Des gated communities à la française ?
Les résidences fermées toulousaines
p. 145-167
Texte intégral
1L’aire urbaine toulousaine se caractérise aujourd’hui par une des plus fortes croissances démographiques de France avec pour corollaire un développement considérable de la production de logements. Cette ville, souvent décrite dans la presse régionale et nationale comme « cité chérie des nouvelles technologies », attire une population jeune et active, hautement qualifiée, désignée sous le vocable de « classe moyenne supérieure » : cadres, ingénieurs, techniciens, chercheurs, etc., liés à l’activité aérospatiale.
2Ce contexte d’expansion urbaine et ce profil de peuplement constituent une aubaine pour les promoteurs immobiliers qui peuvent tester ici des concepts innovants, des formes urbaines dites nouvelles qui s’inspireraient – mais cela reste à démontrer – de l’expérience nord-américaine de la gated community (Blakely, Gail & Snyder 1997 ; Lazar 1999 ; Davis 1997). Effectivement, force est de constater que le paysage urbain toulousain se couvre depuis le début des années 1990 d’« ensembles résidentiels » constitués d’un ou deux voire trois bâtiments, chacun proposant de dix à vingt logements, souvent implantés autour d’une piscine et séparés de la voirie urbaine par des clôtures grillagées. Clôture et internalisation de services d’ordinaire produits et gérés par la puissance publique (piscine, police) seraient les symboles de cette américanisation de la production urbaine toulousaine récente.
3Mais suffit-il d’une clôture et d’une piscine pour être en présence d’une gated community ? D’ailleurs à quoi ressemblent ces gated communities ? Cette forme urbaine présente surtout deux aspects : elle est sécurisée et privée. Ce type d’habitat urbain organise en effet une fermeture physique par rapport à la ville – ou aux villes – environnante(s) qui se manifeste par des barrières, des portails automatiques commandés à distance (de son chez-soi), des interphones (visiophone), des sas d’entrée, mais aussi parfois, pour les exemples les plus novateurs et situés essentiellement en Amérique, par la mise en œuvre de services aux habitants. Il peut s’agir évidemment de services liés à la sécurité : vigiles sur place ou virtuellement présents par l’intermédiaire de caméras autorisant le contrôle à distance des aires de stationnement, des entrées et des sorties ainsi que des espaces collectifs. L’objectif est bien de se protéger par des systèmes techniques et humains des « agressions » de la ville en s’enfermant à l’intérieur d’un espace dissuasif. D’autres services ne relevant pas de cette catégorie de la sécurisation sont aussi observés : blanchisserie, salles de sport, piscines, crèches. Ce dernier ordre d’innovations peut s’interpréter comme un mouvement d’internalisation qui indique une privatisation de certains services publics. Dans le premier type de services – ceux liés à la question de la sécurité des espaces et des personnes – la ville, conçue comme hostile, doit être tenue à distance, alors que dans le second type – les diverses prestations – c’est la ville qui vient au-devant des habitants de ces lieux, mais une ville particulière, une ville filtrée, sélectionnée selon les affinités et/ou les choix collectifs des copropriétaires.
4Enfin, dernière caractéristique après la fermeture et la privatisation, ce modèle urbain se définit aussi comme le lieu d’une homogénéité sociale construite. On connaît les villes de personnes âgées qui excluent les jeunes (cas de Sun City en Arizona) ou les « villes de riches » en référence à ce que l’on peut observer notamment en Argentine (Thuillier 1999, 2002) ou au Brésil ou encore des villes high tech (cas de Celebration géré par Disney). La ville apparaît dès lors comme enclose, protégée et autogérée, archétype de la notion de « ville émergente » dont Yves Calas et Geneviève Dubois-Taine (1997) nous disent qu’elle est « appréciée aujourd’hui comme le lieu d’un possible maintien de valeurs familiales, de recentrage sur la sphère domestique, […] de la liberté des choix individuels, d’une vaste latitude d’autoréalisation ». Michel Conan estime que cette ville spatialiserait concrètement la théorie de la « Doctrine de l’espace dissuasif qui traduit la réduction d’un problème social mal défini [le sentiment d’insécurité] par un problème technique nettement circonscrit [la fermeture] » (Conan 1998). Il s’agirait en somme d’une production urbaine venant en droite ligne d’une conception panoptique de la vie urbaine. Enfin, cette forme urbaine permettrait de satisfaire le sentiment contemporain de défiance et de retrait à l’égard du politique par l’organisation d’unités autogérées et indépendantes des structures politiques et urbaines traditionnelles.
5Ce modèle urbain serait en fait, et en résumé, l’anti-modèle de la ville européenne (ou américaine classique (Simmel 1984), qui se caractériserait, elle, par sa capacité à autoriser l’aléatoire, la rencontre imprévue avec l’autre, les brassages de populations aux caractères hétérogènes. Fondamentalement, ce mouvement de privatisation de l’espace de proximité par sa sécurisation poserait la question de la légitimité d’une régulation des espaces publics par la puissance publique qui se verrait confisquer en quelque sorte cette mission au profit d’intérêts privés. Cette forme urbaine poserait aussi le problème, soulevé par Marie-Christine Jaillet (1999), d’un risque de « sécession urbaine » de la part de ses habitants qui manifesteraient ainsi, par ces opérations « d’autoenfermement », leur défiance à l’égard des politiques quant à leur capacité à organiser au mieux de l’intérêt général et de leurs intérêts en particulier la coexistence de tous sur le territoire communal et notamment au sein des espaces de voisinage.
6Cet anti-modèle – parce que conçu comme favorisant des dérives antidémocratiques, répressives et individualistes – serait incarné en France par ces ensembles résidentiels qui commencent à essaimer aux pourtours des grandes villes et dont Toulouse constituerait l’un des exemples les plus marquants.
7On notera d’emblée que ces dispositifs résidentiels ont en commun, par-delà une pluralité morphologique certaine, de relever d’un même statut juridique : celui de la copropriété. Ce sont en effet ces nouvelles copropriétés fermées présentant des degrés de services variables (de la simple clôture avec interphone aux services à la personne de type garderie pour enfants ou salle de sport intégrée avec ronde de nuit par des maîtres-chiens) qui focalisent le parallèle avec les gated communities au sens d’unité urbaine autogérée en marge de la puissance publique.
8Les copropriétés résidentielles en général, et pas seulement celles qui rappellent les gated communities, sont des lieux où s’entremêlent espaces privés et espaces collectifs. Ces espaces nous intéressent car ils sont susceptibles d’une appropriation collective pouvant être l’objet d’arbitrages entre différentes catégories d’habitants, entre différentes rationalités, et surtout parce qu’ils permettent de réfléchir à ce que ces communautés fermées sont censées, du point de vue de leurs détracteurs, prendre à la rue, à l’espace public.
