L’espace commun, un passage vers la ville et la citoyenneté (Lyon)
p. 255-272
Texte intégral
1C’est un vieux rêve des urbanistes, un rêve aussi ancien que celui de la pierre philosophale des alchimistes : la cité idéale où la chair et la pierre cohabiteraient… sous le règne de la rationalité spatiale. Car c’est « la ville de pierre » et non pas celle du partage de la parole qui a depuis toujours inspiré les utopies urbaines, de l’hybris minéral des théocraties antiques aux façades de la rénovation de nos zup.
2En ces derniers lieux d’une modernité en crise, le rêve de pierre a du moins très vite tourné au cauchemar des édifices sous les vieilles lunes du fonctionnalisme urbain. Penser l’espace intermédiaire est alors devenu un maître mot de la gestion urbaine : comment désenclaver, organiser les circulations, les flux, les passages ? Comment échapper à la tyrannie des lieux pour organiser l’accessibilité aux équipements, aux espaces publics et exorciser ainsi le spectre de la fragmentation ? De la requalification des espaces communs dans les cités hlm au classement patrimonial des coursives et autres traboules de nos vieux quartiers, sans oublier bien sûr les petits espaces verts de la réhabilitation des banlieues, tous les registres de l’action publique ont été mobilisés pour pallier une dérive du développement de « la ville à deux vitesses ».
3Reste pourtant un hiatus que souligne Jean Rémy :
Pour évaluer les transformations actuelles, on ne peut associer une bonne forme urbaine à une conception géométrisée de l’espace dominée par une métrique simple. Il faut se dégager d’une vue statique inspirée par la maquette et la carte pour apprécier en quoi une morphologie spatiale est une ressource pour qu’une forme de sociabilité s’y épanouisse (Rémy 2002 : 111).
4Autrement dit, s’il ne s’agit plus de réduire le social à l’urbain comme aux grandes heures du fonctionnalisme, peut-on néanmoins se limiter à une vision « par le haut » – sous tutelle de la puissance publique – des espaces intermédiaires dans la ville ? Ou alors cette perspective officielle de la gestion urbaine n’obère-t-elle pas la richesse des pratiques sociales que l’on devrait considérer comme une dimension constituante de ces espaces ? C’est du moins notre hypothèse centrale de recherche qui nous amène à relier morphologie spatiale et territorialité : la reconnaissance morphologique des espaces intermédiaires ne peut être dissociée d’une interprétation socio-anthropologique de leurs usages et de leurs fonctions ; ils nous apparaissent ainsi d’abord comme des scènes ou comme des seuils architecturaux et des seuils d’apparition de pratiques sociales de l’espace. L’histoire de leur formation, leurs articulations aux espaces d’habitation, aux espaces de circulation et aux espaces publics prennent des profils contrastés selon les multiples trames urbaines.
5C’est ainsi qu’entre le petit monde de la rue C. dans la banlieue lyonnaise, le chemin du Mont-Pilat à Vaulx-en-Velin (Rhône), et la centralité immigrée de la place du Pont à Lyon, une analyse de la variation des styles d’usage et de qualification des espaces intermédiaires et de leurs définitions locales nous a permis d’interroger si ce n’est la construction de civilités locales, du moins leur exercice in situ. Bien que les résultats de cette recherche soient partagés entre les chercheurs, nous limiterons ici les références de terrain à deux types de contextes urbains, le troisième étant traité dans un autre article de cet ouvrage par Hervé Paris :
- Le chemin du Mont-Pilat, un bloc d’immeubles dans la zup de Vaulx-en-Velin où les espaces intermédiaires apparaissent comme les carrefours internes d’un haut lieu de l’actualité urbaine ;
- La place du Pont, îlot d’une centralité immigrée à Lyon, où les espaces intermédiaires ont évolué à la suite d’une recomposition des normes d’urbanité à partir d’un façonnage ethnique et entrepreneurial.
D’une tension constitutive entre espaces privés et espaces publics
6Dispersion des espaces publics, carence de projets collectifs, déchirure du tissu social… la hantise de la fragmentation marque aujourd’hui les représentations publiques ou officielles des transformations urbaines. Contrairement au souhait des puissances tutélaires publiques qui ont la nostalgie de la totalité spatiale, le social, au sens de l’anthropologie, est par définition fragmenté (Poche 1998), dépourvu d’unité première. Dans cette même perspective, les constructions territoriales de tel ou tel groupe de citadins apparaissent toujours comme des « espaces intermédiaires » dans la mesure où ce sont des assemblages et des agencements qui reposent sur des conflits, des ruptures, des partages. Mais paradoxalement, c’est à partir de ces dynamiques et de ces tensions qu’apparaissent des modes de cohabitation et des processus d’unification… sans réciprocité absolue de perspectives, tant il faut oublier le mythe de l’unité achevée d’une certaine pensée planificatrice !
