Espace intermédiaire. Formation de cette notion chez les architectes
p. 23-35
Texte intégral
1La définition des frontières entre public et privé se construit et oscille, selon les périodes, en fonction des pressions dominantes, des intérêts publics et/ou privés. Elle est historiquement située. Il s’agit de comprendre comment ces pressions ont mené des concepteurs, et en particulier des architectes, à considérer les espaces situés entre le domaine public de la « rue » et le domaine privé du logement (cours, escaliers, paliers, couloirs). Dans l’histoire du logement social, à quel moment ces espaces ont-ils véritablement été pensés comme « intermédiaires » ? L’étude des discours et des dispositifs développés dans deux lieux de débat sur l’habitat, les cihbm, congrès internationaux des habitations à bon marché (1889-1913) et les ciam, congrès internationaux d’architecture moderne (1928-1959), révèle différentes conceptions et leur évolution.
Dans les CIHBM, une « prolongation de la voie publique »
2Georges Picot, magistrat et acteur central des cihbm, résume ainsi la pensée dominante de ces congrès :
Partout on a proclamé comme principe absolu la nécessité de supprimer le corridor banal, le couloir où les locataires peuvent se rencontrer, car la promiscuité et le désordre naissent de ces rencontres. […] Dire que les paliers, que les escaliers doivent être considérés comme une « prolongation de la voie publique », c’est dire que le domicile, le home commence à la porte donnant sur ce palier. Il faut que le locataire, qui tient à l’inviolabilité de son domicile, ait le sentiment qu’il n’est chez lui que lorsqu’il a franchi la porte qui donne sur le palier et à ce moment là seulement (cihbm 1, 1889 : 42).
3Les espaces entre rue et logement doivent être désormais conçus comme une « prolongation de la voie publique ».
4Plusieurs motifs d’inquiétude ont favorisé cette conception. Ils résultent des multiples enquêtes, guidées par des préoccupations hygiénistes et morales, destinées à évaluer la situation de l’habitation ouvrière à la fin du xixe siècle. Du point de vue de l’hygiène, les critiques portent, entre autres, sur les défauts courants de conception et de construction des espaces entre rue et logement. L’observation mène à une condamnation assez unanime de toutes les formes d’espaces « communs » considérés comme des foyers d’épidémies, qu’il s’agisse d’espaces liés à l’eau (lavoirs, cuisines, séchoirs, cabinets d’aisance, etc.), d’espaces de desserte extérieurs (cours, impasses, etc.) ou intérieurs (escaliers, corridors, etc.). Ces derniers sont même considérés comme plus dangereux que les espaces de desserte extérieurs des cités ouvrières : « Si mauvaise que soit une impasse, le couloir à ciel ouvert, bordé de maisons basses, est au moins aéré ; il n’est pas aussi infect que l’escalier étroit, raide, obscur, aux marches mal affermies, débouchant sur de petits paliers que les locataires utilisent comme cour pour y déposer les déchets du ménage » (Smekens, cihbm 4 : 219).
5Un second point de vue est celui de la morale. Georges Picot, invoquant la nécessité d’empêcher toute rencontre « dans l’ombre, à l’abri des regards », renvoie à plusieurs craintes. L’absence de lumière est critiquée non seulement pour des raisons d’hygiène mais aussi pour des raisons morales liées à deux obsessions majeures de la bourgeoisie au xixe siècle (Guerrand [1987] 1999 : 363). D’une part, la peur des « promiscuités fâcheuses » renvoie implicitement à des préoccupations relatives à la préservation de la famille face à la menace de l’« anarchie sexuelle ». D’autre part, les rencontres entre locataires sont assimilées à des complots ou à des regroupements politiques (communisme, socialisme, syndicalisme), c’est-à-dire globalement à des risques pour la paix sociale.