9Par ailleurs, les gated communities seraient à la fois l’archétype d’un système de gestion d’un espace idéal, parce que pratiqué entre personnes se ressemblant a priori, mais corrélativement, cet enfermement aurait un coût élevé en termes de lien social, de relation des citoyens à la cité. Or, ces formes récentes de la copropriété nous semblent autant caractérisées par un système subtil de seuils successifs qui relie l’espace privé à l’espace public, en passant par des espaces intermédiaires, les espaces collectifs, que par une rupture radicale entre privé et public et donc entre soi et l’Autre, comme semble le suggérer l’image de la barrière qui manifeste la fermeture de ces divers lieux.
10La hiérarchisation des espaces, du privé au public en passant par le collectif, correspond à une hiérarchie des usages et des qualités de l’espace. Jean Coppolani (1963) observait que les oustal toulousains traditionnels, comme les immeubles de rapport du xixe siècle ou les hôtels particuliers, ménageaient des espaces de transition entre espace privé et espace public. Ces espaces de transition – cours, porches, entrées, jardins – étaient conçus comme autant de dispositifs de marquages territoriaux codifiant les types de comportements légitimes en ces lieux.
11La question de la négociation des frontières, des limites et de leurs enjeux, se pose non seulement dans les copropriétés de type gated community mais aussi dans les immeubles des années 1960. Ce qui change, entre l’immeuble haussmannien, la copropriété des années 1960 et la copropriété fermée à la française, ce sont les populations visées par des mesures d’exclusion, de mise à distance, et les modalités de réponses proposées. La logique de protection et de fermeture, elle, reste identique, il s’agit de maintenir à bonne distance les êtres de la rue perçus comme hostiles, telle est en tout cas l’hypothèse que nous formulons.
12Enfin, la redéfinition des rapports entre espaces privés et espaces collectifs indivis, qui se joue avec l’invention récente de la forme copropriété fermée et sécurisée et qui constitue une forme nouvelle d’urbanisation particulièrement à la mode à Toulouse, s’opère par l’extension de la catégorie intermédiaire que nous appelons espace collectif en copropriété. Cet élément nous semble constituer une vraie innovation. Mais une innovation qui n’accentue pas forcément le caractère de fermeture ou de communauté exclusive. Il semble en effet – et cette hypothèse reste à vérifier – que la question de l’extension du domaine du privé sur l’espace public relève plutôt en fait de la dilatation des espaces de transition. Ces espaces permettent de tester – autre hypothèse – des frottements « entre soi » des membres de la copropriété dont toute la littérature sur les copropriétés nous dit qu’ils ne sont pas toujours particulièrement simples ni empreints d’une sociabilité fervente. Le cadre spatial et réglementaire de ces espaces d’expérimentation de la relation à l’autre filtre les types d’interactions, rendant celles-ci peut-être moins surprenantes ou inattendues que dans la ville, mais plus orientées vers la recherche d’un accord sur les modalités pratiques de coexistence au sein d’un espace partagé, lequel ne relève ni du champ strict de l’espace public ni de celui de l’espace totalement privé, mais d’une troisième catégorie, médiatrice, et qui serait celle de l’espace collectif en copropriété. Cette spatialisation hiérarchisée du rapport à l’autre fait certainement perdre en spontanéité. Mais elle permet peut-être aussi la socialisation en introduisant une notion de gradation de la distance à autrui en contexte plus ou moins apaisé selon l’endroit où l’on se situe dans cette succession de seuils.
Pour les concepteurs : une pluralité d’intentions
13Si l’on peut avancer l’expression de « modèle toulousain » pour évoquer ces résidences « sécurisées » en copropriété, tant le concept est connu dans la région et parce qu’il y fut initié voici une dizaine d’années, il nous est apparu important de donner une dimension contextuelle à l’étude de ce phénomène en cherchant à comprendre, dans un premier temps, les logiques à l’œuvre dans la production de ces produits résidentiels. Le contexte local de développement de l’habitat dans l’agglomération toulousaine nous paraît en effet un élément déterminant pour expliquer la production de ce type de résidence qui vise tant un public d’investisseurs qu’un public d’occupants dont le profil socio-économique paraît relativement proche.
14Ainsi, cinq copropriétés ont été retenues en fonction de six critères :
- Leur situation urbaine : secteurs cotés de la ville ou à proximité d’un quartier d’habitat social, éloignement ou proximité du centre, de bassins d’emplois, etc. ;
- la taille et la configuration architecturale de la résidence, la mixité de l’habitat (collectif uniquement ou collectif et individuel), etc. ;
- l’ancienneté de construction et le contexte de son implantation et/ou de son intégration à la ville ou au quartier environnant (zac par exemple) ;
- la composition sociale de la population résidente (situation d’homogénéité ou de mixité sociale) et le statut d’occupation des logements (majorité de propriétaires occupants ou de locataires, produit « investisseurs » ou « accédants ») ;
- le type et la qualité des prestations (piscine, tennis, espaces verts, traitement des espaces collectifs, gardiennage, etc.) ;
- et enfin le niveau de fermeture et d’ouverture, de « sécurisation » des lieux, son évolution dans le temps.
15Les promoteurs nous avaient été présentés par divers experts de la scène urbaine toulousaine comme inaccessibles ou peu enclins à évoquer ces résidences sécurisées en raison de la critique parfois violente qu’elles soulèvent tant au sein de la communauté scientifique que des journalistes et des personnalités politiques. En effet, les uns et les autres interprètent souvent ces résidences comme autant de lieux de « régression » de la conception urbaine qui proposeraient des espaces fermés, favorisant le repli des habitants sur l’espace de leur intimité sans relations réelles avec l’environnement immédiat et encore moins avec l’espace public. L’esprit de ces espaces est aussi perçu comme relevant d’une logique qui s’oppose aux récentes mesures législatives1 qui visent à favoriser les brassages de populations. L’homogénéité de peuplement apparente de ces lieux semble effectivement contrevenir à l’esprit de ces lois qui prônent la mixité sociale dans les villes ou des quartiers comme mesure permettant de rompre avec le côté « ghetto » qu’ont pris certains secteurs des grandes agglomérations.
