Un programme de prospection en Syrie du Sud
Structures agraires, urbanisation et développement économique de l’époque hellénistique à la conquête islamique
p. 157‑160
Résumés
Le nombre, la variété et la répartition des vestiges antiques conservés en Syrie du Sud permettent l’étude, à l’échelle d’une région naturelle très homogène, d’une phase de développement agricole et d’urbanisation datée entre le ier s. av. J.‑C. et la conquête islamique. L’épierrage des champs, indispensable avant toute mise en culture, a eu comme résultat la construction de murettes qui conservent, avec des réservoirs d’eau établis à ciel ouvert, les traces fossilisées d’une organisation agraire. On peut évaluer les surfaces cultivées, souvent la nature des cultures, proposer une interprétation chronologique des différents modèles de découpages, les rattacher à un réseau de voies de communications, à des types d’habitats et à des villages organisés comme des communautés largement autonomes où survit une culture indigène originale.
In Southern Syria the quantity, variety and distribution of archaeological remains permit the study, within a uniform natural region, of a phase of urbanisation and agricultural development between the 1st. Century B.C. and the Islamic conquest. Stone clearance before cultivation resulted in the construction of walls which, together with open water cisterns represent a fossilised agricultural System. The area and type of cultivation can be assessed, the chronological sequence of different field Systems can be identified, and these Systems can be linked to road net‑works, settlement types and villages organised as largely autonomous communities where an original culture survived.
Texte intégral
1La Syrie du Sud réunit des conditions exceptionnelles pour établir un programme de prospection et en dégager une problématique historique cohérente. Cette région (fig. 1), composée des deux mohafaza (préfectures) de Soueida et de Deraa, et aux dimensions comparables à celles d’un département français, conserve en effet un nombre remarquable de vestiges, monuments isolés, mais surtout agglomérations complètes, entourées de leur terroir, et prises dans un réseau de voies de communications que l’on peut largement restituer. Ces vestiges sont distribués, inégalement sans doute et ceci non sans raison, sur l’ensemble du territoire, ce qui permet de poser les questions non seulement à l’échelle d’un site mais encore à l’échelle de la région. Cette région a connu sa phase d’expansion la plus spectaculaire à l’époque hellénistico‑romaine et cette phase a marqué définitivement le paysage. Les phases ultérieures, médiévale et moderne, ont marqué un net recul dans l’exploitation agricole et le peuplement de la région, en raison de l’insécurité surtout, au point qu’une grande partie du territoire restait désertée jusqu’au début du xxe s., en dépit de la réoccupation par les Druzes qui s’est développée surtout au cours du xixe s. En revanche, l’expansion démographique et économique des dix dernières années et la multiplication des constructions risquent d’oblitérer progressivement ces vestiges dont le relevé et l’étude deviennent donc urgents.

• 1. Carte de la région, a. sanctuaire. b. poste ou couvent fortifié. c. bordure des épanchements basaltiques. d. voie reconnue. e. tracé incertain. f. hypothèse.
2Par ailleurs cette région, de formation entièrement volcanique, constitue une unité géomorphologique dans laquelle l’âge des coulées, qui entraîne leur degré de dégradation, est le principal facteur de différenciation. Elle fournit un matériau de construction unique, le basalte, qui, en l’absence de bois, est à l’origine d’une technologie de substitution très élaborée, et une terre argileuse, matériau céramique bien caractérisé, facilement identifiable dans un examen pétrographique en lame mince mais aussi ressource fondamentale pour l’agriculture, lorsque l’eau est disponible en quantité suffisante.
