L’inconnu familier, les interactions dans les parties communes d’un immeuble lyonnais
p. 209-230
Texte intégral
1Considérer les espaces intermédiaires sous l’angle de leur statut dans les ensembles résidentiels ou de leur morphologie n’est sans doute pas la bonne voie pour renouveler l’analyse de ces espaces. C’est pourquoi nous avons adopté une autre approche qui, en privilégiant leurs propriétés sensibles, se propose de partir de leur manifestation aux limites de l’espace public, pour remonter à leur construction sociale et à leur rapport avec la morphologie des lieux, en resserrant notre objet sur les espaces communs d’ensembles résidentiels. La première partie de cet article vise à identifier des caractéristiques qui permettront de cerner les contours de la notion d’espace intermédiaire tels qu’ils se donnent à percevoir dans l’espace public de la rue comme espaces de pratiques. Dans la deuxième partie, en rapportant ces caractéristiques aux espaces communs résidentiels, il s’agit de comprendre leur fonction dans le vivre ensemble résidentiel en construisant la figure de l’inconnu familier qui, selon nous, distingue l’espace intermédiaire de l’espace public auquel est plutôt attachée la figure de l’étranger ou de l’intrus. Dans une troisième partie nous abordons leur dimension normative et esquissons un débouché à ce travail en évoquant ses implications pour la dimension institutionnelle de la gestion résidentielle.
Les espaces intermédiaires aux limites de l’espace public
2Quelques immeubles de taille moyenne et sans âme s’intercalent entre les bâtisses qui conservent à ce tronçon de la rue C. son allure de faubourg où s’entremêlent habitats, bureaux, entrepôts, petites fabriques et ateliers. La rue est doublée d’une impasse desservant des maisons-ateliers délaissées par les artisans du métal et de la soie. Divisions en lots lors de successions, cessions et changements d’affectation d’usage ou remembrements ont bouleversé les fonctions des cours, jardins, passages et appentis. Au cours des trente dernières années, des populations précarisées, immigrés d’origine marocaine notamment, se sont installées, rejoignant une population juive originaire d’Afrique du Nord, des anciens ouvriers et artisans restés dans le quartier et qui accueillaient déjà une population « rotative » d’étudiants, de jeunes couples, tandis que les immeubles des années 1970 ont attiré des familles de classe moyenne. Depuis cinq ans, cependant, dans le mouvement de rénovation du centre-ville situé à proximité, le quartier est l’objet d’une action spéculative. De nouveaux types de résidents s’installent en saisissant les opportunités créées par cette période de transition pour aménager des lofts.
Visibilité des pratiques et construction d’une altérité familière
3Plusieurs lieux d’activité socioculturelle, commerces et lieux de culte de la communauté juive jalonnent la rue, de sorte que l’activité est rythmée par les fêtes religieuses et les pratiques rituelles qui alternent ou se confondent avec les rythmes quotidiens – trajets domicile-travail, horaires d’école ou de marché, pratiques de voisinage, etc. – dans un jeu de signes distinctifs, de codes, de contrastes qui participent d’une théâtralisation de la distance à autrui.
4C’est ainsi à un jeu réglé d’évitement et d’ajustement que l’on assiste, qui révèle des usages différenciés des espaces – trottoirs, jardin public, porches et parvis, etc. – selon les générations, les groupes sociaux, le genre d’activité (socioculturelle, professionnelle, domestiques, etc.). Les groupes se décomposent et se recomposent et donnent à voir les mêmes personnes dans des postures et des attitudes différentes selon les moments ; de sorte que les distances entre ces personnes se révèlent porteuses d’une quête furtive de familiarité. La recherche inconsciente d’un visage, d’une silhouette connue, participe de l’élaboration d’identités collectives sensibles, identités de perception, construites dans la réflexivité et la chronicité des usages quotidiens.
5Mais dans ce mouvement, qui apparaît comme une spatialisation des temporalités des différents groupes, c’est aussi une combinaison à la fois fluctuante et récurrente d’agencements de l’espace de la rue qui s’établit.
6C’est ainsi que la multiplicité des fonctions de la rue C. se révèle à travers la prégnance de territorialités infralocales. Bien que le centre d’activités culturelles T., par exemple, se trouve privé d’espace de dégagement par l’étroitesse de la rue, son porche et les trottoirs alentour n’en sont pas moins le lieu d’un rituel d’affirmation sociale qui voit les pratiquants se rassembler en petits groupes au sortir du culte, comme ils le feraient sur un parvis, avant de se disperser dans la ville selon un faisceau d’itinéraires. Cependant, cet espace, aux contours immatériels, entre forme réticulaire et marquage des lieux, se caractérise aussi par des tensions. Si celles-ci sont physiquement inscrites dans l’espace – des barrières antistationnement et un dispositif de vidéosurveillance ont été installés après une tentative d’attentat en 1995 –, ce dispositif de veille est surtout un dispositif à forte implication sociale qui polarise l’espace de la rue en mettant à l’épreuve les rapports entre la communauté juive et les populations alentour.
7La rue est aussi marquée par d’autres types de polarisation dont les frontières et les repères résultent des pratiques qui s’y déroulent quotidiennement et qui participent d’un esprit des lieux. Ainsi par exemple, cet effet de champ qui émane des abords de l’entreprise A. où deux jeunes femmes réalisent des travaux de secrétariat à façon pour une clientèle variée, composée essentiellement d’hommes – médecin, laveur de vitres, ingénieur, etc. – que leur rapport avec ces deux femmes a rapprochés. Dans leur manège, une sorte de langage populaire originel semble avoir été inventé, langage verbal mais aussi gestuel – on s’interpelle à vive voix, avec des gestes de grande proximité – qui ne perd rien des accents et des expressions propres à chacun, mais qui au contraire en fait des composantes essentielles du langage du lieu en l’affranchissant des hiérarchies associées aux codes de leurs milieux respectifs.
8D’abord greffée au pas de porte du bureau, cette atmosphère de complicité a fini par traverser aussi la rue par l’entremise du chef du quai de l’usine d’en face qui a su aménager une place aux clients d’A. dans l’accord préexistant entre l’usine et les habitants alentour quant à l’usage du quai de livraison comme réserve de stationnement disponible aux heures creuses et la nuit.
Seuils et portes
9Au-delà des ajustements entre des pratiques professionnelles ou rituelles et des pratiques habitantes ou résidentielles, c’est l’importance des portes et des seuils qui apparaît ici, en ce qu’ils sont les points autour desquels se distribuent les territorialités et les temporalités de la rue.
