Conclusion
p. 315-325
Texte intégral
1Du coup de bistouri aux images des saints, en passant par les saisons et les mouvements de la sève, le sens des chirurgies contemporaines déborde de toutes parts le bloc opératoire car elles ont pour ultime effet, et pour justification, le rétablissement de cette santé essentielle qu’est une physiologie harmonieuse. Détours apparents mais détours indispensables. En effet, très vite, il s’est avéré qu’étudier ces actes chirurgicaux pour eux-mêmes, comme un tout isolé, menait à l’impasse. Mettre au jour la structure « rituelle » n’éclairait pas les raisons du rite mais déplaçait simplement la question. Il convenait plutôt de s’intéresser aux âges où le bistouri s’active, à ces périodes charnières, objets d’un discours d’autant plus dense que s’accroissent alors les risques d’un déséquilibre.
2Logiquement c’est par le truchement d’un cortège de pathologies que les normes de la physiologie ont commencé à se dessiner, chaque trouble renvoyant finalement au sang, à sa circulation, conforme ou erratique, à sa composition, pure ou surchargée. La recrudescence saisonnière des maux qui affectent cette humeur a complété et vérifié le tableau des grands rythmes de la vie. C’est alors que l’identité sexuelle est apparue non comme une donnée fixe, intangible mais, au contraire, comme une qualité variant au fil des saisons et de la vie. La répétition calendaire des troubles agit comme une cure, une « soupape de sécurité », pour reprendre une expression que mes interlocutrices affectionnent. Les chirurgies, elles, organisent, aux périodes critiques, la trajectoire du sang tout en régulant les identités de sexe, soit en les distinguant fermement, soit en les rapprochant.
3Le socle de référence de ce monde de représentations est la double périodicité féminine, celle qui rythme les mois, celle qui rythme la vie. Elle a toujours le sang pour support, elle en fait le fil rouge de sa tresse. Les femmes connaissent intimement cette expérience et les mots qui l’énoncent. Les médecins, depuis l’aube grecque, n’ont eu de cesse de conquérir ce territoire et de le baliser. Les « maladies des femmes », sur lesquelles existent tant de traités, sont des maladies du rythme. Les chirurgies ont donc pris place dans ce calendrier, elles en ont tiré leur sens le plus commun. Plus intrigante est l’application de ce modèle au développement masculin, aux rythmes de la sexualité virile. Par le relais des maux saisonniers — goutte et hémorroïdes, gravelle et diabète —, par leur inscription dans l’âge critique se dessine une équivalence qui contredit le fait dominant, soit la quasi-stabilité de l’humeur masculine, distincte en cela de la périodicité des femmes. L’enquête a souvent donné le sentiment d’un coup de force, d’une revanche par lesquels les femmes s’emparaient du savoir sur le corps masculin pour le modeler et le formuler à leur image. Quant aux hommes, ils restent muets en ce domaine, ils laissent dire, plus rarement ils acceptent de reprendre le discours sur leur propre physiologie. Mais cette identité rythmique soulève d’importantes difficultés. Elle oblige à manipuler la ressemblance en évitant la similitude absolue. Les chirurgies servent aussi à jouer sur cette équivalence construite et c’est sans doute pour cela que la médecine, à partir de la fin du xixe siècle, a « inventé » à son tour l’andropause et ses traitements. En tout cas, pour chaque sexe et lors de chaque cure — que l’on agisse par dévotion, tisane ou chirurgie —, c’est la forme juste de l’identité sexuelle qui est rétablie même si sa restitution passe par un temps d’indifférenciation ordonnatrice.