3La formation de la terre arable à partir de la décomposition des basaltes laisse toujours subsister un nombre variable de pierres qu’il est nécessaire d’enlever avant toute mise en culture. Cet épierrage produit des murettes, souvent hautes et épaisses, et des pierriers qui marquent définitivement le paysage. Ces structures permettent de reconnaître d’une part toutes les terres qui ont été mises en culture à un moment ou à un autre ; elles fixent d’autre part les divisions et l’organisation des sols au moment de leur première mise en exploitation. Etant donné l’investissement que supposait le déplacement de ces accumulations de pierres, les terroirs successifs ont en général conservé l’essentiel de cette organisation qu’il est donc possible de restituer. Un 3examen plus approfondi de l’orientation de ces vestiges, de leurs formes, de leur insertion dans le relief (terrasses) a déjà permis de distinguer des phases successives dans le peuplement et la mise en valeur de la région, mais aussi différents types de cultures, qui vont des jardins et des vergers au voisinage des villages, aux champs de céréales qui constituent à toutes les époques la richesse majeure de la région, en passant par les vignes, dont l’exploitation peut être précisée grâce à la découverte d’un certain nombre de pressoirs d’un type original, non pas associés à une exploitation ou à un habitat, mais placés en plein champ et protégés par des murettes et des tours (fig. 2). On peut suivre ainsi une phase de mise en valeur qui commence vers le tournant de notre ère et atteint son point culminant à la fin de la période romaine, et qui s’étend progressivement vers l’est aux dépens de la steppe occupée par les nomades, puis reflue en laissant derrière elle des villages désertés avec leur terroir fossilisé.

• 2. Village en bordure du Lejà, avec des enclos de jardins dans le voisinage immédiat des maisons et des champs dans la zone de dépôts argileux.
4Dans des terrains volcaniques sans cours d’eau permanent et aux sources très rares, où l’agriculture est réduite aux aléas des pluies hivernales, toute implantation humaine dépend de la constitution de réserves d’eau, essentiellement dans des réservoirs à ciel ouvert, les birkeh, faciles à identifier sur le terrain et sur des photographies aériennes. Les différents paramètres de la mise en valeur agricole de la région peuvent donc être non seulement identifiés sans difficulté mais encore, dans une certaine mesure, quantifiés.
5La conservation souvent remarquable d’un certain nombre de villages (fig. 3) et de nombreux restes d’habitats permet d’étudier leurs relations avec le terroir agricole et les liens qu’établissent entre eux des voies de communication qui ne sont pas seulement du type des voies romaines, mais aussi des cheminements et des pistes de tradition indigène ancienne.

3. Village de Chaara à la lisière du Lejà.
6Ces orientations de recherche ont été appliquées depuis 1974 à l’échelle de l’ensemble de la Syrie du Sud, basaltique, au cours de prospections sur le terrain appuyées sur l’étude de photographies aériennes anciennes, antérieures à la deuxième guerre mondiale, précieuses parce qu’elles nous conservent un état du paysage antérieur à une réoccupation récente sur bien des sites, mais peu nombreuses et souvent de qualité médiocre. Il a paru indispensable de compléter cette étude extensive par un examen plus approfondi d’une zone limitée, celle de Qanawat‑Sî, dans la perspective d’une carte archéologique. Cette zone, située à cheval sur le flanc ouest du Djebel et le plateau, au débouché d’un itinéraire qui, au‑delà du Djebel, s’enfonce dans la steppe, et où se trouvent, dans le sanctuaire de Sî’, les plus anciennes inscriptions datées de la région, se prête particulièrement à l’étude du point de départ de cette phase de mise en valeur, de son insertion dans un environnement naturel. C’est ici que l’on peut espérer préciser le mieux la part respective de l’agriculture et de l’élevage, des sédentaires et des nomades ou semi‑nomades.
7Enfin, à une échelle plus limitée encore, nous avons décidé d’implanter, à l’intérieur de cette zone, un certain nombre de sondages ou de fouilles limitées, comme complément indispensable de la prospection. Le moment essentiel de notre démarche est en effet le passage de la description et du classement des vestiges à leur chronologie, et seule la fouille permet d’établir un certain nombre de points de repère chronologiques. Des sondages sur des murettes ont révélé qu’elles étaient implantées dans un faciès céramique voisin de celui de la construction d’un petit monument (Sî’ 8) daté de la deuxième moitié du ier s. de notre ère. Cette datation doit être vérifiée sur d’autres points du site ; cependant, déjà confirmée par divers recoupements (date d’un groupe de tombeaux), elle montre que l’organisation très originale de l’espace dans la vallée de Sî’, aux champs irréguliers, de forme polygonale, dans lesquels sont répartis des tombeaux, remonte à la phase antérieure à l’intégration définitive de la zone à la province romaine de Syrie et répond à une tradition indigène originale. Une route romaine rectiligne viendra ultérieurement recouper sans ménagement cette organisation.
