Les livres et le monument
p. 315-334
Texte intégral
1Le nom de François Mitterrand est tellement attaché à la Bibliothèque nationale de France, que le visiteur ne peut se défendre d’un certain étonnement en lisant à l’entrée de l’orientation des lecteurs du hall Est :
Le 17 décembre 1996
Jacques Chirac
Président de la République
a présidé l’ouverture au public
de la Bibliothèque nationale de France
François-Mitterrand
2Cette formulation est l’un des indices de la dualité profonde qui a marqué l’aventure institutionnelle et intellectuelle de ce que l’on a un temps appelé « TGB », « Très grande bibliothèque ». En fait, la Bibliothèque nationale de France a été inaugurée deux fois : par François Mitterrand, déjà gravement malade, en mars 1995 lors de la livraison du bâtiment, et par Jacques Chirac, en décembre 1996, au moment de l’ouverture de la bibliothèque publique appelée « Haut-de-jardin ». En d’autres termes, François Mitterrand inaugure un monument, Jacques Chirac une bibliothèque.
3De fait, lorsqu’au mois de mars 1995 François Mitterrand inaugure le nouveau bâtiment qui, sur les bords de la Seine, doit abriter la future Bibliothèque nationale de France, chacun s’accorde à saluer le caractère monumental de la réalisation de Dominique Perrault, jeune architecte jusqu’alors inconnu. Jacques Toubon, maire du XIIIe arrondissement, adversaire politique de François Mitterrand, mais promoteur du projet urbain de la ZAC Rive-Gauche dans lequel s’intègre la BnF, donne le ton : « Comment taire, d’emblée, un étonnement admiratif devant l’ampleur du monument lui-même, tours, esplanade et portiques ? » En effet, ce que François Mitterrand inaugure ce jour-là n’est pas encore une bibliothèque mais un monument vide et que la vacuité de ses espaces rend plus monumental encore : une esplanade de sept hectares et demi (la taille de la place de la Concorde), accessible depuis la Seine par un escalier de cinquante et une marches, ceinte par quatre tours de vingt-deux étages formant chacune un angle à quatre-vingt-dix degrés, et creusée au centre par une fosse d’un hectare et demi dans laquelle a été transplanté un morceau de forêt normande. Le tout se dresse alors dans un espace totalement vide, quatre-vingt-dix hectares enclavés entre la Seine et les voies de la gare d’Austerlitz, sur l’ancien emplacement d’une gare de marchandises en passe de devenir le plus grand chantier urbain du monde. Le tout, encore, réalisé en cinq ans, de façon à ce que la fin des travaux coïncide avec celle du second et dernier septennat du président, délai quasi impossible donnant au chantier un caractère cyclopéen.
4NOTA : Ce texte est le résultat d’une enquête menée en 1999 dans le cadre du programme de recherche « Architectures vécues », financé par la Mission du patrimoine ethnologique. Si la question des rapports entre le monument et la bibliothèque reste toujours pertinente, l’article – quoique actualisé pour la présente édition, en particulier pour ce qui concerne l’évolution du quartier – retrace un moment de l’histoire de la BnF qui, depuis, n’a cessé d’évoluer.
5En janvier 1995 donc, « le plus monumental des grands travaux du double septennat mitterrandien »1 est terminé et livré à son commanditaire. Comme le dit à sa façon Dominique Perrault dans un ouvrage publié à l’occasion de l’inauguration : « Rien n’est achevé mais tout est là, dans l’état du moment, inscrivant la trace de l’Œuvre en marche. En attendant le “presque rien” et le “je ne sais quoi” qui transfigurent le devenir en “être”, ce livre annonce la fin d’une période et l’avènement d’une autre. »
6L’aventure qui commence alors est celle de l’implantation de la bibliothèque dans le monument. On peut d’ailleurs s’interroger sur le « presque rien » et le « je ne sais quoi », sorte de supplément d’âme, dont parle Perrault. On n’ose pas imaginer qu’il puisse s’agir des douze millions d’ouvrages de la bibliothèque patrimoniale, des deux mille personnes chargées d’en assurer la conservation et la communication et des quelque quatre mille lecteurs et visiteurs qui représentent la moyenne journalière de fréquentation de la BnF. Quoi qu’il en soit, l’aventure de la bibliothèque n’est plus celle de l’architecte, il livre un lieu dont les espaces publics sont d’une profonde perfection plastique, chaque volume, chaque matière, chaque couleur étant pensé dans le cadre d’un système conceptuel complexe aux multiples références reflétant sa propre représentation du savoir. Le monument correspond à la mise en œuvre d’un concept ; bon an mal an, l’aventure qui commence est celle de l’adéquation, à inventer, à construire, du monument et de sa fonction.
Le monument et ses fonctions
7Mais déjà les choses se compliquent, car il est impossible ici de parler d’une fonction unique. En fait, ce qui rend le geste architectural de Dominique Perrault particulièrement difficile à analyser c’est qu’il se veut d’emblée plurifonctionnel. « Une place publique pour Paris, une bibliothèque pour la France », tel était son slogan lorsqu’il affirmait le double ancrage, architectural et urbanistique, de son projet. On gagne encore à le compléter : « Un monument pour l’État, une place publique pour Paris, deux bibliothèques pour la France. » Reprenons point par point.
Un monument pour l’État
8La BnF est, nous l’avons dit, le dernier et le plus grandiose des grands travaux réalisés sous l’autorité de François Mitterrand. Son annonce, le 14 juillet 1988, jour de la Fête nationale, lors du discours traditionnel adressé aux Français, fut une surprise pour tout le monde.
Je veux que soient entrepris la construction et l’aménagement de l’une des ou de la plus grande et de la plus moderne bibliothèque du monde. [...] Je veux une bibliothèque qui puisse prendre en compte toutes les données du savoir dans toutes les disciplines et surtout qui puisse communiquer ce savoir à l’ensemble de ceux qui cherchent, de ceux qui étudient, de ceux qui ont besoin d’apprendre, toutes les universités, les lycées, tous les chercheurs qui doivent trouver un appareil moderne, informatisé, et avoir immédiatement le renseignement qu’ils cherchent.