4Réfléchissant sur le sens à donner à l’amygdalectomie qu’il subit enfant, et dont le pénible souvenir est toujours aussi vif, M. Tournier la compare à l’initiation tribale (Tournier 1977). La comparaison ne surprend guère chez un écrivain qui, candidat à l’agrégation de philosophie, découvrit l’ethnologie et Claude Lévi-Strauss. Il semble bien que ce soit là la réponse première dès qu’on interroge ces gestes. Souvenons-nous, soixante-dix ans plus tôt, semblable comparaison s’impose aussi à ce médecin américain, J.S. Baker, appelée dans une école du Lower East Side. Pour elle, l’opération est « un outrage aussi cruel et stupide qu’une cérémonie d’initiation dans une tribu d’Afrique » (Cohen-Salmon 1994 : 118). Mais la référence au « rite » n’est-elle pas « ordinaire », une sorte de lieu commun pour expliquer l’inexplicable, mettre du sens là où, décidément, la raison achoppe ? Est-on plus éclairé pour cela ? C’est oublier qu’il n’est que la matérialisation d’une pensée, en l’occurrence pensée du corps et du sexe. Alors, initiation certes, mais non sans quelques précisions. Nous pourrions dire d’elles ce que La Fontaine disait des animaux malades de la peste : « ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés. » Si tous ne subissent pas ces épreuves dans leur corps, chacun, tout au moins, en tire bénéfice symboliquement. D’une part, il n’est pas utile de les connaître pour en ressentir les effets, pour se les approprier. L’opération de l’autre devient signifiante pour soi. Qu’on les ait connues ou non, peu importe. L’essentiel est qu’elles existent, qu’on les voie à l’œuvre sur le corps et dans les paroles de l’autre. Car elles n’ont pas tant d’importance par elles-mêmes que par le discours dont elles sont le support. Et plus encore, ce sont les pathologies qu’elles dénoncent qui sont essentielles. Alors la peur vaut pour le geste. On doit cependant introduire, selon les âges, une différence dont rend compte la structure des récits. Pour les enfants, toute l’opération fait sens, car il faut forger autant le corps que l’esprit. Là, la douleur est « utile ». En revanche, le récit de la totale et de la « prostate » est quasiment inexistant. Ce qui importe alors, ce dont on parle abondamment, ce sont les raisons et les effets, la physiologie en somme.
5Une société produit ses rites pour classer, conférer une identité aux personnes. La nôtre n’y échappe pas. Si la religion a été longtemps un puissant instrument d’institution des âges (communion, mariage), on doit s’interroger sur la place de la médecine. Un psychanalyste me confiait que nombre de ses patients souffraient moins de « troubles psychologiques que sociaux ». Chômage, divorces, examens universitaires lui amènent une clientèle face à laquelle, de son propre aveu, il se trouve démuni. « Que veux-tu que je fasse pour eux ? Ce n’est pas mon rôle, j’essaie de le leur dire mais ils ne veulent pas comprendre. “Si, si, donnez-moi quelque chose pour m’aider à passer le cap.” Et puis, quand leur problème est réglé, on ne les revoit plus. Jusqu’au prochain coup dur. On n’est plus des psychiatres, on est des béquilles du corps social. » Le caducée serait donc en train de dépasser ses objectifs classiques. Le psychanalyste ne tiendrait-il pas le rôle de « passeur au gué du destin » ? Plus largement, c’est toute la médecine et la chirurgie qui sont aujourd’hui investies de cette mission. Ne sont-elles pas en train de devenir le plus puissant vecteur du rite ?
6La chirurgie semble, en tout cas, traduire dans le corps l’aide qu’apporte le psychiatre. Le rôle de la chirurgie esthétique (Faivre 1989) est d’autant plus étrange et ambigu qu’il paraît s’arrêter là où justement il semble le plus justifié : après un traumatisme et singulièrement après les accidents de la route chez les jeunes ou les accidents du travail. Celui-ci, dont le nez fracturé au cours d’un accident de moto présente une bosse disgracieuse qu’il déplore ouvertement, refuse malgré tout de le « faire refaire ». Crainte d’une opération, d’un échec, manque de temps ? Prétextes. La marque rappelle à tous le drame, l’acte héroïque et permet d’en informer ceux qui l’ignorent. « Mon nez ? Ne m’en parle pas ! Ça aurait pu être pire. » Et l’on découvre qu’il s’est « mangé un mur ». Cet autre gardera toute sa vie un petit doigt crochu, séquelle de son passage dans les rouages d’une machine. Malgré la gêne quotidienne que cela occasionne — son adresse au basket s’en ressent cruellement, il « l’accroche partout » —, il refuse toute opération. « Tant que ça ne me gêne pas pour le travail... » Il y aurait une étude à mener sur la signification des accidents du travail. Il semble bien cependant que les amputations, plus ou moins importantes, qu’ils imposent parfois, ne sont pas perçues comme des mutilations mais comme des réadaptations du corps à la machine, une sorte de rabotage de ce qu’il y a en trop mais en même temps, elles manifestent la juste position de chacun, la limite au-delà de laquelle la vie est en danger. Ce dernier exemple illustre bien le rôle actuel de la chirurgie qui tend à se dédoubler : d’une part elle contribue à rétablir la santé, mais de plus en plus et dans le même temps, de ce geste, n’attend-on pas aussi qu’il modifie le corps, qu’il le remodèle pour le rendre conforme ? Qu’on songe aux transsexuels, thème « à la mode » dans la presse écrite ou audiovisuelle. L’opération n’est pas vécue comme une transformation profonde, essentielle au sens fort du mot, mais comme une mise en conformité du corps et de l’âme, une sorte de « petit réglage », de réadaptation, entre les deux moitiés de l’identité. Le bistouri ne « change » pas leur sexe, il « supprime » ce qu’une nature trop généreuse a donné, et ajoute ce qu’elle a « oublié ».