Le promoteur philanthrope
16La première figure du promoteur est celle du « promoteur philanthrope ». Son discours repose à la fois sur une critique sévère de ce genre de résidence et, de fait, sur une sorte de déni : « Je ne fais pas ce que vous dites que je fais. » Connu sur la place toulousaine pour son approche « sociale » du métier de promoteur, il partage la volonté politique de « faire de la mixité sociale », mais reste tout à fait conscient que la marge de manœuvre sur laquelle il peut s’appuyer – entre rentabilité économique et altruisme – est étroite. Ce promoteur a ce qu’on peut appeler une « vraie vision » de ce à quoi devrait ressembler la ville : ouverte mais sécurisante, socialement mixte, patrimoniale…Il tente d’imposer à ses commerciaux chargés de la promotion de ses programmes immobiliers des quotas d’investisseurs ne dépassant pas 60 % afin de permettre l’accession à la propriété des classes moyennes dans les 40 % restants. A cet effet, il propose dans chaque résidence quelques grands logements familiaux (T5 ou T6) ; il « réserve » des logements aux personnes relevant du 1 % patronal. Par ailleurs, il affirme négocier lui-même avec les banques les modalités d’emprunt des candidats à l’accession les moins nantis… Ses arguments pour expliquer les raisons pour lesquelles il construit des résidences fermées renvoient à des contraintes foncières et techniques : « On nous demande (la mairie) de faire de l’urbain à la campagne », c’est-à-dire de construire des villes sur des terrains encore vierges. La fermeture des résidences serait, d’après lui, un moyen de proposer des espaces « oasis » qui évoquent une certaine « ambiance urbaine » dans un environnement pourtant encore en friche parce que non viabilisé par la puissance publique.
Le promoteur avisé
17Ce dernier argument évoqué par le promoteur philanthrope – celui de la contrainte municipale – rejoint le discours du « promoteur avisé ». Celui-ci semble avoir construit son empire immobilier à partir d’une démarche très opportuniste. La toute première résidence « fermée » construite à Toulouse l’aurait été – selon lui – pour des raisons « techniques » : la ville lui aurait imposé de construire deux bâtiments sur une même parcelle et non pas un seul en front de rue, et d’intégrer les espaces collectifs de proximité à la copropriété même, d’en « internaliser » la construction et la gestion en quelque sorte. L’objectif poursuivi par la ville était, bien entendu, de se défausser sur les promoteurs du fardeau financier occasionné par les travaux de viabilisation des friches industrielles ou agricoles : « La seule solution pour que ces parties collectives ne deviennent pas des no man’s land était de les privatiser, donc de les fermer. »
18La volonté de rendre agréable le cadre de vie des futurs occupants – car ce promoteur tient à l’image de qualité attachée à ses produits – l’aurait incité à intégrer aux espaces communs une piscine, puis plus tard un court de tennis, au fur et à mesure de l’élaboration du produit. Celui-ci est désormais réalisé de façon industrielle et standardisée, l’objectif étant de réduire les coûts de production. Il est apparu en outre que le concept a rencontré rapidement le succès, ce qui a conforté son concepteur dans ses choix formels. Ledit concept est devenu très rentable en raison de la maximisation de la valorisation de l’investissement. Par exemple, les rez-de-chaussée (sécurisés par la fermeture de la résidence), qui permettent de surcroît de disposer de jardins privés, sont aujourd’hui très prisés des citadins, alors même que les « rez-de-chaussée classiques ne se vendent pas, ou alors à perte » en raison de leur exposition aux risques de cambriolage. Mais il ne faut pas s’y tromper, ces résidences en copropriété visent avant tout un public d’investisseurs « qui achètent ce qu’on leur propose ! ». Leurs exigences sont en priorité celles de la rentabilité du produit et de la pérennité de sa valeur patrimoniale.
Le promoteur élitiste
19Comme un compromis entre les deux précédentes figures, on trouve celle du promoteur « élitiste ». Sa démarche n’est ni philanthrope (« loger le peuple ») comme celle du premier, ni aussi rationnelle que celle du second. Il prétend avoir longtemps résisté à la facilité de ce qu’il appelle le « tout investisseur ». En revanche, il estime que les produits qu’il avait conçus dans les années 1960 en direction des classes moyennes, alors très mal logées dans les quartiers centraux dégradés du centre-ville ou orientées vers les logements sociaux de la périphérie, faisaient figure d’innovation.
20La nouveauté du concept de résidence « fermée », inspiré à la fois des résidences privées à l’américaine avec un certain niveau de confort et de qualité des prestations (piscine, environnement de qualité où l’espace « à soi » en copropriété, intime, est dissimulé) et des références architecturales à l’Afrique du Nord2, surprend les populations auxquelles il était destiné. Ce sont de fait plutôt les professions libérales, les ingénieurs et techniciens du pôle aéronautique qui sont sensibles à ce qu’il présente comme du logement répondant au désir de villa, mais sans ses inconvénients : « avoir du gazon sans avoir à le tondre ». Ce type de produit permet aussi la proximité des centres-villes délaissés par les classes moyennes en quête du pavillon de banlieue. « Être en ville avec de la végétation » serait en fait l’argument principal de vente de ces résidences qu’il décline désormais sous deux franchises différentes : une pour les populations aisées avec des prestations de luxe (des logements de 200 m2 avec terrasse de 90 m2 qui se négocient aux alentours de 3 000 euros le mètre carré (prix 2002), dans une de ces résidences située dans un quartier résidentiel de l’est toulousain, et une pour les primo-accédants (logement transitoire) et investisseurs. Par contre, il se refuse à faire du « tout investisseur » et plaide en faveur de la mixité de peuplement en proposant dans une même réalisation des petits logements (jusqu’au T3), des quatre et cinq pièces, ainsi que des villas.
21S’agissant de son appréciation sur la qualité urbaine des espaces construits, il dit avoir conçu et percevoir aujourd’hui les espaces collectifs privés comme « le prolongement des logements, de l’espace intime des occupants […]. Ils sont chez eux dès qu’ils passent le portail de leur résidence », ajoute-t-il.
Les golden boy de l’immobilier
22Les moins « inhibés » des promoteurs face aux critiques qui leur sont régulièrement adressées au travers de la presse locale ou au détour de colloques3 sont sans doute ceux qui assument le fait de construire des résidences sécurisées non pas dans le but de produire une forme particulière d’urbanisation, mais pour s’inscrire sur le créneau très porteur des produit défiscalisés, l’immobilier n’étant ici qu’un prétexte.