On pourra connecter cette bibliothèque nationale avec l’ensemble des grandes universités de l’Europe, et nous aurons alors un instrument de recherche et de travail qui sera incomparable. J’en ai l’ambition et je le ferai. J’en ai parlé récemment au Premier ministre, au ministre de l’Éducation nationale, au ministre de l’Économie et des Finances. On va, au coude à coude, réussir ce projet [...] dans quatre ou cinq ans.
9Dès lors, tout devait aller très vite. Dès le mois d’avril 1989, les grandes lignes du projet sont arrêtées. Un emplacement a été choisi : la nouvelle bibliothèque se situera en bord de Seine, sur le site de l’ancienne gare de Tolbiac et le jury du concours international d’architecture est déjà en place. Deux cent cinquante dossiers sont examinés et vingt architectes sélectionnés qui devront remettre un projet en juillet. Quatre d’entre eux sont présentés au cours de l’été au président de la République, et c’est donc François Mitterrand qui, en août, choisit finalement le projet de Dominique Perrault.
10Or, qu’est-ce que ce projet ? Perrault le définit comme « un travail d’ordonnancement d’un vide monumental le long du fleuve » (Debray 1999 : 389). À l’évidence, et selon la typologie proposée par Aloïs Riegl, la Bibliothèque nationale de France est un monument intentionnel, voulu comme tel à la fois par son commanditaire et par son concepteur. « Il convenait aussi – disait François Mitterrand en janvier 1995 – que la France marquât, dans un monument exemplaire, le prix qu’elle attache à son patrimoine intellectuel et la confiance qu’elle place dans l’avenir du livre et de la lecture. »
11C’est bien ainsi que l’a compris l’architecte, qui écrit de son côté : « La monumentalité était intrinsèque au concept du projet » (Perrault 1996 : 49). Or, cette fonction monumentale va peser lourd sur la conception du bâtiment, c’est elle en particulier qui explique le choix des quatre tours d’angle. « Pour Paris, j’ai toujours pensé qu’il était historiquement important que les monuments se voient », dit Perrault (ibid. : 40) et dans ce contexte les quatre tours sont aux yeux de l’auteur « architecturalement correctes ». Elles s’inscrivent en effet dans la logique de cette partie du XIIIe arrondissement qui se hérisse un peu plus loin de tours maudites dont celles de la BnF veulent être le rachat. Car Perrault utilise ici un mécanisme que nous avons déjà vu à l’œuvre, celui de la naturalisation du monument. Le monument doit être l’émanation de la ville, en harmonie avec elle. L’argumentation n’est pas ici écologique mais urbanistique. Ce qui ne l’empêche d’ailleurs pas de poursuivre exactement la même logique dans son utilisation architecturale de la nature : il attend, dit-il, le moment où quelqu’un pensera que la forêt a préexisté à la bibliothèque2. Cette idée d’une harmonie, voire d’une identité de forme ou de substance, entre le monument et son site correspond à une interprétation classique de la monumentalité.

Pour son architecte, « la monumentalité était intrinsèque au concept du projet ». La Bibliothèque nationale de France, côté Seine.
12Nous ne pourrons pas nous attarder ici sur la vision paradoxale de la monumentalité selon Perrault, alliant classicisme et minimalisme. Mais pour nombre d’observateurs extérieurs, c’est justement cette monumentalité très classique qui aurait séduit le président de la République. Ainsi, Richard Rogers (qui a conçu avec Renzo Piano le Centre Pompidou et qui participait au jury de sélection du projet de la BnF) explique :
C’est un geste architectural classique, et en ce sens, il est bien dans l’esprit de Paris. Il possède une échelle monumentale qui convient bien à la ville, et les Français doivent sans doute être en accord avec le rationalisme retenu de ce genre de proposition. [...] La proposition de Future System était très organique. [...] Le projet de Perrault était d’un ordre beaucoup plus classique, dans la tradition française des Beaux-Arts, où l’attention est tout autant accordée à l’espace entre les bâtiments qu’aux bâtiments eux-mêmes. [...] Avec ces deux projets, s’exprimaient deux options fondamentalement différentes, celle de Perrault étant formelle et monumentale. Le président Mitterrand a choisi la solution qu’il comprenait le mieux et, sans aucun doute, celle qu’il avait jugée convenir le mieux à la grandeur et à la tradition de Paris.
13Ce même architecte avoue d’ailleurs un peu plus loin avoir du mal à se défendre d’une « légère réserve envers sa monumentalité, et envers une certaine arrogance de la tradition française des projets spectaculaires » (Perrault 1996 : 43). Architecture monumentale, formelle, alliant symétrie et orthogonalité, mais aussi architecture conceptuelle, « proposant l’immatérialité, le non-ostentatoire à l’Histoire de France3 » et inscrivant le geste créateur dans une symbolique qui, hors de toute référence commune, n’appartient qu’à l’auteur4. Car Perrault joue de tous les registres de la monumentalité : le gigantisme de l’esplanade, la visibilité des tours, mais aussi, nous y reviendrons, l’entrelacement d’un système complexe de signes qui rattachent « son » monument à une culture de la monumentalité : le cloître médiéval, le Mont-Saint-Michel, la cathédrale et le château étant tour à tour convoqués par l’auteur dans son jeu d’autoréférence.
14Monument-forme, monument intentionnel, la monumentalité est donc inscrite au cœur du projet architectural. Il n’est cependant pas évident que le lieu remplisse parfaitement la fonction monumentale qui lui était dévolue. Et tout comme Beaubourg qui se voulait architecturalement un anti-monument est devenu un des lieux les plus fréquentés de Paris, il reste aujourd’hui à savoir comment la BnF va s’inscrire dans l’histoire, de quoi elle va témoigner5. « Ce monument sera indispensable aux siècles à venir », disait Jack Lang. C’est un pari sur l’avenir, il reste à savoir ce que la bibliothèque va réellement devenir : un monument au sens plein ou une simple construction monumentale.
Une place publique pour Paris
15À la fonction monumentale du lieu se superpose une fonction urbanistique. Les deux étant d’ailleurs intimement liées6. Dès l’annonce du 14 juillet 1988, la question s’est posée de l’emplacement du nouvel équipement. Plusieurs sont en lice, les principaux étant Saint-Denis, le fort de Vincennes et l’ancienne gare de marchandises de Tolbiac dans le XIIIe arrondissement où la Ville de Paris propose à l’État un terrain de sept hectares en bord de Seine.
