Le souci de propriété
Vie privée et déclin du militantisme dans un squat genevois
p. 275-289
Texte intégral
1C’est parce qu’un squat est prégnant d’histoires politiques et sociales qu’il est d’emblée visible et envisagé comme l’expression d’un mouvement, dont la signification, scandée par un acte délibérément public de contestation, représente une alternative idéologique aux formes classiques du vivre ensemble1. En prenant une ampleur récente, y compris sur un plan international, les « mouvements squats » ont vu leur nature se complexifier et convoquer des réalités sociales fort différentes. On pourrait utiliser une multitude d’axes descriptifs pour en rendre compte et, par là, dresser un portrait hétéroclite des populations de squatters. Parmi eux, on pourrait très schématiquement distinguer un segment de population socialement fragilisée d’un segment politiquement engagé2. Les squats s’appréhendent alors essentiellement sous l’angle de leur fonction sociale et politique, et non du point de vue de leur fonctionnement propre. La présente étude prend en compte ces deux pôles. Pour les relier, il conviendrait, pour commencer, de spécifier l’ensemble varié des motifs d’occupation et des lieux de résistance qui animent les mouvements squats et de les situer en regard de l’évolution des politiques urbaines et sociales3. De ce point de vue, la ville de Genève présente un cas de figure sensiblement différent de ce que l’on trouve dans le contexte français. L’expérience genevoise se présente aujourd’hui comme une référence (Noblet 2002), dès lors qu’il s’agit de décrire l’ampleur prise par le phénomène et sitôt qu’on évoque une politique de tolérance à l’occupation où peut s’affirmer, dans une relative légitimité permise par les pouvoirs publics, un droit au logement4. A contrario, la position française semble bien moins encline à accepter l’occupation (illégale) de logements vides et, plus généralement, on remarque que dans la situation passée et présente les habitats collectifs autogérés ont été, et demeurent, relativement rares.
2Notre enquête concerne un squat placé sous le régime du « contrat de confiance », dispositif largement éprouvé à Genève qui, sous certaines conditions, offre la possibilité de cohabiter de manière relativement durable et sereine, ce qui facilite l’établissement de projets autonomes5. Les squatters n’en gardent pas moins un regard potentiellement critique sur toute initiative des pouvoirs publics, y compris sur l’application du « contrat de confiance » qui autorise leur installation. Aussi, ils continuent d’afficher fréquemment des pratiques, que l’on prendra soin de décrire par la suite, sortant du cadre conventionnel entendu par ce contrat. Mais le sens critique et la revendication constante de l’autonomie individuelle et collective ne se retournent pas seulement contre toute forme d’entité extérieure capable d’imposer une hétéronomie (et les pouvoirs publics et le marché en sont ici les figures exemplaires). Ils se dirigent aussi vers l’organisation même du squat, où la tolérance à l’occupation, permise par le « contrat de confiance » et ses aménagements, favorise un certain nombre de tensions internes relatives aux « bonnes manières » de cohabiter.
3L’advenue de logiques de confort, faisant suite à une occupation pérenne des lieux, semble en effet mettre à distance les principes moraux et politiques qui justifient ces occupations et sur lesquels se base une grammaire de l’agir militant6. De fait, l’agir militant résiste et se montre vigilant à l’égard de ces logiques de confort. Pour le dire autrement, un mode d’habiter usuel, qui peut s’épanouir avec l’installation durable dans les lieux occupés, conduit à la recherche d’un relatif confort qui semble finir par détendre les ressorts attentionnels du militantisme et affecter la volonté collective de maintenir les formes autogérées de cohabitation. Il s’ensuit un possible désintérêt des squatters aux problèmes publics et communs qui généralement animent leurs démarches et demandent une coordination à plusieurs pour les traiter. C’est ainsi que surgit la menace d’une possible disparition d’un certain nombre de Biens communs reconnus par la population des squatters, et le problème semble notamment se poser aux plus militants d’entre eux. Biens communs qui, si l’on regarde par exemple la manière dont les slogans militants ont l’habitude de les formuler, se rapportent à la lutte contre la standardisation, au devoir d’hospitalité, de convivialité et de festivité ou au recours nécessaire à la concertation pour s’autogérer.