10Ainsi en est-il de cette porte massive du n° 39, en fer forgé, ornée de vers à soie et de feuilles de mûrier, vestige d’une épopée locale des artisans soyeux et de leur rencontre avec les artisans du métal. Comme toutes les portes donnant sur la rue, elle est le plan d’une transition essentielle, lieu d’un mouvement entre ombre et lumière, entre intérieur et extérieur, mais aussi, dans ce cas, entre antérieur et actuel. Car, par son style, elle symbolise l’époque d’un ancrage local du métier et de ses valeurs notabilières, où la territorialité du corps de métier excédait le local pour rejoindre l’espace-temps des traditions et, par là, une forme de cosmologie qui transcende le local en lui donnant un sens au-delà des conditions sociales.
11En ce sens, cette porte de la rue C. est le vestige d’un type révolu d’articulation du local au global mais aussi de ses transformations successives à travers lesquelles s’est forgée cette sorte de pragmatique du destin qui associe au-delà d’eux-mêmes, parmi les gens de la rue, ceux qui y ont une antériorité, ouvriers au long cours, rapatriés, immigrants. Mais elle est aussi le vestige d’un ordre social régissant les rapports entre privé et public ; rapports autrefois structurés par les corporations et leurs hiérarchies et inscrits dans l’espace public et l’habitat par des signes d’appartenance et des places assignées. A la différence d’aujourd’hui où le jeu des signes distinctifs procéderait plutôt de combinaisons individuelles variées, de logiques de milieux sociaux, de logiques de mise en scène de soi, d’affirmation ou d’expression d’identités culturelles. Soit un jeu d’acteur impliquant un autre type de rapport entre privé et public, beaucoup plus anonyme, dont les codes ne sont pas inscrits dans les murs.
12Les portes d’immeubles résidentiels actuels s’ouvrent alors sur des espaces communs, dont les usages, au-delà des règlements d’immeubles, sont régis par un construit collectif, sans qu’un ordre supérieur ne s’impose plus comme ordre a priori, même s’il s’y exprime une histoire résidentielle qui intervient autant que la morphologie des lieux dans la construction des rapports de voisinage.
Ambiances d’immeubles
13Par les portes d’immeuble, c’est donc un rapport entre ce construit collectif intérieur et l’espace public qui s’établit, à travers des livraisons de bouffées d’ambiances intérieures qui empiètent sur le trottoir et la rue.
14Ce sont d’abord des qualités sensibles qui sont perçues. Odeurs des allées, où l’on pressent la cave, senteurs culinaires qui caractérisent les immeubles anciens où couloirs et escaliers, non séparés, relient tous les étages entre eux, au contraire des immeubles récents dont les espaces communs sont toujours segmentés par des portes, sas d’escaliers réduits aux services et dessertes d’ascenseurs dans des couloirs sans lumière du jour. Sons qui s’échappent dans la rue lorsque s’entrouvre la porte, résonance grave de ces structures anciennes, amplifiant les cris d’enfants et les bruits d’escalier ; ou au contraire, sons étouffés et secs qui signalent l’encaissement des allées, les bas plafonds, la couverture synthétique des murs. Visions fugitives lorsqu’on passe en marchant devant l’allée ouverte, ombres et lumières, crépis décatis, traces des peintures Art déco ou réfection encore luisante des bâtis anciens ou, au contraire, espace aseptisé des nouvelles résidences, éclairées et ouvertes au regard par de grandes baies vitrées. Partout des plantes vertes, mais dans l’ancien, elles relèvent d’un art de vivre des habitants, tandis que dans les immeubles récents, elles émanent d’un travail sur l’image, et sont parfois de simples artefacts.
15Mais ces bouffées d’ambiance sont aussi faites des attitudes des gens, de leur manière d’entrer et de sortir, de la densité de peuplement ; de leurs rythmes tels qu’ils se manifestent au seuil des résidences et par lesquels les mondes de l’intérieur, les mondes ménagers, s’ouvrent à la rue, l’occupent. Par le jeu de circulations et de relations de voisinage, ces modes d’extériorisation se confondent avec des ambiances d’immeuble, suggérant que la morphologie des lieux contribue à rendre possibles ces manifestations publiques de la familiarité.
16Dans la plupart des rez-de-chaussée de la rue, volets et rideaux clôturent les ouvertures, ne laissant filtrer que les sons et la nuit, les brusques variations de lumière des télévisions. Seules dénotent les grandes baies vitrées des nos 39 et 41 sans volets ni rideaux, signalant l’installation d’aménageurs de lofts dont les attitudes et les modes d’habiter spécifiques introduisent des changements dans l’ordre négocié des espaces intermédiaires. En livrant ainsi leur intimité au regard des passants, les habitants des lofts leur imposent de choisir entre une attitude d’évitement et le désir de satisfaire leur curiosité. La rue se trouve ainsi durablement marquée par ce débordement de l’espace privé. Débordement d’un type particulier, cependant, puisqu’il ne se manifeste ni par une contrainte physique ni par une présence directe, mais au contraire, par une présence en retrait, que l’on perçoit, pris au piège (la nuit plus encore que le jour lorsque le faisceau de lumière saisit le passant), comme attiré par un leurre dans un dispositif de capture où voir c’est d’abord être vu. Cette aliénation du regard à ce qui s’impose à la vue est précisément le signe du franchissement d’un seuil par lequel on quitte l’espace public pour pénétrer dans un espace ordonné selon un mode obligé de réciprocité qui caractérise une dimension privative de l’espace. Ici, cependant, le passant est privé de la réflexivité d’une interaction.
17Les usagers de la rue les plus affectés par cette nouvelle contrainte ont, semble-t-il, été ceux qui fréquentent le centre T., situé juste en face de ces nouveaux habitats. Car le spectacle d’un domaine d’intimité familiale en vis-à-vis d’un lieu de prière a, pour eux, quelque chose de choquant.
Éléments caractéristiques des espaces intermédiaires
18A l’appui de ces exemples, sans doute peut-on avancer qu’un premier trait caractéristique d’un espace intermédiaire est d’être l’espace où un groupe, qui peut être de circonstance, se réunit autour d’une pratique qui fait sens pour ses membres et qu’ils inscrivent dans l’espace en se mettant en scène sous le regard des autres, en se rendant disponibles à leur action. C’est moins le contenu des pratiques qui importe alors que leur ajustement négocié à un espace fréquenté par d’autres. C’est un espace de reconnaissance réciproque qui se construit, sans qu’il s’agisse d’exiger une réciprocité de perspective. L’exigence de réciprocité ne porte ici que sur les modalités de coprésence. Mais l’ordre qui s’impose dans ces espaces intermédiaires n’est pas un ordre de juxtaposition ou de succession régi par le respect de règles et de normes fixées a priori ou en fonction de la morphologie ; ils apparaissent avant tout comme des espaces d’accomplissement de pratiques collectives. C’est précisément cette dimension d’accomplissement qui contribue à la qualité du vivre ensemble et qui affecte des qualités civiles aux espaces intermédiaires, des qualités co-construites avant d’être vécues par leurs effets de régulation. Au-delà d’une mise en visibilité de pratiques dans des espaces-temps, c’est la façon dont la visibilité est prise en compte comme une dimension constituante de ces pratiques qui est ici essentielle. Car la visibilité affecte les identités elles-mêmes et, en un sens, la civilité apparaît comme la co-construction d’un ordre expressif des identités individuelles et collectives.