16En fait, ce site est au cœur d’une gigantesque friche industrielle, coincée entre le fleuve et les voies de chemin de fer de la gare d’Austerlitz, et formant une vaste enclave de la place Valhubert (le jardin des Plantes) jusqu’au boulevard périphérique. Il fallait trouver une nouvelle vocation à ces espaces en déprise, « un des quartiers les plus sinistres de la capitale7 », et par ailleurs la Ville souhaitait un rééquilibrage vers l’est de ce qu’il est convenu d’appeler son « tissu urbain ». Il était alors prévu d’en faire une cité financière. Mais il fallait au nouveau quartier, la ZAC Rive-Gauche, un « monument balise »8, ce serait donc la nouvelle bibliothèque. L’État construirait l’équipement, la Ville s’engageait à aménager un réseau de transports permettant de le desservir.
17Perrault va intégrer cette préoccupation urbanistique au cœur de son projet : dès le texte du concours, il présente la bibliothèque qu’il propose de réaliser comme « un lieu de référence pour l’Est parisien » et insiste bien sur le fait qu’il veut construire un lieu et non un bâtiment, lieu qu’il définit comme symbolique, magique et urbain9. D’emblée, il l’inscrit dans la continuité des grands espaces vides qui bordent la Seine : la Concorde, le Champ-de-Mars, les Invalides... la composante urbanistique jouant en effet un rôle particulièrement important dans le choix de l’architecte de travailler sur le vide. Là encore, le texte du concours est explicite :
L’institution porte en elle une part de Grandeur et une part de Générosité ; si l’on se réfère à l’histoire urbaine des grands monuments qui ont été les signes fondateurs de l’avancée de la ville vers de nouveaux territoires, le plus large don qu’il est possible de faire à Paris consiste aujourd’hui à offrir de l’espace, du vide, en un mot : un lieu ouvert, libre, émouvant (Perrault 1996).
18En 1991, dans les colonnes du journal Le Monde, Perrault précise encore :
Le principe fondamental de la Bibliothèque de France [c’est le nom qu’elle porte alors], c’est d’être un projet d’urbanisme, d’aménagement urbain. Il n’y a que l’État qui puisse offrir à Paris l’espace vide qui sera absolument nécessaire dans ce quartier de quatre-vingt-dix hectares, où l’on prévoit la construction de deux millions de mètres carrés. [...] Nous voulions offrir le germe, si l’on peut dire, à partir duquel doit pouvoir se structurer l’arrondissement.
19Cette préoccupation urbanistique va donc déterminer trois options architecturales fondamentales pour le projet : l’existence d’une esplanade, celle d’un vide central, le jardin, et, corrélativement, celle de ce que l’on nomme le socle. Loin d’être un isolat fiché au milieu de rien, comme il a pu le sembler au cours de ses premières années de fonctionnement, à la grande détresse de ses usagers, la bibliothèque est impossible à penser (et à juger) en dehors du projet global d’aménagement de ce nouveau et gigantesque territoire dont elle est l’épicentre.
20De fait, au fil des années, le quartier se construit et le chantier s’éloigne progressivement de ce foyer d’origine. Les premiers bureaux, les premiers logements, installés dans les rues immédiatement adjacentes, ont été occupés dès 1997, formant deux micro-quartiers, l’un à l’ouest, l’autre à l’est. Entre la rue de Tolbiac, les Grands Moulins de Paris et la rue du Chevaleret la dalle qui recouvre les voies ferrées est aujourd’hui achevée et les immeubles sont sortis de terre. Au cœur de ce nouveau quartier, le collège Thomas-Mann a accueilli ses premiers élèves en septembre 2002, comme une sorte de colonie humaine avancée au milieu d’une chaotique gestation de verre et de béton. Une nouvelle ligne de métro s’est implantée et une station de métro et de rer (ligne 14 et rer C) a été créée, les deux lignes reliant en quelques minutes le site au centre de Paris. Si la construction de l’avenue de France est encore en cours, une partie (de la gare d’Austerlitz au nouveau collège Thomas-Mann) est aujourd’hui ouverte à la circulation. L’existence de cette avenue est l’un des éléments fondamentaux du projet. Comblant peu à peu le trou vertigineux qui bordait au sud l’esplanade, l’avenue s’est, en quelques années, matérialisée au point qu’il est difficile aujourd’hui de se souvenir de ce que fut cet espace avant sa construction. Il faudrait d’ailleurs s’interroger sur cette étonnante capacité des aménagements urbains à s’imposer comme s’ils avaient existé de toute éternité, comblant quasi instantanément le vide qui les précédait. Aujourd’hui, l’avenue passe derrière la bibliothèque, exactement au même niveau que l’esplanade qui, dans le projet initial, devait se prolonger jusqu’au trottoir. Desservie par les bus et le métro, l’avenue est donc devenue l’accès majeur à la Bibliothèque. Elle devait à l’origine être le lieu d’un point de vue sur la Seine, cadré par les quatre tours, engageant le promeneur à s’avancer sur l’esplanade jusqu’au bord des marches qui surplombent les berges, en une sorte de terrasse sur le fleuve. Par ailleurs, la passerelle Simone-de-Beauvoir, inaugurée en juillet 2006, part de l’esplanade pour traverser la Seine et relier le site de la BnF aux jardins construits sur l’ancien emplacement des halles aux vins de Bercy. Dans cette nouvelle configuration, l’esplanade de la BnF est donc supposée devenir un lieu de passage, liant la rive gauche et la rive droite de Paris, et les anciens quartiers du XIIIe arrondissement à la Seine.