Lieux de l’action et styles d’usage
7Un « quartier-ghetto » de dealers et autres petits revendeurs à la sauvette occupant les interstices urbains et les replis sinueux d’un vieux quartier populaire : telle est l’image publique de la place du Pont à Lyon, ce sas d’entrée dans la ville pour des générations d’immigrés devenu haut lieu de l’« ethnic-business » à l’instar de la Goutte-d’Or parisienne ou du Belsunce marseillais. Le quartier reste en fait largement ignoré sinon enclavé, et c’est son petit « marché aux puces » informel qui défraie la chronique locale. Dans les impasses et autres recoins, jusqu’au pied d’un immeuble moderne (le clip) qui se voudrait emblématique de la rénovation urbaine, le marché des « hommes debout » – ainsi sont surnommés les vieux immigrés qui investissent le lieu – ne cesse de se recomposer malgré les contrôles publics. Ces regroupements s’inscrivent dans la tradition de sociabilité d’un quartier historique de l’immigration. Certains quidams viennent chercher ici des informations relatives au pays d’origine. D’autres encore sont en quête de bonnes adresses ou de moyens de survie. D’autres enfin – jeunes de passage, pour la plupart étrangers au quartier – sont plus intéressés par les paradis artificiels. Essentielle pour les primo-migrants notamment, cette « fonction repère » de la place reste ignorée de la gestion urbaine qui ne voit dans cette « smala » que nuisances, insécurité et trafics. La place des « hommes debout » apparaît pourtant comme l’exemple même de l’échec d’une mise en ordre des espaces collectifs et des tentatives chroniques de neutralisation d’une vie sociale spontanée. Les populations immigrées imposent leurs propres styles d’usage de l’espace et nous verrons plus loin que, loin d’un simple marché à la sauvette, la surface commerciale de la place du Pont participe d’un carrefour de mobilités : entre le quartier, la ville et au-delà même de nos frontières nationales, les espaces intermédiaires prennent une fonction relais pour des logiques économiques réfractaires aux gardes-barrières et aux limites trop fixes.
8Autre terrain, autre contexte à quelques encablures de la place du Pont : le quartier hlm du Mas-du-Taureau à Vaulx-en-Velin où éclatèrent en octobre 1990 des émeutes urbaines préfigurant la chronique médiatique d’un « malaise des banlieues ». Au bout de la zup, le chemin du Mont-Pilat : un bloc de trois immeubles coincés entre une route ouvrant la voie vers le boulevard de ceinture et une chaufferie. Des murs, où la grisaille gagne à nouveau sous les façades bariolées de la réhabilitation, sont longés par des trottoirs incertains, des allées de bitume, un semblant d’aire de jeux pour enfants où la boue concurrence les déchets urbains. Dans les immeubles, on est d’emblée assailli par une somme de clichés : ascenseur en panne, boîtes aux lettres défoncées…Les portes palières sont en carton-pâte et une pâle loupiote éclaire les murs recouverts de graffitis. Bruits, promiscuité et regards furtifs à l’adresse de l’intrus.
9Dans ce décor de la précarité, les normes publiques d’usage des espaces communs se heurtent à des formes têtues de résistances, à des logiques de transgressions et d’appropriations vilipendées par le panneau d’affichage de l’office hlm. Car ici les accords sont d’abord ceux qui s’opèrent entre « gens de peu » et le sacro-saint principe de réserve dans l’espace public devient loi du silence, à l’invisibilité concertée entre groupes de voisins comme en témoigne un locataire, Assoko D.
On se connaît tous dans la cage d’escalier, même si on ne se fréquente pas, et chacun à son tour on laisse des libertés aux autres. Moi je ne vais pas me plaindre quand les gosses arabes du premier font du boucan toute la nuit dans le hall d’entrée ; je ne dis rien non plus quand les Espagnols font des soirées flamenco. Chacun son jardin secret comme on dit ! La vie ne serait pas supportable ici si on ne se ménageait pas des portes de sortie, un droit à l’évasion. Je ne demande à personne de partager ma culture et mes rêves mais je pense que pour préserver son propre droit à décompresser, il faut protéger aussi celui des autres. Ce n’est pas en respectant des règlements qui seraient les mêmes pour tous qu’on échappera au ghetto de la misère, c’est en changeant les règles du jeu ! Mais toujours en respectant les autres, en respectant leur droit à la différence ! Un proverbe de mon pays dit la même chose : lorsqu’il n’y a que des miettes à partager, mieux vaut jeûner et attendre son tour pour manger la galette en entier !
10« Habiter » chemin du Mont-Pilat ne renvoie pas seulement à un numéro de rue ou à un intérieur domestique mais aussi à un trajet : le quartier, tel coin de rue, tel square, tel lotissement comme autant de paliers pour entrer et sortir. Derrière les usages institués des espaces communs, les trajectoires des acteurs dessinent des voies de traverse, des « arts de faire » au quotidien, une politique de la ruse qui permet de jouer avec les contraintes, de détourner des règles formelles. Les espaces intermédiaires se retrouvent ainsi au carrefour de trajets concentriques, de rondes diverses, comme les marches d’un mode d’habiter orientant le sens d’une territorialité. Un agencement de seuils successifs relie ainsi l’espace privé à l’espace public : la « cave des marmots », royaume du jeu des tout-petits, entre cocooning et « traîner dehors » ; la « cage d’escalier des zupiens1 », base de rassemblement des sentinelles adolescentes de la cité, entre chambrées fraternelles et « zone » ; la « djemaa des vieux », entre la rue et la maison-gynécée en journée… où l’assignation à résidence se voit contestée par une poétique de l’espace.