19Dans cette perspective des espaces intermédiaires, l’autre n’y prend pas place à travers la figure de l’étranger comme dans une conception citadine de l’espace public, mais plutôt comme inconnu familier ; l’espace intermédiaire pouvant être conçu comme l’aire de validité d’une figure d’inconnu familier. C’est précisément à la construction de cet individu familier dans les espaces communs résidentiels que nous consacrons la deuxième partie de ce texte.
20Mais il s’agit aussi de souligner une autre caractéristique des espaces intermédiaires que nous révèle cette première investigation, c’est leur nature avant tout sensible, immatérielle, qui implique les facultés perceptives et aperceptives par lesquelles on accède à la densité de l’espace-temps. Pénétrer un espace intermédiaire, c’est en effet franchir un seuil perceptif par lequel on accède au niveau d’imbrication des pratiques et de l’espace, où celles-ci ne sont pas seulement localisées mais apparaissent comme constituantes de l’espace, tandis que, symétriquement, la morphologie et les qualités sensibles des lieux, leur historicité, rendent possibles ces pratiques et les connotent.
21Cependant, ici, la dimension de seuil revêt en même temps une autre signification. Elle traduit le passage entre des ordres qui régissent des rapports sociaux (ordre de la maison, ordre de la pratique religieuse collective, ordre socioprofessionnel). Soit un passage comportant un caractère rituel qui s’inscrit dans l’espace en s’attachant à des repères symboliques existants ou en en fixant de nouveaux. La porte, le seuil ou le parvis apparaissent comme autant de frontières qui sont cependant fluctuantes et perméables, qui diffusent en amont et en aval, car s’y greffent des pratiques de transition entre ces différents ordres. Pratiques de regroupement et de dispersion devant le centre de culte. Gestes et mimiques pour se faire une façade civile avant de franchir le pas de la porte palière ou bien, au contraire, rituel d’entrée dans la maison au retour du travail, où les scènes de commensalité jouent un rôle essentiel.
22Pénétrer un espace intermédiaire, c’est ainsi pénétrer dans l’espace-temps d’une configuration (ou d’une transition de configuration) propre à un ou des groupes pour lesquels le rapport à l’autre intrant est codifié. Les modes de codification dépendent notamment de la composition sociale de groupes et de l’histoire de leur expérience collective, comme c’est le cas, par exemple, pour le groupe des clients de l’entreprise A. que nous avons présenté précédemment.
L’inconnu familier comme figure des espaces communs résidentiels
Ordre collectif de coprésence résidentielle
23Ainsi, la disponibilité au temps des lieux est au cœur même des sociabilités résidentielles, selon les rythmes quotidiens des espaces communs (cycles domicile-travail ou « heures creuses », moments des activités ménagères, des jeux d’enfants, etc.), et dont les modalités (langage, distances ou attitudes d’évitement, style de convivialité) varient selon les relations affinitaires, les rapports générationnels, le statut social des interactants, les personnalités, entre formes de civilité passives et actives. Civilité passive dans les espaces communs résidentiels lorsque, par exemple, on compte sur l’autre pour préserver la distance dans ce temps de latence qui permet de passer de l’intérieur à l’extérieur ou l’inverse ; civilité active lorsqu’on compte sur l’autre croisé dans l’allée pour se montrer réceptif à une marque de convivialité, sans autre perspective, cependant, que de consacrer ce lieu de rencontre quotidienne comme lieu commun ; civilités actives et passives contribuant ensemble à établir ce degré de familiarité par lequel on se reconnaît dans un espace commun.
24Ces civilités participent d’un ensemble plus large de pratiques qui se combinent pour donner une tonalité particulière aux espaces communs, tout au moins lorsqu’ils présentent certaines qualités morphologiques (quand les volumes des espaces communs facilitent la rencontre et suscitent les attitudes de coprésence tout en comportant des aires de dérobades, des paliers et coursives, etc.). Au-delà du cercle des résidents, ces pratiques impliquent, en effet, un large éventail d’usagers, amis, agents de services publics ou d’entretien, clients, représentants, qui se signalent par des attitudes et des signes qui déterminent l’attitude qu’il convient d’avoir avec eux.
25Ces différents types de fréquentation impliquent un travail d’habilitation de la part du collectif résidentiel. Si celle-ci est donnée d’emblée aux agents qui disposent d’une certification publique dont ils portent généralement l’insigne en même temps qu’ils en adoptent les attitudes typiques, en revanche, pour les autres, une certification doit d’abord être apportée par le résident chez lequel ils se rendent. Dans le cas d’un architecte, par exemple, une plaque peut suffire à cette certification, dans la mesure où elle renvoie à des normes publiques d’usage que la clientèle est censée adopter. Mais, à défaut de référence à de telles normes, la certification qu’apporte un professionnel atypique l’engage moralement devant le collectif résidentiel ; comme ce musicien qui reçoit des élèves en répétition et dont les pratiques de pas de porte sont non seulement des pratiques de séparation ou d’accueil mais aussi des pratiques de certification par lesquelles il normalise les usages attachés à son activité et obtient l’habilitation du collectif résidentiel pour ses élèves. Dans cette mesure, le travail d’habilitation-certification est non seulement un travail d’introduction mais aussi de coproduction de normes et de règles d’usage.
26Ainsi, ce sont des ordres de coprésence possibles de l’autre qui se succèdent ou s’entremêlent dans les espaces communs résidentiels et qui orientent les sociabilités. Par leurs manières codifiées d’être aux lieux, de s’adresser aux gens, d’entrer dans les foyers et, symétriquement, d’accueillir l’intrant, soit par les ficelles du métier qu’ils mettent ainsi en œuvre, intrants et résidents participent ensemble d’une familiarité impersonnelle des lieux, dans laquelle chacun peut alors introduire sa part d’improvisation dans les relations. Cette part de créativité est une action mutuelle, par nature intersubjective, par laquelle se rencontrent virtuellement des univers disjoints et qui fait la qualité du moment, qui lui donne sa tonalité, comme le feraient des variations rythmiques et thématiques autour d’un thème musical. Mais le style et la tonalité des civilités et des relations de voisinage ne résultent pas seulement d’une succession d’interactions en face à face rythmées par le quotidien. Ils procèdent aussi d’une expérience collective par laquelle s’établit un ordre de coprésence résidentielle, ordre de nature essentiellement expressive.