4Pour mettre au jour ces tensions de cohabitation entre squatters, et donc une certaine évolution des « mouvements squats » où se conjoignent l’horizon d’un temps long d’habitation et l’exigence d’être ensemble dans l’idée de faire communauté, notre ethnographie a porté sur l’usage des parties communes (dans leur diversité, allant de la cage d’escalier à la salle de réunion). Parce qu’elles se présentent idéalement comme des espaces communs (c’est-à-dire des espaces conçus pour que s’y mettent en commun les Biens et les principes qui motivent l’occupation), il nous faut considérer qu’il s’y exerce, auprès de ceux qui s’y rendent ou les traversent, une exigence à rendre public leur engagement militant dans et pour le squat. Les parties communes demeurent alors les lieux par excellence où cet engagement peut paraître et s’attester, que ce soit par des actions concrètes qui en témoignent ou par une vigilance critique s’exerçant quand l’agir militant fait défaut.
Le squat comme mouvement de mise en commun de biens politiques et moraux
5Le phénomène des squats débute à Genève en 1971 avec l’occupation d’un temple par le « Mouvement pour un Centre autonome » revendiquant des espaces autogérés contre la politique culturelle jugée conservatrice de la ville (Colombi et al. 1995). En 1977, l’important « Mouvement de relocation forcée » se forme dans le quartier populaire des Grottes que la ville de Genève – propriétaire à 75 % des logements – projette de détruire entièrement et de reconstruire. Le Mouvement défend l’idée d’une préservation de la mixité sociale à Genève (le quartier est surtout habité par des ouvriers, des petits commerçants et des artisans), et trouve le soutien de groupements d’extrême gauche qui cherchent conjointement à lutter contre la planification étatique et la logique capitaliste (Rossiaud, à paraître). De nombreux militants viennent alors occuper les immeubles laissés vides par la Ville. Mais parallèlement, les stigmates de la crise économique, notamment la présence dans la rue de ses premières victimes, font saillir les thèmes critiques de la spéculation immobilière et de la « crise du logement »7. De fait, des revendications de plus large portée, comme celles relatives au « droit au logement » ou à la lutte contre l’exclusion sociale, s’inscrivent dans les débats publics et vont finalement peser sur l’établissement d’une politique de la tolérance aux occupations8. Dans ce contexte, et face à l’ampleur du phénomène à Genève, cette politique a véritablement pris au sérieux l’émergence des « mouvements squats ». Mais elle n’en a pas moins cherché, et le « contrat de confiance » en est une illustration, à résoudre le problème juridique de leur illégalité.
6C’est à l’épreuve de cette histoire récente des problèmes relatifs à la vie publique genevoise que la grammaire de l’agir militant propre aux squatters s’est configurée. Elle se structure pour une large part autour des deux grandes topiques critiques du capitalisme : les critiques artistes et sociales dont les thématiques majeures (désenchantement du monde et inauthenticité des modes de vie ; oppression, misère et inégalités sociales) se retrouvent dans les milieux squats (Boltanski & Chiapello 1999). Sur cette base critique se dresse tout d’abord un fond de résistance dirigé à la fois contre le rôle de l’État et contre la logique capitaliste marchande. Dans les deux cas, leur implication dans l’uniformisation des modes de vie et l’avènement de valeurs conservatrices est dénoncée. Mais ensuite, la critique a continué de définir des formes alternatives de Biens communs susceptibles de réformer les formes classiques du vivre ensemble communautaire et d’édifier différemment des collectifs de squatters. En leur sein, et très concrètement, les parties communes des squats représentent les espaces les plus favorables à l’établissement de projets collectifs autonomes. En s’y rendant présent pour la communauté, tout squatter est susceptible d’y partager des indignations, de devoir y répondre d’attentes et d’exigences communes, de s’ajuster, fût-ce de manière minimale, à la grammaire de l’agir militant. L’appartenance pleine à la communauté et le maintien de l’identité de squatter en dépendent. Mais la dynamique des cohabitations dans les parties communes du squat reste plus complexe qu’un simple ajustement sur la grammaire de l’agir militant. Pour la cerner, on doit éclaircir la manière dont se sont articulés, sur la durée, des accommodements pratiques visant l’habitation des parties communes avec différents cadres idéologiques sur la bonne manière de former et de gérer des espaces communs.