6La volonté d’éducation et de contrôle des couches populaires oriente fortement la réflexion. Les enquêtes menées sur l’habitation ouvrière permettent de dresser un portrait d’un habitant dont il faut corriger les comportements. Les commentaires illustrent très bien le problème du partage des espaces communs dans la « maison à plusieurs appartements » : « Tout ce qui doit servir à plus d’un locataire est matière à disputes et à chicanes, à rancunes, à réclamations, à détériorations excessives et à irresponsabilité, hautement proclamée par les intéressés. L’escalier commun, le robinet commun, la buanderie commune, tout cela semble être fait pour troubler la paix des ménages » (De Queker, cihbm 8 : 9).
7La réflexion se porte alors sur une stratégie globale visant à inculquer de nouvelles normes pour la vie quotidienne : si la couche populaire est habituée à vivre hors du logement (Flamand 1989 : 50), il faut désormais lui apprendre à habiter chez soi et chez soi seulement (Eleb 1994), comme l’indique l’emploi récurrent des termes « home » ou « foyer ». L’investissement de l’habitant à l’extérieur du logement n’est favorisé que dans le cas de la maison isolée, autour de laquelle le « jardinet » joue un rôle essentiel : il s’agit bien toutefois d’un espace au statut privé.
8Se dessine ainsi, dans cette conception dominante, une très forte dualité entre l’intérieur privé du logement, le « foyer », valorisé, et son extérieur « commun », considéré comme hostile, malsain et dangereux, à moins d’en conforter le caractère public. Cette conception s’inscrit dans une série de thèmes promus dans ces congrès par les principaux protagonistes français (Émile Cheysson, Jules Siegfried, Georges Picot…), et développés par Frédéric Le Play dans son ouvrage majeur de 1864, La réforme sociale. Il s’agit, entre autres, de l’hostilité envers la ville en tant que concentration néfaste, de la constitution du foyer familial visant à stabiliser et à territorialiser la famille par et dans le logement ou encore de l’idée qu’il faut être propriétaire de son logement.
Conforter le statut « privé » du logement, extérioriser les espaces de desserte
9Ces préoccupations mènent à des préférences concernant le type d’habitat idéal et à des prescriptions concernant les espaces situés entre rue et logement. D’une manière générale, le modèle idéal d’habitat est la maison isolée en propriété privée, en particulier parce qu’elle propose une claire délimitation entre le domaine privé, la maison et son jardin, et le domaine public, la rue. En revanche, le modèle sociétaire, phalanstère ou familistère, où la famille est insérée dans un système communautaire, est globalement écarté. Quant à l’immeuble à plusieurs logements, le « bloc », il est considéré « quoi qu’on fasse, [comme] une espèce de nuisance, un mal nécessaire » (De Queker, cihbm 8 : 15). Il est accepté seulement en raison des contraintes urbaines, mais il doit être de préférence de petites dimensions et ses espaces de desserte doivent être assimilables à une « prolongation de la voie publique ».
10La volonté de séparer les logements de la distribution de l’immeuble se concrétise tout d’abord à l’intérieur du logement par l’emploi de « vestibules » ou « entrées » qui servent à isoler les logements les uns des autres et vis à vis de l’espace extérieur. Aux dispositifs spatiaux s’ajoutent des dispositifs réglementaires : tout débordement hors du logement, fût-il infime, est proscrit. Interdictions et règlements précisent de « ne rien déposer dans les cours, escaliers, corridors, paliers, vestibules, passages de caves ou tous autres endroits de la maison non compris dans les lieux loués », « ne pas déposer de linge aux fenêtres », « ne faire aucun nettoyage dans les escaliers ou corridors », « ne rien jeter par les fenêtres », « ne rien faire qui soit de nature à gêner les autres locataires ou voisins » (Weber, cihbm 5, 1900 : 44). L’appropriation des balcons et des fenêtres se voit également interdite, même si, pour certains auteurs, de « petites galeries plantées » peuvent permettre de transférer, vers la fenêtre de l’immeuble à plusieurs logements, les vertus moralisatrices attribuées au jardinet de la maison isolée (Schmidth, cihbm 4, 1897 : 186).