Disponibilité des lieux à l’imaginaire
27Cet ordre expressif, pour autant qu’il constitue un objet reconnaissable et distinguable parmi d’autres, n’est cependant ni homogène ni uniforme. Les lieux particuliers, comme la cour du n° 41 ou encore l’impasse, apparaissent comme sièges de processus d’agencement variés, générationnels notamment. Plus qu’une succession de temps dédiés aux différentes générations ou catégories d’usagers, c’est une recomposition de l’espace qui se déploie en fonction des configurations de coprésence. Ainsi en est-il lorsque, dans la cour, les adolescents pratiquent des jeux acrobatiques qui relèvent de la parade rituelle sous le regard des résidents – dès lors impliqués dans la scène –, jeux qui ordonnent en même temps un ensemble d’indices dont la signification échappe en dehors de ce manège, petit tag, galet posé sur une margelle, rond de craie, etc. par lesquels les adolescents marquent les lieux de leurs rituels et qui indiquent que cette scène ne saurait se limiter à l’espace de la cour ; laquelle, en réalité, n’est pour les adolescents qu’une étape dans un parcours urbain.
28De telles pratiques ne sont pas sans rapport avec les qualités morphologiques des lieux. Si la cour du n° 41 semble sans attrait ni caractère, il y circule pourtant comme un fond d’âme attaché à des signes, à des objets hétéroclites (anneaux ou crochets de fer encore scellés aux murs, etc.), à des bribes architecturales qui font de cet espace le creuset de mémoires passées qui, pour peu qu’on y prête attention, peuvent être saisies comme une matière à refonder un monde imaginaire. Car il s’y manifeste à la fois une densité de présence et une part d’inachèvement, un certain degré d’abandon à l’usure du temps (la présence d’appentis, les fissures) sur lequel se greffent des traces de transformations actuelles (nouveaux câbles électriques, baies vitrées restaurées, traces de jeux d’enfants, etc.), dans un confinement qui attribue à la cour une valeur symbolique de creuset. Autant de caractères qui marquent les lieux de la présence des autres passés et actuels, mêlant des styles et des agencements qui indiquent non seulement le chevauchement d’époques mais aussi la combinaison d’intentionnalités variées des habitants des lieux. Soit autant d’indices que les lieux peuvent être régis par un ordre collectif attentif à préserver leur disponibilité à différentes entreprises imaginaires de configuration.
29Comme les enfants ou certaines personnes âgées qui vivent là, ceux qui s’installent dans les habitats donnant sur la cour affectent de croire à cette signification des indices et, par cet acte de foi, créditent les autres usagers de la cour d’un engagement mutuel. Dans cette mesure, ces signes et ces caractères se conçoivent comme prédisposition des lieux à un ordre de réciprocité.
Intime sous le regard des autres
30Dans la pratique, les résidents du 41 utilisent la cour selon les usages dédiés (garage des vélos, dépôt des poubelles, espace de circulation entre le bâtiment donnant sur rue et le bâtiment donnant sur l’impasse, etc.) avec les rites d’interaction – évitements, ajustements, marques de politesses – propres à un petit monde de voisinage résidentiel. Pourtant, en rester à cette lecture ne rendrait pas compte de l’atmosphère spéciale qui règne dans cette cour, ni de pratiques inhabituelles qui s’y donnent à voir : circulation en tenue semi-intime sous le regard des autres, interpénétration sonore des espaces privés, flânerie sur les margelles, soit des mises en visibilité de postures et de scènes intimes d’une façon qui suscite habituellement des attitudes de pudeur, des réactions d’offense, la fermeture des portes et rideaux, etc. Ici, pourtant, jusqu’à une certaine limite, ces pratiques ne semblent entraîner aucune de ces attitudes.
31Dans ces moments, la saturation de la visibilité est telle que l’image de l’autre semble ne plus être que réflexive. Elle se détache si complètement de celui qui se donne à voir qu’elle paraît ne plus appartenir qu’à l’univers quotidien de celui qui la voit, univers qui ne peut subsister que si les autres s’y effacent si bien qu’ils y soient des inconnus, abandonnant leur image à autrui, cet abandon étant la condition pour qu’autrui les intègre dans son univers en tant que personnages familiers.
32L’inconnu familier se manifeste ainsi comme figure d’une proximité vécue où le voisin de cour devient considérable par une opération qui, après l’avoir conduit à s’extraire de sa propre image, le fait se réincarner dans l’espace-temps imaginaire du creuset de la cour. Car ces images ne sont pas seulement abandonnées à autrui, elles sont des figures habitées qui réalisent le pacte de réciprocité scellé sur la disponibilité des lieux aux entreprises imaginaires de configuration des gens qui les habitent.
33Un monde décalé se construit, parallèle à celui des statuts et des rôles prescrits, mais qui n’est pas moins un domaine de l’action réelle où chacun habite les figures par lesquelles le petit monde de la cour s’établit comme monde commun.
34Entrer dans cette sorte d’espace-temps, habiter une figure, c’est opérer un saut qualitatif qui modifie le regard. Mais ce passage n’est pas donné. Il exige d’adopter une posture d’observateur à laquelle on ne peut accéder qu’en comptant sur les autres pour qu’ils se livrent au regard contemplatif ; mais c’est aussi, symétriquement, se percevoir soi-même comme étant regardé, comme habitant le lieu des autres au regard desquels on abandonne sa propre image. C’est pourquoi le lieu de la cour est celui de l’ambivalence de la figuration, dans une tension entre un ordre du quant à soi et un ordre de la communion.
35D’un côté la cour est territoire de la règle et du rôle, et donc d’une esthétique de la figure de style : jeune premier au look rappeur, ouvrier retraité tiré à quatre épingles, bobo à l’allure altière, composant leur paraître comme s’ils ne cherchaient dans le regard des autres que le reflet de leur propre image de citadin d’un monde extérieur, franchissant les espaces communs comme des espaces normés et réglés.
36D’un autre côté, la cour est lieu de l’involution, où le monde dionysiaque anime entièrement l’espace lorsque la voix du père ordonne les lieux ; lorsqu’un râle d’amour s’évade des persiennes ; lorsque chante un enfant affairé à ses jeux ; lorsque la vieille femme s’attarde à humer l’air du temps ; ou quand les murs résonnent du parler italien, de l’arabe ou du français, comme accents de terroirs qui investissent l’espace, en harmonie avec un monde qui prend réalité dans l’agencement des lieux.
37L’harmonie des lieux procède ainsi à la fois d’une sorte de contrat social, et d’une forme d’engagement commun dans la préservation de la figure de l’inconnu familier, seul véritable personnage des lieux, en constituant la densité.