Un savoir partagé
7J’ai évoqué d’emblée l’opposition entre médecine savante et médecine populaire. Les médecins ne pouvaient que l’entretenir, y puisant leur prestige, comme détenteurs du seul vrai savoir qui sauve. Les anthropologues, étudiant les sociétés exotiques, n’ont pu que constater l’existence d’une autre médecine, d’un autre savoir sur le corps, tout aussi cohérent mais relevant d’une autre logique. Modèle qui, me semble-t-il, fut appliqué à notre société. La pédiatrie traditionnelle offrit un terrain privilégié. Les médecins n’ayant eu de cesse de s’insurger contre la négligence prétendue des mères, les ethnologues s’attachèrent à démontrer toute la cohérence de ces pratiques. Il m’est d’autant plus facile de discuter ce point de vue qu’il fut aussi le mien. Lorsque j’ai enquêté sur les pathologies du tout jeune enfant — vers, dents, convulsions —, je me suis attachée essentiellement aux propos des mères. Il me semblait plus intéressant de comprendre pourquoi certaine avait administré une gorgée de pétrole à son fils qui « se mourait des vers » que de m’interroger sur ce que l’existence en pharmacie d’un vermifuge Lune pouvait laisser apparaître des relations entre les deux médecines. Ces relations, les opérations enfantines les questionnaient directement, brouillant les clivages du moderne et de l’archaïque, du savant et du populaire. Au terme de cette recherche, il apparaît très clairement qu’ils n’ont qu’une validité relative. Entre le savoir commun et la Faculté, se nouent des rapports complexes et intenses.
8Au commun des mortels, un savoir approximatif ? Rien n’est moins sûr. Mes interlocutrices émaillent leurs propos de termes appartenant au jargon médical le plus obscur qu’elles s’approprient pleinement, maniant les mots sans hésitation, en expliquant le sens, s’étonnant même que l’on puisse ignorer ce qu’est une « hyperplasie de l’endomètre » ou une « cœlioscopie ». Elles sont d’ailleurs très friandes de ce genre de connaissances, spectatrices assidues des émissions médicales, lectrices attentives des « revues spécialisées » dont elles découpent certains articles. De même possèdent-elles souvent une encyclopédie médicale qu’elles consultent, y cherchant l’explication du diagnostic du médecin ou la confirmation de leur propre diagnostic. Cependant ce savoir n’est pas plaqué de l’extérieur, surimposé à un énigmatique savoir différent, composant deux strates hermétiquement cloisonnées. J’ai déjà évoqué cette interlocutrice qui m’expliquait la configuration particulière du kyste très rare dont elle souffrait, explication qu’elle compléta ensuite à l’aide de l’encyclopédie qui en présentait une illustration qu’elle reproduisit. J’ai dit les différences des deux représentations. Le crayon lui apporte une légère modification, qui en change totalement le sens ou peut-être le rend plus manifeste.