21Ainsi prise dans son contexte urbanistique global, la bibliothèque est à la fois l’élément précurseur et le point nodal d’un projet complexe de fabrication d’un « morceau de ville »10. Rappelons simplement pour en donner la mesure qu’il s’agit aujourd’hui du plus grand chantier urbain du monde et qu’il sera achevé vers 2020. C’est dire à quel point la fonctionnalité urbaine de la BnF sera lente à se mettre en place et à quel point aussi elle est menacée par les évolutions toujours possibles des décisions de la Ville de Paris. Pour l’architecte, il s’agit simplement d’un pari sur l’avenir qui participe de l’intérêt même du projet :
Lorsque la Bibliothèque sera vraiment prise dans le tissu urbain, lorsqu’il y aura de la vie tout autour, on comprendra mieux mes intentions. L’entrée de la Bibliothèque se fera par le côté opposé à la Seine, on accédera alors de plain-pied sur l’esplanade et on finira sa promenade en terrasse sur la Seine. On se trouve actuellement dans une situation presque inverse de ce qui sera l’usage au quotidien, d’ici quatre ou cinq ans. Je suis plutôt confiant, mais il faut être patient car c’est un projet qui n’existe pas en lui-même. Il existe par rapport à ce qui se passe autour. C’est un risque que j’ai pris d’une certaine façon, mais j’aime bien ce genre d’interaction, de complémentarité... C’est une histoire ouverte (Perrault 1996 : 30).
22Mais l’histoire est imprévisible. Contre toute attente, la Ville de Paris a cédé à un complexe de salles de cinéma (mk2) l’étroit triangle de terrain sur lequel l’esplanade devait se prolonger pour rejoindre l’avenue de France. Du coup la logique urbanistique du projet Perrault est remise en cause : l’accès à la bibliothèque depuis l’avenue ne se fait plus frontalement sur toute la longueur de l’esplanade mais seulement à ses deux extrémités, tandis que disparaissent aussi la vue sur la Seine, masquée par un immeuble de quinze mètres, si transparent soit-il, et l’impression de vide dans le tissu urbain qui ne sera plus perceptible depuis le XIIIe arrondissement mais seulement depuis la passerelle et la promenade qui, de l’autre côté de la Seine, borde les jardins de Bercy. Que devient dès lors la fonction urbanistique de la BnF ? Comme le dit Perrault, c’est une histoire ouverte.
23Quoi qu’il en soit, il est intéressant de noter que les éléments fondamentaux de la structure de la BnF ont été pensés pour remplir des fonctions qui resteront longtemps largement aléatoires : fonction monumentale pour les tours, fonction urbanistique pour le socle, le jardin central et l’esplanade. Or, la BnF est aussi une bibliothèque. Comment Perrault a-t-il intégré cette fonction dans son concept d’ensemble ?
Deux bibliothèques pour la France
24Revenons un instant à l’annonce du 14 juillet 1988. Elle constitue un choc pour le milieux des bibliothèques d’étude et de recherche. Depuis quelque temps, différents rapports avaient attiré l’attention sur leur état de délaissement : pauvreté des bibliothèques universitaires d’un côté et quasi-paralysie de la Bibliothèque nationale coincée dans ses locaux historiques de la rue de Richelieu et dont le rapport Beck soulignait cruellement les difficultés et les dysfonctionnements. Le trouble est particulièrement fort du côté de la Bibliothèque nationale : asphyxiée par les kilomètres de rayonnage que demande chaque année le dépôt légal de quelque quatre-vingt mille livres, la « vieille dame de Richelieu » attendait de l’État une solution à ses problèmes. Or, ce qui semble proposé est la mise en place d’un nouvel équipement dont le lien avec elle n’est pas précisé, une autre bibliothèque nationale, largement virtuelle, on parlera même un temps d’une bibliothèque sans livres.
25L’annonce de François Mitterrand, qui scelle le destin du futur établissement, semble en effet dresser le portrait d’une bibliothèque idéale fort éloignée des réalités quotidiennes de l’ancienne BN : la nouvelle bibliothèque sera encyclopédique (« toutes les données du savoir dans toutes les disciplines »), ouverte à tous (« ceux qui cherchent, ceux qui étudient, ceux qui ont besoin d’apprendre, toutes les universités, les lycées, tous les chercheurs... »), enfin, elle sera consultable à distance et connectée à un réseau européen de bibliothèques.
26Le rapport remis in novembre par MM. Cahart et Melot va donner de la consistance à ce projet et surtout contribuer à clarifier les liens entre la Bibliothèque nationale et ce que les auteurs du rapport proposent de nommer la Bibliothèque de France. La nouvelle bibliothèque comprendra quatre salles de lecture : une salle d’information, une salle d’étude en libre accès, une salle de recherche et une dernière consacrée à l’audiovisuel. Elle accueillera les collections patrimoniales de la Bibliothèque nationale constituées à partir de 1945, soit trois millions de volumes, tandis que l’établissement de la rue de Richelieu continuera à conserver et à communiquer les collections plus anciennes.
27C’est sous cette forme que la commande est présentée au concours international d’architecture. Mais au mois de juillet, alors que les projets sont en cours de sélection, une polémique – la première – éclate. Un peu tardivement, les chercheurs réagissent contre le principe même d’une césure chronologique des collections patrimoniales : avant 1945 à Richelieu, après 1945 à Tolbiac. Lorsque le 21 août le projet sélectionné est présenté à la presse, il est également annoncé que le bâtiment de Tolbiac accueillera la totalité des collections d’imprimés de la Bibliothèque nationale, soit douze millions de volumes.
28Dès lors, on peut se demander si la pression exercée cet été-là par les milieux de la recherche n’a pas quelque peu contribué à la sélection du projet de Perrault. Car devant ces incertitudes sur ce que devait réellement contenir la Bibliothèque de France, il est possible que le point faible du projet de Perrault, en l’occurrence son imprécision sur les fonctions proprement bibliothéconomiques du bâtiment, se soit retourné en sa faveur.
29À lire le texte proposé par Dominique Perrault au concours, on est en effet frappé par le fait que le mot « livre » n’y soit écrit que quatre fois. Encore faut-il préciser que dans trois cas, le mot ne désigne pas l’objet livre mais un concept ou un symbole. Ces trois occurrences apparaissent d’ailleurs dans les trois phrases du paragraphe intitulé « Un lieu symbolique »11 La quatrième mention est la seule qui concerne les livres réels : « Reliant les tours entre elles, un réseau de services de circulation réservé au chemin des livres et au personnel innerve toutes les activités de la Bibliothèque. La phrase suivante donne le ton de l’ensemble du paragraphe :
Cette configuration en ceinture confirme les potentialités de souplesse et d’adaptation du projet : [...] Souple, flexible, à géométrie variable, tels sont les maîtres-mots qui ont présidé à l’élaboration fonctionnelle du projet. Évolution en cours de programmation, en cours de chantier ou en cours d’exploitation, l’organisation simple, claire et rationnelle entre tours et plateaux garantit l’efficacité et la réalité des principes d’adaptabilité.