Occuper, s’installer, habiter
7La politique de tolérance limitée à l’occupation conduite à Genève a permis que certains logements soient durablement investis par des squatters9. La catégorie d’« occupation », usuellement employée pour décrire la manière dont s’investit un squat, ne rend pas suffisamment compte des phénomènes relatifs à la pérennisation des présences.Ces phénomènes, dont la dimension est indistinctement matérielle et sensible, sont essentiellement à rattacher à la manière dont, progressivement, s’habite un lieu. Nous conservons toutefois la catégorie d’« occupation » pour qualifier les premiers moments de présence dans le squat, qui comportent la violence de l’outrage au droit de propriété, la provocation du trouble à l’ordre public et l’affichage délibéré des motifs (d’occupation) faisant du squat la vitrine d’un mouvement politisé. A l’occupation, s’opposent et succèdent chronologiquement deux autres moments sur lesquels nous reviendrons plus en détail dans les paragraphes suivants. Le premier se traduit par un effort d’installation qui vise à établir des dispositifs instrumentaux à même de donner une réalité aux motifs de l’occupation sur la base de la temporalité future du projet de vivre ensemble (projet comprenant la délimitation fonctionnelle des pièces, la distribution de tâches, l’attribution de responsabilités, etc.). Le second moment se reflète dans un besoin d’habitation, où viennent à s’estomper les motifs publics de l’occupation, où se rendent moins présentes les visées des projets, et où se dessine plus nettement une axiologie du confort valorisant le maintien d’espaces intimes et familiers.
8Chacun de ces « moments » offre des repères différents à l’agir commun, de même que la configuration spatiale (et l’équipement) des parties communes vont, selon le cas, varier10. L’installation des squatters, par exemple, s’est réalisée dans l’idée d’une maximisation du partage des activités quotidiennes (repas, décoration des appartements, préparation des manifestations, événements culturels ou festifs, etc.) et de l’espace prévu pour servir de parties communes (atelier, salle d’exposition, bar, cuisines et salles de bains collectives, etc.). Des procédures réglementaires et des dispositifs techniques ont instauré des contraintes de mise en commun de l’information, notamment là où réside un risque de repli dans un espace privatif (les assemblées générales s’organisent dans les appartements) ou un risque d’anonymat (les lieux de passage, couloirs ou escaliers, sont utilisés, pour cela, comme des supports informationnels importants : des tracts politiques et des programmes culturels y sont affichés, des panneaux d’affichage sont disposés pour des échanges écrits concernant la vie communautaire, etc.).
9Le moment de l’installation, en visant une forte collectivisation des activités, a équipé les parties communes dans le sens de leur « accessibilité au public », de leur capacité à recevoir des squatters d’horizons différents (Joseph 1998). Pratiquement, cela a consisté à donner une visibilité à la fonctionnalité des lieux afin d’en orienter a priori l’utilisation, d’y rendre évident un certain usage, y compris pour un public de passage. Les cuisines collectives d’appartement, par exemple, sont souvent des parties communes conçues dans l’idée d’une convivialité étendue aux visiteurs occasionnels. Les accessoires de cuisine y sont en évidence : jamais rangés au fond d’un tiroir, ils sont placés sur des étagères et disposés de manière à faciliter un usage simple et direct.
10La pérennisation de l’occupation amène toutefois d’autres modalités d’investissement des lieux, et notamment, devient sensible, au fil du temps, un besoin d’habitation11. Il y va alors d’une dynamique d’accommodement (s’accommoder d’un espace et se l’accommoder) contribuant à s’approprier un environnement dans l’horizon d’un confort personnel, en cherchant une aisance qui conduit à l’impression de « mieux habiter »12. Dans cette dynamique, le rapport au monde n’est plus celui de la considération réflexive, de la préoccupation pensante qui rattache à des principes d’actions et à des indicateurs d’évaluation : l’espace objectif s’y change en une surface familière de contact (Thévenot 1994). Il y advient plutôt des manières particulières de se rendre disponible et de domestiquer le monde. L’espace est alors ordonné dans la direction d’une aisance personnelle, et le geste routinier s’installe dans ce milieu, se dépose et se repose sur lui, se l’appropriant par certaines manières de faire (Breviglieri 2004). Le squat devient, dans cette dynamique, un lieu où des habitants trouvent l’intimité possible d’un chez soi : des effets personnels y sont déposés, des habitudes et des arrangements entre proches sont pris, des usages personnels d’objets pourtant communs sont effectués.