11La distribution de l’immeuble est marquée quant à elle par la proscription des couloirs sombres et dissimulés qui desservent les logements. Pour conférer à ces espaces de desserte le statut de « prolongation de la voie publique », la tendance est à « extérioriser » escaliers et paliers. Placés en façade ou en dehors de l’immeuble, largement ventilés, éclairés et exposés au vu et au su de tous à l’instar de la rue, ces espaces ont vocation à décourager des pratiques non souhaitées, sociabilités ou activités illicites, et doivent si possible permettre l’autosurveillance. La démultiplication des escaliers est prônée, même si cela implique une augmentation du coût de construction. Ainsi, le Danois O. Schmidth préconise à chaque étage « deux logements parfaitement séparés l’un de l’autre et n’ayant de commun que les escaliers » (cihbm 4, 1897 : 187). Le système de distribution, réduit au minimum de surface, placé à la lumière et à l’air, exposé aux regards, doit permettre de garantir l’indépendance entre les logements et de réduire les relations de voisinage.
Le problème des équipements : entre privatifs et communs
12Dans cette stratégie visant à faire percevoir la porte du logement comme la limite du « chez-soi », les usages liés à l’eau – blanchisseries, séchoirs, cabinets – posent des questions ambivalentes. Indispensables pour l’hygiène familiale, ils favorisent les contacts présumés néfastes lorsqu’ils sont partagés et, lorsqu’ils prennent place à l’intérieur du logement, ils sont source d’insalubrité en raison de l’humidité qu’ils produisent. Les solutions prônées sont alors diverses. Il s’agit parfois de les intégrer au logement, à condition de leur réserver une aération suffisante. Ces contraintes mènent à des propositions innovantes comme cette « cour suspendue à l’air libre » donnant accès au logement et séparée de l’escalier par une grille. Si cette cour suspendue isole le logement de l’escalier, elle devient aussi un séchoir à l’étage en évitant des problèmes d’humidité à l’intérieur du logement (Lagasse de Locht & Hellemans, cihbm 4, 1897 : 197).
13Un autre parti vise au contraire à rendre collectifs ces équipements, afin d’en faire des instruments destinés à surveiller et à encourager les pratiques liées à l’hygiène. Un problème similaire se pose pour les bibliothèques et salles de réunion. Les concepteurs sont partagés entre la volonté de réduire les lieux de contact entre les individus et celle d’offrir un cadre d’habitat complet, permettant de contrôler aussi ces contacts. En dépit des réserves que ces services suscitent, ils sont alors préconisés dans de grandes opérations. Dans le Groupe des maisons ouvrières de Paris, à la Fondation Lebaudy avenue Daumesnil, « le nombre de bains par personne soigneusement décomptés par le concierge va permettre à la Fondation de tester l’efficacité d’un dispositif dont le but est de valoriser la propreté, bien sûr, mais aussi la santé et la morale : respecter, soigner son corps, c’est aussi se respecter soi-même, se civiliser » (Eleb 1994). Gérés comme des espaces contrôlables, les communs constituent alors un moyen efficace pour éduquer, moraliser et contrôler la famille ouvrière.
De la notion de « prolongements du logis »à la notion d’« intermédiaire » dans les CIAM
14Selon Le Corbusier,
l’homme d’aujourd’hui réclame des services complémentaires fournis par des organisations extérieures à son logis, services que l’on a pu qualifier de prolongements du logis (Le Corbusier [1946] 1982 : 60).
15La formule « prolongements du logis », omniprésente dans la Charte d’Athènes, document phare des ciam, témoigne d’une inversion du propos. Cette conception s’attache à revaloriser la vie collective et communautaire (Le Corbusier [1943] 1957 : 42).
16Cette conception se construit autour de plusieurs préoccupations. Le propos lié à l’hygiène perdure dans les ciam : « Il ne suffit pas d’assainir le logis mais encore faut-il créer et aménager ses prolongements extérieurs » (ibid. : 48-49). Il entraîne une remise en cause de la morphologie urbaine et de la configuration de l’espace extérieur public. La rue, désormais présentée comme malsaine, mène au détachement des bâtiments par rapport à la circulation avec l’objectif de dégager des espaces extérieurs aux logements ensoleillés, aérés, dans la verdure, destinés à la culture du corps et de l’esprit.