30Tout ce qu’on sait donc des caractéristiques proprement bibliothéconomiques du projet c’est qu’il est totalement modulable, et, intuition géniale, que la quantité de mètres carrés peut croître ou décroître à volonté. Et force est de reconnaître que, au fil des années et des polémiques, ces capacités d’adaptation ont été largement exploitées. Deux modifications majeures ont été apportées : le transfert d’une grande partie des magasins dans le socle et la séparation en deux niveaux bien distincts de la bibliothèque d’étude (le haut-de-jardin) et de la bibliothèque de recherche (le rez-de-jardin).
31Aujourd’hui donc, la BnF renferme deux bibliothèques aux conditions d’accès, aux publics, aux fonctionnements et même aux temporalités totalement différents. Au prix de ce double plan (horizontalité) complété et corrigé par la séparation en quatre départements, les quatre tours (verticalité), qui gèrent les deux niveaux de consultation, la BnF est aujourd’hui ouverte à tous ceux qui cherchent, ceux qui étudient, ceux qui ont besoin d’apprendre comme le souhaitait François Mitterrand. Les collections sont informatisées et l’accès à distance est en cours. Mais cette modularité a son poids, l’impression par exemple d’un bricolage permanent, d’un espace où tout doit se négocier et se conquérir de haute lutte, d’un décalage parfois insupportable entre le fini luxueux des espaces publics à la perfection esthétique presque pesante et le caractère brut, inachevé, des espaces de travail. Cette adaptation a aussi des limites, posées par la contrainte du jeu architectural entre le vide et le plein, l’horizontal et le vertical. Ainsi, l’organisation même de la bibliothèque (horizontalité des niveaux de consultation, verticalité des départements) semble avoir été largement imposée par la structure même du bâtiment. Cette conjonction d’un déterminisme architectural très fort et d’une quasi-indétermination des espaces techniques consacrés aux livres est, me semble-t-il, un des éléments-clés de la compréhension du fonctionnement de la BnF.
Un transfert de sacralité ?
32Ce qui est en jeu ici, nous l’avions annoncé dès le début, c’est bien le rapport entre la bibliothèque et le monument. Non seulement celui-ci est plurifonctionnel mais il a été largement déterminé par des fonctions extérieures à son usage principal : être une bibliothèque et qui plus est une bibliothèque nationale. De façon plus souterraine peut-être semble se jouer ici un rapport de force entre le livre et le monument. Prenons un raccourci : lorsque la Bibliothèque nationale était encore rue de Richelieu, le véritable monument c’étaient les livres, la collection patrimoniale. Dans les Questions sur l’Encyclopédie par des amateurs, Voltaire écrit ce bel hommage : « La bibliothèque publique du roi de France est la plus belle du monde entier, moins encore par le nombre et la rareté de ses volumes, que par la facilité et la politesse avec laquelle les bibliothécaires les prêtent à tous les savants. Cette bibliothèque est sans contredit le monument le plus précieux qui soit en France » (Voltaire 1773, tome III : 65).
33Jusqu’au projet de Tolbiac, faire l’histoire de la Bibliothèque c’était essentiellement faire celle de la constitution des collections. L’histoire des bâtiments y occupait peu de place, décrite comme la conquête progressive, au gré des opportunités et de l’accroissewment des collections, des bâtiments divers qui finiront par former ce que l’on appelle le « quadrilatère Richelieu ». Un point d’orgue cependant, la construction par Henri Labrouste de la salle qui porte son nom, seul espace considéré comme véritablement monumental. Or, cette monumentalité de la salle Labrouste intégrait largement les livres : non seulement ils tapissaient les murs sur presque toute leur hauteur (cinquante mille volumes), mais de plus, la construction de cette salle s’était accompagnée d’une révolution dans le monde des bibliothèques, la séparation des espaces de lecture et des espaces de stockage, amenant la construction contiguë du magasin central des Imprimés. La vraie monumentalité de Richelieu, semble-t-il, résidait dans ce magasin. Sur six niveaux s’étageant autour d’un espace central d’où l’ensemble était visible, les collections d’imprimés s’offraient au regard et à la main des magasiniers tandis qu’une grande paroi vitrée ouvrait une vue sur la salle de lecture. Le magasin, décrit comme une ruche, offrant une vue panoptique sur les livres et les lecteurs, était au cœur du fonctionnement de la bibliothèque. Pour certains, il en était l’âme. À Tolbiac, l’hésitation n’est pas permise, le monument est sans conteste la construction, mais pour la plupart, ce qui lui manque c’est justement une « âme ». Ce n’est certes pas la faute de l’architecte qui a multiplié les symboles religieux : la bibliothèque est un « cloître », dont les déambulatoires cernent un « jardin sacré », dont la réserve où l’on consulte les livres rares est le « saint des saints » suspendu en l’air et tendu de toiles blanches symboles de la pureté12. Bref, la bibliothèque devient un lieu « symbolique », « mythique », « mystique » (les termes sont de Perrault) délimité évangéliquement par « ses tours d’angle comme quatre livres ouverts »13 De fait, le monument, chargé de signifier le livre et le savoir, prend en charge toute la sacralité du lieu.