Le soupçon de l’épuisement du militantisme comme ressort militant
11Mais cette inclination à habiter et à rendre son environnement habitable, parce qu’elle prend place dans un lieu marqué par l’influence de principes politiques et moraux, par la nécessaire mise en commun de biens collectifs et par le partage de modèles collectifs de vivre ensemble, s’accompagne du soupçon et de la critique du désengagement politique et de l’épuisement du militantisme13. Et les parties communes, à la fois occupées, installées et habitées, sont notoirement le théâtre de tensions entre ces « modes d’engagement » variables dans le squat (Thévenot 1990 et 1999). Elles demeurent le lieu où s’exerce prioritairement ce soupçon d’écrasement des ressorts du militantisme.
12Cependant, ces tensions conservent, au sein des cohabitations, un rôle relativement ambigu. Elles contribuent à la fois à l’épuisement du vivre ensemble, tout en restant, par ailleurs, une modalité certaine de réarmement des ressorts critiques militants. Elles suscitent la grammaire de l’action militante, continuant d’organiser, sur ses principes, la collectivité, et préservant, de ce fait, l’identité même du squatter. C’est, en définitive, ce qui forme la structure complexe de ces expériences de cohabitation : il s’agit d’y tenir une conscience militante en éveil tout en lui accordant la possibilité d’un repos salutaire qui n’entache pas par ailleurs son active lucidité. On y habite mais avec le sentiment paradoxal de devoir y conduire un effort constant pour rendre des comptes et s’ajuster aux causes justes et bonnes définies par le collectif (Pattaroni 2005).
La critique de l’appropriation privative de l’espace et son ancrage dans une tradition libérale
13Ce paradoxe – et l’expérience quotidienne des parties communes en démontre bien la véracité – illustre subtilement, selon nous, un genre de libéralisme politique et moral prenant au sérieux la réalisation de communautés autogérées. Dans cette optique libérale, le mouvement d’habitation est très rapidement rabattu sur un geste d’appropriation privative, négligeant les éléments anthropologiques majeurs relatifs à l’habiter au profit de ce qui se rapporte à la propriété. Car, du point de vue de la culture libérale moderne, ni la question de l’autonomie individuelle, ni celle de la communauté, questions que les squatters cherchent continûment à faire tenir ensemble au premier plan de leurs préoccupations, ne s’envisagent indépendamment de celle de la propriété (Castel 2001 ; Esposito 2002). La propriété et les idées afférentes de « repli privatif » et de « vie domestique privée » deviennent alors un moyen efficace de qualifier publiquement la constellation de convenances intimes et personnelles faisant cortège à l’habiter et de lui donner une distinction générique. Les personnes et les choses engagées dans cette convenance qui permet d’habiter y sont soumises à la critique et au débat public, spécifiquement celui qui s’ancre dans le programme libéral, lequel, dans la perspective lockienne, fait du droit de propriété le fondement de la vie sociale et politique (Manent 1987). De ce point de vue, ce qui est habité et rendu « proche » est appréhendé conceptuellement de manière restrictive comme un territoire formant une propriété privée (dont une fonction sociale essentielle est de garantir la préservation de l’autonomie du sujet individuel).Aussi, la conversion du monde en surface habitée (que nous décrivions comme une inclination à l’habiter) est perçue, par un biais critique propre au libéralisme politique, comme une menace constante d’intrusion dans la propriété d’autrui.
