Armungia, pays de quelqu’un
p. 215-234
Texte intégral
1Ce que j’appelle les « pays de quelqu’un » peuvent être considéré comme des monuments habités à plus d’un titre. D’abord par la présence passée ou actuelle d’un personnage important, dont on dit communément, en italien comme en français, « c’est quelqu’un », c’est-à-dire le contraire d’un individu quelconque. Pietrelcina de Padre Pio, Arcore de Silvio Berlusconi, Pavana de Francesco Guccini, Capalbio d’Achille Occhetto1 sont des lieux élevés au rang de « monument », monument que ce quelqu’un habite, soit comme fantôme dans la mémoire des vivants, soit comme personne active qui le traverse et le transcende. Mais les « pays de quelqu’un » sont, avant tout, des monuments habités par les gens qui vivent là, dans la proximité de fantômes ou de contemporains célèbres. Tantôt ils feignent d’ignorer qu’ils vivent dans un « monument », tantôt ils n’en savent rien, mais en l’habitant ils le rendent tel, fût-ce inconsciemment.
Luzzara et alentour
2Ainsi, les gens de Luzzara (province de Reggio Emilia) qui ne pensent à Cesare Zavattini2 qu’à l’occasion des activités du musée d’art naïf – parfois pour critiquer leur grand homme et manifester leur lassitude devant cette envahissante mémoire – oublient le fait qu’être « le pays de Zavattini » est un ferment, un principe actif qui demeure, grandit, évolue dans le temps. Dans ses milliers de pages, toutes pleines de Luzzara, Zavattini a érigé un monument de papier, fait d’usages, de gens qui se pourlèchent les moustaches luisantes de raviolis à la courge et font l’amour tout en chassant les moustiques venus du Pô. L’écrivain continue donc d’agir par-delà la mort, éclairé par tous ceux qui continuent de le lire, conservant et restaurant cette Luzzara monumentale dont les habitants vivent aujourd’hui en ramassant le foin, en élevant des vaches et des cochons, en inventant des machines agricoles et en faisant de l’argent sans se souvenir de lui, sans se vouloir les habitants de ce pays dont il a fait un monument. Et dont ils sont pourtant. Quant à moi, je me rends à Luzzara comme dans le « pays de Zavattini », et eux ne peuvent m’en empêcher.
3Pays de quelqu’un, il faut donner à ce génitif une valeur d’attribution et non de propriété. Ce quelqu’un est de là mais le lieu n’est pas à lui. Les habitants sont déjà gênés par le fait d’être spécifiés, si en plus ils devaient être assimilés à une propriété ! Castagneto Carducci, Caprese Michelangelo, Sassari de Cossiga et de Berlinguer, Santo Stefano Belbo de Pavese, les Langhe de Fenoglio3 (et les Langhe de protester : « Nous sommes à nous ! »). Mais peut-on imaginer que le quelqu’un qui les monumentalise les possède dans le sens plus fantasmatique – théologique et ethnologique – de la possession ? Vinci n’est-elle pas possédée par Leonardo ? Ses trois musées léonardiens, sa compulsion à rechercher constamment des manuscrits et des idées de Léonard montrent bien qu’elle est possédée. Vinci se laisse posséder, à l’ombre de Léonard, par une intelligence « léonardesque », qui aide ses citoyens à vivre. Au contraire, d’autres villages résistent à la possession. Armungia, en Sardaigne, dont il va être plus longuement question ici, n’est possédé par Emilio Lussu4, son natif le plus illustre depuis sa fondation (en 5000 av. J.C.), que par sa toponymie. En effet, les citoyens d’Armungia ne se reconnaissent que partiellement en Lussu, au moment de l’école primaire grâce au travail des instituteurs. Ils ont pourtant une Piazza Lussu, une Via Lussu et même six ruelles (du premier Vico Lussu au sixième, et peut-être en ai-je oublié quelques-uns en route). Emilio Lussu possède ainsi les rues d’Armungia, alors que ce sont les cœurs et la mémoire des quelque 590 concitoyens restés là – Armungia est un village dépeuplé de l’intérieur de la Sardaigne, dans les parages du mont Gerrei, au sud-est de cette île entre mer Tyrrhénienne et Méditerranée – qu’il aurait voulu posséder.
4Même lorsqu’un pays est un monument fait de paroles écrites et d’images photographiques dues à de grands auteurs – comme c’est le cas pour Luzzara –, il s’agit toujours d’un monument au sens premier du verbe monere, comme le rappelle Jacques Le Goff. Une construction qui rappelle et exhorte afin que dans le temps soient transmises une expérience, des valeurs. Lorsque leurs concitoyens veulent bien s’en souvenir, Cesare Zavattini et Emilio Lussu sont prêts à transmettre le message d’une mémoire et d’un sens critique des valeurs dont l’écoute n’est jamais sans bénéfice. Là est peut-être la raison pour laquelle les anthropologues de ma génération qui s’occupent de mémoire historique aiment les « pays de quelqu’un ». Mais je crois aussi qu’ils méritent d’être aimés par nous, anthropologues, parce qu’ils nous compliquent la vie.
5En effet, nous nous interdisons désormais de considérer les localités avec la naïve présomption des fondateurs de l’anthropologie, comme si elles correspondaient à des peuples – Nuer, Trobriandais ou Armungiais – dont nous aurions à transcrire les règles générales d’existence. Clifford Geertz l’a justement souligné : nous n’étudions plus « le » village mais « dans » le village. Et il était temps que nous retrouvions dans le village même des concurrents qui ajoutent à sa complexité. En Basilicate, par exemple, j’ai rencontré les confinati du fascisme qui ont rendu ces lieux mémorables par leur présence d’invités involontaires et réticents. C’est là qu’on trouve le prince de ces exilés devenus « quelqu’un » hors de chez eux : Carlo Levi, dont le pays, au-delà d’Eboli, a longtemps eu un nom fictif, selon l’usage des anthropologues d’autrefois.