11En contrechamp d’un regard trop détaché de l’observateur de la place du Pont ou du chemin du Mont-Pilat, il s’agit ainsi d’approcher ce que Marcel Roncayolo appelle « des arrangements, des usages et sensations que le paysage et le dispositif urbain suscitent ou cristallisent et qui ne sont pas tous de l’ordre du visible » (Ronocayolo 1990). Découvrir ainsi des styles d’usage tapis dans l’ombre des lieux communs, pliant l’espace pour lui donner une épaisseur sociale et nous faire voir et penser ce qui restait caché. L’imagination sociologique (Mills 1967) rencontre ici l’imaginaire de l’acteur qui investit l’espace lisse de la gestion urbaine pour le transformer en « lieux de l’action ». Chaque style instaure une ligne de modulation qui affecte l’espace et en multiplie les usages. Chaque style creuse ainsi des différences de potentiel entre lesquelles quelque chose peut passer, se passer : c’est une mise en variation de l’espace, une dramatisation pour triompher de l’homonymie sur son propre terrain, comme une anamorphose.
12S’ils font apparaître des régularités selon les contextes résidentiels et urbains, ces styles d’usage eux-mêmes n’ont pas pour autant la permanence de la longue durée : ils sont plastiques dans leur relation à l’espace physique, et les paliers par lesquels ils qualifient des espaces comme intermédiaires se déplacent également en lien avec des événements de la vie publique comme de l’univers familial. Dans cette perspective, les limites des espaces intermédiaires sont tout aussi mouvantes que les frontières des groupes d’usagers : entre privé et public, autonomie et interdépendance, les passages s’opèrent sous la protection tutélaire du Janus à double face – Janus Patulcius, « celui qui ouvre », Janus Clusius, « celui qui ferme », gardien des portes. Et pour rendre compte de ces passages, une topologie des mondes sociaux qui s’entremêlent, s’articulent ou se confrontent dans ces interstices et ces traverses urbaines apparaît autrement plus significative que la topographie des cartes d’état-major. Suivant les pistes de recherche ouvertes par Jean Rémy, nous avons ainsi tenté de
détecter la signification des lisières, des interstices, des zones de superposition, comme modalités spatiales à travers lesquelles la ville favorise des processus de transaction/négociation permanents entre des individus et des groupes différents. Cela aboutit à une conception multiforme des espaces collectifs et des espaces publics, qui peut nous aider à prendre distance par rapport à une conception juridique trop monolithique. Cette souplesse prend toute sa pertinence si la ville est conçue comme un milieu engendrant de la diversité plutôt que de l’homogénéité… (Rémy 2002 : 111).
Des pôles conflictuels de civilité
13Point de lien mécanique entre morphologie physique et vie sociale donc, mais la ville invisible des pratiques sociales trouve un support dans la morphologie de l’habitat et il s’agit alors de distinguer divers milieux urbains. En fonction des cultures, des générations ou des milieux sociaux, l’usage, l’appropriation ou l’invention d’espaces intermédiaires dans les recoins de la ville habitée se déclinent selon différents registres offrant à chaque individu – souvent dans le cadre d’un groupe de références – la possibilité de se bricoler des alternatives, de se frayer des chemins de traverse, des sentiers hors des voies balisées de la carte des rôles et statuts, d’en tirer un profit non seulement symbolique mais aussi économique ou politique.
14Cette orientation pragmatique a guidé le choix de nos terrains de recherche dont la variété souligne une pluralité des contextes urbains où la notion d’espace intermédiaire peut se décliner sur différents registres selon les milieux sociaux et leurs constructions territoriales : d’une dominante socioculturelle dans le cas du quartier du Mont-Pilat à Vaulx-en-Velin, à un façonnage commerçant d’une mobilisation de ressources communautaires dans l’exemple de la place du Pont à Lyon. Une orientation pragmatique donc – en quête du sens que le sujet donne à son action, ses relations et ses usages de l’espace – qui nous conduit avant tout à prendre en compte ce que Bernard Lepetit appelle « la compétence des acteurs » « à se glisser dans des espaces interstitiels que les univers de règles ménagent entre eux, à mobiliser à leur profit le système de normes ou de taxinomie le plus adéquat, à construire à partir de règles et de valeurs disparates les interprétations qui organiseront différemment le monde » (Lepetit 1995).