14Toutefois, si le détour par la question de la propriété privée est si fréquent parmi les squatters, c’est aussi parce que le sens du vivre ensemble qu’elle indique, fondé sur la délimitation formelle des territoires privatifs et l’évitement de leur invasion, ne se montre jamais comme un vecteur légitime de cohabitation et se raccorde très difficilement aux principes légitimes réclamant l’usage commun des lieux comme des choses qui les équipent. En réalité, le geste d’appropriation privatif reste plutôt la première cible des postures critiques militantes et figure comme le contrepoint radical des projets de vie commune.
15La dynamique des cohabitations est donc largement animée par les tensions suscitées par l’inclination à habiter dont fait preuve le squatter, laquelle soulève la crainte d’un désengagement des projets collectifs. À la source de ces tensions réside l’impression gênante laissée par l’aise prise par le squatter qui, en étendant sa présence personnelle à des entours familiers, simplement habite14. L’aisance acquise laisse paraître des manières de déposer et d’exposer les repères (corporels, affectifs, spatiaux) de la familiarité avec le lieu, de les stabiliser en dépit d’une diversité possible de co-présences, et de manifester un attachement à ces habitudes localisées. D’aucuns verront dans cet investissement des parties communes un excès de présence ou un abus d’usage. Cette excessive présence est dénoncée par le(s) cohabitant(s) à partir de l’induction d’un accaparement des choses communes : encombrement des parties communes, mainmise sur les équipements collectifs, empiètement sur les règlements, etc. Dans les moments de vives tensions, la critique est dirigée vers une coupable appropriation privative qui oublie de mettre en commun, rend indisponibles les choses communes et prive autrui de leur utilisation, ce qui, finalement, témoigne de la perte du sens de la communauté et du projet égalitaire de co-habiter.
La genèse du repli privatif et sa tolérance communautaire
16Mais les différends relatifs à la cohabitation ne se présentent pas seulement sur un fond de contrariétés accumulées, de gênes endurées face à la nature insupportable de celui qui étend progressivement sa surface d’habitation là même où il devrait partager à égalité un espace, nourrissant une tension de voisinage et un ressentiment progressif (Breviglieri & Trom 2003). Ils se présentent aussi plus directement car le fonctionnement du squat nécessite et suppose un coût d’approvisionnement et d’entretien des parties communes que les occupants prennent la responsabilité collective de régler (Pattaroni 2005). Chaque squatter se retrouve ainsi légitimement et fréquemment dans la situation de se rendre comptable des actions d’autrui (et de qualifier ses abus), de juger la juste répartition des coûts subis et endurés par chacun. Il est fréquent qu’un soupçon se forme autour de la figure du « profiteur »15. Les soupçons nourrissent alors, à mesure qu’ils s’affirment, des attentions vigilantes conduisant à une activité de surveillance. Les espaces communs ne se trouvent ainsi plus seulement être des lieux d’épreuves où s’évalue la conviction militante du squatter, mais de véritables arènes publiques où les conduites se ressentent d’un constant regard évaluateur porté par autrui. En contrepartie, on évoque fréquemment, chez les squatters, une fatigue de devoir se soumettre à l’évaluation d’autres cohabitants, d’être obligé de faire bonne figure pour répondre à leurs attentes, de trouver le rythme qui converge vers le nécessaire synchronisme des activités collectives, d’affirmer enfin, et le plus souvent possible, une responsabilité et une mobilisation militantes.
17C’est alors que s’affirme généralement une posture apparemment contradictoire à celle qui dénonçait le « repli privatif » de celui qui incline à habiter : pour se prémunir de l’épuisement d’être ensemble, il serait ici nécessaire de pouvoir se priver de la présence de l’autre, de se mettre alors hors de sa vue, et de s’épargner une possible épreuve évaluative. Les squatters en sont conscients sans pouvoir accorder à cette inclination, dans un contexte militant, une pleine légitimité. Un quelconque « droit de privacy » ne pourrait pas, par exemple, être ouvertement revendiqué ; mais son recours, dont la fréquence augmente avec le temps, se laisse parfois entendre. Aussi, des dispositifs ont été progressivement mis en place dans l’idée de se protéger du regard de l’autre. Ce fut rendu possible notamment grâce aux modifications valorisées du cadre architectural par la fermeture d’espaces et l’aménagement de recoins privatifs en marge des parties communes. En réalité, ces aménagements d’espaces privés se sont opérés dans un mouvement graduel et discret qui a semblé accompagner la biographie personnelle de ceux qui se sont placés dans un horizon temporel durable au sein du squat (par exemple dans la quête d’une tranquillité nécessaire pour étudier ou lors d’une mise en couple justifiant la démarcation d’un espace intime).
