passeports, change, balance de paiements) qui, réunis, donnent l’image d’un peuple pouvant potentiellement se suffire à lui-même indépendamment des autres nations. Les Tsiganes Vlach, manquant d’un territoire national, devaient être capables de se créer une image d’autonomie par d’autres moyens. Une de leurs forces était de pouvoir trouver une manière de faire de l’argent sans avoir à recourir à l’« autre », au gažo. Aux marchés de chevaux, les Tsiganes pouvaient continuer à mettre en scène une domination sur les gaže pendant une période idéologiquement pesante. Le profit, celui qui était tiré sans contrepartie du gažo, permettait aux Tsiganes d’imaginer qu’ils pouvaient vivre en restant entre eux. Une autre de leurs forces venait de la représentation rituelle dans le mulatsago de l’égalitarisme politique tsigane et de l’éthique du partage. Ici, les hommes tsiganes (soutenus par leurs femmes qui leur fournissent la nourriture et la liberté de s’amuser) montraient de nouveau qu’il est possible de vivre de manière autonome, en l’occurrence comme « frères », sans femmes ni maisons. Dans les rituels comme les transactions de chevaux, les Tsiganes Vlach s’engageaient dans une activité qui reflétait la vérité qu’ils proclamaient (les Tsiganes sont frères, les Tsiganes vivent de transactions) et étaient ainsi soutenus par l’image d’un mode de vie distinct de celui des gaže.
46Tous les mythes ethniques sont inévitablement des représentations biaisées idéologiquement, puisqu’ils doivent se réclamer d’une discontinuité entre cultures, qui n’existe ni ne peut exister. Cela est d’autant plus vrai que des groupes comme les Tsiganes Vlach ou les juifs vivent au milieu d’une population d’accueil avec laquelle ils partagent souvent plus de points communs qu’avec d’autres membres de leur propre groupe ethnique vivant dans d’autres pays. La capacité de créer idéologiquement et pratiquement un abîme entre Tsiganes et non-Tsiganes, et celle de maintenir une image d’un monde dans lequel il est possible de vivre « en restant égal à soi-même » sont les préalables indispensables à la réaffirmation continuelle des Tsiganes Vlach comme un groupe ethnique distinct17. Quelques-uns des peuples les plus puissants du monde ont réussi à institutionnaliser cette ancienne image sous forme d’États dotés d’un territoire national. L’exploit des Tsiganes est de l’avoir fait sans appareil idéologique et sans les moyens matériels de leur pays d’accueil.
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Notes de bas de page
1 Article paru dans Terrain, n°17, « En Europe, les nations », 1991.
2 À l’intérieur de l’ancien système féodal de division du travail, quelques Tsiganes prospérèrent probablement puisque les activités manuelles non agricoles telles que forger, tanner et jouer de la musique, étaient considérées comme des occupations infamantes et impures, réservées aux exclus tels que les Tsiganes. Mais au cours des deux derniers siècles, au moins dans le nord-ouest de l’Europe, les Tsiganes ont été économiquement marginalisés et ont vécu souvent dans une très grande pauvreté.
3 Pendant de nombreuses années, les études tsiganes ont été le fait de chercheurs amateurs qui, quoique attentifs, ont rarement eu le temps de mener à bien un travail de terrain de longue durée parmi les Voyageurs ou d’autres Tsiganes. Au tournant des années 1980, Anne Sutherland pour l’Amérique (1975), Judith Okely pour l’Angleterre (1983), Patrick Williams pour la France (1984), Leonardo Piasere pour l’Italie (1984), Ignatz-Marek Kaminski pour la Pologne, la Tchécoslovaquie et la Suédé (1980) ont constitue une excellente et très solide ethnographie.
4 Les Tsiganes, comme nous le verrons, transmettent leur culture de génération en génération mais ne construisent pas leur société autour de l’image d’un lignage préservant son patrimoine.