15Et les différences en question se logent jusque dans une même cage d’escalier : les espaces communs sont aussi des lieux de confrontation, de compromis ou de partage entre différents types d’usagers, différents groupes. Dans un même pied d’immeuble, une même aire de jeux, se croisent plusieurs trajectoires d’usagers, plusieurs pistes qui sont autant de canaux de communication différents. Ces pistes se superposent donc sur un même espace, se mixent sans se confondre et chacune a ses scènes et sa structure dramatique. L’espace compose ainsi le paraître dans un jeu subtil d’ombres et de lumières ou de voilement-dévoilement. Ainsi, à défaut de communauté naturelle, les logiques identitaires passent par une superposition de liens familiaux et de voisinage et par un marquage de l’espace : le contexte urbain apparaît alors comme une superposition de territoires imaginaires et d’espaces intermédiaires où se négocient de nouvelles identités. Ces modes d’auto-proclamation entraînent souvent des conflits et des problèmes de cohabitation. Mais les rythmes d’usages différenciés peuvent favoriser une discrimination des activités, et les espaces intermédiaires accueillent ainsi une juxtaposition d’univers sociaux partiellement invisibles et perméables les uns aux autres. L’espace commun se distribue ainsi en différents espaces qui s’emboîtent les uns dans les autres en référence à des « mondes » distincts. Différentes géographies locales coexistent, s’articulant sur des frontières liées à des représentations mouvantes selon les circonstances ou l’actualité. Les micro-territoires décloisonnent l’espace local, mais ils renvoient aussi à des références lointaines : un imaginaire du même lieu, c’est aussi une articulation de temporalités lorsque les manières de vivre les espaces communs se chargent d’évocations de l’« ailleurs » ou du passé. Différents rythmes qui permettent d’échapper à une mesure hlm monocorde. Rythmes d’un théâtre de la vie qui fait émerger par intermittence un Mont- Pilat d’outre-Méditerranée ou d’outre-Tropiques. Qui branche le local sur d’autres fréquences et rend la ville possible. Qui positionne le bloc d’immeubles sur des paliers d’échappées belles. Chaque génération a ses chemins et le mot d’ordre des « zupiens » du Mont-Pilat est de « tailler la route », trouver la faille pour s’échapper. Les espaces intermédiaires apparaissent ainsi comme des voies de passage articulées à d’autres lieux. Une articulation manifeste dans des moments de tension avec le voisinage : la ronde des voitures le samedi soir sur le parking qui devient rampe de lancement vers la ville festive ; la cage d’escalier accrochée à tous les rêves d’évasion…
16Ces branchements sur l’« ailleurs » s’opèrent avant tout comme ceux de lieux de récits qui s’enchaînent. Chacun de nos interlocuteurs nous raconte son chemin du Mont-Pilat : une histoire locale, des formes de regroupements, des réseaux affinitaires ou communautaires générant leurs propres lieux et leurs espaces d’action. Mais chacun de ces récits demeure à contre-courant d’un idéal-type du quartier tel que le rêve l’action publique. Le Mont-Pilat des uns n’est jamais celui des autres. Les proximités peuvent être lointaines et les distances courtes : l’ignorance mutuelle entre les groupes et la discrimination des rôles reposent parfois sur des partages, des stratégies de survie et de cohabitation. Raconter les espaces communs du Mont-Pilat, c’est nouer autant que possible les différents sites du récit local, à partir d’une mosaïque de scènes, de bribes, de fragments. Histoires de « gens de peu », mais aussi histoires de fondation, de pionniers, épopées d’immigration. Différents lieux d’histoire, différents liens d’histoire. Ces récits peuvent être ceux de la nostalgie mais aussi ceux qui essaient de dire ce qu’est le mode de vie urbain. Chacun bricole avec les mots et les gestes son petit coin d’espace, les ressorts de son action, ses plaques tournantes et ses réseaux de distribution à travers les tours, les gravats juxtaposés de l’ordre social, l’enchaînement des ruines du consensus. Aussi les espaces communs ne sont-ils jamais donnés une fois pour toutes : c’est la somme des styles d’usage et leur évocation qui donnent consistance à des frontières qui ne peuvent être qu’approchées. Un agglomérat de chemins assemblés tant bien que mal. Une somme de différences et de divergences. Les tensions restent le plus souvent contenues, mais les habitant savent qu’entre une fenêtre et une autre l’orientation des paraboles illustre des décalages infinis.
Urbanité, ancrages et mobilités
Une perspective de la hiérarchie ouverte
17La diversité des usages, loin de confiner au relativisme culturel, est elle-même relativisée par le fait que chaque logique d’appropriation s’affirme toujours en relation à d’autres. Jean Rémy le souligne : des convergences sans coordination dans la société urbaine contemporaine peuvent être autrement plus efficientes que des coordinations publiques sans convergence. Autrement dit, le vivre ensemble ne suppose en aucune manière le consensus cher à la synthèse républicaine de nos édiles : si dans le même quartier chacun a son itinéraire et ses propres repères, la question des espaces communs relève moins d’un idéal de fonctionnalité et de lieux significatifs d’une convivialité locale que d’une capacité des uns et des autres à tendre vers le même horizon à partir d’approches distinctes, tout en maintenant leurs distances, leurs différences ou les façades du self. Une perspective de la « hiérarchie ouverte »2 permet ainsi de concilier individualisme et holisme et d’articuler non seulement les usages de différents acteurs collectifs et individuels mais aussi des niveaux reliés à des échelles distinctes. Selon qu’il est référé à tel ou tel repère, le même espace intermédiaire devient autre : question de seuil dans l’espace physique où l’on passe d’un niveau à l’autre, où le sens s’inverse mais où l’inversion ne recoupe pas les limites physiques entre privé et public, intérieur et extérieur. Les seuils s’agencent selon une variation d’échelles d’identification auxquelles se réfère un groupe dans tel ou tel contexte. Les territoires imaginaires des « zupiens » de Vaulx-en-Velin ou les espaces circulatoires des entrepreneurs ethniques de la place du Pont sont ainsi structurés par un même jeu d’oppositions et de similitudes entre « nous » et « les autres » : le même petit coin de rue ou le hall d’immeuble qui fait l’objet de conflits larvés ou déclarés, de logiques d’appropriation ou d’affirmation d’un groupe – une bande, une clique, une corporation, une classe d’âge… –, ce même lieu repère de toutes les querelles de clocher devient pôle de communion d’un œcuménisme local lorsque surgit l’intrus, l’étranger, ou lorsqu’il s’agit de se définir par opposition aux autres quartiers, aux autres de la ville, ceux qui ne sont ni copains, ni voisins, ni même inconnus familiers.