23Ces « promoteurs » sont plutôt des « golden boys de l’immobilier » qui vendent un produit dématérialisé, totalement « a-spatial ». On observe ainsi des logements vendus comme étant situés « à Toulouse » alors même qu’ils se trouvent à plus de 60 kilomètres de l’agglomération, ce qui à l’échelle de ladite agglomération est considérable mais qui, du point de vue de l’investisseur parisien lambda, peut effectivement passer pour de la très proche banlieue…. Le produit n’est donc rien d’autre qu’un placement au même titre qu’une sicav ou une action, permettant dans un premier temps une défiscalisation, et puis éventuellement ensuite, mais seulement ensuite, la constitution d’un patrimoine de rapport. Les sociétés qui commercialisent ces produits sont structurées autour de réseaux de commerciaux chargés, d’une part, de recruter des acheteurs (des investisseurs) par télémarketing, puis des occupants, essentiellement par petites annonces, car « il faut bien remplir les logements » ! En fait de sécurisation de l’espace résidentiel, on a bien plutôt affaire dans le cas présent à une situation de sécurisation de l’investissement financier par la sécurisation des espaces collectifs et privés.
24Les coûts de gestion étant réduits au minimum afin d’assurer une rentabilité maximale, les prestations proposées aux occupants sont – logiquement – moindres par rapport à celles que l’on peut trouver dans les réalisations des promoteurs précédents. Les publics visés sont les salariés aux revenus équivalant au minimum à trois fois le montant du loyer et les quelques inactifs acceptés sont des étudiants pour lesquels la solvabilité est assurée par l’allocation logement ou par la caution solidaire d’un tiers. La fermeture physique des lieux n’est pas absolue, elle dépend en fait de la localisation de la résidence au sein des différents micromarchés de l’agglomération toulousaine. A Toulouse même, par exemple, la sécurisation est systématique, alors que dans des communes voisines, des programmes sont réalisés sur le principe de la libre circulation, sans que cela rende les produits moins attractifs pour autant, tant du point de vue des investisseurs que du point de vue des locataires. Autrement dit, plus la résidence sera implantée à proximité d’un « espace à risque » (quartier d’habitat social stigmatisé essentiellement), plus le niveau de protection sera élevé.
25Cette première ébauche de typologie des promoteurs permet, si ce n’est d’expliquer, à tout le moins de nuancer les logiques à l’œuvre dans la conception et la genèse de ces résidences en copropriété. Effectivement, si l’impression d’enfermement « entre soi » s’impose à tout visiteur de ces espaces et si la libre circulation des occupants (sans même évoquer celle des visiteurs) paraît soumise à un contrôle social très rigoureux, l’hypothèse de la fermeture des résidences en tant que réponse à un fort désir de se retrouver entre soi ainsi qu’à une volonté explicite d’exclure les autres de son espace « à soi » doit être relativisée à l’aune des propos tenus par les promoteurs. On retiendra que, si la fermeture existe, elle apparaît en fait plus, surtout si l’on suit le promoteur avisé, comme une volonté explicite de créer de la ville dans une « zone4 » que comme la manifestation d’un quelconque repli égoïste sur la sphère de l’intime. En effet, on ne peut nier le caractère « désertique » de certaines zones au sein desquelles il a été demandé aux promoteurs de construire, ou le caractère peu accueillant d’autres territoires où coexistent habitations rares et décrépies et zones industrielles et où les barrières visuelles (végétales pour la plupart) paraissent plus que nécessaires pour créer un sentiment d’urbanité. La fermeture peut s’interpréter aussi, si l’on suit la figure du golden boy, en tant que dispositif spatialisé de sécurisation d’un placement financier. Il s’agit ici de rassurer l’investisseur plus que l’occupant, même si les deux intentions sont mises en œuvre sur le même espace.
Trois résidences « fermées » et « sécurisées » indicatrices d’une pluralité morphologique
26Les résidences retenues ont des profils très différents en raison de leur situation urbaine, de leur peuplement, du niveau et de la qualité des prestations telles que piscine et espaces verts et enfin de leur forme architecturale. Sur les cinq résidences constituant le corpus, trois sont ici présentées.
La citadelle
27Le premier ensemble résidentiel fermé observé se trouve dans le quartier dit « des Arènes » dans un des faubourgs ouest de Toulouse, le long d’un boulevard assez passant et en face d’une véritable barre de logements sociaux à laquelle est également rattaché un foyer de travailleurs migrants. Il partage la parcelle avec une autre unité résidentielle à majorité de propriétaires bailleurs et est, pour sa part, occupé à 40 % par des accédants très exigeants en terme de patrimonialisation5, occupants les logements les plus grands (T5 et T6 en terrasse au dernier étage). Cette configuration lui confère une mixité de fait parmi les occupants et propriétaires tant au niveau des statuts que des générations ou de l’appartenance sociale. Les petits logements (T2 et T3) sont plutôt occupés par de jeunes ménages locataires, en début de parcours résidentiel, généralement sans enfants. Les grands logements quant à eux ont été achetés par des ménages plus « installés » professionnellement (professions libérales, juridiques, etc.), voire retraités, et généralement en deuxième accession. La commercialisation s’est effectuée assez rapidement alors même que les prix pratiqués ne sont pas particulièrement bas (plus de 1 500 euros/m2) et que l’ensemble se trouve bordé par une voie de chemin de fer.
28Cette copropriété de 87 logements, livrée en 2000, a déjà connu des problèmes d’« intrusion d’éléments extérieurs » dans les parkings situés en sous-sol, qui s’est soldée par le vol d’autoradios et d’autres objets. Alors même que l’enceinte qui en assure la fermeture revêt un véritable caractère de rempart (une barrière linéaire de métal de 3 mètres de haut peinte de couleur bleue), les propriétaires ont souhaité équiper les ascenseurs de Digicodes et condamner les accès piétons entre parkings souterrains et immeubles, ce qui n’avait pas été initialement prévu par le promoteur et qui conduit à multiplier les clés pour circuler entre les étages. Cette barrière métallique qui sépare la copropriété de son environnement est d’ailleurs l’occasion d’un bras de fer avec les services techniques de la mairie qui, après en avoir accepté le principe, refusent maintenant de délivrer le certificat d’achèvement des travaux au motif que la palissade serait vraiment trop haute. Par ailleurs, les espaces collectifs sont traités a minima : végétalisation des parkings ratée du fait d’une absence d’arrosage intégré, ce qui en raison du climat toulousain donne un aspect terreux à ce qui devait plutôt s’apparenter à l’origine à un green, jardin d’agrément de la piscine également dénudé faute de budget suffisant… Enfin, contrairement aux résidences du même type, les logements en rez-de-chaussée ne disposent pas de jardins « privatifs », mais seulement de balcons, ce qui réduit leur attractivité. Ces espaces verts de médiocre qualité confèrent à cette copropriété une symbolique orientée plutôt vers le bas de gamme, surtout si on la compare à d’autres résidences morphologiquement semblables.