6Avec Lussu et Zavattini (Clemente 1999), avec « leur pays », j’ai essayé de m’empêcher de dire, en anthropologue : « Ici je passe et je comprends », et je me suis imposé de dire : « Ici d’autres personnes ont vécu, et compris, et écrit. Et maintenant que j’arrive, non seulement je dois dialoguer avec les gens, mais je dois le faire aussi avec ceux qui sont passés avant moi et ont compris les choses de l’intérieur. » Jusqu’à l’obsédante question finale, typique de notre métier : « Mais qui est le véritable anthropologue ? Qu’est-ce que c’est que l’anthropologie ? » Comme vous voyez, j’aime l’anthropologie tourmentée, qui est la plus belle. C’est à Jules César que revient définitivement l’invention de l’anthropologie simple : « Veni, vidi, vici. » D’autant qu’entre « vaincre » et « comprendre » le latin établit une forte affinité sémantique, les deux ayant un rapport avec le fait de « prendre ».
7Armungia offre une image intense de l’anthropologie tourmentée et complexe. Elle est un monument aux mille mémoires possibles : elle possède un nuraghe5 « urbain » que l’on peut dater de 2500 av. J.C. et une Piazza Lussu avec sa plaque couverte d’autocollants de Drogatel6, une église paroissiale du xviiie siècle dotée des grâces d’un petit baroque de village et une école (fréquentée par peu d’élèves, souvent à classe unique) dont les murs portent des tags à faire pâlir de jalousie la gare Tiburtina de Rome ou le métro de New York des années 1970. En outre, à Armungia, se tiennent des rencontres entre anthropologues de Cagliari, de Sienne et de Rome, des colloques autour de la mémoire politique de la Sardaigne ou du souvenir de Joyce Lussu, la femme d’Emilio, elle-même écrivain, traductrice de poésie et femme de gauche qui a joué un grand rôle entre fascisme et démocratie. Il y a aussi, quoiqu’un peu passés, des murales signés de noms connus.
8À côté d’un très beau récit de chasse – Il Cinghiale del diavolo, une des très rares nouvelles sardes d’Emilio Lussu (1995) – et de plusieurs récits de Joyce Lussu (1988) publiées sous le titre L’Olivastro e l’innesto, Armungia a aujourd’hui son livre d’anthropologie, qui n’a pas conquis le village mais a le mérite de le situer dans un scénario historique. C’est le Restare paese. Antropologia dello spopolamento della Sardegna sudorientale, de Felice Tiragallo (2000)7. Cet ouvrage est issu d’une enquête sur le terrain. Il se réfère aux séjours de mes étudiants romains qui durant trois ans ont fréquenté Armungia pour y apprendre l’art de la recherche. Ce livre sur la dépopulation et la marginalité n’a lui-même rien de marginal. Sa riche bibliographie tient compte des études démographiques, ses méthodes de travail sont très élaborées en ce qui concerne les mariages et les dynamiques culturelles, et par son titre, Restare paese, il affronte le défi principal de cette communauté : rester ici, arrêter de fuir, voir naître des enfants et les voir grandir, ou du moins les voir revenir à Armungia, comme la plupart le font aujourd’hui, pour y vivre leur vieillesse. Dans cette volonté de « rester au village », Armungia a hébergé des étudiants en anthropologie qui y ont fait leur terrain, elle leur a offert sa mémoire autant que son désir d’oubli.
9Armungia est donc également un monument habité par l’anthropologie, et occasionnellement par des anthropologues, professionnels et apprentis. C’est dans ce cadre que l’on peut situer le musée conçu et dirigé par Gabriella Da Re, de l’université de Cagliari. Placé à côté du nuraghe, celui-ci fait quelques références à Lussu, j’y reviendrai, mais il traite surtout du village inséré dans le monde agro-pastoral du mont Gerrei. Une collecte d’objets réalisée en 1980 par les villageoises dans le but de valoriser les travaux féminins y est présentée depuis au titre de collection permanente. Ce geste nous interroge aujourd’hui encore sur le rapport entre les habitants et leurs objets : n’ont-ils donné, comme on en a maintenant le sentiment, que les objets du passé qu’ils possédaient en plusieurs exemplaires en choisissant toujours le plus abîmé ; ou bien, comme on le croyait jusqu’à hier, ont-ils donné tout ce qu’ils possédaient pour se libérer de leur passé ? Conserver et aliéner implique une dialectique complexe et ambiguë.
10Lorsque nous croyons qu’eux, les « indigènes », ont voulu se défaire de leur passé, il s’avère qu’ils l’ont gardé en réserve ; lorsqu’ils nous paraissent cultiver une idéologie passéiste, ils s’affirment modernes en démolissant leurs anciennes maisons de pierre. Mais leur vie est à eux, ils la produisent chemin faisant, l’ambiguïté c’est nous qui la percevons quand nous essayons de la « comprendre ». D’ailleurs, ne faisons-nous pas de même de notre côté lorsque nous sommes occupés à vivre en maintenant, Dieu merci, une grande opacité sur ce que nous sommes et sur ce que nous voulons ?
11Mais venons-en à Armungia.
Armungia et ses mémoires
12Ancienne région féodale, Armungia est un territoire agro-pastoral qui, dans la longue durée, voit ses zones cultivées se contracter et se dilater tel un poumon à chaque phase d’un de ces cycles au cours desquels les guerres et les épidémies déciment les gens avant de les laisser renaître et prospérer. Au xixe siècle, cette respiration oscille entre 1 100 et 1 200 habitants. Elle atteint un sommet en 1954 avec 1 358 habitants, avant d’entrer dans un déclin progressif qui se fait exode et rupture après 1968 : les 992 habitants d’alors ne sont plus que 730 en 1984, 647 en 1995 et 590 en 2000.
13Il était une fois Armungia. Les historiens ont certifié le nombre de ses feux au xve siècle, ses tentatives d’expansion céréalière, ses taxes féodales. Mais Armungia est là depuis l’âge des nuraghe, comme le donne à voir son vestige urbain. C’était encore Armungia lorsque, en 1890, y naquit celui qui la rendrait fameuse comme « pays de quelqu’un », Emilio Lussu, capitaine légendaire lors de la Première Guerre mondiale ; auteur du livre Un anno sull’altipiano (publié à Paris en 1938 puis à Rome en 1945) – d’où fut tiré le film de Francesco Rosi Uomini contro, et que le grand historien de la littérature Alberto Asor Rosa considère comme un des plus beaux livres italiens du xxe siècle ; fondateur du Parti sarde d’action, exilé par le régime fasciste à Lipari car, comme il le raconte dans La Marcia su Roma e dintorni (Paris 1933, Rome 1945), il avait tué un jeune fasciste qui tentait de donner l’assaut à sa maison ; échappé de cette île éolienne en compagnie des frères Rosselli – une des évasions les plus sensationnelles du siècle. Réfugié politique en France, il écrivit au sanatorium Il Cinghiale del diavolo, récit de chasse situé dans l’Armungia de ses aïeux. Lussu fut essentiellement un écrivain « parisien », par le grand raffinement de son écriture aussi bien que par la durée de ses séjours à Paris : il y écrivit pendant son exil politique entre 1929 et 1938 cinq de ses œuvres les plus belles, les plus connues et les plus importantes. Après la Seconde Guerre mondiale, il fonda le Parti sarde d’action socialiste, appelé à fusionner avec le Parti socialiste. Il fit partie de l’Assemblée constituante et soutint la cause des régions à statut spécial, dans lesquelles il voyait une forme d’autogestion. Fortement lié à la Sardaigne, il fut jusqu’à sa mort une voix de gauche d’audience internationale, sévère et critique. Il vivait à Rome mais revenait dans sa maison d’Armungia et, comme le racontent les gens, demandait alors à ceux qu’il rencontrait : « Tu es le fils de qui ? » ou bien : « Qui était ton grand père ? », cherchant toujours à renouer les fils brisés.