18Témoignage d’un jeune philosophe de Vaulx-en-Velin, M. Guénoud :
Quelle référence commune entre la cité-dortoir de l’étudiant et celle de la famille coincée à défaut de mobilité résidentielle ? Chaque sous-groupe est lui même morcelé : telle immigration est aussi divisée par ses clans, ses familles […]. Pourtant malgré ces processus d’atomisation, des tribus dispersées parviennent à se recomposer à partir d’une base minimum d’appartenance. Face à d’autres groupes, elles cultivent une mémoire d’immigration qui les rapproche de tribus partageant les mêmes origines régionales nationales. Des Kabyles de Tizi Ouzou et d’ailleurs peuvent se réinventer des origines communes en s’opposant aux Arabes comme les différents groupes nationaux réinventent localement leurs patries d’origine en établissant des frontières entre eux. Mais ces frontières ne sont pas des barrières qui sépareraient des territoires, elles s’inscrivent dans des contextes particuliers et elles sont soumises à des mouvements internes aux groupes qui les déplacent, les recomposent. Ainsi le lieu des Kabyles peut-il s’inscrire dans le lieu des Arabes dans le sens où ceux-ci se confondent avec ceux-là et revendiquent cette confusion lorsqu’il s’agit de se définir face à l’adversité du racisme. Mais plus largement, les immigrés, les Français, tous les gens du quartier créent des liens entre eux en discutant, en partageant des intérêts communs et des projets, en se mariant, en divorçant. Parfois ils s’ignorent, ils s’évitent, ils se déchirent, mais ils se rencontrent au moins tous en s’opposant aux clichés médiatiques sur leur quartier, à un certain discours sur le Grand Projet Urbain dont ils se sentent souvent exclus […] si les gens peuvent à la limite se reconnaître d’un même quartier, si on peut parler d’un « nous », celui-ci est plutôt l’expression des multiples flux de la différenciation sociale. Le lieu transversal de la différence, ce sont les écarts aux centralités officielles, les axes de circulation qui permettent d’échapper aux cadres des aménageurs, des politiques locales qui tentent de tout contrôler, enfermer les gens dans une case, un rôle, réduire le quartier à une seule image et cristalliser ainsi la réalité sociale.
Aux seuils de la négociation
19L’illusion du village urbain réduit au localisme les modes de vie et les usages de l’espace. Si la figure de l’habitant peut s’inscrire dans cette perspective du local fermé sur lui-même, celle du citadin ne peut se comprendre que dans une combinaison du local et d’une perspective plus large, « enracinement et liaison à la fois » (Roncayolo 1990).
20Dans le sens où l’urbanisation introduit le dehors dans le dedans, où la proximité spatiale n’est plus le garant de la proximité sociale et culturelle, où les projets individuels et collectifs ne se limitent pas aux frontières des appartenances territoriales, c’est alors la fonction de seuil des espace intermédiaires qu’il s’agit d’interroger pour comprendre comment se combinent l’homogénéité et l’hétérogénéité dans l’espace proche.
21« Le seuil est pour moi quelque chose qui me conduit et où je peux aussi m’arrêter, un domaine en soi qui pour ainsi dire dessine l’espace qui le suit et celui qui était auparavant » (Handkle 1995). Entre une géographie originaire – pays natal ou rêvé comme tel, refuge ou territoire imaginaire – et l’engagement dans une histoire de vie, l’habitat est le carrefour des passages d’un lieu d’existence à l’autre, où le péché social cardinal est de rester cloué sur place, assigné à résidence. Le seuil est toujours à la fois le point de départ et la ligne de fuite qui permet de commencer, recommencer quelque chose et de passer d’un niveau à l’autre dans la hiérarchie sociale ou spatiale. Sur chacun de nos terrains de recherche, un agencement de paliers successifs relie l’espace privé à l’espace public selon différents registres. Ainsi, une spatialité par emboîtements favorise des imbrications successives lorsque les limites spatiales qui s’imposent à tous sont redéfinies de l’intérieur pour permettre par exemple une extension du « chez soi » au lieu de travail ou à des lieux collectifs. Le « chez soi » en question, ce n’est plus simplement le lieu du refuge mais aussi celui d’un usage stratégique du décor comme façade afin de trouver une issue pour « s’en sortir ».
22Une spatialité par intersection permet en revanche de différencier son territoire : le chômeur cohabitant tardivement avec ses parents marque son domaine sans déranger sa famille en respectant des seuils, des moments successifs où chacun peut occuper sa place et jouer son rôle. Dans le cas de la zup de Vaulx-en-Velin, les mises en scène domestiques se prolongent dans la rue du fait même qu’ici l’espace physique est lisse – ni vrais lieux communautaires, ni héritage local ne permettent de distinguer la place légitime des uns et des autres – et chaque groupe doit préserver la face des autres pour sauver la sienne.
23Mais le self goffmanien n’exclut pas la provocation ou la relation à plaisanterie. Dans les espaces communs résidentiels, les scènes d’interactions entre groupes d’usagers prennent parfois l’apparence de lieux de négociation du territoire vu comme une région de rôles accessibles. Et toute négociation s’opère sur le seuil de situations significatives faites de clins d’œil, de sous-entendus ou de bons mots. En deçà même de toute logique d’appropriation, cette dimension du seuil apparaît constitutive de la notion même d’espace intermédiaire, car loin de se caractériser par une symbolique stable, un patrimoine, une culture, un langage univoque, l’espace en question se négocie « par des cérémonies de territorialisation », « des autoproclamations qui pallient le manque de légitimité symbolique de la relation par une emphase et une grandiloquence ornementale » (Joseph 1984). Le seuil donc, comme une ouverture sur un registre de situations significatives qui rend visibles les espaces intermédiaires. Comme un gué, un passage révélé, un seuil d’accessibilité à un espace d’apparences concertées.