29Cette résidence apparaît en première approximation dotée d’une structure de gestion mobilisée, réactive et efficace face à des déprédations et à des dégradations des espaces collectifs. Enfin, le litige qui l’oppose aux services de l’urbanisme, sur la hauteur et les caractéristiques de la palissade, constitue un bon prétexte pour faire émerger les argumentations des uns et des autres sur ce qui fonde leur légitimité à agir pour se protéger de l’extérieur ou sur ce qui crée de l’urbanité.
L’oasis
30Conçue par un autre promoteur, cette deuxième copropriété se situe quant à elle sur une commune « à caractère résidentiel » limitrophe de Toulouse, en bordure de « coulée verte », dans un environnement privilégié et à proximité d’un bassin d’emploi « high tech » (Siemens, Motorola, Matra, Storage Tech, etc., entreprises recrutant du personnel hautement qualifié comme Matra dont les salariés sont à 70 % des ingénieurs). Elle est composée de 160 logements répartis en 7 unités qui donnent au site un caractère plus « résidentiel » et permettent de jouer sur l’agencement d’« espaces collectifs d’intimité ». Les barres aux façades uniformes sont en effet totalement exclues des programmes fermés de ce promoteur. Présentée comme résidence modèle (ou « résidence témoin ») par celui-ci, elle fait office de vitrine et a déjà fait l’objet de reportages télévisés sur le thème des résidences fermées qui lui ont valu d’être « visitée » par la suite afin de – présume le promoteur – « tester » le système de sécurité… Ce dernier se résume en fait à un portail électrique avec interphones et à une caméra filmant les entrées et sorties que visionne le régisseur de temps à autre lorsque des incidents lui sont signalés (notamment vols d’autoradio dans les voitures garées sur le parking, voitures en stationnement gênant devant la résidence, etc.).
31Les occupants ne paraissent pas pour autant animés par un souci de protection très affirmé, mais plutôt par la recherche de calme et de sérénité liée à des vies actives au rythme souvent intense. Les espaces verts sont de grande qualité : bien conçus et bien entretenus. La pratique des lieux par les occupants et les allées et venues sont soumises au contrôle aléatoire du régisseur, dont le rôle est à la fois de garantir le bon fonctionnement social (bruit, nuisances diverses, gestion des conflits de voisinage) et l’entretien de la copropriété.
32Les occupants sont dans leur très grande majorité des locataires dont la durée moyenne de séjour est inférieure à deux ans. Les familles sont quasi absentes de cette résidence où les plus grands logements sont des T3 « pour – d’après le promoteur – maintenir le calme dans la résidence ». Il juge les logements en collectif non adaptés aux familles et préfère proposer des programmes mixtes (petits collectifs et maisons individuelles) dès lors qu’il s’agit de loger d’autres personnes que des célibataires ou des couples sans enfants. Parce qu’ils privilégient l’investissement, les petits logements apparaissent, en outre, comme des produits très rentables. Si les accédants sont rares, ils ne sont pas tout à fait absents de cette résidence qui connaît pourtant un taux de vacance de logements très faible.
33Le point saillant à retenir tient ici au caractère paradoxal d’une situation présentant des indicateurs qui, partout ailleurs, seraient considérés comme conduisant à des phénomènes de dégradation. En effet, alors même que le turn over des locataires est important et que le taux de bailleurs reste très élevé, le taux de vacance demeure lui à un niveau très faible qui ferait pâlir d’envie nombre de bailleurs sociaux. Dernier motif d’étonnement : tant les espaces collectifs que les appartements ne semblent absolument pas dégradés.
La chartreuse
34La troisième copropriété retenue diffère dans sa forme des autres résidences étudiées. Il s’agit d’un concept intermédiaire entre le collectif et l’individuel, dit du « Garden Home » : l’appartement avec jardin ou terrasse. Celle-ci se situe en zone urbaine dense, à proximité de l’hippodrome de la Cépière, à l’ouest de la ville, jouxtant un quartier d’habitat social qui défraie régulièrement la chronique judiciaire locale (contrainte) mais bordée sur un de ses côtés par un jardin public (resssource). Cet ensemble résidentiel constitué de quatre unités dites « en chartreuse » est séparé de la rue par une double protection : une barre d’immeuble qui en partage l’assise foncière et un porche fermé par un portail électrique, mais… dépourvu d’interphone.
35Outre l’aspect morphologique qui la rend pertinente dans une approche comparative, cette résidence est intéressante du point de vue du mode de gestion qui a été instauré entre les copropriétaires et la façon dont ceux-ci et le syndic définissent et abordent la gestion des espaces communs. En effet, cette copropriété fait l’objet, depuis sa livraison en 1999, de nombreux litiges avec le promoteur portant tant sur les finitions que sur les modalités de partage des espaces communs entre occupants des quatre unités résidentielles (les « Garden Homes ») et de la barre sise sur la même parcelle. Le point de fixation des conflits repose essentiellement6 sur le respect des places de parking, problème rendu crucial par l’explosion de l’usine azf qui a détérioré les garages, obligeant les occupants qui en disposaient à se garer en dehors des places prévues pour eux… Cet usage jugé « anarchique » de l’espace est, nous le verrons, une constante dans les contentieux entre occupants de ces résidences.
Des implantations qui font débat
36Il nous semble que l’aspect résidentiel7 des copropriétés renvoie bien plus à la façon dont sont agencés les bâtiments et traités les espaces collectifs, au statut donné à l’espace privé et à l’espace public et à la capacité d’appropriation des lieux qui est laissée aux occupants qu’à une simple implantation des immeubles dans une zone résidentielle. Pour preuve, l’implantation sur l’agglomération toulousaine de certaines de ces résidences dans des secteurs ou quartiers peu valorisés où dominent parfois les activités artisanales, en bordure de rocade ou d’autoroute ou à proximité de quartiers d’habitat social.
37La situation urbaine des résidences, si elle est un critère essentiel à leur bonne commercialisation (vente aux investisseurs dans un premier temps, puis mise en location ensuite), induit des différences dans l’occupation sociale qui répondent aux logiques habituelles de peuplement des quartiers d’une ville ou d’une agglomération : proximité des zones d’emploi, taux d’équipement (commerces, services, établissements scolaires, santé, loisirs…), image et attractivité du secteur concerné.