14Il était une fois, et il y a toujours aujourd’hui Armungia, à 300 mètres d’altitude. Pour bien le voir, il faut monter à Villasalto, village voisin et rival, avec lequel on échange des moqueries de blason populaire et des récits de conflit. À voir Armungia, on dirait un village de montagne, hirsute comme les sangliers que ses habitants aiment chasser. Les profils du clocher et du nuraghe se conjuguent avec celui d’une grande antenne téléphonique.
15C’est dans la vallée du Flumendosa que se déroule la vie quotidienne de l’Armungia du passé et du présent, c’est ici que commence le récit de chasse d’Emilio Lussu, à cause duquel la municipalité d’Armungia avait proposé la création d’un parc littéraire, dont le nom aurait été « Parco letterario Emilio Lussu Il Cinghiale del diavolo. Armungia ». Le projet n’a pas été retenu. Il prévoyait l’accueil des touristes provenant de la côte sud-est (Villasimius, Muravera) dans cet arrière-pays où tout un travail de récupération et de restauration du patrimoine villageois était préconisé (sentiers, maisons, boutiques). On faisait du village « la scène » du récit qui se situe dans ses alentours, vers les bois de Murdega. Ici, on rencontre encore des chasseurs. Ils parcourent un territoire marqué par les traces de la culture de la vigne et des blés : six équipes qui acceptent aussi les émigrés et les originaires d’autres villages, mais uniquement s’ils sont invités par les autochtones. Aucun chasseur touriste n’est toléré, fût-ce en échange d’argent. Dans le projet de ce parc littéraire, on peut lire :
Le paysage agricole historique est un patrimoine culturel précieux qui est arrivé jusqu’à nous, quoique marqué des signes d’abandon lié au dépeuplement. L’espace au-delà du fleuve, le bois de Murdega en tant que scène de l’aventure sont les lieux des récits de chasse rapportés dans Il Cinghiale del diavolo. Aujourd’hui, le visiteur peut succomber au charme de la nature intacte au Becco dell’Aquila, au Passo della Conca, au Passo dell’Oleandro, aux Mufloni Magri, au Roccione di Marmo, à l’Acqua Pendente, à l’Ovile dei Fichi d’India, au Passo del Cavallo Verde8 [...]. La réalisation, tout à fait récente, du programme municipal « Is Forreddus » offre, tout en respectant le paysage, des structures de bois couvertes de tuiles canal comme lieux de repos pour les excursionnistes et bases d’activités pour le parc situé au-delà du fleuve (« Parco letterario... » s. d.).
16Les lieux et la flore du territoire sont le décor de la chasse : bois de chênes verts, genévriers, lauriers-roses, poiriers et oliviers sauvages, maquis méditerranéen avec ses arbousiers, ses lentisques, ses cistes. C’est aussi le décor du fleuve Murdega, avec ses rochers qui semblent de marbre. Emilio Lussu situe dans une grande cabane, pendant une nuit de chasse, l’histoire qui inclut un autre récit, celui de l’ancien veneur qui parle du passé et de son père aux prises avec un sanglier blanc9. Le père de Zio Stanislao, le veneur, aurait entendu un dialogue entre des démons dont l’un voulait emprunter à un autre le sanglier blanc qu’il possédait, afin d’exterminer une meute de chiens qui menaçaient son territoire, à cent kilomètres de là. Le démon détenteur du sanglier l’avait satisfait à contrecœur. L’oncle Stanislao, curieux et pas du tout effrayé, avait cherché à voir le sanglier blanc pendant sa course vers le Sud mais il l’avait manqué tant il allait vite. Il ne voulait pas que la déception se répète :
Le matin était clair, on n’entendait que le chant des oiseaux. Mais mon père était tout à l’écoute du sentier. Du côté de Carbonara venait un souffle de vent, très faible, qui portait l’odeur amère des oléandres du fleuve. Mon père disait que sans cette odeur il n’aurait pu tenir les yeux ouverts. Mais voilà, encore lointain, un bruit de cailloux et un pas lent, fatigué. Mon père épaula l’arquebuse. Et le sanglier apparut. Il est apparu, le sanglier, un vieux, blanc comme un drap de lin. À première vue, on ne voyait que ses défenses. La tête était étroite, comme taillée à coups de hache. Mon père ne voyait avancer que les défenses et la tête. Son cœur ne tremblait pas, il dit : « Ça, c’est le sanglier du diable. » Et il fit le signe de la croix. Le sanglier marchait au pas, lentement, et tous les deux ou trois pas il laissait aller son groin sur les cailloux. Mon père pensa qu’il pouvait être blessé. Mais il n’était pas blessé. Il était épuisé, il tombait de sommeil et faisait de gros efforts pour ne pas s’endormir en route. Tant ces journées de combat et son long voyage l’avaient fatigué. Enfin, mon père put le voir tout entier. Il était maigre, comme s’il avait passé des mois sans manger. Il était épouvantablement maigre. De la tête à la queue, c’était une lame d’acier. Mon père dit :
« Acier ou pas, je le tire. »
– Il n’avait pas peur !