24Les espaces intermédiaires apparaissent ainsi comme la possibilité pour chacun d’inscrire dans la ville une diversité de parcours dont le noyau dur reste la sphère du privé, comme les seuils à partir desquels s’aménagent ces trajectoires dans l’espace urbain. Dans cette perspective la liaison du local et du global rejoint celle du public et du privé, lesquels restent étroitement imbriqués dans la vie de quartier, avec des frontières sans cesse mouvantes.
25Cette perspective est-elle pour autant adaptée à des quartiers populaires ou à des grands ensembles où les populations – immigrées en particulier – sont dites « captives » ?
26Dans la lignée des travaux d’Abdelmalek Sayad et Alain Tarrius, nous avons tenté de dépasser une vision de l’immigration confinée à nos espaces d’insertion. Il s’agit de prendre au sérieux les récits de parcours de migrants, pour comprendre les articulations entre formes urbaines, itinéraires singuliers et destins collectifs, entre urbanité et ethnicité. Retrouver ainsi une capacité de renouer un rapport entre nomadisme et sédentarité comme initiative de l’autre dans la construction sociale de la ville, ses nouvelles divisions spatiales et ses dynamiques urbaines. Au-delà des clichés relatifs aux « enclaves de la relégation », des liens entre mobilités et sédentarité par lesquels les formes d’ancrage local se redéfinissent nous ont permis d’observer des espaces intermédiaires dans la ville, comme des couloirs de circulation à travers lesquels émergent de nouvelles règles d’usage des espaces publics et une transformation des perceptions du proche et du lointain, de la proximité et de la distance.
27Certains « quartiers ethniques » comme la place du Pont constituent un observatoire original des relations entre mobilité et territoires dans le sens où leurs recompositions sont liées à leur fonctionnement de carrefours de mobilités. Ici les mises en scène des différences sont en même temps objets de négociations et d’interactions permanentes entre divers groupes de populations. Le village urbain en forme de mosaïque de peuples ségrégués a des frontières toujours poreuses. Les territoires que dessinent les itinéraires prennent la forme d’un espace admettant une pluralité de lieux et de langages. Différents groupes recomposent leur part d’héritage de la mémoire locale. D’abord en marquant symboliquement leur présence dans l’espace public. Mais aussi en développant des stratégies d’appropriation réelle de certaines rues, certains espaces communs (les pas de porte, les caves ou les cours intérieures des immeubles pour entreposer des marchandises…). Les frontières ethniques ne sont néanmoins pas des barrières fixes : elles sont soumises à des mouvements internes aux groupes qui les déplacent, les recomposent, les re-négocient. La place du Pont des Maghrébins et celle des Chinois, même si elles n’ont guère de références partagées, ont chacune une mémoire en mouvement qui les rapproche : l’orientation des énergies vers des buts économiques infléchit les logiques communautaires et se traduit par une cartographie fluctuante de la place des uns et des autres. Ainsi, des moments articulent-ils les territoires : il s’agit d’événements mais aussi de rituels (fête du Ramadan ou nouvel an chinois…), cérémonies d’appropriation où les gens marquent leur présence sur des rythmes différenciés et qui dessinent des territoires au-delà de l’espace local. Même les conflits ne remettent pas en cause la légitimité de la présence des uns et des autres du fait d’une référence partagée à une tradition d’accueil du quartier et à une mémoire collective locale. Dans cette vision de l’espace public fondée sur « une alternance de ruptures et de retrouvailles communautaires » (Joseph 1984) la place du Pont prend une autre dimension qu’une simple mosaïque de mondes étanches.
D’un registre de l’invisibilité à un registre de la mobilisation
28Centralité commerciale immigrée, la place du Pont est néanmoins depuis plusieurs années en crise chronique. Ce quartier reste un espace urbain à faible légitimité qui s’expose et se dérobe à la fois, un espace de la création et de l’entreprise éphémères toujours au bord de la disparition. Une culture de l’adaptation à la précarité souligne une réaction construite avec les moyens du bord pour penser la situation dans laquelle le quartier a toujours vécu : une situation de mondes intriqués qui expérimentent de nouveaux modes d’existence et de gestion d’affaires. Avec des passeurs de l’entre-deux apprenant à survivre à la faillite pour s’orienter et tirer profit de mutations en cours.
29L’ancrage local dans le quartier ne permet plus de déployer son activité et de répondre aux demandes de la clientèle sur un simple registre de la proximité : l’individuation de la consommation culturelle, les exigences nouvelles des clientèles et la concurrence des grands réseaux de distribution sont autant de facteurs qui imposent au commerçant de base de rechercher des alliances extérieures ou de s’inscrire dans de nouveaux réseaux d’approvisionnement pour diminuer les prix de revient et jouer sur une gamme de produits certifiés par une marque, un label ou une autorité morale. Mais ici comme sur nos autres terrains, si le fait de participer d’un réseau ou d’être de plusieurs lieux apparaît comme une condition nécessaire à l’investissement local, ce n’est pas pour autant une condition suffisante. Le commerçant ou l’entrepreneur qui tentent de s’approprier les ressources d’un territoire doivent aussi prendre en compte les savoirs autochtones, les demandes spécifiques d’un public, ou des procédures d’habilitation qui excèdent le registre d’un engagement distancié.