38La cote et la valeur symbolique des secteurs urbains dans lesquels les résidences sont construites déterminent la valeur marchande du bien immobilier. Or celles-ci sont rarement les enclaves sociales décrites et dénoncées par leurs détracteurs ; les catégories de population qui y résident sont souvent proches socio-économiquement de celles qui coexistent dans le secteur environnant, du fait même de la loi du marché. Si l’enfermement physique peut relever d’une volonté de prise de distance symbolique d’avec l’environnement (lorsque celui-ci est jugé hostile par exemple), comment expliquer alors que de tels produits soient érigés dans des quartiers à caractère résidentiel où il serait plutôt de l’intérêt de ceux qui résident dans ces copropriétés fermées de convoiter le statut des habitants préexistants à leur implantation ? Ceux-là mêmes qui, dans certains quartiers de Toulouse, voient d’un mauvais œil l’arrivée de ces nouveaux habitants et de ces immeubles collectifs et tendent à envisager ces résidences comme les futures « copropriétés dégradées des années 2020 » (voir les propos d’un promoteur « réticent »).
39Ces copropriétés fermées ne sont donc pas une forme urbaine aussi univoque qu’il y paraît, et le rempart qui les entoure semble tout autant protéger ceux qui y résident d’un environnement potentiellement hostile que ceux qui y sont extérieurs d’une forme nouvelle de peuplement pouvant être perçue comme « à risque » et déqualifiante8.
40En effet, parmi les résidences que nous avons étudiées, deux se situent en secteur dense de peuplement, dans un faubourg ouest de Toulouse, où coexistent un habitat individuel et de petits collectifs traditionnels (constructions en briquettes) de la première moitié du xxe siècle et des immeubles de grande hauteur construits durant les décennies 1960-1980. L’arrivée de nouvelles résidences collectives en copropriété n’a pas fondamentalement bouleversé l’identité urbaine de ce quartier. Elle a en revanche permis de le revitaliser, et de le rendre à nouveau attractif à une partie de la classe moyenne désireuse de se rapprocher du centre-ville.
41La fermeture de ces deux résidences, outre le fait de correspondre à une mode (donc à une possible attente), répond également à des contraintes urbaines. Les barres sur rue viennent ici s’aligner à l’existant dans un souci de continuité visuelle et donc d’esthétique, et les résidences situées en retrait viennent occuper la parcelle de façon « résidentielle ». Dans le cas des chartreuses, leur architecture semble répondre à une recherche de proximité et de continuité avec les petites villas des rues adjacentes dont les jardins entourent la résidence. Pour la copropriété qui se situe dans le quartier dit « des Arènes », le retrait d’avec l’espace public semble la préserver et la protéger du boulevard qui la dessert, particulièrement bruyant, et la clôture qui a été installée évoque bien plus un mur antibruit qu’une clôture à vocation esthétique. Des seuils successifs semblent avoir été respectés entre l’habitat existant et ces nouvelles constructions de façon à ne pas créer de rupture non seulement dans la trame urbaine, mais aussi dans la configuration sociologique de la population.
42Dans le cas des chartreuses, la barre – autrement dit, la fermeture – n’a pas constitué une plus-value dans leur commercialisation puisqu’elle n’était pas encore construite et que son projet a plutôt été dissimulé par le promoteur. Le seul avantage que semblent y trouver aujourd’hui les occupants est l’isolement phonique de la rue qu’elle procure.
Des dispositifs spatiaux qui suggèrent un marquage social
43Les résidences retenues pour l’étude des diverses formes et modalités de rapports sociaux pouvant se développer au sein d’ensembles résidentiels en copropriété répondent à des critères de variété dans leur conception et leur forme architecturale. Elles mettent en relation de proximité et de partage des espaces collectifs des populations parfois disjointes, parfois semblables.
44Deux ensembles immobiliers regroupent plusieurs copropriétés dont les caractéristiques urbaines, architecturales et sociales diffèrent. Elles revêtent à ce titre un intérêt particulier car elles permettent l’étude de la pertinence des hypothèses relatives à l’enfermement, à l’entre-soi, aux critères de bon ou de mauvais fonctionnement des copropriétés, aux exigences de proximité ou d’homogénéité sociales… Un de leurs points communs est l’implantation sur une même assise foncière de copropriétés conçues et commercialisées selon des modalités et par des promoteurs différents. Autre point commun : deux immeubles dits « en barres » et situés en front de rue sont percés d’un porche et assurent, pour l’une, le passage vers la copropriété et les espaces collectifs situés à l’arrière, pour l’autre, le trajet de sortie obligée pour les véhicules des occupants de la résidence voisine.
45Ces deux copropriétés sont des immeubles de cinq étages chacune, dont un est à usage locatif exclusivement, et l’autre à près de 90 %. Bien que l’entrée soit contrôlée par des interphones, elles ne sont pas perçues comme des copropriétés sécurisées en raison de leur implantation en front de rue très passante. Leur situation urbaine est relativement proche (environ 1 km l’une de l’autre) dans un quartier péricentral de Toulouse.
46Les ensembles résidentiels situés à l’arrière de ces barres sont quant à eux très différents dans leur conception.
47Une des deux copropriétés répond aux critères de définition des ensembles résidentiels « sécurisés ». Elle est constituée de 87 logements, répartis en trois immeubles collectifs de six étages de 23, 31 et 33 logements respectivement et positionnés en quinconce, dans un souci affiché de « résidentialisation ». La taille de la copropriété est en effet considérée par le promoteur, ainsi que par les acheteurs, comme un critère de standing et de garantie de meilleur fonctionnement. Les immeubles de trop grande taille ou trop homogènes dans leur aspect architectural font l’objet de représentations qui tendent plutôt à les associer à du logement social. Le promoteur a donc fait le choix ici de « distinguer » sa résidence de celle qui justement partage la même assise foncière et est destinée aux investisseurs. La sienne vise plutôt un public d’accédants (60 % des propriétaires sont des occupants) et se doit, à ce titre, de correspondre à des goûts et à des attentes différents. Il a donc adjoint aux espaces verts collectifs une piscine et réglementé l’accès de la résidence – qui se fait par une autre rue – par un portail électrique à commande à distance. Or, ces deux éléments sont des espaces communs aux deux copropriétés puisqu’ils se situent sur la partie indivise de la parcelle et constituent, à ce titre, des espaces qu’il s’agit de partager et dont l’usage est régi par des règles faisant l’objet d’enjeux et de réajustements permanents.
48L’autre résidence étudiée, également située à l’arrière d’une des barres, se distingue singulièrement des formes architecturales précédentes en ce que chaque unité est un compromis entre la maison et l’appartement, sorte de maison de ville avec jardin et/ou terrasse, tout cela en retrait par rapport à la rue. Cette copropriété compte 63 logements répartis en 4 unités résidentielles de 15 ou 16 logements chacune et dont la conception, dite en chartreuse, si elle n’est pas nouvelle, est peu répandue dans sa forme contemporaine à Toulouse9. Celle-ci se trouve majoritairement occupée par des accédants (en raison notamment du faible nombre de petits logements, 10 sur 63). L’environnement immédiat est dominé par les espaces verts et la présence de la barre est plutôt perçue par les occupants comme une muraille non souhaitée qui instaure un vis-à-vis et une rupture visuelle. Quelques-uns y voient l’avantage d’un espace les protégeant du bruit et des nuisances de la rue, rarement de potentiels dangers ou entrées d’éléments étrangers à la résidence, si ce n’est lorsqu’il s’agit de véhicules posant des problèmes de stationnement.