17La réflexion sur l’« économie générale » conduit à rationaliser la construction et la distribution. Il s’agit de réduire les efforts, fatigues, distances et temps de déplacement de l’habitant à l’intérieur et autour du logement. Les idées visant à alléger les tâches de la femme « moderne » (Gropius, ciam 3, [1930] 1979 : 27-47) et à libérer du temps conduisent à envisager les « prolongements du logis » comme des services collectifs centralisés pouvant faciliter la vie quotidienne et favoriser les loisirs. Concentrer ces services autour d’une forte densité de logements apparaît comme le moyen d’en faire profiter la plus grande partie de la population.
18La question de l’urbanisme va avoir des répercussions importantes sur les espaces entre rue et logement, compte tenu du fait que « l’habitation doit être considérée comme l’élément primordial de l’urbanisation » (ciam 4, 1933 : 1187). A partir de ce postulat, deux approches se dessinent. La première, héritée de la Charte d’Athènes, propose de lier les logements à la ville par la mise en place de services collectifs placés à proximité du logement : les « prolongements du logis ». La seconde est promue lors du ciam 9 par des architectes du team 10 par le biais de la notion de « seuil ». L’introduction de cette notion coïncide avec la critique des « quatre fonctions » de la Charte d’Athènes, « Habiter », « Travailler », « Se récréer » et « Circuler ». Alison et Peter Smithson suggèrent de les remplacer par quatre autres catégories : « Maison », « Rue », « Quartier », « Ville » (Smithson & Howells [1953] 1982 : 8). Ces nouvelles catégories, nommées « associations humaines », proposent de regarder la ville à travers des entités complexes de vie quotidienne où les « relations humaines » sont centrales. D’un regard sur la ville selon un mode de dissociation proposé par les quatre fonctions on passe à un mode d’association.
19Enfin, la préoccupation éducative évolue également au fil des congrès : de la volonté d’apprendre à habiter la ville moderne (proche de celle qui prévaut dans les cihbm), on passe à celle de stimuler le développement de la personnalité des habitants. Dans l’après-guerre, et en particulier dans les réflexions du team 10, nourris de références sociologiques et anthropologiques, les habitants sont envisagés plus clairement comme des acteurs actifs, participatifs et créatifs. La vocation éducative de l’architecture est désormais évoquée, non plus sous l’angle de la régulation des comportements mais plutôt sur le mode de la « stimulation » (Bakema 1947). Sur cette voie, des architectes du team 10 vont développer une réflexion sur l’identité qui va être manifeste au ciam 9. Alison et Peter Smithson y présentent une grille intitulée la « ré-identification urbaine » qui, outre la présentation des quatre catégories d’association, met en exergue l’idée que la réflexion devrait partir de l’échelle la plus petite, c’est-à-dire à « partir d’un renouveau de la relation entre maison et rue » (Smithson 1952 : 54). L’évolution des préoccupations va induire des choix particuliers concernant les dispositifs architecturaux et urbains autour de deux tendances.
« Prolongements du logis » : des dispositifs pour favoriser la vie collective
20Une première tendance se construit dans les premiers ciam. D’une façon générale, le type idéal est un immeuble équipé, de grandes dimensions et de préférence haut. La maison individuelle et les cités jardins sont écartées parce que, selon Le Corbusier, elles « conduisent vers l’individualisme » et détruisent l’« esprit social » (ciam 3, [1930] 1979 : 52), alors que l’immeuble groupant de nombreux logements pourvus de « prolongements du logis » favoriserait le développement de la vie collective.