34Qu’en est-il alors des livres réels ? Ils n’ont jamais été aussi nombreux. En rez-de-jardin, les ouvrages en libre accès sont cinq fois plus nombreux que les usuels de Richelieu (on est passé de cinquante mille à deux cent cinquante mille), dans les magasins on a rapporté les collections de périodiques qui étaient autrefois à Versailles... Pourtant, beaucoup ont le sentiment étrange de ne plus voir les livres. Et, de fait, dans les salles du rez-de-jardin, les épis latéraux où sont rangés les usuels semblent de peu de poids face à la hauteur des plafonds, à la profondeur des bandeaux et à l’alignement central des tables de travail. En ce qui concerne la collection patrimoniale, le problème est différent : elle a été éclatée entre les différents départements qui eux-mêmes la répartissent entre plusieurs magasins. Le seul service de littérature française en possède six, sur deux niveaux. De ce fait, plus personne ne peut avoir l’impression de saisir la totalité de la collection. Non seulement le déménagement a permis de prendre la mesure de l’état de dégradation de certains supports (périodiques en particulier), mais il a dispersé en plusieurs lieux le trésor, celui-là même dont, pour Perrault, la place publique est chargée de signifier la disponibilité. Enfin, à l’intérieur des magasins les livres sont enfermés dans des « compactus », rayonnages coulissants qui ne permettent d’accéder qu’à une seule travée à la fois. Ainsi, au moins visuellement, la collection patrimoniale semble avoir été absorbée par le gigantisme du bâtiment, et de façon assez paradoxale c’est finalement dans la bibliothèque d’étude que la présence des livres est la plus perceptible.
35À ce sentiment de ne plus voir les livres s’en ajoute un autre, lui aussi largement partagé mais particulièrement perceptible chez les magasiniers : celui d’une banalisation du livre. Le magasinier, me disait l’un d’entre eux, est la « sentinelle de la collection ». Il en connaît les cotes, les localisations, il veille à son intégrité, retire du circuit les ouvrages hors d’usage et les envoie à la restauration, fait lui-même de petites interventions : mises en pochettes, rondage14... Mal payé, méconnu des lecteurs qui ont parfois tendance à le considérer comme un simple manutentionnaire, le magasinier accorde à son travail une valeur largement tributaire de celle du dépôt dont il a la charge. Or, l’informatisation des collections et des procédures de communication a introduit un certain nombre de modifications dans les procédures de travail : le livre est muni d’un code-barre apposé soit sur la couverture pour les ouvrages récents, soit sur un signet glissé dans le livre pour les ouvrages anciens. Lors de sa sortie du magasin, un double pistage du livre et du bulletin de commande à l’aide d’un scanner parfois appelé « douchette » permet de créer un lien informatique entre le lecteur et l’ouvrage qui sera dès lors pisté lors de chacune de ses manipulations. Ce geste du pistage est systématiquement associé à celui des caissières des supermarchés et semble transformer le livre en marchandise15. Ce sentiment est encore accentué par des modifications du vocabulaire : pour les informaticiens, un ouvrage, si précieux soit-il, est une unité de conservation ; là où les magasiniers prélèvent un livre dans un magasin, les informaticiens parlent de déstockage. Or, si l’idée de prélèvement renvoie à une certaine préciosité de la chose prélevée comme de l’ensemble où le prélèvement a été effectué, le terme de déstockage donne l’impression, me disait-on, d’avoir affaire à des boîtes de petits pois. De même, si l’opération qui consiste à changer l’étiquette d’un livre ancien s’appelle le rondage, en référence sans doute à la belle écriture ronde qui les orne, les livres récents sont étiquetés et les étiquettes sont imprimées depuis l’ordinateur. Enfin, de même que rondage et étiquetage coexistent, la bibliothèque fonctionne aujourd’hui avec trois systèmes de cotation : l’ancienne cotation Clément qui répertoriait les ouvrages par taille et par thème, devenue depuis largement obsolète, une cotation intermédiaire, et une nouvelle qui consiste en fait en un adressage, la cote devenant simplement une codification de la localisation (niveau, magasin, format) du livre à l’intérieur du bâtiment. Dans l’aventure deux savoir-faire traditionnels des magasiniers étaient donc condamnés à l’obsolescence : le savoir scripturaire du rondage et celui qui consistait à reconnaître à la simple vue de sa cote la localisation d’un ouvrage.
36Tandis que « la bibliothèque, avec ses quatre tours d’angle, sacralise le livre au-delà de ce que Jorge-Luis Borges lui-même aurait pu rêver » (Edelmann 1995 : 17), le livre rare16, lui, tout aussi symboliquement d’ailleurs, semble rejoindre le commun des livres, se transformer en une marchandise étiquetée, pistée et désignée par son lieu de stockage. Ajoutons à cela que l’habillage intérieur du bâtiment, celui qui donne à la bibliothèque son atmosphère, joue sur des références constantes au monde industriel : tissages métalliques sur le modèle des tapis roulants sur lesquels transitent les boîtes de conserve, gaines d’acier tressé utilisées dans l’aviation... Le choc des cultures est rude.
37Dans ce lieu étrange où le contenant parle pour le contenu et se confond parfois avec lui, il est inévitable que le monument et la bibliothèque se fassent en quelque sorte concurrence. Cette concurrence est inscrite dans l’architecture elle-même, dans la confusion entre la forme et la fonction, entre la tour et le livre, entre le jardin et la collection17, le monument proposant la mise en espace d’une représentation du savoir et du livre. Mais, au-delà, le monument secrète aussi son propre discours sur l’histoire. L’analyse de ce rapport à l’histoire me paraît aujourd’hui particulièrement importante. Car le monument n’a pas d’histoire en propre, la seule qu’il pourrait revendiquer serait celle de sa construction, encore largement inacceptable dans la mesure où elle recoupe l’histoire de la longue rivalité entre la Bibliothèque nationale et l’établissement public constructeur pour la maîtrise du projet. Faute d’histoire, le monument dit l’histoire ou plutôt il est l’histoire, la signifiant à l’aide d’un certain nombre d’objets ou de références, comme s’il tentait d’inscrire dans l’espace une autre temporalité. Le cloître, les déambulatoires, les ponts-levis aujourd’hui disparus sont autant d’indices de ce jeu avec le temps. Mais l’exemple le plus frappant de ce phénomène est une grosse pierre, posée, dans le hall ouest du rez-de-jardin, sur une sorte de grande tablette de métal au bas d’un mur de béton de vingt-huit mètres de haut. Il y a quelques années, aucune inscription ne venait donner la moindre explication sur cette présence insolite. C’était d’ailleurs alors une constante de la BnF : le minimalisme s’appliquait aussi à l’information écrite, et comme s’il renouait paradoxalement avec la méditation sur les ruines, tout se passait comme si l’architecte voulait que les pierres (ou plutôt la pierre, le verre et le béton) parlent d’elles-mêmes. Il a ainsi fallu que la direction de la Bibliothèque se batte pour obtenir des panneaux indicateurs permettant aux usagers éperdus devant tant de symétrie de s’orienter dans les déambulatoires. Aussi, pour le commun des mortels, ceux qui n’avaient pas lu les œuvres complètes de Perrault, la pierre restait-elle muette. Un beau jour, un curieux finit par interroger la jeune fille de l’accueil qui répondit avec le plus grand sérieux que le bloc était tombé du plafond. Devant l’air ahuri de son interlocuteur, tout à la fois incrédule et enclin à croire l’incroyable tant la démesure du lieu rendait l’improbable possible, elle expliqua alors qu’il s’agissait d’une pierre de la tour de la librairie de Charles V, où fut conservée la toute première collection royale, ancêtre lointain donc de la BnF.