9A l’inverse, le savoir médical « savant » apparaît, par certains aspects, comme une mise en forme scientifique de la compréhension commune de la physiologie. Ainsi en est-il des Rapports du physique et du moral. Que fait Cabanis dans cet ouvrage sinon organiser dans une théorie globale l’appréhension commune du corps ? De même pour l’endocrinologie. Les traités de Maranon ou Hernandez n’ont de novateur que le vocabulaire. Les concepts, eux, étaient déjà présents dans les écrits antérieurs, très anciens parfois. Comment ne pas faire la liaison entre les observations d’Ambroise Paré qui vit des filles changées en garçons et ces garçons qui, en proie à des troubles hormonaux, voient leur poitrine se développer, leurs organes génitaux végéter ? Les glandes, les hormones ne seraient-elles pas venues à point nommé donner un support à une compréhension bien plus ancienne ? On ne saurait « excuser » ces ressemblances par l’ancienneté de ces écrits, l’« archaïsme » prétendu d’une certaine médecine du passé. Qu’on s’interroge un instant sur les articles de vulgarisation des magazines de santé. Que sont-ils, sinon une reformulation plus « scientifique » de la pensée commune ? Ils s’en nourrissent mais en retour lui apportent une substance nouvelle dans sa terminologie. Une sorte de version plus moderne de la « médecine traditionnelle » en somme contre laquelle la « médecine savante » d’aujourd’hui devrait mener une nouvelle croisade ? Le « laboratoire » en lutte contre Top-Santé ? Les erreurs de la recherche médicale la plus récente sont, en cela, riches d’enseignement et apportent un démenti évident. En 1993, dans un magazine de santé paraissait un petit article au titre accrocheur : « le "chauffe prostate" est inefficace. » (Top-Santé 1993 : 12.) Chauffe-prostate qui n’avait pas manqué d’intéresser la très sérieuse Association de recherche sur les tumeurs de la prostate qui avait impulsé plusieurs recherches en ce sens et lui avait consacré plusieurs articles dans son bulletin. Tentative moderne ? Peut-être mais seulement dans sa réalisation. Ne serait-il pas plus judicieux de voir dans cette thermothérapie un avatar moderne de la théorie des humeurs, où les hommes sont chauds et secs et les femmes froides et humides ? Je reconnais volontiers le caractère exagéré de cette affirmation mais l’idée de « réchauffer » les parties génitales d’un homme pour soigner sa prostate, quels que soient les moyens utilisés, s’accorde parfaitement avec la compréhension de la différence des sexes et de sa métamorphose au fil du temps. « Chauffe prostate » ou « thermothérapie », ils sont dans la logique parfaite de la compréhension commune de la « cinquantaine ». On soigne la goutte à grand renfort d’aphrodisiaques. Or n’avait-on pas envisagé de résoudre l’impuissance grâce à un « slip chauffant » avant de l’envisager pour la prostate ? Difficile d’opposer radicalement dans ce cas deux sources de savoir sur le corps.
10Enfin l’opposition classique entre médecine d’hier et d’aujourd’hui n’est pas aussi tranchée qu’on voudrait le croire. Ainsi, au siècle dernier, on s’interrogeait sur la place de l’alimentation dans l’étiologie de l’hypertrophie de la prostate. Un siècle et demi plus tard, la question est toujours d’une brûlante actualité. L’Association de recherche sur les tumeurs de la prostate lui accorde quelques articles dans son bulletin. Qu’est-ce à dire ? N’a-t-on toujours pas trouvé de réponse ? Ne serait-ce pas plutôt l’existence même de cette question qui fait sens en elle-même ? Alimentation et prostatisme parlent bien de la même chose, mais dans un rapport que le microscope est bien impuissant à résoudre. L’hypertrophie parle de l’identité virile vacillante tout comme l’alimentation par le biais de cet estomac, qui gonflé de féculents, fortuitement dans le mythe, délibérément à certaines périodes de l’année, ou sous l’effet du « mal de masclum » (Charuty 1987), devient utérus. On reste tout aussi étonné devant l’absence de remise en cause de certaines propositions. Le xixe siècle avait fait d’une vie sexuelle agitée une des causes de l’hypertrophie prostatique. L’assertion persiste encore aujourd’hui. « Plusieurs études réalisées ont suggéré une augmentation du risque de cancer de la prostate avec le nombre de partenaires sexuels, avec la fréquence des rapports sexuels, avec la fréquentation de prostituées et un âge plus précoce au premier rapport sexuel. » (Sancho-Garnier et Benhamou 1993 : 2.)
11Au-delà de la pérennité des savoirs, il me semble plus intéressant de réfléchir sur ce qui est mis en cause : la sexualité même. De quoi est-il question au travers de ces opérations si ce n’est de sexe, de sexualité, conforme ou déviée ?