21Ces idéaux d’habitat affectent différemment les dispositifs situés entre rue et logement. D’abord, s’il y a une forte volonté de collectivisation, l’attention à la vie intérieure du logement n’est néanmoins pas négligée. Les exemples présentés au ciam 2 font ressortir le recours systématique à un espace interne au logement, Flur ou « corridor », qui le sépare de la distribution de l’immeuble, à l’instar de certains dispositifs prônés dans les cihbm (ciam 2, [1929] 1979). En dépit de la prise de position en faveur de la vie collective, force est de constater que l’espace situé, à l’extérieur, devant la porte, ne semble pas vraiment pensé pour des sociabilités, dans la mesure où il est réduit à l’espace strictement nécessaire au passage. Seule exception, un exemple de Francfort offre devant les logements un dégagement avec un banc. D’une manière générale, une forte dualité entre intérieur et extérieur persiste : la vie collective semble devoir se réaliser surtout là où sont disposés les équipements qui lui sont consacrés et non directement devant le logement.
22Concernant la distribution de l’immeuble, les « corridors intérieurs » se voient réhabilités en alternative au dispositif du palier desservant deux logements, considéré comme « ruineux ». Si déjà au ciam 2, des exemples d’hôtels présentent des couloirs intérieurs, c’est au ciam 3 qu’ils sont réintroduits clairement comme une solution intéressante. Chez Le Corbusier, ils deviennent de « véritables rues intérieures » permettant de desservir « un groupement de 2 400 personnes ». L’ascenseur, présenté comme la « clef de voûte de l’organisation moderne », devient essentiel (ciam 3, [1930] 1979 : 52-53). Différentes références sont convoquées pour asseoir ce choix : la rue-galerie du phalanstère de Fourier évoquée par Giedion (ciam 3, [1930] 1979 : 8) ou la rue intérieure des expériences des « maisons communes moscovites des années 1920 (Le Corbusier, ciam 3, [1930] 1979 : 49-50). La « rue intérieure » de l’Unité d’Habitation proposée par Le Corbusier tend ainsi à se substituer à la rue traditionnelle parallèlement condamnée. Le fait que l’ascenseur et la rue intérieure concentrent les flux est considéré comme une qualité non seulement en termes de rationalité – desservir un maximum de logements avec un minimum d’escaliers –, mais aussi du point de vue des sociabilités qui peuvent s’y développer, même s’il faut avouer qu’au-delà du passage ces espaces n’offrent guère d’attraits.
L’émergence d’une réflexion sur l’intermédiaire dans les CIAM d’après guerre
23Lors du ciam 9 émerge une autre conception, dans les propositions des architectes d’un team 10 en formation. Il ne s’agit plus simplement de fournir des services collectifs mais de préparer un espace complexe pour la vie quotidienne dès le premier pas de l’habitant en dehors de son logement. Cette préoccupation est lisible dans la récurrence de certains termes comme « seuil » (sous différentes formules et langues : La Plus Grande Réalité du Seuil, doorstep, Doorstep Philosophy, Schwelle), « l’Entredeux » (in-between, in-between realm, Zwischen) ou encore « transition », « articulation », etc. L’architecte hollandais Van Eyck décrit ainsi cette autre conception :
Établir un « entre-deux » c’est réconcilier des polarités conflictuelles. Prévoir le lieu où elles peuvent se confronter et ainsi l’originalité et la dualité de ces phénomènes sont reconfirmées (Dernier ciam, [1959] 1961 : 27).
24Ce foisonnement d’expressions esquisse une réflexion sur la notion d’« intermédiaire » et plusieurs exemples en illustrent des démarches projectuelles.