Hantise de la fusion communautaire et d’un régime d’expropriation16
18Il reste donc à comprendre pourquoi, dans un climat militant d’hostilité à une inclination à habiter qui se lit et s’assume (modérément) comme une appropriation privative des lieux squattés, s’érigent pourtant de nombreux dispositifs susceptibles de garantir l’existence et la préservation d’un espace privé. Ces dispositifs vont de l’interdiction verbale à pénétrer dans des pièces comme les chambres, au placement d’un cadenas sur certains meubles, à l’installation d’une porte entre deux pièces (équipée ou non d’une serrure), à la porte qu’on s’autorise à fermer plutôt que de la laisser ouverte, aux cloisons que l’on érige pour diviser un espace commun.
19Quel est donc ce qui motive cette indulgence au découpage de territoires privés et dispose les squatters à une bienveillance face à des comportements qui, apparemment, ne s’accordent pas avec la visée d’une vie commune exigeant d’eux d’être et de faire avec les autres ? Il nous faut, pour répondre à cette question, revenir à la position libérale et à la manière dont elle fonde, dans le squat, l’objectif d’une autogestion. Celui-ci n’est envisagé qu’à la condition que chaque individu puisse participer librement, c’est-à-dire de manière autonome, aux délibérations collectives qui, en assemblée générale ou en petits comités d’appartements, décident de la politique du squat. Or, dans la conception des squatters, la propriété (qui, au minimum, se dit comme « propriété de soi ») reste l’élément essentiel capable de garantir cette nécessaire autonomie17.
20Plus largement, le squat nous offre un cas intéressant, révélateur des déplacements récents de nos démocraties libérales, de gestion collective de la tension entre des aspirations communautaires et des exigences politiques et morales plurielles. En effet, les squatters envisagent très largement une communauté fonctionnant sur des rapports participatifs et des principes démocratiques. Ils restent ainsi extrêmement sceptiques et inquiets devant l’image totalitaire que pourrait représenter une communauté. Totalitaire en ce qu’elle laisserait ouverte la possibilité d’une conversion radicale vers des principes supérieurs communs et close la porte d’un espace public d’actions critiques. C’est pourquoi il est fréquent de se défier des rapports de trop grande proximité qui se nouent dans le squat. Le risque est d’y trouver le dessaisissement de soi en l’autre, de voir s’effacer la particularité initiale de chacun, de perdre enfin, dans cette union trop forte, tout sens critique18. C’est ce que nous pourrions thématiser comme résistance à la proximité : elle est prévention d’une fusion communautaire et d’une soumission au proche, elle dévoile aussi combien certains squatters sont taraudés par la destruction possible des espaces publics dans leur collectivité habitante. Et c’est là que le repli privatif trouve l’indulgence, en cela qu’il témoigne aussi d’un effort pour se distancier et pour préserver, dans l’espace privé, une individualité qu’on ne devrait en rien exproprier. C’est à cette condition que s’envisage « le régime d’impropriété mutuelle afin de préserver les termes d’un échange possible » reposant sur la volonté mutuelle d’une participation autonome au Bien commun (Tassin 1999). Mais symétriquement, et c’est pourquoi les replis trop marqués et l’absence de fréquentation des espaces communs finissent par poser problème, les squatters persistent à maintenir une vigilance à l’égard des effets pervers d’un espace de distanciation trop prononcé où la rencontre même se trouve exclue. En quelque sorte, c’est le maintien de cette vigilance qui, au fil du temps, préserve les moteurs du militantisme.