– Non, il n’avait pas peur. Il dit : « Je tire. » Mon père était sûr de lui et de son arquebuse. Il l’avait chargée comme il faut, comme doit être chargée une arquebuse dans un cas pareil. Il avait apporté la poudre à l’église le jour des Cendres. La bourre était faite avec le poil d’un âne d’une année, coupé sur le garrot la nuit de la Saint-Jean. Et sur chaque balle il avait, avec un couteau arrosé d’eau bénite, gravé le signe de la Croix. Mon père était sûr. Il s’agenouilla, il fit le signe de croix : au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit. Zio Stanislao s’était levé et faisait lui-même le signe de croix, en répétant les mots et le geste du père (Lussu 1995).
17Et le récit se poursuit, à couper le soufle. À Armungia, on se souvient encore de ce monde lointain fait d’arquebuses, d’hommes portant la tresse comme les braves qui attendaient Don Abbondio10, de costume traditionnel en laine d’orbace11 et de peau de brebis.
18Dans l’actuelle équipe de chasse, signe des temps, il y a une femme. Le veneur d’aujourd’hui s’appelle Tonio. Sans doute on n’utilise plus l’eau bénite, le poil d’âne et la poudre bénie le mercredi des Cendres. Cependant, d’après ce qu’on dit, il en est resté quelque chose : le veneur est toujours une persona di riguardo, un homme de marque, à mi-chemin entre le juge de paix et le meneur communautaire. Mais à Armungia il y a six équipes de chasseurs. On a du mal à croire que les six veneurs soient de la trempe de ceux que Lussu a décrits : « Le veneur devait être non seulement l’un des meilleurs tireurs, mais aussi le parfait connaisseur de la contrée, des habitudes du gibier et de ses traces. Et il devait, par-dessus tout, avoir un style de vie qui imposât le respect de tout le monde. Ce n’était que comme ça qu’il pouvait exercer son autorité. Il avait le dernier mot, et celui-ci avait force de loi. » Il est difficile qu’il en soit encore ainsi, mais c’est toujours ce modèle – viril et imposant – qui domine, même si dans le groupe il y a une femme, et demain peut-être deux ou trois. Mais la femme est parmi les batteurs, non parmi les tireurs. Elle n’a pas de fusil.
Lieux
19On raconte encore quelques histoires d’ogres (orchi), liées au nuraghe. On parle aussi d’une Armungia originelle, dans la zone des bois, que les habitants auraient abandonnée à cause de la terrible mouche tueuse (musca macedda), protagoniste de nombreuses légendes sardes de trésors cachés. Le conte de la belle prisonnière dans la tour (que les spécialistes identifient comme AT 310) est, dans quelques versions sardes, situé dans un nuraghe.
20À côté du nuraghe d’Armungia il y a donc aujourd’hui le Museo del Paese, qui est en partie consacré à Emilio Lussu. Ce musée est né d’une collecte « spontanée » et collective, spontanéité typique d’une époque de l’Italie rurale, autour de 1980. Parmi ses lointains inspirateurs, il y a Joyce Lussu, qui a écrit sur l’émancipation des femmes et leur rôle dans la vie quotidienne du passé et du présent. Presque vingt ans plus tard, ce musée a été ouvert au public grâce au dialogue entre l’université de Cagliari, la maison Lussu et la Casa del fabbro (maison du forgeron) achetée par la mairie.
21L’église paroissiale est un des « lieux » du village, de près et de loin. À Armungia, on a des discussions sur le curé : c’est lui qui célèbre les rares baptêmes, les rares mariages, les moins rares enterrements. L’église est le lieu historique de l’inhumation des morts, le lieu où, dit-on, apparaissent les fantômes et le cheval vert, mais elle est aussi le lieu hostile aux idées du Lussu de l’après-guerre. Les campagnes électorales des années 1940-1950 sont évoquées comme des affrontements épiques où l’église, pendant les discours publics des orateurs de gauche, interférait en déchaînant les cloches pour couvrir la voix des ennemis de Dieu. L’église est aussi le support de la seule et unique cabine téléphonique. Pendant leurs stages de recherche, mes étudiants faisaient la queue à son abord. Même au temps de la globalisation, il est toujours difficile de communiquer (malgré la grande antenne téléphonique qui dessert d’autres lieux, Armungia est presque entièrement exclue du réseau des téléphones mobiles). Une des choses que les gens d’Armungia appréciaient le plus était que les jeunes, pendant leurs échanges avec la famille – qui se faisaient donc en public, sur la place –, louaient la qualité de la nourriture des hôtes qui les hébergeaient12.

Le nuraghe d’Armungia.
22Les jeux avec la vitesse et la temporalité sont aisés en banlieue ; à Armungia la circulation rappelle celle des années 1950, avec peu de passages et peu de voitures neuves. Mais elle sont indispensables pour vivre, c’est-à-dire pour aller à Cagliari, à soixante-dix kilomètres de là, ou à Muravera, vingt-cinq kilomètres plus loin, ou bien encore à la campagne, puisque désormais presque tout le monde va en voiture même dans les endroits les plus inaccessibles.
23Ici, les goûts concernant les façons de bâtir et d’habiter sont mouvants, instables. Les émigrés construisent des maisons neuves très modernes, méprisant les façons d’habiter traditionnelles considérés comme « misérables ». Même les nouveaux résidents, parfois à la retraite, refusent la pierre, le plâtre, les murs en pisé, le grand portail en bois de la maison traditionnelle, et ont plutôt tendance à reproduire des façons d’habiter anciennes dans des « contenants » très modernes, avec des salons intouchables. Le paysage qui en résulte porte les traces de la guerre urbanistique entre vieille et nouvelle façon d’habiter, entre pierre et ciment, guerre au cours de laquelle la mairie est descendue dans l’arène armée d’un plan d’urbanisme qui sauvegarde l’ancien et soutient les restaurations. Les murs en pierre sèche et les fours traditionnels sont engloutis par le ciment et les antennes télé, tandis que çà et là quelques plantes font tache sur les murs abandonnés. Ainsi ai-je écrit, dans l’article dédié à mes élèves, « Il paese di Emilio Lussu e delle rose » (« Le pays d’Emilio Lussu et des roses »), ce passage sur la façon locale de penser l’habitat :
Ils ne peuvent pas choisir le retour à l’archaïque comme peut le faire la modernité (là est, plus précisément, la faculté post-moderne) et ils ne peuvent pas être entièrement modernes car ils aiment la nourriture, les relations, les habitudes du « village-communauté », du village physique. Et voilà leurs petites chaises basses à côté de la cheminée dans les maisons où ils ont installé le chauffage central... Ils sont raffinés et hybrides, dans un contexte de passion pour le moderne architectural. Moderne connote l’unité, fût-ce dans la banalité. Mais comment pourrait-on être entièrement moderne et habiter Armungia ? Il est évident qu’une synthèse presque paradoxale est en cours, peut-être une « formation de compromis ». Ils veulent être modernes et ils veulent être d’Armungia, et sur cette contradiction dans les termes ils plantent des roses (Clemente 2006).