25La ré-interprétation de la « rue suspendue en l’air » par les Smithson dans le projet de Golden Lane de 1952 permet de cerner ce qui distingue cette approche de celle engagée précédemment dans ces congrès. Cette rue y est décrite comme un « seuil » – Doorstep – entre le « foyer » – Hearth – et la « communauté ». Outre les termes choisis, le dispositif spatial se différencie des précédents sous plusieurs points : non seulement dans la largeur de la coursive placée à la lumière, mais aussi dans le rapport entre le logement et d’autres usages. En effet, au lieu de concentrer des services à certains étages comme dans l’Unité d’Habitation (aux septième et huitième étages et en toiture), ici, chaque niveau a ses services collectifs situés aux croisements des circulations horizontales et verticales. En outre, des lieux de travail sont liés aux logements, mais « l’emploi des habitations comme maison/magasin et maison/atelier n’interfère pas avec le fonctionnement normal du plan, comme il y a toujours la possibilité offerte par les deux portes d’entrée » (Smithson 1970 : 57). La grande coursive est une réponse à la densité introduite dans l’immeuble par ces diverses activités, qui peuvent ainsi déborder du privé vers cette « arène sociale », et inversement. Si, dans le projet de Golden Lane, des activités urbaines « entrent » dans l’immeuble, Aldo Van Eyck travaille sur des plaines de jeux disséminées dans la ville d’Amsterdam qui, au fil des années, créent un véritable réseau : il en réalise environ 730 de 1947 à 1974 (Lefaivre et al. 2002). Au ciam 10, il les décrit comme des « extensions du seuil ». C’est ici le logement qui se prolonge en dehors de l’immeuble dans la ville. Dans ces deux exemples, les architectes s’attachent à favoriser les incursions du privé vers le public, et inversement, dissocient les limites d’usage des limites matérielles.
26Toutefois, l’acception la plus large de la notion de « seuil » apparaît lors du dernier CIAM dans l’intervention de Van Eyck qui en élargit singulièrement la compréhension. Une notion qu’il dit avoir « ruminée, élargissant sa signification aussi loin [qu’il] pouvait l’étendre, [allant] jusqu’à l’identifier à un symbole indiquant ce que signifie l’architecture et comment elle devrait s’accomplir » (ciam Otterlo, Van Eyck, 1961). Ainsi, il envisage le seuil sur un plan métaphorique comme un lieu qui met en tension diverses oppositions. Cette acception élargie croise, entre autres, la réflexion du philosophe Martin Buber. Van Eyck parle de « la plus grande réalité du seuil » en référence avec ce que Buber nomme das Gestalt gewordene Zwischen – que l’on se risque à traduire par « L’entredeux devient une forme tangible ». Par la notion d’entredeux, Buber émet une critique visant à « briser de fausses alternatives » : on ne peut choisir entre individualisme et collectivisme. Il s’agit d’entrevoir un « Tiers » dont la conception ne ramène ni à l’un ou à l’autre, ni à un accommodement entre les deux, mais à la tension qui en résulte (Buber [1948] 1962 : 113). Van Eyck construit sa réflexion sur la réconciliation d’opposés, des « phénomènes jumeaux » tels que individualisme collectivisme, mais aussi unité diversité, intérieur extérieur, mouvement repos, dynamique constance, centralisé diffusion… Ces oppositions permettent d’interpréter et de retranscrire cette réflexion en termes d’espace et de temps (Strauven [1994] 1998).
27L’espace s’enrichit, car il offre une superposition et une simultanéité de « phénomènes jumeaux » : c’est ce que Van Eyck nomme in-between realm. L’élargissement sémantique opéré ici témoigne d’une volonté de produire de l’espace en vue de permettre à l’habitant une multiplicité de lectures, de perceptions et d’appropriations. Cette particularité produit des limites spatiales diversement perçues comme dans l’Orphelinat d’Amsterdam où Van Eyck dit qu’il « est possible d’être à l’intérieur tout en étant à l’extérieur, d’être dans un espace ouvert tout en étant dans un espace fermé, d’être au centre et en périphérie… ». Pour cet architecte, « l’architecture devrait être conçue comme l’assemblage d’espaces intermédiaires clairement délimités » (Smithson 1962 : 602).