38Cette pierre est particulièrement significative, le monument met en scène son propre rapport à l’histoire, l’agrégeant à sa propre matière. Et ce n’est pas le moindre paradoxe de ce lieu de l’ultramodernité technologique que de prétendre être l’histoire comme il prétend être le livre. Mais ce qui est certain, c’est que la plupart des visiteurs et des usagers ne saisissent rien de ces intentions implicites : les visiteurs, déroutés, se plaignent de n’avoir rien à visiter, et la plupart des gens qui y travaillent refusent à la BnF le statut de monument en arguant de leur certitude que le bâtiment ne « vieillira pas bien », c’est-à-dire qu’il n’aura jamais l’occasion de s’inscrire dans l’histoire. Pour en revenir à la pierre de Charles V, tout aussi significative que l’objet lui-même est la blague de la jeune fille. Car tous ici, et jusqu’aux guides qui cultivent une distance un peu ironique à l’égard du discours de l’architecte, ne cessent de répéter que ces signes dont le monument est saturé ne racontent pas leur histoire. Cette histoire que le monument veut incarner n’est celle de personne. Or, la plurifonctionnalité du lieu fait cohabiter des gens d’origines très diverses. Il y a des personnels qui appartiennent à des époques différentes de la constitution de la BnF : ceux, de plus en plus nombreux, qui n’ont jamais connu que la BnF, ceux de l’ancien établissement public constructeur et ceux de l’ancienne Bibliothèque nationale, il y a aussi la multitudes des métiers : magasiniers, conservateurs, bibliothécaires, guides pour les visites, personnels pour l’accueil, jardiniers18, personnels techniques : menuisiers, serruriers (il y a à la BnF dix mille portes et dix-huit mille clés), architectes, relieurs, pompiers, agents de sûreté, policiers... Il y a aussi des visiteurs, des lecteurs, des passants, des étourneaux et parfois même un chat... Tous coexistent, non sans ambiguïté parfois, mais ce qui est certain, c’est que tous ces gens ont besoin de comprendre ce qui les unit en ce lieu, ils ont besoin de se construire une histoire commune. Et cette histoire, telle qu’elle semble commencer à s’élaborer, se construit avec le monument mais contre l’architecte. Sans l’architecte, le monument est rendu à son mutisme, il est disponible à d’autres manipulations que celles, rhétoriques, de son auteur, il est prêt à se remplir d’une autre histoire. Celle-ci débute avec le traumatisme de l’ouverture du rez-de-jardin en 1998, qui marque précisément une naissance, le début d’une aventure commune, celle de la réappropriation progressive du monument. Cette réappropriation passe par des modifications physiques du bâti qui jusqu’à une date récente n’avaient concerné que les espaces de travail non publics. Ces transformations du monument, qui font l’objet de négociations très intenses, ont un double pouvoir : celui de gagner effectivement en fonctionnalité et en confort, mais aussi celui, peut-être tout aussi important, de casser le monopole de Dominique Perrault sur les lieux, le diktat conceptuel de l’architecte, l’impression étouffante de vivre dans un lieu surdéterminé sur le plan formel et conceptuel, où tout jusqu’aux étagères, aux poignées de porte, aux prises électriques est signé Perrault, mais où la présence humaine demeure le grand impensé.
Bibliographie
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Debray régis (dir.), 1999.
L’Abus monumental ?, actes des Entretiens du patrimoine organisés au palais de Chaillot (Paris, 23-25 novembre 1998), Paris, Fayard /Éditions du Patrimoine, coll. « Collection des actes des Entretiens du patrimoine ».
Edelmann frédéric, 1995 [28 mars].
« M. Mitterrand va inaugurer la Bibliothèque nationale de France », Le Monde.
Perrault dominique (dir.), 1996.
Bibliothèque nationale de France, Paris, Connaissance des Arts, numéro hors série.
Roux emmanuel de, 1989 [13 avril].
« Le coup d’envoi de la bibliothèque de France. La tgb sera installée à Tolbiac », Le Monde.
SEMAPA, 2000.
Paris Rive Gauche, l’entreprise-ville, Paris.
Voltaire, 1773.
Questions sur l’Encyclopédie par des amateurs, 9 tomes, s. l.
Notes de bas de page
1 « La Bibliothèque nationale de France est non seulement le plus monumental des Grands Travaux du double septennat mitterrandien, mais elle aura été et reste le plus complexe à analyser comme à décrire pour le critique » (Frédéric Edelmann, Le Monde, 17 janvier 1995).
2 C’est dans une tout autre perspective bien sûr que Beaubourg a été conçu par ses créateurs. Anti-monument, il était justement en rupture avec le tissu urbain qui l’environnait. On a d’ailleurs depuis habillé ses alentours (en particulier avec la fontaine Stravinsky composée des sculptures de Jean Tinguely et Niki de Saint Phalle)
3 Voir l’intégralité du texte du concours dans Perrault (1996 :74 sq).
4 À continuer le jeu des typologies, nous pourrions ajouter que ce monument est ce que Régis Debray, dans L’Abus monumental ?, appelle un « monument-forme » : « Il a le plus souvent une fonction utilitaire... Son titre à l’élection réside dans son caractère spectaculaire ; il ne renvoie pas à un signifié extérieur, disons-le autoréférentiel (à l’intérieur d’un code normatif de formes architecturales). Il ne rappelle rien et n’en appelle à personne. La rupture d’échelle qui le distingue de l’environnement suffit à le mettre hors contexte. Il hiérarchise un espace, rompt un continuum, se place en point de mire. »Ajoutons pour finir que le « monument-forme » est un lieu d’affirmation du pouvoir (Debray 1999 :16).