Figures du double et invisibilité collective
38C’est donc d’abord un travail collectif de figuration qui caractérise l’expérience du groupe par laquelle se construit la communauté résidentielle et, au-delà du confinement de la cour, les figures que produit ce travail visent à rendre les personnages réels acceptables en tant que résidents ou intrants avec lesquels on peut entretenir des relations normalisées.
39Ainsi, cet exemple du locataire du n° 41 qui ne répondait jamais aux marques de politesse. Au-delà des réactions d’agacement et des jugements premiers, la persistance de ce voisin à ne pas souscrire aux règles minimales de l’étiquette affecta l’idée même que chacun se faisait des qualités du vivre ensemble dans la résidence, affectant en retour l’image de soi. Cette situation fut vécue de manière si préoccupante qu’elle fit bientôt l’objet de conversations, au-delà du simple commérage, où l’on vit que, tout se crispant sur la situation, chacun cherchait à contourner le problème. Par une pratique bien naturelle lorsqu’on est privé de l’échange avec le sujet de la discussion, chacun supputait quelque raison qui pût expliquer ce comportement. On tenta bien de l’affubler de quelques perversions, de l’ériger en figure de l’homme louche, etc., mais aucune de ces réponses ne semblait satisfaire le souci de préserver les qualités du vivre ensemble. Si bien que la plupart des gens finirent par envisager ce personnage avec une certaine compassion ; comme si les résidents, à travers leurs conversations de voisinage, tout en le dénigrant, se devaient de le représenter sous ses aspects positifs pour envisager positivement leur propre appartenance au collectif résidentiel.
40Ainsi, c’est par la médiation de la figure construite par le collectif que s’opère l’intégration de ce locataire ; ce mode d’intégration indiquant que l’activité collective de figuration est constitutive du collectif résidentiel, et que, si cette activité constitutive implique des formes de débat ou de conversation, elle s’opère surtout dans l’accomplissement de pratiques collectives dans les espaces communs.
41Cependant, une catégorie de figures tient une place importante, celles qui incarnent le double, soit les figures de la duplicité, de la trahison, de la mauvaise foi ou du camouflage… Ainsi, ce copropriétaire, descendant d’une famille implantée dans le quartier de longue date, d’un abord aimable et rigoureux sur les questions de copropriété, mais qui se révéla un jour être aussi un receleur de meubles dans l’entrepôt dont il disposait dans l’immeuble.
42C’est ici l’expérience collective du silence qui apparaît déterminante : tout le monde savait en réalité (ou feignit d’avoir su lorsque les faits furent exposés au grand jour). De sorte que cette figure du double semble avoir une fonction particulière dans la pragmatique de la coprésence. Car, à travers elle, se fixent les termes d’un accord sur l’invisibilité collective, accord sur la triade du non dit, non vu, non entendu quant aux pratiques individuelles des résidents, déterminant par conséquent ce qui relève ou non de la juridiction morale du collectif résidentiel.
43D’autres figures attachées à des personnages d’immeubles ont une fonction de différenciation entre l’espace public et celui du collectif résidentiel, comme la figure de ce propriétaire de loft dont l’une des activités est le casting publicitaire, et dont on pouvait voir le portrait chaque jour sur les panneaux publicitaires 4 5 3 d’une banque du quartier, tandis qu’il bénéficiait d’une remise de charges de copropriété en échange d’un temps de travail consacré à gérer les poubelles et entretenir les espaces communs.
44De la même manière, il est des personnages dans les deux immeubles du 39 et du 41 dont les figures délimitent les juridictions morales du privé et du collectif de coprésence résidentielle. C’est le cas par exemple de cette jeune femme qui travaillait dans un bar du quartier de « mauvaise réputation », mais qui était « très aimable et polie » même si « sa manière de s’habiller en disait long sur sa vie ». La jeune femme ressemblait à la Marilyn Monroe des photos les plus populaires, sortant le dimanche matin, en peignoir blanc décoré de froufrous roses, perchée sur des claquettes dorées à talons hauts, pour promener son caniche nain. Lorsqu’il lui arriva d’être victime d’invectives ou de dénigrement dans les parages de l’immeuble ou même d’être suivie jusque dans l’allée, elle fut défendue par les résidents. Mais ce type d’événement donna aussi lieu à des discussions contradictoires (« Elle n’avait qu’à faire un autre métier ! Oui mais ça ne nous regarde pas, si tout le monde se mêle de la vie des autres, ça deviendra invivable… »). Et même si la cause pouvait sembler d’emblée acquise, il aura fallu que sa situation soit d’abord débattue pour qu’elle prenne place dans le collectif résidentiel, car à travers ces différentes figures du double, dans une dialectique de positif et du négatif, de la compassion et de la culpabilité, de l’inclusion et de l’exclusion, ce sont les fondements collectifs des relations de voisinage et des usages qui s’actualisent.
45Ainsi, le collectif résidentiel se construit-il de proche en proche dans son activité collective de figuration, en déterminant à la fois les limites morales de son action et le point d’équilibre des tensions éthiques suscitées par les événements de voisinage.
46C’est aussi la réputation de l’immeuble qui se joue dans ce travail de figuration. Où l’on peut percevoir que c’est sur un mode dialectique que la question de la réputation se pose aux résidents, opposant par exemple, d’un côté le souci collectif de préserver l’intégrité du collectif en préservant celle de la jeune femme, et de l’autre côté, le souci d’appartenir à un collectif résidentiel de bonnes mœurs au regard de critères moraux courants. Tous les résidents ne posent pas ce dilemme de la même manière, et si les tensions éthiques que vit chacun d’entre eux trouvent une contrepartie dans la participation à la construction des conditions de félicité de la coprésence résidentielle, c’est seulement dans une certaine limite, au-delà de laquelle tout peut basculer.
47Le sentiment que cette limite est franchie de manière récurrente peut alors conduire à plusieurs types d’attitudes. Ceux qui en ont la possibilité peuvent décider de quitter les lieux, particulièrement les copropriétaires occupants qui, en plus du malaise qu’ils ressentent, perçoivent souvent les traits moraux du vivre ensemble comme des indices de valeur immobilière de leur habitat. D’autres peuvent abandonner la scène collective. Cet abandon peut se traduire soit par une posture d’indifférence et un usage strictement utilitaire des ressources et des moyens communs, soit par un repli du résident sur son monde, dans une posture d’endurement, comme ce fut le cas par exemple pour les anciens résidents de l’immeuble lorsque les opérations d’un marchand de biens et l’arrivée des aménageurs de loft, puis de plusieurs locataires se conjuguèrent pour déstabiliser leur position.
Ordres d’interdépendance
48Le petit monde de la résidence fut en effet projeté dans un nouvel ordre d’interdépendance dont les fondements communs se révélèrent d’un tout autre type que ceux sur lesquels étaient basées les anciennes manières.