Pour conclure : le côtoiement dans les parties communes comme forme minimale de militantisme
21S’appesantir sur les éléments qui marquent les résistances à la proximité, au rapprochement des personnes, c’est donc, selon nous, envisager de manière problématique la dynamique des espaces communs militants soumis à l’épreuve du temps. Dans le cas du squat que nous avons étudié, la pérennité de celui-ci tient à cela : tout en refusant la communion des êtres dans l’idée d’une autonomie préservée, les espaces communs doivent laisser advenir une certaine proximité entre les personnes et un mouvement d’habitation très ancré qui se révèle pourtant éloigné du cadre référentiel de l’occupation. Mais cette résistance au rapprochement permet le maintien d’un espace interstitiel entre les personnes que favorisent les propriétés pragmatiques des parties communes où se rendent possibles des mouvements d’indignation qui s’appuient sur les principes d’évaluation militants19. Cette présence continue des principes débouche toutefois sur une forme minimale de militantisme qui consiste à « faire des choses ensemble », à se côtoyer, essentiellement dans des parties communes dévouées, de plus en plus, à des événements festifs qui consacrent cette dynamique relationnelle. Mais il en découle davantage un sentiment partagé d’habiter ensemble que de militer en occupant, de devoir gérer un habitat partiellement collectif plutôt que de vouloir réformer les modes de vie communautaires et l’organisation politique de la société urbaine.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Ce texte doit beaucoup aux nombreuses réflexions que nous partageons avec Joan Stavo-Debauge. Qu’il en soit ici remercié.
2 D’où un très vaste ensemble allant du sans-logis et du sans-papiers cherchant un refuge à l’artiste en quête d’un atelier de travail, en passant, mais l’énumération restera partielle, par des étudiants, plus ou moins militants ou attirés par un mode de vie communautaire, des jeunes en rupture familiale, des routards, des toxicomanes, etc.
3 On trouve, parmi les motifs le plus fréquemment avancés : une forte demande d’autonomie individuelle et collective passant par une résistance à l’interventionnisme étatique, une mise en cause des règles de la propriété privée et de la spéculation immobilière, un appel à la désobéissance civile, et, plus récemment, une critique des coordinations transnationales conçues sur le modèle de l’omc.
4 Quantitativement, le nombre de squats avoisine le chiffre de 100 en moyenne les huit dernières années. Les chiffres sont approximatifs et dépendent largement d’estimations faite par les forces de l’ordre. Le nombre d’habitants par squat est très variable mais peut s’élever dans certains cas à une cinquantaine de personnes. La proportion des squatters, en rapport à la population genevoise qui s’élève à 400 000 habitants environ, est l’une des plus élevées d’Europe. Un point socio-historique, rappelant notamment l’évolution des chiffres dont on peut disposer pour la ville de Genève, nous est fourni dans Rossiaud, à paraître.
5 Le contrat se présente d’un point de vue légal comme un contrat de « prêt à usage ». Il permet l’occupation en contrepartie d’une promesse relative à des normes d’utilisation et d’entretien des lieux, au respect des règles de bon voisinage et des conditions de fin d’occupation stipulant l’évacuation du logement dès lors que le propriétaire atteste entreprendre des travaux de rénovation substantiels.
6 Il s’agit de grammaires reposant sur des principes politiques et moraux qui, lorsque l’action s’approuve ou laisse paraître une « faute », produisent des effets d’intelligibilité, en particulier parce que l’action est alors mise à l’épreuve (laissant entendre, en ce qui nous concerne, comment s’atteste communément la démarche militante). Cette notion est utilisée comme telle dans De la justification (Boltanski & Thévenot 1991). Nous l’employons aussi, dans le cas présent, dans un sens où elle configure une combinaison de plusieurs Biens communs qui ne supposent pas forcément une généralisation du mode d’évaluation à une communauté aussi large que ce que supposent les justifications publiques analysées par Luc Boltanski et Laurent Thévenot (ibid.). Les Biens communs peuvent ainsi apparaître dans une dimension plus « locale », et c’est une tendance récente du militantisme, comme le montrent Laurent Thévenot (1999) et Éric Doidy (2003), que de composer l’activité militante sur la base d’une variation d’échelles allant du proche au public (et passant, dans notre cas, de celle d’un squat en particulier, à celle du quartier, jusqu’à celle du canton puis de la commune humanité). Les Biens communs militants sont précisés à la fin du présent paragraphe.