5 Cette fonction monumentale est au cœur du travail du service des visites de la BnF dont le discours inscrit justement la BnF dans l’histoire. Tout se passe en effet comme si la valeur historique était indispensable au monument. L’inscription de l’histoire dans le bâtiment sera d’ailleurs intéressante à analyser : la pierre delà tour de Charles V au pied du mur de béton est à cet égard significative (valeur d’ancienneté de Riegl). Par ailleurs, un des lieux communs opposés à l’idée que la BnF soit un « vrai » monument est qu’elle ne vieillira pas bien. Suit immanquablement la liste des altérations déjà subies par la construction. Pourtant, deux événements marquants qui ont eu lieu en 2001 semblent s’adresser directement à la monumentalité du lieu : le premier est l’installation une nuit sur l’esplanade d’une sculpture en métal pesant une tonne et demie. Le sculpteur, coutumier du fait, avait déjà réalisé le même geste à la Concorde et sur la place du Carrousel au Louvre. Le second, plus tragique, est une tentative de suicide, un homme ayant essayé de se jeter dans le jardin de la BnF.
6 Le gigantisme du site ayant sans doute joué sur la définition du projet architectural, de même que les attentes de la Ville de Paris qui souhaitait que la bibliothèque constitue une des forces d’attraction du nouveau quartier de la zac Rive-Gauche.
7 « Célèbre par les brouillards que lui prête l’écrivain Léo Malet, c’est un des quartiers les plus sinistres de la capitale, peuplé d’entrepôts plus ou moins abandonnés, sillonné de voies ferrées, coupé du fleuve par d’autres entrepôts » (Roux 1989).
8 C’est le terme consacré employé par la semapa, l’aménageur de la zac (2000), dans tous les textes de présentation du nouveau quartier.
9 Le caractère symbolique renvoie aux quatre tours qui figurent quatre livres ouverts ; l’aspect magique tient aux jeux de lumière, le jour sur les tours, la nuit du fait de l’éclairage, et à la présence d’une nature décalée, « mer d’arbres, moutonnement de feuillages » ; la composante urbaine au fait qu’il s’agit d’une place piétonne.
10 Le terme est employé dans un petit livre publié par la semapa intitulé Paris Rive Gauche, l’entreprise-ville (semapa 2000 :20).
11 « Avec ses tours d’angle comme quatre livres ouverts se faisant face et qui délimitent un lieu symbolique, la Bibliothèque de France, lieu mythique, marque sa présence et son identité à l’échelle de la ville par le réglage de ses quatre coins. Ces balises urbaines mettent en valeur le "livre" avec un mode d’occupation aléatoire des tours qui se présente comme une accumulation du savoir, d’une connaissance jamais achevée, d’une sédimentation lente mais permanente. Autres métaphores complémentaires, qu’elles se nomment tours des livres, ou silos, ou étagères immenses aux rayonnages innombrables, ou labyrinthes verticaux, l’ensemble de ces images sans ambiguïté converge vers une identité forte de ces objets architecturaux. »
12 Selon certains, si la réserve est suspendue c’est parce qu’au départ l’architecte l’avait oubliée et avait été obligé de la réintroduire tardivement.
13 Texte du concours.
14 Ce terme est défini plus bas.
15 « Il ne manque plus que les rollers. On leur avait proposé, mais ils ont pas voulu », plaisantait un magasinier. Il est bien évident que cette informatisation des collections et de la communication n’a pas de relation directe avec l’installation à Tolbiac. Elle était déjà en place à Richelieu, mais le gigantisme du nouveau site la rend nettement plus perceptible : un livre était pisté deux fois à Richelieu, il l’est six fois aujourd’hui, par trois personnes différentes entre sa sortie du magasin et le moment où il y est réintégré. Il y a aussi une certaine tendance à idéaliser Richelieu, tant du côté des personnels que du côté des lecteurs. On oublie les mécontentements passés pour cristalliser sur le nouveau site toutes les grognes occasionnées par les modifications liées à la modernisation (déjà ancienne) de la bibliothèque. Le renouvellement des personnels et des lecteurs fait cependant disparaître rapidement cette mémoire de la BN, inscrivant le fonctionnement du nouveau site dans une normalité qui n’est plus discutée.
16 À l’exception de ceux de la réserve, qui fonctionne un peu à la manière d’un isolat et qui a augmenté d’un tiers ses collections, fonctionnant comme une sorte de bibliothèque archipatrimoniale à l’intérieur de la bibliothèque patrimoniale.
17 Le jardin qui occupe le centre de la BnF est présenté comme un lieu sacré, l’âme du monument, visible mais inaccessible, occupant une posture finalement assez semblable à celle des collections de Richelieu. Cette confusion est cependant tempérée par une sorte de séparation des lieux : le monument est dehors, la bibliothèque dedans, ce qui explique d’ailleurs la déception du visiteur qui, lorsqu’il arrive dans le hall d’accueil, a déjà vu presque tout ce qu’il lui était possible de voir : on ne visite pas des salles de lecture.
18 Il s’agit en fait d’une société extérieure qui ne semble intervenir que très ponctuellement. Mais la place de la nature dans le monument est l’une des pistes de réflexion qui me semblent prometteuses : la forêt haubanée, les houx encagés témoignent d’une volonté de maîtrise que la présence du vent, par exemple, vient totalement perturber. L’esplanade est un lieu où l’on a le sentiment étrange d’être exposé à toute la violence des intempéries. Par ailleurs, dès que la vigilance baisse, la nature reprend le dessus, la forêt est envahie par les herbes folles, les houx semblent vouloir s’échapper de leur cages... Chacun s’interroge, voire s’insurge – à sa façon – contre ce traitement de la nature : les lecteurs du rez-de-jardin veulent se promener dans le jardin, ou tout au moins le voir de près, les visiteurs du haut-de-jardin sont choqués par les troncs dénudés et les haubans des fameux pins de la forêt de Bord.
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