8Très originale aussi est l’organisation de l’espace villageois qui prolonge des formules du Proche‑Orient, attestées à l’Age du Bronze et du Fer, et annoncent des caractéristiques typiques de la ville orientale. Le plan des agglomérations n’est pas commandé par des axes ou un réseau de rues mais par le développement, aux dépens d’un espace libre, d’un certain nombre de noyaux d’habitations groupées sans doute par familles et par tribus.
9Dans les conditions particulières de conservation de la Syrie méridionale, la prospection, complétée par des opérations de fouilles très limitées, permet d’accéder sans détour au fait majeur de l’histoire de la région, une phase de développement agricole maximal, même à l’échelle des techniques agricoles actuelles, et de saisir des formes d’organisation sociale et de culture qui, comme l’art, restent fortement marquées par une tradition indigène.
10Ce programme a été établi en collaboration étroite avec le Service des Antiquités de la République Arabe Syrienne et plus particulièrement MM. A. Bounni, S. Mougdad, Gh. Amer. Dans notre équipe, ce sont P. Gentelle (géographe), F. Villeneuve (structures agraires, villages et urbanisation), F. Huguet (géomorphologie), Th. Bauzou (voies de communications) qui sont plus particulièrement tournés vers la prospection. De nouvelles orientations s’élaborent actuellement en direction de la pédologie (P. Billaux et J. Trichet) et de la paléobotanique (J.‑L. Borel). F. Braemer se consacrera aux vestiges de l’Age du Fer.
Discussion.
Président de séance : J. Collis
11E. Zadora‑Rio : Les sépultures étaient‑elles situées au centre du territoire, ou à la limite ?
12J.‑M. Dentzer : A la limite, mais nettement liées à un découpage des propriétés, chaque propriété ayant son groupe de tombes, et tout cela très loin de l’agglomération, qui est à 3 ou 4 km du secteur.
13P. Gouletquer : Quelles sont les dimensions de ces terroirs ?
14J.‑M. Dentzer : Ce qui est intéressant ici, c’est que les dimensions sont en partie liées à la coulée volcanique. Les coulées les plus anciennes étaient les plus dégradées et les sols étaient plus pierreux ; par conséquent, à cause de l’obligation de se débarrasser des pierres, il était préférable d’avoir des champs plus petits. Il y avait deux types d’épierrage : l’épierrage par pierriers ronds, au milieu des champs, et les épierrages qui sont des structures de limites des champs et, en même temps, des limites de propriétés, de l’ordre d’une cinquantaine de mètres. Nous n’avons pas fait de la prospection pure; nous avons fait de la prospection extensive sur une surface équivalente à celle d’un département français, ce qui nous permettait de déterminer de grands types de structures; ensuite, nous avons fait une prospection fine sur un espace d’à peu près 10 km sur 10 ; et enfin, sur un espace encore plus restreint, nous avons choisi un point d’application pour une dizaine de petites fouilles, en corrélation avec des structures qu’on avait ailleurs, et qui ont permis en particulier d’établir une chronologie de la céramique, parce qu’on n’en avait pas du tout dans la région. Nous avons été obligés d’établir en même temps nos propres instruments de travail.
15S. Ben Baaziz : A propos de ces murs de pierres, je pense qu’il peut s’agir simplement de limites de parcelle et non de propriété.
16J.‑M. Dentzer : Oui, bien sûr, mais il y a des parcellaires qui sont manifestement des centuriations, parce qu’ils sont orientés sur des routes d’époque romaine ; il y en a d’autres qui sont des structures polygonales très curieuses, plus archaïques ; et il y a un troisième type, en longue lanière, semblable à la distribution de type arabe, où on recoupe les propriétés ; ce sont de longues lanières avec une redistribution des terres. Pour les terroirs, c’est assez intéressant aussi ; ce ne sont pas des cités, ce sont des communautés agricoles dont on connaît le fonctionnement parce qu’il y a des inscriptions ; ce sont des communautés autonomes, qui se réunissent pour prendre des décisions. Ces terroirs n’ont guère plus de 5 km de diamètre dans notre région, ce qui les distingue des cités ; il y a un territoire de cité qui a 25 km de diamètre par exemple.
Auteur
Université de Paris I
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