49Dans ce changement, les anciens réalisèrent confusément que leur monde n’était plus fait que d’une collection de récits biographiques sans autre instance de référence qu’une histoire ouvrière qui ne laissait pas de s’épuiser, de se dissoudre dans l’ancienneté, tandis que la nouvelle configuration résidentielle leur apparaissait menaçante tant elle ne reposait sur aucune autre perspective partagée par les résidents que le fait de résider dans le même immeuble.
50Les perspectives des aménageurs de loft eux-mêmes n’étaient pas homogènes, entre logique sédentaire pour les uns (les lofteurs qui s’installent durablement) et logique nomade pour les autres (ceux pour lesquels l’aménagement d’un loft est une technique de gestion de leur propre mobilité, conciliant cadre de vie et facilité de revente). Perspectives différentes aussi, pour ceux qui se sont saisis d’une occasion de duplex modernes à prix accessibles et pour ceux qui se sont installés là parce qu’ils avaient des attaches dans le quartier ou y pratiquaient des activités socioculturelles ou communautaires.
51Dans ce type de configuration, la cohésion résidentielle repose alors moins sur une conscience commune liée à la similitude de condition et à une histoire partagée sur lesquelles se construit le sentiment d’un droit de suite, que sur la conscience individuelle et le jugement personnel ; et le collectif résidentiel se construit d’abord sur la scène des rapports de civilité dans les espaces communs, dans la régulation implicite des usages, en amont de toute forme construite de rapports de voisinage. Ici, plus encore que dans l’ordre fondé sur une solidarité de similitude sur lequel reposaient les anciennes manières, les pratiques d’habilitation et de certification s’avèrent déterminantes.
52La première vague des aménageurs de loft eut un rôle décisif dans la phase de transition qui permit le passage entre ce qui apparaît comme deux types d’ordre de coprésence radicalement différents. Ces ménages, en effet, se trouvèrent en position d’établir un lien entre les anciens et les nouveaux arrivants, à la fois parce qu’ils partageaient avec les nouveaux une perspective pragmatique des usages, et parce que, plus encore que les anciens résidents, ils étaient détenteurs d’une mémoire de lieux (mémoire ravivée lors de négociations sur les transformations d’usages d’espaces communs aux abords des lofts, mémoire actualisée aussi à travers l’inventaire des successions par les notaires lors de l’acquisition…, mémoire locale aussi, réveillée par les pratiques que leur attachement pragmatique aux modes de vivre ensemble populaires les a conduits à mettre en œuvre : enquêtes sur la situation du quartier avant acquisition, pratiques de commensalité lors des travaux d’aménagement des lofts, etc.).
La fonction de transfert des espaces intermédiaires
53C’est ainsi qu’une part des anciens codes et normes d’usages fut conservée. Cependant une telle conservation ne procède pas à proprement parler d’une logique de transmission ni même d’une prévalence de l’ancien sur le nouveau dans la refondation (le nouvel ordre ne s’est pas reconstruit sur l’ancien), mais plutôt d’une logique de transfert d’un ordre de coprésence donné à un autre.
54Que l’on considère le plan diachronique ou synchronique, cette fonction de transfert apparaît comme caractéristique des espaces intermédiaires en tant que lieux où s’opèrent des transitions entre différents ordres ou entre différents espaces-temps.
55Sur le plan diachronique une illustration en est donnée par le transfert d’anciens codes et normes d’usages dans l’actualité. Dans un autre registre, c’est aussi un transfert diachronique qui s’opère dans les reconfigurations des espaces communs résidentiels liées à l’installation des aménageurs de loft. Dans leur logique de patrimonialisation, reliquats architecturaux (verrière de la cour, par exemple) ou anciennes structures techniques des anciens ateliers (poutrelles de treuil) sont maintenant intégrés dans le design et l’esthétique fonctionnelle des lofts et de leurs abords. Dès lors, ces reliquats – pour ceux qui sont encore visibles de l’extérieur – ne sont plus entièrement « libres de droit d’interprétation ». La nouvelle esthétique en force le sens, soulignant l’inversion du collectif et de l’individuel qui s’est opérée dans le passage entre un temps passé où les identités collectives, socioculturelles et socioprofessionnelles se trouvaient au centre des rapports urbains et des modes d’habiter dans ce type de quartier populaire, et un temps présent où ces rapports et ces modes participent d’une forme atomistique d’organisation dont la cohérence n’est jamais perceptible que de manière située, à travers des formes localisées d’agencement du privé et du public.
56Sur le plan synchronique, les fonctions de transfert se situent principalement dans le travail collectif de figuration par lequel les codes et les normes d’usages en vigueur dans les différents mondes sociaux des résidents participent non seulement à une expressivité spécifique dans les espaces communs, mais aussi à une production normative propre au collectif résidentiel.
57Cette fonction de transfert est ainsi au cœur du processus d’élaboration d’un accord collectif sur les modalités de coprésence, accord qui non seulement repose sur une pluralité de normes permettant à chacun de se reconnaître et d’agir, mais qui établit aussi la rencontre de mondes sociaux à travers une construction expressive toujours originale, au-delà d’un simple agencement de codes et de normes importées.
58C’est ainsi que l’élaboration de cet accord de coprésence permet la réalisation, dans un espace commun, de pratiques qui prennent par ailleurs un sens spécifique pour ceux qui les mettent en œuvre. L’espace commun apparaît comme le lieu dans lequel le collectif des gens qui le fréquentent s’entend sur les figures typiques et les modes de visibilité et de mise en scène permettant à chacun des participants d’exercer ses modes d’habiter, de circuler, de se rendre chez un résident, etc., bref de fréquenter les lieux communément sans pour autant partager les perspectives dans lesquelles ils les fréquentent. Le répertoire de figures sur lequel le collectif s’entend et que les participants du collectif résidentiel peuvent adopter (figure du client, du patient, de l’ami pour ce qui est des extérieurs habilités ; et les différentes figures de résidents entre personnage public et privé, entre nomade et sédentaire, etc.). Ce répertoire, donc, permet l’articulation de l’espace commun avec des mondes sociaux différents sans pour autant les fusionner ; il permet l’articulation des espaces communs avec des lieux et des modes de vie urbains variés sans pour autant en faire une unité.
59Cette construction de figures dans les espaces communs s’opère dans un rapport d’emboîtement-inversion des espaces-temps résidentiels et des espaces-temps où se déploient les différents mondes sociaux : ces mondes sociaux s’expriment à travers la figure qu’un usager habite dans les espaces communs résidentiels et, en retour, en trouvant appui sur le collectif résidentiel, chaque usager construit pour une part son rapport aux mondes sociaux dans lesquels il s’inscrit.