Précisions et mise en perspective de la notion d’« espace intermédiaire »
28Si, au cours du xixe siècle, il y a une dichotomie entre la tendance visant à promouvoir un « apprentissage de la vie collective » (habitat sociétaire selon Fourier) et celle qui, au contraire, insiste sur la « phobie des contacts » comme c’est le cas dans la seconde moitié du siècle et dans les cihbm (Mennan Ekmen 1992), une dichotomie similaire se manifeste dans la période et les terrains traités ici. Dans les cihbm, la notion de « prolongation de la voie publique » propose de conforter l’espace privé tout en neutralisant les espaces au statut ambigu. Dans les ciam, il y a une inversion du propos : la notion de « prolongements du logis » tend à promouvoir la vie collective en valorisant l’extérieur du logement. Au fil des congrès ciam, on voit toutefois une troisième conception se dessiner dans les propositions faites après la Seconde Guerre mondiale, exprimée en particulier dans les réflexions autour du « seuil ».
29La notion d’« espace intermédiaire » semble donc se cristalliser de manière plus explicite dans les propos de ces architectes du team 10. Elle vient complexifier l’opposition antérieurement très marquée entre domaine public et domaine privé, présente à la fois dans les cihbm et les premiers ciam. Cette notion permet à ces architectes de penser une « troisième sphère » qui n’est pas mécaniquement liée aux limites matérielles. Autrement dit, dans cette conception, les dispositifs spatiaux sont conçus pour que l’habitant, selon ses pratiques quotidiennes, culturelles et sociales, ait une marge d’action dans l’appropriation des limites matérielles en définissant d’autres limites, des « limites d’usage ».
30Cette réflexion sur les espaces « intermédiaires » se construit sur une transformation du regard porté sur l’habitant : de la volonté, dans les cihbm, de corriger le comportement d’une population, vers la prise en compte, au fil des ciam, d’un habitant-acteur participant à la construction de son environnement. Dans cette orientation, il faut mentionner l’importance du renouvellement des affinités des concepteurs avec les sciences humaines et en particulier l’anthropologie. Affinités qui coïncident avec des démarches de certains d’entre eux qui peuvent se qualifier d’« architectes ethnographes » comme celles des Smithson dans le célèbre quartier ouvrier de l’est de Londres, Bethnal Green, de Van Eyck chez les Dogons et les Pueblos ou encore de Ralf Erskine dans l’Arctique. Ce croisement des regards et des démarches entre des architectes et des sociologues, anthropologues, ethnologues et psychologues deviendra courant, dans les années 1970, comme en témoignent les nombreux travaux produits autour de cette notion d’espaces intermédiaires.
31Revisiter l’évolution de ces conceptions invite à développer un regard critique sur les politiques actuelles en matière de logement, c’est-à-dire à les resituer dans une perspective historique. C’est le cas, par exemple, des réflexions autour de la question de la « résidentialisation » qui sollicitent fortement les espaces entre rue et logement et qui, de ce fait, conduisent à interroger le statut de ces espaces.
Bibliographie
Références bibliographiques
Sources cihbm et ciam :
cihbm 1, 1889. Exposition universelle de 1889. Congrès international des habitations à bon marché. Compte rendu sommaire, Paris, Imprimerie nationale.
cihbm 4, 1897. Actes du Congrès international des habitations à bon marché tenu à Bruxelles (juillet 1897), Bruxelles, Imprimerie de Hayez, 2 vol.
cihbm 5, 1900. Compte rendu et documents du Congrès international des habitations à bon marché, tenu à Paris les 18, 19, 20 et 21 juin 1900, Paris, Jules Challamel.
cihbm 8, 1907. Report of the viiie Congrès international des habitations à bon Marché held in London, August 1907, Londres, National Housing Reform Council, 2 vol.
ciam 2, [1929] 1979. Die Wohnung für des Existenzminimum (ciam 2, Francfort, 1929), Documents of Modern Architecture, Sélection de O.M. & L. Ungers, Nendeln, Kraus Reprint, 1979 (1re éd.: Die Wohnung für des Existenzminimum, Stuttgart, Julius Hoffmann Verlag, 1930).
ciam 3, [1930] 1979. Rationelle bebauungsweisen Ergebniss des 3.Internationalen Kongresses für Neues Bauen, Documents of Modern Architecture, Sélection de O.M. & L. Ungers, Nendeln, Kraus Reprint, 1979 (1re éd.: Rationelle bebauungsweisen Ergebniss, Francfort-sur-le-Main, Verlag Englert & Schlosser, 1931).
ciam 4, 1933. « Constatations du IVe Congrès », in Le IVe Congrès International d’architecture moderne à Athènes : la ville fonctionnelle, in Annales techniques/Texnika Xponika, nos 44, 45, 46, Athènes.