49Enfin, la dernière copropriété retenue est un ensemble de 158 appartements répartis en 7 unités de 22 à 23 logements chacune, située dans une commune résidentielle de la périphérie sud-ouest de Toulouse. Les bâtiments ne dépassent pas deux étages, là encore pour des raisons de cachet (argument de vente), mais aussi (argument économique) pour éviter l’obligation d’ascenseur. La résidence se trouve dans un « écrin de verdure » où le potentiel naturel existant (coulée verte) a été valorisé et optimisé par le promoteur qui a su aménager des espaces verts collectifs de grande qualité autour d’une piscine privée et d’un court de tennis. Cet ensemble résidentiel se donne à voir de la rue même si l’accès y est réglementé et contrôlé par un portail électrique dont l’ouverture se commande à distance (principe dit du « bip »). Il constitue une résidence modèle au sein de la société promotrice et la population qui y réside, constituée à plus de 90 % de locataires, est avant tout composée d’ingénieurs, techniciens supérieurs et jeunes commerciaux des entreprises de haute technologie qui se situent à proximité.
50Ces différences morphologiques, si elles ne déterminent en rien les rapports sociaux qui vont se nouer au sein des résidences, présentent toutefois des fonctions sociales distinctes et déclinent des « appartenances » sociales, des statuts socioprofessionnels que le statut commun de copropriété va amener à se rencontrer et à se confronter.
Formes urbaines et fonction sociale
51Les bâtiments sur rue, sans grande originalité architecturale, sont majoritairement occupés par des locataires, plutôt étudiants ou jeunes ménages, donc fortement mobiles, alors que les occupants des copropriétés plus « travaillées » sont plutôt des propriétaires, rarement en primo-accession, socialement plus « assis », vivant en couple, avec comme enfants des pré-adolescents, voire de jeunes adultes en voie d’autonomisation. Si ces deux populations se distinguent en terme de statuts social (étudiants/actifs/retraités) et familial (isolé/famille), d’âge, de modes d’appropriation de l’espace liés à ces moments de la vie (présence ou non d’enfants par exemple) et de statuts d’occupation de leurs logements, elles partagent pour autant la même appartenance à la classe moyenne, les uns étant plutôt en début de parcours, les autres en phase de « consolidation » de leur position socioprofessionnelle. Ces derniers sont ceux qui sont aujourd’hui les plus insécurisés quant à leur devenir et à leur possible ascension sociale. Les métiers qu’ils exercent (professions libérales, commerciaux, cadres de la fonction publique, voire retraités) leur laissent peu de chances de voir leur situation sociale évoluer de façon significative. Leur promotion sociale est faite et le projet résidentiel qui l’accompagne, déjà passé par la maison individuelle pour la majorité d’entre eux, est lui aussi en voie de consolidation. Le « retour » en ville en constitue une dimension, au même titre que le choix du collectif, éléments aujourd’hui valorisés au sein de la bourgeoisie qui demeure toujours la référence pour la classe moyenne. L’accession dans les immeubles hyper-valorisés du centre-ville (plutôt anciens) n’étant pas à portée de main (de portefeuille) de ces catégories intermédiaires, celles-ci se « replient » vers ce que le marché leur propose aujourd’hui comme alternative à la centralité et à la maison individuelle : des immeubles collectifs en copropriété, péricentraux ou en proche périphérie, avec cadre paysager et/ou services tels que piscine et tennis. Ces copropriétés sécurisées ne sont qu’une partie d’un ensemble plus vaste de produits contenus sous le terme générique de « logements privés investisseurs » (lpi), souvent présentés comme concurrents de l’offre de logement social neuf. Or, leur situation urbaine et les prestations proposées sont des éléments déterminants qui font la différence non seulement avec les immeubles de logements sociaux mais aussi avec les barres construites en bord de rue, pourtant lpi mais immeubles jugés plus « populaires » et qui ciblent une « autre » classe moyenne, celle pouvant relever du parc social, mais pour laquelle la mobilité sociale est encore possible. En outre, l’insuffisance de l’offre de logements sociaux récents et répondant aux critères de choix de cette catégorie de ménages (à savoir bien situés, c’est-à-dire hors des quartiers stigmatisés) fait que ceux-ci préfèrent s’orienter vers le parc privé, plus valorisé et jugé moins pénalisant dans le futur parcours résidentiel. Même si l’effort financier peut se révéler non négligeable (supérieur de 20 % en moyenne par rapport au parc social), la valeur symbolique l’emporte sur le coût.
52Les immeubles qui ont été choisis pour faire face à la rue et qui, de fait, relèvent d’une architecture d’alignement aux voies déjà existantes, sont ceux que les promoteurs réservent à leur clientèle d’investisseurs dont les exigences sont avant tout celles du rendement, autant dire du remplissage, selon l’expression d’une société spécialisée dans la vente en réseaux. La sécurisation du produit en termes de gestion sociale et de patrimoine prime sur la demande purement sécuritaire de protection quant à l’environnement urbain. Pour autant, ces sociétés estiment que la proximité d’un quartier « sensible » est une condition d’exclusion lors des études de faisabilité qui sont systématiquement menées en amont des opérations pour garantir leur succès. On veut donc bien faire jouer à ces immeubles le rôle de « mur protecteur » aux résidences construites en retrait et ciblant plutôt les accédants, futurs occupants, mais il s’agit tout de même d’en minimiser le risque locatif afin que ce patrimoine ne se déprécie pas et conserve symboliquement le « plus » qui le différencie du logement social aux yeux non seulement des investisseurs, mais aussi des occupants. Permettre à ces immeubles de partager l’assise foncière de formes bâties plus résidentielles, c’est leur permettre également de bénéficier des services et des prestations tels que la piscine pour certains, les espaces verts pour d’autres… sortes de « compensations » au rôle d’espace-tampon, espace de transition, que leur confère leur implantation sur la parcelle.