7 Le marché du logement, où les locataires sont largement majoritaires, connaît de graves pénuries au moins depuis le début des années 1980 à Genève.
8 Bien que tardant à trouver des voies tangibles d’application, le droit au logement est présent dans la Constitution genevoise depuis 1992.
9 L’immeuble qui fut un des lieux principaux de notre enquête, le squat Lissignol, est occupé depuis quatorze ans. Sa population a passablement varié durant cette période, et, aux dires des squatters eux-mêmes, c’est un relatif désengagement politique et un individualisme grandissant qui semblent caractériser au mieux son évolution.
10 Le squat Lissignol présente un bel exemple de diversification volontaire des appartements. Un motif essentiel de l’occupation et de certains projets « architecturaux » d’installation demeure une critique sévère des politiques urbaines de construction standardisée des logements qui trahissent une idéologie axée sur l’efficacité productive et l’homogénéisation des modes de vie. La conscience militante reste sensible aux valeurs conservatrices du confort bourgeois qui « immobilisent dans la posture défensive de l’habitant », induisant une restriction d’accès aux espaces publics et un développement des espaces privatifs d’habitation.
11 Habiter qui, au sens où nous l’employons, signifie le fait d’être avec un ensemble d’humains et de choses qui maintiennent la personne dans un rapport proximal au monde. Ce maintien s’établit donc sous la modalité d’un côtoiement intime et non public, d’un partage fondé sur une appropriation (ou un rapprochement) mutuel par l’usage, d’une aisance acquise et se trouvant permise par des routines, de la concession faite au proche auquel on s’habitue (Breviglieri 1999 et 2004). Le besoin d’habiter rend perceptibles des éléments anthropologiques majeurs en rapport à l’habiter qui touchent au soin personnel, à la disponibilité affective, à la sécurité, à la continuité de l’identité personnelle, au repos et à l’accomplissement d’un agir qui tout à la fois puisse s’écarter du pôle du volontaire et se dégager des contraintes de publication, notamment celle de présentation de soi (Breviglieri 2002).
12 Nous pouvons, à cet égard, faire une distinction analytique entre l’aménagement d’un espace qui s’appuie sur un principe général d’organisation et installe des scripts d’usage et des propriétés génériques dans l’espace et l’accommodement de l’espace où s’envisage une modalité singulière de se rendre familier un environnement habité, induisant l’abandon de la lecture interprétative de ces scripts et de ces propriétés. Concernant ce mouvement allant de l’usage à l’habiter, voir Breviglieri 1999.
13 Sur ce thème, on pourra se référer aussi à Doidy 2002.
14 Une gêne qui s’articule déjà en partie à une grammaire libérale quand elle s’énonce comme un sentiment d’empêchement lié à la volonté de respecter la privatisation d’un espace.
15 Pour une présentation de la figure du « profiteur d’hospitalité », voir Stavo- Debauge 2003a.
16 La « hantise » rappelle des maux qui, dans une communauté, font mémoire (une mémoire malheureuse) et inscrivent des préoccupations durables et partagées. Elle se trouve présente, en négatif, dans l’architecture qui supporte les Biens communs et devient sensible dans les situations tendues où elle assombrit les discordes d’une menace fondamentale pour la survie de la communauté (pour l’analyse de ce concept, se reporter à Stavo-Debauge 2003a et 2003b).
17 A titre d’exemple, relevons le cas de deux squatters dont l’appartenance et l’engagement dans le squat a posé quelques problèmes. Pour le premier, l’ivresse constante rendait douteuse la propriété de soi et par là l’autonomie nécessaire à sa participation au squat. Au second, un jeune Colombien qui s’est installé dans la chambre de sa sœur, il a été demandé de s’approprier une chambre individuelle pour s’affranchir de cette trop étroite dépendance familiale.
18 Ici se trouve un fondement de la topique militante mettant en avant les bien-fondés de la « mixité » (sociale et culturelle, voir infra) qui, de par l’espace de différenciation qu’elle induit, stimule l’élan participatif.
19 Indignation qui prend donc le plus souvent appui sur le repérage de mouvements d’appropriation privatifs de l’espace et des choses.
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