24Extrait de mon journal de terrain :
Tressage d’antennes paraboliques et de maquis méditerranéen, entre relais téléphoniques et moutons, maisons inachevées aux greniers encore étayés et maisons de longue date conquises et colonisées par la mousse, les lichens, le figuier. Re-naturalisation d’habitations d’autrefois. Douleur pour l’œil, rappel imagé à la question. Dans les rues bétonnées, le parfum de réglisse du maquis. Individualisme et jeu de la parenté et de la communauté. Réseaux interpersonnels et parentaux qui, en l’occurrence, sont plus forts que l’acier.
Ce que j’essaie de dire est que les roses sont la floraison de la nostalgie, le sentiment du passé et en même temps le besoin de le perdre pour vivre. Elles sont la concrétion indicible et profonde des expériences et des émotions historiques d’une communauté. Elles sont nostalgie en tant que conscience du prix payé pour accéder au bien-être, à la modernité, à la fin de la subordination – comme l’écrivait Alberto Cirese dans son livre Oggetti segni musei (2002) – et en même temps elles portent le sens de la singularité d’une civilisation qui s’en est allée avec le sanglier blanc.
25On a émigré d’ici, surtout vers l’Italie du Nord, la Belgique, la France, l’Allemagne, sans aller plus loin. On bâtit la maison au village pour revenir, mais on n’y revient pas toujours ; les maisons au village pourraient loger le double des habitants. L’émigration d’Armungia reste une émigration pauvre.
26La maison du forgeron qui a été restaurée fait partie du programme muséal, elle contient un soufflet et une forge intacts. Le forgeron y vient volontiers raconter son travail, mais il dit aussi qu’il voulait abattre cette maison pour en bâtir une à son fils, ce que la mairie lui a interdit, c’est pourquoi il l’a vendue à la communauté de pays13. Il parle passionnément de son métier et de sa forge qu’il aurait pourtant détruite sans état d’âme, pour rebâtir pratique et moderne. La mémoire, la culture du passé ne peuvent s’affirmer qu’une fois atteint le succès économique qui est la vraie réalisation de l’homme : voilà ce que semblent nous dire ces petites histoires.
Emilio Lussu, la mémoire et le monument
27« Ziu Emiliu disait toujours : “Ma maison doit rester telle qu’elle était.” Si quelqu’un disait : “Il faudrait refaire ceci ou cela”, il s’y opposait. » C’est ce que racontait Nenetta Casu, gardienne de la maison Lussu à Armungia après avoir été pendant des années le fidèle soutien de la maison Lussu à Rome. C’est elle qui a pris soin de Giovanni, le fils des Lussu. Nenetta est morte à la fin de l’année 2001, après Joyce, après Emilio. Gardienne de mémoires locales enfouies qui risque d’être oubliée à son tour. Les anthropologues ne sont-ils pas les rares « desservants de la mémoire des autres » ? Au revoir tante Nenetta, au revoir à toi qui m’accueillais comme un fils, toi qui m’avais connu jeune homme, politiquement engagé aux côtés du fils de Lussu, dans le grand ciel d’une gauche que lui, le Ziu Emiliu, comme tu l’appelais, avait fondé. C’est à toi que je dédie ce texte, à ta solitude et à ton souvenir.
28Que l’habitat auquel se référait Lussu – et que son fils respecte : au début des années 2000, il s’est adressé à une entreprise spécialisée dans la restauration de maisons traditionnelles dont l’existence même est le signe d’un changement – ne soit pas hégémonique à Armungia, plusieurs indices l’attestent. Il n’y a que les plus vieux qui se souviennent de lui, et on lui reproche souvent de ne pas avoir assez fait pour son village. Les jeunes n’aiment pas qu’Armungia soit connue du seul fait de l’avoir vu naître, ils ne savent pas très bien qui il est, et ce qu’ils savent vient de trop loin, de l’école primaire ou du collège.
29Ainsi, la rue qui porte son nom arbore depuis quelques années des images un peu irrévérencieuses, quoique de référence progressiste : Drogatel avec ses numéros de téléphone, le murale, dernier témoin du mouvement muralista, qui a été vivace en Sardaigne pendant les années 1960. Il s’efface, mais continue cependant de parler de Lussu : les soldats de la Première Guerre mondiale du récit Un anno sull’altipiano se fanent sur un mur d’Armungia avec, en toile de fond, le nuraghe et le relais téléphonique.
30Voilà la maison que Lussu a voulu laisser intacte dans le temps : une maison de maître très modeste, que Joyce Lussu a nommée « nuragique » même si elle n’a pas plus de cent ans. Sans doute « nuragique » vaut-il pour une civilisation, celle que Lussu a racontée dans Il Cinghiale del diavolo. Cette maison est le bastion de la mémoire du fait de leur volonté, même si la mémoire et la maison ont besoin d’être restaurées, peut-être même réactivées. Dans le projet du parc littéraire on peut lire :
La maison de l’écrivain : il s’agit là d’un lieu clé, très prégnant, évocateur et « vécu » de surcroît ; un véritable pivot de l’itinéraire. Pourtant, son statut privé suggère une utilisation « légère », dans le sens où il faut développer le sens du parcours et de l’itinéraire dans le village, itinéraire qui doit conduire à la maison sans s’y achever. Vous trouverez en dossier attaché une lettre où les propriétaires de la maison Lussu s’engagent à fixer le règlement de l’accès (aujourd’hui on peut la visiter sur rendez-vous).