5 Le terme « vlach », presque omniprésent, signifie simplement « pas comme nous ». Il est possible qu’il provienne d’un mot allemand désignant les peuples d’au-delà du Saint-Empire romain (Gellner, communication personnelle), mais c’est un mot qu’on retrouve partout en Europe. John K. Campbell (1964) a fourni des indications intéressantes sur son emploi dans le Nord de la Grèce.
6 Les Tsiganes Vlach ont été esclaves en Moldavie et Valachie dans des monastères et chez les boyards pendant six siècles, avant d’être libérés en 1860 (Beck & Gheorghe, 1981).ils furent bientôt attirés, comme leurs compatriotes paysans, par l’Ouest lors de la grande migration qui se dirigea des Balkans vers le Nouveau Monde.
7 Il est légèrement anachronique de parler ici d’« ethnicité » tsigane, puisque c’est seulement dans les années 1980 que le Parti ouvrier socialiste hongrois en vint a admettre que les Tsiganes constituaient pour le moins un groupe ethnique : précédemment, ils avaient soutenu que le terme « Tsigane » se referait a un problème sociologique, non a un peuple d’une culture distincte.
8 L’image est tirée du texte où Luc De Heusch (1965) rend compte, dans le style tsigane, de la vie tsigane en Europe centrale.
9 Curieusement, les stéréotypes hostiles véhiculés par les non-Tsiganes ne tiennent pas compte de ce que les Tsiganes valorisent avant tout, la solidarité. De même, ces stéréotypes semblent ignorer le besoin que les non-Tsiganes ont de ce peuple, à l’instar de l’imaginaire populaire antisémite à l’égard des juifs. Ils présentent plutôt les Tsiganes comme des gens impossibles, revêches et peu coopératifs.
10 La cuisine tsigane, quoique proche de la cuisine hongroise, est considérée par les Tsiganes Vlach comme leur étant strictement spécifique.
11 Ceci est du en partie au fait qu’il est notoire que les gaže refusent de s’asseoir et de manger avec un Tsigane qu’ils considèrent comme « malpropre ».
12 Pour une raison similaire, on ne devrait jamais dire à quelqu’un de se dépêcher lorsqu’il mange.
13 Il n’y pas d’extension du concept de « sœur » à de larges groupes sociaux comme c’est le cas avec la notion de « frère ». Les femmes peuvent ressentir une grande affection envers une sœur ou une autre femme, mais il y a peu ou pas de contextes dans lesquels cette émotion puisse s’exprimer publiquement à la manière de ce sentiment fraternel sur lequel est fondé l’ordre social tsigane.
14 Dans la vie du campement, les pères ont peu d’autorité sur leurs fils, et le fils qui répond mal à un père autoritaire n’est pas stigmatisé. Les Tsiganes Vlach appellent tous les hommes « Garçon ! » (« Šavale ! »), ce qui signifie « homme célibataire ».
15 Pendant la période communiste la pression des intellectuels tsiganes aboutit à l’obtention d’un statut légal des Tsiganes Vlach comme « groupe ethnique ». Les Tsiganes que je connais étaient largement indifférents a ce changement et se sentaient tres peu de liens avec les intellectuels qui prétendaient parler en leur nom. Alors que pour les intellectuels l’origine ethnique commune des Tsiganes est fortement ressentie, il n’en va pas de même pour les Tsiganes ordinaires. Pour eux, seule une identité prenant racine dans une action commune du présent a du sens. Ainsi, s’ils savent que leurs ancêtres sont supposes être venus d’Inde, ils ne manifestent aucun intérêt envers cette question.
16 Pour des analyses détaillées du chant tsigane et de son interprétation, voir Stewart (1989a, 1989b).
17 Leur accomplissement est d’autant plus digne d’être remarque que tous les Tsiganes hongrois ne réussirent pas aussi bien. Certains, connus comme romungro, tentèrent de s’intégrer en abandonnant leur langue et leur culture. Ils s’aperçurent cependant qu’ils avaient abandonne leur identité et leurs communautés sans être acceptes pour autant dans la société hongroise. La plupart de ces Tsiganes sont maintenant sous-prolétarises et ont été récemment les premiers à être renvoyés des usines quand, tres rapidement, la période du suremploi socialiste prit fin.
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