Bakema, J. 1947. « Architecture and Public Opinion. Social Architecture New Architecture (texte non daté produit pour le ciam 6) ». Document de la Fondation Le Corbusier D3-16/225-226.
Le Corbusier. [1943] 1957. La Charte d’Athènes, Paris, Éditions de Minuit.
– [1946] 1982. Manière de penser l’urbanisme, Paris, Gonthier.
Smithson, A. 1962. « team 10 Primer. 19531962 », Architectural Design, vol. XXXII, p. 559603. Publié sous forme de livre : 1968. Team 10 Primer, Cambridge (Mass.), The mit Press.
Smithson, A. & P. 1953. « An Urban Project (Pilot Project, an application of the principles of the Urban Reidentification) », in Architects’Year Book, n° 5, Elek London, Books Limited, p. 48-55.
– 1970. Ordinarless and Light: Urban Theories 1952-1960 and their Application in a Building Project 1963-1970, Londres, Faber and Faber.
Smithson & Howells. [1953] 1982. « Smithson, Howells, Commission 6, ciam 9, 1953 », in The Emergence of team 10 out of ciam, London, AAGS Theory and History Papers 182 – Architectural Association.
Van Eyck, A. 1961. « Is Architecture Going to Reconcile Basic Values? », in O. Newman, New Frontiers in Architecture: ciam in Otterlo 1959, Stuttgart, Karl Krämer Verlag.
Autres références :
Buber, M. [1948] 1962. Le problème de l’homme, Paris, Aubier (1re éd. allemande : Das Problem des Menschen, Heidelberg, Verlag Lambert Schneider, 1948).
Eleb, M. 1994. L’apprentissage du « chez-soi ». Le Groupe des Maisons ouvrières, Paris, avenue Daumesnil, 1908, Marseille, Parenthèses.
Flamand, J.P. 1989. Loger le peuple. Essai sur l’histoire du logement social, Paris, La Découverte.
Guerrand, R.H. [1987] 1999. « Espaces privés », in P. Ariès & G. Duby (dir.), « De la Révolution à la Grande Guerre », in Histoire de la vie privée, Paris, Le Seuil, t. IV.
Lefaivre L., I. De Roode & A. Van Eyck. 2002. The Playground and the City, Rotterdam, Stedelijk Museum Amsterdam, NAi & Uitgevers Publishers.
Le Play, F. 1864. La réforme sociale en France, Paris, Plon, 2 vol.
Mennan Ekmen, Z. 1992. « Circuler dans l’habitation ouvrière au xixe siècle », In Extenso, 15, p. 25-35.
Strauven, F. [1994] 1998. Aldo Van Eyck: The Shape of Relativity, Amsterdam, Architectura & Natura (1re éd. en hollandais: Aldo Van Eyck: Relativiteit verbeelding, Amsterdam, Meulenhoff).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le triangle du XIVe
Des nouveaux habitants dans un vieux quartier de Paris
Sabine Chalvon-Demersay
1984
Les fruits de la vigne
Représentations de l’environnement naturel en Languedoc
Christiane Amiel
1985
La foi des charbonniers
Les mineurs dans la Bataille du charbon 1945-1947
Evelyne Desbois, Yves Jeanneau et Bruno Mattéi
1986
L’herbe qui renouvelle
Un aspect de la médecine traditionnelle en Haute-Provence
Pierre Lieutaghi
1986
Ethnologies en miroir
La France et les pays de langue allemande
Isac Chiva et Utz Jeggle (dir.)
1987
Des sauvages en Occident
Les cultures tauromachiques en Camargue et en Andalousie
Frédéric Saumade
1994