60Par exemple, c’est à travers les interactions quotidiennes et les pratiques de pas de porte que, en jouant de sa position de locataire, le militant des associations socioculturelles juives du quartier apporte sa certification aux gens qui fréquentent son logement et obtient leur habilitation par le collectif résidentiel. Il transfère ainsi des normes, des codes et des usages en vigueur dans ce milieu socioculturel vers l’espace commun résidentiel, dans lequel ils prennent cependant une signification propre au regard de la fonction de transition des espaces résidentiels entre intérieur et extérieur, entre la maison et la rue, entre privé et public, etc. En retour, il s’appuie sur la figure de résident construite par le collectif résidentiel dans cette fonction de transition pour inscrire sa pratique militante dans la proximité (contribuant de ce fait à l’ancrage local de la communauté juive).
61Ainsi l’opérateur de transfert est-il la figure construite par le collectif résidentiel.
62Une propriété remarquable de cette fonction de transfert est la dualité de l’espace-temps sur laquelle elle repose. Tandis que le commun se loge dans les espaces-temps du figuré (dans les modes de mise en visibilité, dans la mise en scène de la vie quotidienne, dans la construction d’une familiarité des lieux, etc.), la pluralité des normes et l’établissement d’une distance dans la proximité permettent en même temps une multiplicité de perspectives et une étanchéité des mondes sociaux.
63Cette dualité des espaces-temps – dualité du figuré et du donné-dans- la-situation (statut, milieux sociaux des uns et des autres, diversité des horizons d’attente, des styles et modes d’expression, des rythmes et des rituels, etc.) – semble indissociable de l’ambivalence des espaces intermédiaires pris comme espaces de pratiques, entre public et privé ; ambivalence dont elle semble être la transposition dans l’espace et le temps.
64Ni complètement privés ni complètement publics, ni appropriés ni entièrement anonymes, les espaces intermédiaires apparaissent communs à un ensemble d’usagers qui se construit comme collectif dans des pratiques de reconnaissance mutuelle. Cependant cet ensemble reste toujours partiellement indéterminable, comme si, paradoxalement, l’indétermination ultime du « Nous » qui régit un espace intermédiaire était une condition d’accomplissement de son caractère commun. Cette indétermination du « Nous » apparaissant selon le cas comme une indétermination du nombre (ni nombre fini déterminé par une clôture sur les propriétaires ou les résidents de droit, ni infini dans une fusion dans l’espace public) ou comme une indétermination des formes de manifestations (entre forme visible et forme de l’énoncé).
Productions normatives et instances délibératives
Éthique de la réciprocité et éthique de la régularité
65Dans la pratique, les usages des espaces communs résidentiels, de la cour, de l’impasse, etc. font aussi l’objet de conflits ; et l’ordre de coprésence apparaît en tension permanente entre une éthique de la réciprocité, qui privilégie l’engagement mutuel, et une éthique de la régularité, au sens d’un rapport d’intentionnalité en conformité à la règle conçue comme cadre d’entendement commun. C’est-à-dire d’un rapport qui renvoie à la fois à la régularité comme temporalité et au droit de suite que produit le temps long ; à la primauté de la règle en tant que texte ; au jugement moral sur la régularité des pratiques au regard des us et coutumes.
66Cette tension apparaît tant dans les usages courants que dans les affaires de propriété et de droit d’usage.
67Dans les usages courants (fermeture des portes d’allée, bruit, usages de la cour, etc.), c’est moins à l’opposition entre ces deux perspectives éthiques qu’on assiste, qu’à la redéfinition constante des termes de leur équilibre. Où l’éthique de la régularité tend à moraliser les usages, et par conséquent les espaces, tandis que l’éthique de la réciprocité tend à les démoraliser au profit des formes implicites de l’entente.
68En revanche, quand intervient le droit de propriété et ses dépens, comme le droit de suite, éthique de la régularité et éthique de réciprocité trouvent rarement à se concilier. Ainsi cet exemple où un résident acquit un bien comprenant un appentis dans la cour en plus de son logement au rez-de-chaussée. Celui-ci était utilisé par un habitant de l’immeuble qui en avait l’usage sans acte ni titre depuis plusieurs années. Plus porté à l’entente qu’à l’application stricte de la règle, et soucieux de ne pas déstabiliser plus encore la position des anciens résidents malmenés par les changements survenus dans la copropriété, le propriétaire décida de maintenir cet usage.
69Mais après deux années il advint qu’il dut vendre son bien. Considérant le problème de l’appentis, il conclut que l’acquéreur devrait s’entendre comme il l’avait fait lui-même, à l’amiable, et n’en fit pas mention lors de la vente. Mal lui en prit puisqu’une fois la vente conclue, l’usager se montra peu régulier et refusa fermement de libérer l’appentis. Outre l’inventaire des questions juridiques que souleva ce problème, notamment le non-respect par le vendeur de la clause « libre de toute occupation », l’un des notaires observa : « C’est très ennuyeux, monsieur, vous auriez dû traiter le problème dans les règles. Car non seulement vous transmettez la charge de le résoudre à votre acquéreur, mais celui-ci ne dispose pas des moyens de le traiter car il n’y a plus d’accord tacite qui vaille, votre entente avec l’usager de l’appentis ne se transmet pas à votre acquéreur. Cet usager n’est tenu par aucun accord moral. Pour lui, seule la règle compte aujourd’hui, qu’il invoque en affirmant un droit de suite, ce qui nous renvoie au juridique. De plus, la situation est maintenant conflictuelle, ce qui obère les chances d’un règlement à l’amiable et va compliquer les relations de voisinage de l’acquéreur. »
70Si les tensions qui se manifestent dans les espaces communs relèvent parfois de l’arbitrage des instances collectives (assemblées syndicale des copropriétaires, etc.), elles renvoient plus fréquemment à une gestion diffuse de la plainte et à des rapports épistolo-réglementaires impliquant des tiers accrédités (le syndic, le notaire, etc.) dont l’art de faire consiste, bien souvent, à enrayer suffisamment l’instruction pour que les régulations de voisinage aient le temps de faire leur œuvre réparatrice. C’est d’ailleurs de cette manière que fut finalement traité le cas de l’usager irrégulier. Cependant le nouveau propriétaire dut pour cela faire preuve d’un grand discernement, en dissociant les scènes et les temporalités du contentieux et les rapports quotidiens, conservant une attitude civile à l’égard de l’usager irrégulier, ce qui était une épreuve d’autant plus difficile qu’il ne pouvait éviter de le voir utiliser son bien, puisque l’appentis se trouvait juste devant ses fenêtres sur cour.
71C’est ainsi qu’une politique de la règle se conduit non seulement à travers les procédures, mais aussi à travers des rapports de civilité, des scènes de justification, des palabres, etc. où s’exerce et se forge en même temps une science du vivre ensemble qui est d’abord une science de l’étiquette reposant sur l’ambivalence des figures, sur le double jeu qu’elles autorisent.