30Certains acteurs passent ainsi d’un régime d’invisibilité à un régime de mobilisation pour défendre des intérêts étayant des visées identitaires. Prendre place localement signifie non seulement s’insérer dans un petit monde et ses relations de proximité (rendre des services, travailler son image et sa réputation, jouer sur une présence quotidienne et une notoriété dans le quartier) mais aussi participer au développement de la place du Pont en donnant une nouvelle dimension aux formes de solidarités locales et aux logiques de territorialisation. Sur un double registre de l’ancrage et de la mobilité se dessine ainsi la perspective d’un espace social « à travers les médiations que constituent les outils de mobilités en termes de transport ou de transfert » (Rémy 1999).
31L’opérateur réseau apparaît ainsi comme une des principales figures d’un nouveau mode de spatialisation à travers lequel l’individuation des références et des modes de consommation culturels s’articule à la dimension collective d’un projet de maîtrise des réseaux d’échanges. Ainsi, c’est en générant des circulations urbaines, en exerçant un effet d’attraction à l’échelle de l’agglomération, en attirant d’autres types de clientèle que la nouvelle « boucherie halal » actualise la dimension de centralité immigrée propre à la place du Pont. Et en favorisant ainsi la mobilité des personnes, des biens et de l’information, le « halal business » focalise non seulement un déplacement du partage entre privé et public qui situait dans la sphère du privé les pratiques religieuses et les références identitaires, mais aussi un marquage du territoire par des caractéristiques culturelles et ethniques associées à des fonctions urbaines d’approvisionnement et de communication. La vitrine d’une authenticité halal s’articule en effet à des espaces de communication qui relient la place du Pont à d’autres lieux d’activité, dans le quartier ou à l’échelle de la ville, par le biais des itinéraires urbains d’usagers mais aussi par celui de réseaux sociaux ou de « communautés d’interprétation » qui se territorialisent en désignant de nouveaux modes de rapports entre le local et le global.
32Chemin du Mont-Pilat, un autre commerce est en crise : celui d’une communication locale fondée sur l’omerta qui a permis longtemps à chacun de s’accommoder des autres et de s’opposer aussi à une mise en ordre public des espaces collectifs résidentiels. Ce régime du secret et de l’invisibilité concertée a été remis en question par un excès de débordements : incivilités chroniques, montée de la psychose sécuritaire, rumeur publique d’une dérive « mafieuse » ou « suicidaire » des banlieues. La mixité d’usages des espaces communs ayant été contestée par des formes d’appropriation trop manifestes, la question de la cohabitation est devenue centrale et les discours publics se sont faits plus menaçants contre les jeux d’appropriation et les conflits qui en résultaient.
33Des expériences d’organisations associatives tentent alors de disputer le monopole des espaces intermédiaires aux squatters de cages d’escaliers et autres contemplateurs d’arrière-mondes. Leur question est stratégique : comment, d’une logique de refuges identitaires, passer à une perspective des espaces intermédiaires comme instances de qualification de l’espace public, comme lieux d’élaboration de convictions et espaces de mobilisation ?
34Ces groupes militants construisent leurs rôles d’abord sur la scène locale des quartiers, mais en s’appuyant aussi sur des réseaux régionaux ou nationaux. La mobilisation s’opère autour de problèmes communs, à travers le choix de réponses circonstanciées en fonction des ressources. Fondée au lendemain des émeutes d’octobre 1990, l’association Agora parvient ainsi concrètement à donner une dimension matérielle aux territoires imaginaires des zupiens et à transformer l’espace urbain en articulant la requalification d’espaces intermédiaires aux modes d’habiter des populations. Des populations telles qu’elles sont et non plus telles que les rêvent les aménageurs.
35A travers la construction de leurs territoires entre la ville et les quartiers, ces logiques de mobilisation accompagnent l’affirmation publique de multiples manières de vivre la ville en valorisant des formes de prise en charge collectives. Au-delà d’une perspective urbaine fondée sur la fragmentation, ces associations de banlieue sont la cheville ouvrière de la reconstruction de lieux communs donnant sens à des expériences partagées. Sans doute ce commun échappe-t-il en partie à ces acteurs associatifs, mais c’est précisément là la dimension urbaine de leur action, « celle qui en fait des acteurs des villes en train de se vivre, des producteurs de mondes éphémères et durables, des traducteurs d’un pluralisme des modes de vie urbains » (Battegay & Boubeker 2001).
36A Vaulx-en-Velin comme place du Pont, ce qui prime ainsi c’est moins la permanence de relations culturelles que des dynamiques de mobilisation qui permettent de redéfinir un rapport au local, comme un effet de milieu s’inscrivant dans la société urbaine. Certes l’espace peut être vécu comme lieu d’enfermement, de repli, ou de redéploiement, mais il se construit aussi à travers une capacité à renouveler des formes d’ancrage, des parcours à la fois singuliers et collectifs qui utilisent les localités comme des étapes au-delà de ports d’attache. A une problématique statique de l’origine et de l’appartenance se substitue ainsi celle du devenir et d’un imaginaire de l’espace local comme déploiement. C’est ainsi que le dualisme nomade-sédentaire se retrouve dans une variété de situations où chacun peut passer d’un rôle à l’autre. Une perspective de l’« émigration extérieure » (Sennett 1992), faisant de la précarité une vertu, au-delà des marqueurs sociaux entre ici et ailleurs : territoires circulatoires (Tarrius 1992) de lieux et de mémoires sur lesquels s’articulent des réseaux d’échanges, mouvements constitutifs de formes sociales au-delà des sédentarités, brèches, interstices, intervalles ou zones transitionnelles à travers lesquels des passages s’effectuent.