Sexe, caducée et bistouri
12Le xixe siècle les a vues, avec un certain décalage dans le temps, naître et prospérer : d’abord végétations, amygdales et appendice, puis utérus enfin prostate et donc verge. Ce n’est que progressivement, comme par cercles concentriques que l’on s’est approché de l’objet lui-même : le sexe. Et leur but est bien là : maîtriser le sexe, la sexualité. Dans La volonté de savoir, M. Foucault s’interroge sur l’histoire de la sexualité. « Longtemps nous aurions supporté, et nous subirions aujourd’hui encore, un régime victorien. L’impériale bégueule figurerait au blason de notre sexualité, retenue, muette, hypocrite. Au début du xviie siècle encore, une certaine franchise avait cours, dit-on. (...) A ce plein jour, un rapide crépuscule aurait fait suite, jusqu’aux nuits monotones de la bourgeoisie victorienne. » (Foucault 1976 : 9.) Vision dont il montre l’inexactitude. Loin du silence, un abondant discours s’organise mais différent ; en parler pour mieux maîtriser, surveiller. Les maîtres du sexe ont changé ; les médecins en font éminemment partie. « En cette (...) fin du xviiie siècle, (...) naissait une technologie du sexe toute nouvelle ; nouvelle, car sans être réellement indépendante de la thématique du péché, elle échappait pour l’essentiel à l’institution du péché. Par l’intermédiaire de la pédagogie, de la médecine et de l’économie, elle faisait du sexe non seulement une affaire laïque, mais une affaire d’État. (...) Cette mutation se situe au tournant du xviiie et du xixe siècle ; elle a ouvert la voie à bien d’autres transformations qui en dérivent. L’une d’abord a détaché la médecine du sexe de la médecine générale du corps. » (ibid. : 153-155.) Ce détachement est particulièrement visible dans l’intérêt porté aux « perversions » sexuelles, à tous ceux dont la sexualité a quelque chose d’« anormal ». Les hermaphrodites ont toujours retenu l’attention de l’homme de science. A. Paré les place dans ses Monstres et prodiges (1633). L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert présente les organes génitaux de ces êtres que l’on représente comme nécessairement affligés, fixant d’un regard interrogateur leur sexe monstrueux (Encyclopédie de Diderot et d’Alembert 1994 : suppl. pl. 1, 2, 3). Si le xixe siècle innove, c’est, me semble-t-il, dans la nature même de l’intérêt qu’on leur porte. On ne se contente plus d’examen médical des « parties honteuses » qui n’ont jamais aussi bien porté leur nom, ni d’autopsie. On les écoute mais cette écoute dépasse la curiosité médicale. En 1874, un ouvrage paraît, intitulé Question médico-légale de l’identité dans ses rapports avec les vices de conformation des organes sexuels, dont la deuxième partie relate les souvenirs d’Herculine Barbin dite Alexina B, ce « pauvre malheureux élevé dans des couvents et dans des pensionnats de jeunes filles jusqu’à l’âge de vingt-deux ans » (Tardieu 1978 : 137) et qui se suicida à trente ans. Or que lit-on au fil des pages, sinon la torture d’une virilité immergée dans un milieu exclusivement féminin, sans cesse en proie à des tentations interdites ? C’est Thécla d’abord avec qui l’infortuné échange des baisers « tantôt sur le front et, le croirait-on de ma part, tantôt sur les lèvres ». Ce sont aussi les bains de mer qui le — ou la — laissent en proie à des « sentiments tumultueux », « agitée en présence de ce laisser-aller, si naturel pourtant entre jeunes filles du même âge ». Et puis c’est la passion pour Sara qu’il faut vivre tout en essayant de la cacher, de ne pas éveiller les soupçons. Quel enseignement les médecins ont-ils tiré de ces confidences ? Aucun assurément, les nombreux rapports et études s’intéresseront plus à ses organes qu’à ses états d’âme. Mais justement, les souvenirs d’Herculine Barbin ne sont-ils pas une illustration de ce que M. Foucault appelle « la littérature "médico-libertine" » du xixe siècle ? Sur tout le récit, plane un délicieux parfum d’interdit, de normes à peine transgressées, d’homosexualité « bonne enfant » mais alléchante. N’est-ce pas ce que les médecins recherchent ? En effet, il faut noter que les souvenirs d’Herculine Barbin ne sont pas complets. « Tardieu semble avoir reçu le manuscrit complet. (...) Il l’a gardé, ne publiant que la partie qui lui paraissait importante. Il a négligé les dernières années de la vie d’Alexina — tout ce qui selon lui n’était que plainte, récriminations et incohérences. » (Foucault 1978 : 133.) Le choix est significatif. Sans doute le ton avait-il changé, la saveur s’en était allée avec la découverte de l’état d’Herculine. Le temps n’était plus aux amours, au libertinage ; oublié le mal-être que manifesta le suicide, il ne fait pas partie des préoccupations de Tardieu. Lui est l’homme des perversions, de la fange sexuelle. En 1857, il publie son Étude médico-légale sur les attentats aux mœurs, innovant par « une bouleversante introduction à ce qu’oblitère le discours scientifique du temps » : la « pédérastie » (Aron et Kempf 1978 : 47-78). Sous couvert de scientificité, la « chose », la « bête » peut — et doit — enfin s’exprimer, se dire. Et l’on ne s’en prive pas.