31Pendant les années 1980-1990, la maison était donc incarnée par Antonietta Casu, dite Nenetta, nièce de Ziu Emiliu qui passa toute son existence avec les Lussu. À son amour des fleurs et à la vie quotidienne qu’elle a connue aux côtés de « quelqu’un », engagé dans une histoire très particulière, j’ai dédié la réflexion sur les roses dans « Il paese di Emilio Lussu e delle rose ». La maison que Lussu a voulu conserver est un monument, car on y garde sa lolla, la cour, le sol en terre battue dans l’annexe, le parquet dans le bureau, les traces de la cheminée à plan central (en bas à gauche), le style liberty et son interprétation sarde dans le salon. Mais elle est aussi monument parce que ici la mère de Lussu a pleuré lorsqu’il fut arrêté par les fascistes, puis exilé, et qu’elle est morte ici sans jamais le revoir. Lussu à son retour, après la guerre, prononça le fameux discours où il déclara : « Je ne veux pas de vengeance. » C’est donc ici qu’il revenait et disait : « Ne touchez à rien, la maison doit rester telle qu’elle est », et allait se promener vers l’Orto delle querce14. Dans le bureau de cette maison on trouve encore ses exemplaires des traductions en plusieurs langues de ses livres les plus connus.

La maison « nuragique » de l’écrivain Emilio Lussu, circa 2000.
32Lussu qui a combattu sur le front lors de la Première Guerre mondiale, le capitaine Lussu qui amena tant de Sardes à l’idée d’indépendance et d’autonomie n’est pas seulement dans les livres, il est surtout ici, où son père lui apprit des choses et où sa mère prit soin de lui, où on lui enseigna le courage à la chasse et au combat et où il a souhaité que cette histoire soit rappelée et perpétuée. Ici, à côté de Nenetta, assis sur les chaises basses entre la cheminée, le four et le foyer à plan carré éteint depuis un siècle, nous pouvons encore écouter Il Cinghiale del diavolo. Où en étions-nous ? L’oncle Stanislao, je crois, s’était levé et se signait en imitant son père qui le faisait dans le récit, et parlait de son Père (avec la majuscule) qui visait...
Et il tira. Au bruit du chien sur l’amorce le sanglier bondit et disparut. Le coup avait raté. Mon père resta avec son arquebuse en main, brisée en deux morceaux : les plaques d’articulation étaient tombées au sol. Le chien était ramassé sur lui-même, les yeux chavirés, les poils hérissés : on aurait dit un porc-épic. Il tremblait comme une feuille. Soudain, un vent violent se leva, et il crut voir les arbres se tordre, déracinés. Qui n’aurait pas tremblé ? Mon père tremblait, mais il n’avait pas peur. Il remonta la pente et rentra dans la bergerie. Les chèvres le regardaient effarées, les yeux écarquillés ; elles avaient arrêté de ruminer.
L’oncle Stanislao s’assit à nouveau et reprit :
Lorsque la nuit tomba, il essayait de s’endormir, lorsque depuis les rochers du Becco dell’Aquila une voix mystérieuse tonna « Oh ! Oh ! ». Aussitôt, de l’autre côté, au-dessus du poirier sauvage, une voix caverneuse répondit : « Holla » et demanda « Mon sanglier blanc est rentré ? » « Oui, il est rentré », répondit la voix du Becco dell’Aquila. « Et tu sais combien de chiens il a tués ? » « Combien ? Combien ? » demanda la voix caverneuse. Le Becco dell’Aquila cria : « Trente-deux. » Et il accompagna sa réponse du grand éclat d’un rire sarcastique, si puissant qu’on aurait dit que mille millions de grenouilles croassaient dans un étang. Ce rire caverneux, sinistre, résonna comme un ouragan qui semblait monter du centre de la terre. Mon père se couvrit le visage de ses mains, pour ne pas voir. Il ne vit rien, mais il sentit toute la vallée qui tremblait sous ses pieds, le tumulte des rochers qui se brisaient en déboulant des sommets et des escarpements des montagnes. Le chien, qui s’était blotti à ses pieds, lança un hurlement lugubre, désespéré, un hurlement...
À ce point, transporté par l’évocation, l’oncle Stanislao leva les mains à la bouche, ferma les yeux, et imita longuement le hurlement du chien. Du dehors les meutes de chiens répondirent par des aboiements lamentables, désespérés. Les chasseurs, immobiles, écoutaient, les yeux écarquillés, le souffle coupé : l’angoisse et l’effarement étaient peints sur leurs visages. L’oncle Francesco fit le signe de croix, et d’une voix tremblante dit : « (Que notre Seigneur éloigne de nous l’Esprit Malin. »
33Ces histoires vivent encore dans ce monument qui n’est plus habité (même si la tante Jeanne s’en occupe encore, comme elle l’avait fait avant la mort de Lussu et le retour de Nenetta), dans un village qui, à sa façon, est un monument qui ne se considère pas comme tel. Il est le « pays de quelqu’un », même s’il veut être le pays de ses habitants. L’histoire de la Sardaigne nous pousse à ne pas oublier : la maison Lussu reste un pôle d’attraction, une idée de pèlerinage, entre les racines ancestrales et la fondation de la démocratie.
Augurendi sa paxi15
34À Armungia, il y a des artistes. Comme quoi c’est bien un village un peu spécial. Certes, ils ne sont pas particulièrement appréciés ou connus, mais ce sont des artistes. Leandro Serra est peintre, il habite Rome, et il est l’auteur du portrait de Lussu qui domine la salle du conseil municipal, où nous avons fait de nombreuses réunions de stage et où pour la dernière fois nous avons rencontré Joyce Lussu, qui nous a parlé aussi d’Emilio et de leur mariage d’émigrés politiques à Paris. Le portrait de Serra représente l’homme que j’ai connu : le regard ironique, les yeux un peu bridés (Emilio disait que les Sardes descendent peut-être des Mongols, à cause de la forme de leurs yeux et de leur passion pour les chevaux), la barbiche un peu proéminente, élégant.
35Giuseppe Vargiu écrit depuis des années des nouvelles et des poèmes, il vit à Armungia. Il est un peu marginal, il se sent appartenir au peuple de l’écriture plus qu’à celui du village, lui qui a traversé presque tout le siècle et est entré dans le troisième millénaire. Vargiu écrit en italien et en sarde. Voilà comment il raconte l’arrivée de Lussu à Armungia, après la guerre :
Il est impossible de décrire l’excitation des gens qui avaient attendu des heures pour saluer Lussu au moment de son passage dans les villages. Puis l’arrivée à Armungia. Le village était plein de couronnes de fleurs, sur les murs des phrases exaltaient Lussu. « Il est arrivé ! » On se passait le mot. Des cris de joie et des groupes d’enfants se sont levés dans une nuée d’applaudissements. Lussu était ému lorsqu’il répondit en levant les mains pour saluer. Après une réception offerte par les amis, il est monté sur l’estrade au milieu de la place et a fait un discours en sarde. Après avoir salué tout le monde, il a dit : « Bienvenus ! Que vous a apporté le fascisme ? Vous avez vu les dégâts qu’ils ont faits ? » Une voix s’est élevée : « Nous voulons vengeance ! » « Non ! En famille il ne faut pas se battre, entre frères il faut pardonner. » Il a conclu en appelant à la paix sous les bravos de la foule. Puis, accompagné de quelques personnes, il est allé au cimetière sur la tombe de ses parents. Au retour, il passa chez lui. Il s’arrêta quelques minutes, puis repartit. Je me souviens de ce jour comme d’un jour important, il semblait que la nuit ne viendrait jamais. Le soleil restait là, bas sur la montagne, avec l’espoir neuf d’une vie meilleure (Vargiu 1999)16.