37Les représentations géographiques sont ainsi bouleversées par la formation d’un espace à géométrie variable et à caractère discontinu. L’ancrage comme lieu de référence n’est plus en contradiction avec le fait d’être à la fois « d’ici et d’ailleurs » car le changement d’espace et la mobilité peuvent aussi être la condition de l’investissement local. Être à la fois « d’ici et d’ailleurs » en connotant des espaces relais de références qui servent de repères spatiaux et chronologiques à des parcours individuels comme à des itinéraires collectifs.
Conclusion : « De l’émigration extérieure »
38L’espace commerçant de la place du Pont ou les territoires imaginaires des « zupiens » de Vaulx-en-Velin apparaissent comme autant d’espaces relais à travers lesquels des activités diverses parviennent à composer des relations de proximité et des relations à distance. C’est une perspective des espaces intermédiaires qui s’ouvre ainsi à travers une imbrication de liens et de lieux, différentes strates d’expériences exposées qui toutes se réfèrent à l’au-delà d’une communauté et à la nature des intervalles constitutifs d’un monde d’apparences concertées : ce qui n’est pas simplement commun dans un voisinage ; ce qui ne se limite pas à l’héritage dans un rapport aux origines. Au-delà de la figure de l’étranger3 qui, depuis les travaux de Simmel et ses héritiers de Chicago, reste emblématique de l’espace public (et du principe de réserve qui caractérise celui-ci), une autre posture frontière serait celle de l’« émigration extérieure ». « L’immigration extérieure », figure de l’espace intermédiaire comme espace d’engagement qui mêle distance et proximité, invisibilité et mobilisation, qui rend l’inconnu familier.
39Il faut partir d’une capacité de l’acteur à sortir de ses niches d’adaptation, à toujours parier sur « le miracle d’un chemin », à perpétuer un nomadisme référé, bâtisseur de portes et de ponts reliant des univers fragmentés en perpétuelle guerre de sécession. Des portes comme des frontières où l’acteur se tient, d’où il choisit de franchir le seuil vers le monde. Un monde comme lien intérieur de ce qui apparaît, comme lieu de mise en scène et en intrigue du sujet, comme instauration toujours en voie de s’accomplir pour échapper à l’alternative binaire du dehors ou du dedans.
40Il faut partir d’une expérimentation de l’acteur qui joue sur l’ambiguïté de son identité pour se tourner vers l’extérieur plutôt que de se replier sur soi, pour chercher une solution, un passage qui défie les autres, les interroge. C’est le contraire du voile d’ignorance ou d’une indifférence mutuelle des passants : une interpellation qui refuse la séparation et proclame le vivre ensemble, sans illusion sur une quelconque réciprocité des perspectives. Mais c’est en ce sens que la part de communauté portée par le ou les groupes sujets de cette dynamique ne va jamais sans un principe essentiel de la modernité, la civilité, ce principe de socialisation qui élargit les liens de voisinage au lien social, ouvrant les cadres restreints du local à une perspective d’ouverture au monde social comme une conscience de l’universel. Mais, loin du ton policé des civilités des Lumières, le porte-parole de l’« émigration extérieure » aborde les étrangers avec rage ou fureur, car l’hostilité est une dimension essentielle d’un vivre ensemble où les différences ne seront jamais abolies.
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Références bibliographiques
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Notes de bas de page
1 Le terme « zupien » est une autodénomination, parmi d’autres, des adolescents de banlieue.
2 Pour Louis Dumont une hiérarchie ouverte est une combinaison de perspectives de différents niveaux dont l’unicité au niveau supérieur est liée à des distinctions au niveau inférieur en termes de complémentarités ou d’oppositions. La confusion de ces niveaux bute sur l’aporie de l’identité et de la différence alors même que, dans une perspective de la hiérarchie ouverte, un processus de différenciation interne n’altère pas le cadre global et permet de multiplier les emboîtements. Suivant cette conception, on peut comprendre les espaces intermédiaires comme une hiérarchie de constructions sociales qui s’organise de façon créatrice à travers un jeu d’interactions entre différents niveaux. La hiérarchie ouvre en effet sur la possibilité d’inversions et, au delà d’un certain seuil, l’espace se retourne et devient autre tout en restant le même. Dumont illustre ce changement de perspective lié au passage d’un niveau à l’autre en citant l’exemple du seuil de la maison kabyle selon Pierre Bourdieu : « Sitôt le seuil franchi, l’espace se retourne, les orients s’échangent. Comme si le seuil était le centre de symétrie, ou plutôt d’homothétie entre l’espace extérieur et l’espace intérieur à la maison, inversé par rapport au premier » (Essais sur l’individualisme, Le Seuil, 1983, p. 249).
3 L’étranger hésitant toujours à la croisée des chemins, à la frontière de l’ancien et du nouveau comme un « social bègue ».
Auteur
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