13Loin des perversions, des anomalies ou de la grande science du sexe qu’est la psychiatrie de Charcot ou de Freud, cette scientia sexualis marque tout autant la médecine ordinaire, celle des gens « normaux », dont le problème crucial est de « vieillir ». L’histoire de la ménopause et de la totale me semble éclairante. La « cessation des menstrues » a toujours figuré au nombre des sujets abordés — plus ou moins longuement selon les temps — par les médecins mais elle va trouver alors un souffle, un infléchissement nouveau. Il y a longtemps que l’on sait combien la santé, notamment psychologique, des femmes dépend de leurs règles. Mais le discours se systématise, le trouble s’aggrave. Elles ne sont que prétexte à aborder un autre thème, autrement plus intéressant, la folie, « les perversions ». La menstruation et ses errances développent alors un discours sur la sexualité, forcément anormale. C’est au cœur des organes génitaux que siège le mal. La solution s’impose : il faut supprimer les coupables. Vers 1850, Baker Brown pratique ce que Dionis conseillait, la clitoridectomie, non plus dans le but de mettre un terme à des passions coupables mais pour soigner ces « malheureuses », ces « femmes nerveuses ». L’expérience fait long feu mais l’idée persiste. Quelques années plus tard, un Américain, Battey, s’essaie à l’ovariotomie thérapeutique et se heurte à la méfiance de ses pairs. Mais ces chirurgies sexuelles ne sont pas perdues pour autant. La perception du retour d’âge qui voit le jour les rend légitimes. La cessation des menstrues a alors moins d’importance que la nymphomanie, l’onanisme, le délire religieux pour le moins suspect qu’elle occasionne. Le discours sur les hommes met encore plus en évidence cette rupture. La « ménopause virile » est une « invention » des plus récentes. Elle n’apparaît dans sa forme actuelle qu’à la fin du xixe siècle. Avant nulle mention. L’homme passe de l’âge mûr à la vieillesse, sans période clairement définie, particulièrement identifiable. Seules quelques maladies telles que la goutte, nous l’avons vu, permettent de produire de manière claire un discours sur la sexualité, ses modifications, ses défaillances ou ses excès, ce que les dernières années du xixe siècle vont théâtraliser à l’extrême, d’un coup de bistouri classificateur. Comme pour la femme, le physique n’est pas premier. On s’intéresse bien au sperme, au pouvoir de reproduction mais ce sont les perversions ou les erreurs de l’instinct sexuel qui tiennent le haut du pavé. Parler d’âge, c’est avant tout parler de sexe, de sexualité. Et peut-être cela est-il plus vrai aujourd’hui qu’il y a un siècle. En 1989, un ouvrage sur L’andropause, causes, conséquences et remèdes (Debled 1989) paraît. Il serait plus juste de l’intituler l’impuissance, causes, conséquences et remèdes. En effet, on n’y voit que prothèses sexuelles, techniques médicales ou chirurgicales pour restaurer ce qui n’est plus, conseils pour affronter le plus naturellement possible les nouvelles pulsions qui se font jour. La pensée commune abonde aussi en ce sens-là. En effet, si « andropause » n’est guère évocateur, le démon de midi fait immédiatement sens.

23. Herculine Barbin ou ses semblables
(L’Encyclopédie Diderot et d’Alembert, « Chirurgie ».)
14La médecine produit ainsi un discours, partagé par tous, soignants et patients, sur la normalité sexuelle en fonction des âges, délimite le normal et l’anormal et sanctionne par la maladie les conduites déviantes. L’émergence à ce moment précis des opérations correctrices ne doit rien au hasard, encore moins à de quelconques progrès médicaux. Elles sont le résultat de cette médicalisation de la sexualité, placée sous le signe constant du déséquilibre et de l’errance
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