36Nous aussi, nous sommes ici pour appeler la paix. Paix avec la mémoire et ses urgences quand se brisent les rapports entre générations. Pourquoi suis-je ici ? Pourquoi je vous parle de cela ? Pourquoi ai-je amené à Armungia des élèves et des collègues ? Peut-être parce que je me suis senti garant d’un héritage, à cause des rapports qui me lient aux Lussu, à Nenetta dont je me souviens toujours de l’accueil, sur le seuil. Peut-être parce que je suis un lien entre l’époque des grands fondateurs de la démocratie et celle des jeunes qui sont nés dans l’Occident en paix. Les Lussu, Nenetta sont les symboles de l’hospitalité qui m’a été accordée dans cette maison, dans cette histoire. Et maintenant je dois les accueillir dans ma mémoire et dans mon écriture publique.
37L’anthropologie est devenue complexe et tourmentée : pendant que j’essaie de construire un patrimoine culturel et d’inventer une tradition je dois aussi me regarder de l’extérieur pour tenter de découvrir le sens historique de mes actes. Les chercheurs de ma génération n’acceptent peut-être plus de regarder tout simplement ce qui se passe. Les anthropologues spécialistes d’un territoire finissent, eux aussi, par marquer les lieux de leur recherche, et un rapport intense s’établit entre eux et ces lieux. Les roses d’Armungia sont des fleurs d’anthropologues. Je ne sais si vous avez pensé à aller à Armungia. Si vous y avez songé, vous avez saisi le désir qui anime ces mots.
38Je suis en train de concevoir pour Armungia un « héritage tourism » du niveau le plus rafiné : un niveau pour anthropologues de l’Europe. Heritage tourism, comme l’a écrit Alessandro Simonicca, « désigne les activités et les formes de participation qui dérivent de la conscience de l’importance du passé » (Simonicca 1998). Il n’y a pas d’hôtels à Armungia, mais je vous assure qu’on y mange très bien.
Notice bio-bibliographique sur Emilio Lussu
Emilio Lussu, né à Armungia le 4 décembre 1890, fait sa maîtrise de droit à Cagliari, participe à la Première Guerre mondiale en combattant dans la brigade Sassari. Il est décoré de deux médailles de bronze et deux d’argent. Rentré de la guerre, le désormais légendaire capitaine Lussu devient le chef du mouvement des anciens combattants. En 1920 il fonde le Parti sarde d’action, et est élu député en 1921 et en 1924. En tant gue participant à la « sécession de l’Aventin »17, il perd son mandat parlementaire.
Persécuté par les fascistes, il subit en 1926, dans sa maison de Cagliari, une agression au cours de laquelle il tua l’un de ses attaquants. Après un an de prison, il fut acquitté pour légitime défense, mais le régime fasciste ordonna son exil (confino) dans l’île éolienne de Lipari, d’où il s’enfuit en 1929 avec Carlo Rosselli et Francesco Saverio Nitti.
Réfugié à Paris, il fut l’un des animateurs de l’opposition au fascisme et le promoteur du mouvement Giustizia e libertà (Justice et liberté)18. À Paris, il écrivit Un anno sull’altipiano, devenu un classique de la littérature surla Grande Guerre, Marcia su Roma e dintorni (Paris 1933, Rome 1945) et Il Cinghiale del diavolo (Rome 1968). Contre le fascisme, il avait déjà écrit La Catena (Paris 1929, Rome 1945) et Teoria dell’insurrezione (Paris 1936, Rome 1950).
Au début de la Seconde Guerre mondiale, lorsgue la France fut envahie par les troupes hitlériennes, avec la collaboration de sa compagne Joyce Salvadori Lussu mit en place à Marseille un centre clandestin pour l’émigration des exilés politiques. Il rentra clandestinement en Italie et s’installa sous un faux nom à Rome, où il participa aux combats pour la Libération. Membre fondateur du Parti d’action, il fut nommé ministre de l’Aide publique d’après-guerre et des Rapports avec le Conseil d’État. Il démissionna le 20 janvier 1946 alors qu’il était nommé conseiller. Élu à l’Assemblée constituante, il fut sénateur du PSI, puis du PSIUP jusqu’en 1968. Il est mort à Rome le 5 mars 197519
Bibliographie
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Cirese alberto mario, 2002 [1977].
Oggetti segni musei, Turin, Einaudi.
Clemente pietro, 1997.
« Paese/Paesi », in Mario Isnenghi (dir.), I Luoghi della memoria. Scritture ed eventi dell’Italia unita, Rome/Bari, Laterza
Clemente pietro, 1999.
« I paesi di qualcuno », in Ercole Pierluigi (dir.), Diviso in due. Cesare Zavattini tra cinema a cultura popolare, Luzzara, Diabasis, pp. 56-73.
Clemente pietro, 2006.
« Il Paese di Emilio Lussue delle rose », Lares, vol. 72, n° 1, pp. 85-97.
Fiori giuseppe, 2000.
Il Cavaliere dei Rossomori. Vita di Emilio Lussu, Turin, Einaudi.
Lussu emilio, 1995.
Il Cinghiale del diavolo, Nuoro, Il Maestrale.
Lussu joyce, 1988.
L’Olivastro e l’innesto, Cagliari, Edizioni della Torre.
« Parco letterario emilio lussu il cinghiale del diavolo. armungia »,
s.d., dossier du projet de création d’un parc littéraire.
Rojch antonio (dir.), 2000.
Storie di un capo tribù. Lussu oltre la leggenda, Nuoro, Grafic Mediterranea.
Simonicca alessandro, 1998.
Antropologia del turismo, Rome, Carocci.