53Les signes qui permettent à chacun de reconnaître le type de produit qui lui est destiné, en dehors du prix, relèvent plutôt de dispositifs spatiaux qui font appel à l’imaginaire et aux représentations de ce que sont les attentes, les valeurs et les modes de vie de la population ciblée. Il est donc primordial de rendre lisible la fonction sociale des différents espaces, de leur emplacement et de leur agencement, afin que soi-même et les autres soient en capacité de lire la place et le rang occupé dans la société. Les promoteurs l’ont bien compris puisqu’un produit qui n’atteint pas, ou plus, la population pour laquelle il avait été conçu peut voir sa valeur rapidement chuter si d’autres populations socialement moins qualifiées s’y installent. A l’inverse, certains produits novateurs peuvent, contre toute attente, se voir requalifiés socialement et réhabilités morphologiquement, acquérant ainsi une valeur économique qui les place par la suite au rang des « valeurs sûres » de l’immobilier (cas de certains bâtiments industriels reconvertis en ateliers pour artistes ou lofts).
54Ces signes distinctifs peuvent prendre plusieurs formes, à commencer, comme on l’a vu, par la morphologie même du bâti, mais aussi par des détails plus « subtils » tels que le traitement des portails, le choix des appellations, la plantation d’arbres d’apparat (palmiers, magnolias, etc.), la décoration et l’agencement des parties communes (fresques dans les halls, moquette aux murs et aux sols des escaliers, etc.), et, bien entendu, piscine et court de tennis, censés être des éléments soit d’apparence, soit d’appartenance à des catégories sociales fortunées.
55Au premier rang de ces éléments de décor10, les entrées des ensembles immobiliers et ce qui leur est souvent associé, à savoir la dénomination. Elles constituent des symboles forts de désignation car elles sont ce qui se donne à voir de l’extérieur, au passant, et ce qui donne à penser, à imaginer. La hauteur des clôtures (généralement transparentes, la végétation étant amenée à opérer une fonction de dissimulation naturelle au fil du temps) a aussi pour fonction de laisser à l’autre le soin d’imaginer ce qui se cache derrière, dans un jeu de présence-absence et de proximité-distanciation. Le choix des matériaux, les formes données à ces grilles, les couleurs et notamment les dorures évoquent la plupart du temps des entrées de domaines, de propriétés, entendues comme lieux de prestige et de possession. Nommer, baptiser, c’est aussi rajouter au sentiment de « chez-soi », comme nous l’explique le responsable marketing d’une société de vente en réseau : « C’est plutôt un critère de standing, une marque de résidentialisation, une volonté d’être “chez soi” dans un espace bien défini. »
56Le choix des noms répond à la fois à des attentes en terme de distinction sociale, ce qui explique les vocables à consonance pompeuse tels que « Élysée », « Matignon », « Jardin Royal »…ou dans un autre registre « Les Allées du Parc », « Le Clos de Brocéliande »…, mais aussi à des perspectives d’intimité et de lieu de ressourcement telles que « L’Oasis », « Les Chartreuses »… Tout cela écrit en lettres d’or au-dessus de portails électriques aux dimensions généreuses et ouvrant, dans les résidences les plus « luxueuses », sur de véritables parcs paysagers, ou a minima sur des espaces verts collectifs.
57La végétalisation répond également à des contraintes liées au cahier des charges et se décline selon plusieurs modalités en fonction non seulement des promoteurs, mais aussi des secteurs d’implantation et des publics visés. Là encore, la prestation est à la hauteur du marquage social que l’on souhaite rendre visible, de la population visée et de ce qui est considéré comme « décent », c’est-à-dire ce qu’il est convenable d’afficher dans un voisinage où l’ostentatoire ne serait pas forcément bien venu. En effet, ces résidences, loin d’être déconnectées de leur environnement immédiat telles des enclaves urbaines, ont, au contraire, pour point commun de s’intégrer parfaitement au tissu urbain préexistant.
58En outre, le statut de ces parcs, jardins ou espaces verts diffère selon les cas non seulement en fonction de leur conception initiale, mais de la population qui vit dans ces résidences. Conçus parfois comme des lieux de contemplation, ils peuvent voir leur fonction évoluer vers celle de jardin privé collectif, au détriment de l’entretien des jardins privés. Ailleurs, ils peuvent ne pas parvenir à faire lien entre les différents occupants et être totalement désaffectés au bénéfice des parties privatives surinvesties. Plus globalement, ils remplissent la fonction d’espaces de rencontres potentielles, de promenades et de passage et constituent à ce titre de véritables espaces de transition entre privé et public, collectif et individuel.
Bibliographie
Références bibliographiques
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Notes de bas de page
1 Par exemple la loi Solidarité et Renouvellement Urbain (sru) de décembre 2000 qui assigne un objectif de 20 % de logements sociaux dans les aires urbaines.
2 Allusion à l’urbanisme colonial mis en œuvre en Algérie.
3 L’un de ceux-ci nous a d’ailleurs confié préalablement à l’entretien ne plus vouloir avoir affaire à la presse ou aux chercheurs si notre attitude manifestait autant d’« agressivité » à son égard qu’il avait pu en rencontrer ailleurs…
4 Référence à la notion de non-lieux développée par Marc Augé.
5 On peut affirmer que le degré de mobilisation des copropriétaires est élevé.
6 Mais pas seulement. Hauteur des haies, types de plantations, distance des plantations vis-à-vis du bâti, modalités d’accès pour les visiteurs constituent d’autres points de litiges.
7 Rappelons que cette dimension a été mise en avant à l’époque fonctionnaliste d’apogée des grands ensembles, « vendus » à la classe moyenne comme des lieux résidentiels (l’administration fiscale elle, ne l’a pas oublié…) mais qui, aujourd’hui devenus des « quartiers », font l’objet de programmes de « résidentalisation », comme juste retour à un statut perdu.
8 La possible dérive des résidences fermées, conçues pour des investisseurs, sera également analysée à travers l’étude et l’analyse de la structure et du fonctionnement de la copropriété, ainsi que du mode de gestion instauré par les promoteurs. Quels sont les facteurs qui favorisent l’apparition et le maintien d’un ordre ? Qui parvient à l’imposer et quelles sont les compétences requises pour ce faire ? Quels sont les valeurs et les enjeux mis en avant pour y parvenir ?
9 Il est par contre un type de logements très recherché par les Toulousains portant le même nom de « chartreuse », et qui se présente généralement sous la forme d’une maison de ville à l’arrière d’une cour, datant des xviiie et xixe siècles ou du tout début du xxe. Ces immeubles ont l’avantage d’être situés en centre-ville et en retrait des bruits et nuisances de la vie citadine.
10 Qui, s’ils sont considérés par certains comme des « signes extérieurs de richesse », relèvent pour d’autres du « tape-à-l’œil » et sont du plus mauvais goût.
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