Au-delà d’un dispositif de règles et de prescriptions normatives, un régime de civilités
72Ainsi, la régulation sur le mode de l’énoncé de règles et de normes d’usages n’est finalement qu’une modalité particulière de stabilisation du collectif résidentiel parmi l’ensemble plus vaste de ses productions normatives, qu’il s’agisse des pratiques d’habilitation et de certification, des modes d’ajustement ou d’évitement, des formes de gestion de la plainte, de palabres ou encore du travail collectif de figuration, etc., toutes modalités qui concourent ensemble, en normalisant les rapports, à la recherche d’un équilibre. Concernant aussi bien les rapports quotidiens que le règlement des contentieux, ces modalités impliquent différents niveaux de formalisation (modalités de mise en scène de la vie quotidienne, construction de figures typiques, styles de convivialité, stratégies d’évitement ou de négociation, etc.) et d’instances (relations affinitaires, instances propres à des groupes sociaux, générationnels, conciliabules improvisés, etc.) qui participent ensemble à l’établissement et à la régulation d’un régime de civilités. Si les modalités de détermination de ce régime de civilités ne relèvent pas d’un formalisme de débat ni de cadres institués comme l’assemblée de copropriété, elles n’en constituent pas moins, dans leur conjugaison, un espace délibératif qui porte sur des registres variés inaccessibles à l’instance de copropriété ou ne relevant pas de sa compétence (c’est dans cet espace, par exemple, que se requalifient les anciens modes de relations de voisinage déstabilisés par les changements, et non pas dans les instances de copropriété).
73Tout autant que l’écart à une règle formelle, les attitudes qui fragilisent ce régime de civilités peuvent être vécues par des résidents comme des attitudes irrégulières. Mais, contrairement à un rapport de stricte conformité à la règle, le rapport du collectif résidentiel à la régularité est un rapport dynamique, tendu vers la recherche d’un accord sur les conditions de félicité de la coprésence, de sorte que le régime de civilité évolue constamment pour atteindre un optimum qui n’est cependant jamais réellement stabilisé.
74Car, en pratique, l’accord s’élabore en situation et les espaces résidentiels se définissent par les pratiques qui s’y tiennent, et non l’inverse ; les modes d’ajustement ou de négociation, de même que les différents types de mise en scène des rapports quotidiens, apparaissent comme des modalités d’accomplissement de pratiques collectives qui ne sont finalement rien d’autre que les modalités d’élaboration des termes de l’accord de coprésence.
75La production normative du collectif résidentiel comporte ainsi une dimension d’apprentissage, dans la récurrence des rythmes quotidiens, où le collectif supporte le travail d’adaptation des intrants et leur effort d’assimilation des codes et des usages, tout en se formant lui-même à travers l’expérience collective de leur reconnaissance. Mais cette dimension d’apprentissage ne mobilise pas seulement des registres cognitifs ou des construits socioculturels. En effet, les processus de refondation qui se mettent en œuvre lorsqu’un renouvellement intensif du peuplement conduit à une transition par un régime de civilités minimalistes (comme ce fut le cas dans l’impasse ou la résidence du 41) révèlent la dimension organique du collectif résidentiel, entre dynamique d’évolution et dynamique d’involution. Les productions normatives apparaissent alors comme le produit d’une conjugaison de modes raisonnés ou construits d’interaction et de modes spontanés par lesquels s’exprime une corporéité de la présence aux autres et aux lieux, impliquant autant la sensitivité que les facultés sensibles, dans une tension permanente entre attirance innée vers l’autre et construction sociale du rôle et des appartenances.
76C’est ainsi, en quelque sorte, un dispositif de reconnaissance de forme qui se construit (les postures et les attitudes de l’autre déterminent l’attitude qu’il convient d’adopter) pour lequel les productions normatives constituent un répertoire programmatique (ou un répertoire de partitions que chacun jouera dans les différentes scènes), sur lequel se compose une part d’improvisation.
77Sur un autre plan, l’étude des processus de restauration et de refondation montre aussi que dans les phases de transition où le régime de civilités est réduit au strict minimum, le modèle normatif de référence, c’est-à-dire la trame sur laquelle s’élaborent de nouvelles modalités de coprésence, est celui de l’espace public.
78Il résulte de ces remarques que si l’un des traits marquants de la production normative dans les espaces résidentiels est bien son caractère autogénératif, c’est-à-dire qu’elle ne répond pas d’abord à des impératifs extérieurs à la dynamique interne du collectif résidentiel – ce qui peut permettre de parler d’effet de milieu –, il n’en demeure pas moins que l’expérience résidentielle est toujours rapportée à un extérieur plus vaste et polysémique, l’espace public de la ville, où les normes prennent in fine leur signification ; de la même manière que la dimension diachronique de la formation du collectif résidentiel ne se situe pas seulement dans la chronicité du quotidien ou l’activation d’une mémoire d’immeuble, mais s’inscrit plus largement dans un processus permanent d’interprétation et de réécriture, par les citadins, de l’histoire urbaine du quartier.
Instances délibératives, entre visibilités et énoncés
79D’un point de vue institutionnel, le collectif résidentiel, en tant qu’il établit un ordre expressif de coprésence résidentielle, apparaît ainsi comme une instance tout aussi décisive que l’instance de copropriété, présentant les propriétés remarquables de tendre à abolir les distinctions statutaires entre propriétaire et locataire, et de s’élargir aux extérieurs habilités.
80Même lorsque le domaine résidentiel est clôturé, par un Digicode par exemple, c’est-à-dire lorsque le rapport à l’extérieur habilité est virtuellement un rapport entièrement contrôlé, celui-ci n’en reste pas moins une figure déterminante qui structure le collectif résidentiel en tension avec l’extérieur. Car, même en tant que tiers absent, l’extérieur habilité contribue pour une part à définir l’horizon commun des résidents, propriétaires occupants et locataires, qui partagent avec lui une expérience du vivre ensemble résidentiel.
81Le rapport entre ces deux instances, la copropriété et le collectif résidentiel élargi au tiers habilité, est fait d’emboîtements mutuels, à travers lesquels l’ordre de l’énoncé (le droit et le réglementaire) capture l’ordre du visible (l’ordre expressif de coprésence), et réciproquement.
82Bien que l’ordre de l’énoncé finisse toujours par l’emporter, c’est seulement en des moments précis qu’il s’impose, par exemple lors d’opérations de vente ou lorsqu’une réunion de copropriété formule quelque additif au règlement de l’immeuble et se munit des moyens de le faire appliquer. Dans l’intervalle de temps qui sépare ces moments, c’est sur un régime de civilités que repose le vivre ensemble et ses régulations ; régime qui relève de l’instance informelle du collectif résidentiel et qui est avant tout un régime de visibilités.
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