Tiragallo felice, 2000.
Restare paese. Antropologia dello spopolamento della Sardegna sudorientale, Cagliari, cuec.
Vargiu Guiseppe, 1999.
Delitto d’onore, Cagliari, Edizioni 3T.
Notes de bas de page
1 Il s’agit de personnages très connus de la culture italienne d’aujourd’hui : Padre Pio (Pietrelcina 1895– San Giovanni Rotondo 1968), un moine capucin censé être l’auteur de très nombreux miracles et comptant des centaines de milliers de fidèles, a été canonisé en juin 2002. Silvio Berlusconi, actuel président du Conseil italien, possède une résidence à Arcore où il reçoit souvent des personnages de la politique italienne. Francesco Guccini (Modena 1940) est un chanteur réputé pour son engagement à gauche. Il rencontre un succès ininterrompu depuis les années 1960. Il a vécu à Pavana son enfance et sa jeunesse et y revient souvent. Il a consacré à ces lieux des chansons et même un reportage. Achille Occhetto (Turin 1936) était le secrétaire général du Parti communiste italien pendant la période de scission gui donna naissance au Parti démocrate de gauche et à Refondation comuniste [ndt].
2 Cesare Zavattini (Luzzara 1902–Rome 1989), journaliste, écrivain, scénariste et critique de cinéma. Il s’est notamment inscrit dans le courant du néoréalisme italien par son étroite et longue collaboration avec le réalisateur Vittorio De Sica (Le Voleur de bicyclette, Umberto D., Miracle à Milan..).
3 Giosué Carducci (Valdicastello 1835–Bologne 1907) fut poète et critique littéraire anti-romantique, il reçut le prix Nobel de littérature en 1906. Michelangelo Buonarroti (Caprese 1475–Rome 1564), mieux connu en France sous le nom de Michel-Ange, fut l’un des représentants majeurs de la Renaissance italienne avec son œuvre de sculpteur, de peintre, d’architecte et de poète. Francesco Cossiga (Sassari 1928), ancien membre du parti centriste Démocratie chrétienne, plusieurs fois ministre, ancien président de la République et à ce titre sénateur à vie, est une importante figure politique. Enrico Berlinguer (Sassari 1922-1984) fut l’un des membres les plus éminents du Parti communiste italien, secrétaire général du parti pendant les années 1970-1980.Cesare Pavese (Santo Stefano Belbo 1908–Turin 1950), personnage majeur de la littérature italienne du xxe siècle, écrivain à la fois réaliste et lyrique, traducteur de plusieurs écrivains américains. Beppe Fenoglio (Alba 1922–Turin 1963), écrivain dont les œuvres majeures s’inspirent des milieux du maquis pendant la Résistance et du monde paysan de la région des Langhe [ndt].
4 Voir la notice bio-bibliographique en fin d’article.
5 Construction néolithique bâtie en pierre sèche, suivant la méthode de l’encorbellement [ndt].
6 Un service social d’aide et de soutien contre la drogue [ndt].
7 On trouve encore à Armungia un écrivain et poète (qui écrit en sarde et en italien) : Giuseppe Vargiu, qui a écrit des nouvelles et un roman, Delitto d’onore, situé à Armungia. On y trouve aussi des peintres, immigrés ou non. Ce sont des choses qui arrivent, dans les villages. On comprend là que les ferments sont féconds.
8 Lieux-dits de la région [ndt].
9 Ce récit fut écrit dans les années 1930, mais publié pour la première fois par l’éditeur Lerici à Rome en 1968. La première édition « sarde » date quant à elle de 1995, chez l’éditeur Il Maestrale, de Nuoro. On le trouve inséré plus récemment dans l’ouvrage dirigé par Antonio Rojch (2000-), qui propose une synthèse de l’histoire d’Emilio Lussu et de sa femme Joyce à travers les écrits de quelques uns de leurs contemporains. Cet ouvrage est un bon instrument pour la connaissance d’une histoire du xxe siècle qui pourrait disparaître de la mémoire des nouvelles générations.
10 Personnage central du célèbre roman du xixe siècle, I promessi sposi, d’Alessandro Manzoni. Curé d’un petit village, dans une des scènes les plus célèbres de la littérature italienne, pendant une promenade Don Abbondio est attendu à un coin de la rue par des hommes (les bravi, justement) d’un violent seigneur du lieu, qui le somment de ne pas célébrer les noces de deux jeunes de sa paroisse. Peureux et lâche, il cède tout de suite à la brutalité de ces hommes [ndt].
11 Tissu en laine brute, fait à la main, typique de la Sardaigne.
12 Nombre des matériaux de référence que je viens d’utiliser (concernant la tradition orale, la chasse, le rapport entre les générations, la façon d’habiter...) proviennent des dossiers de mes étudiants et des mémoires de maîtrise conservés à l’université La Sapienza de Rome. Il faut y ajouter un mémoire de maîtrise sur l’alimentation, entre histoire de vie et histoire de nourriture.
13 En italien : comunità montana.
14 Il s’agit d’un lieu-dit : le « Jardin des chênes » [ndt].
15 « En appelant à la paix. »
16 Ce texte, que l’auteur m’a confié, fait partie d’une série de récits écrits en sarde et en italien. Le passage que j’ai mis en italique est écrit aussi en sarde, de façon à rendre présente cette langue dans la trame de l’écriture de la mémoire : « « No ! In famiglia no deppeus gherrai, tra fradis si deppeus perdonai ! » Hiat concludiu augurendi so paxi in mesu is applausus de sa genti. Quindi accumpangiau de medas personas fiad’andau a campusantu a biri sa tumba de is parentis. »
17 On nomma « Secessione dell’Aventino » la suspension, entre juin 1924 et janvier 1925, des travaux parlementaires décrétée par l’opposition au gouvernement de Mussolini à la suite du meurtre de Giacomo Matteotti [ndt].
18 Le mouvement antifasciste Justice et liberté, que Lussu fonda avec Carlo Rosselli, Alberto Cianca, Gaetano Salvemini et d’autres exilés italiens, fut à la base du Parti d’action qui, fondé en 1942, appela « Giustizia e libertà » ses brigades de partisans durant la Résistance.
19 Cette biographie est tirée, essentiellement, de « Parco letterario... » (s.d.). Le psi et le psiup sont, respectivement, le Partito socialista italiano et le Partito socialista di unità prolétariat [ndt].
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