9. « La sève monte »
p. 281-314
Texte intégral
Elle ne faisait rien pour exciter son amour, perdue dans cette insouciance qui caractérise les grands bonheurs. Pendant toute la saison, elle porta une robe de chambre en soie brune, bordée de velours pareil, vêtement large, convenant à la mollesse de ses attitudes et de sa physionomie sérieuse. D’ailleurs, elle touchait au mois d’août des femmes, époque tout à la fois de réflexion et de tendresse, où la maturité qui commence colore le regard d’une flamme plus profonde, quand la force du cœur se mêle à l’expérience de la vie, et que, sur la fin de ses épanouissements, l’être complet déborde de richesses dans l’harmonie de sa beauté.
Flaubert 1869 : 338
1On croirait le portrait de Madame Arnoux recopié sur un ouvrage médical, elle est au seuil de cette « période intéressante de la vie, celle de la grande paix psychologique » (Vinay s.d. : 110), au seuil de la ménopause. Elle en présente toutes les caractéristiques. Sa passion pour Frédéric Moreau n’illustre-t-elle pas ces amours dépravées auxquelles, si l’on en croit les ouvrages de médecine de l’époque, sont si souvent sujettes les femmes parvenues à cet âge ? Est-ce alors courtoisie que de ne donner son âge que par allusion et métaphore ? Peu importe, l’essentiel est de constater que ce qui chez Flaubert peut apparaître comme une licence poétique se retrouve aussi avec une très grande fréquence sous la plume du médecin. C’est en effet par référence aux saisons qu’eux aussi décrivent les âges. Le printemps devient « jeunesse de la vie » (Virey 1820,45 : 204) tandis que la puberté se change en « printemps ». Buffon fait de « cet âge (...) l’aurore de nos premiers beaux jours » (Buffon s.d. : 536). Les traités sur la ménopause ne nous épargnent rien de ce « crépuscule de l’âge » (Vinay s.d. : 110), sur cette « saison déclinante (qui) est fait(e) de renoncement et de résignation », qui « est la sève d’automne du poète » (Vinay s.d. : 110). Un ouvrage médical, destiné au grand public, porte l’analogie à son paroxysme. Le titre donne le ton, sans ambiguïté : L’automne de la vie. L’homme et la femme à l’âge critique (Pauchet 1932). C’est encore à cette image qu’il fait abondamment référence pour expliquer son propos : « Aujourd’hui, mon désir est de vous montrer comment, à l’automne de l’existence, période de la vraie maturité efficiente, vous devez bloquer la vieillesse et jouir d’un "été de la Saint Martin" (car) restez jeune vous donna le moyen de manifester votre santé pendant les phases du printemps (jeunesse) et de l’été (âge adulte). » (ibid. : 13.) La métaphore est ainsi déroulée sur plusieurs pages, afin de lutter contre ces « vils prophètes (pour qui) l’automne de la vie est une saison redoutable » (ibid. : 21). Lui se refuse à croire « aux accidents petits et grands de l’arrière-saison » (ibid. : 33), persuadé que l’on peut « avancer en âge sans jamais connaître les misères de l’automne et d’une grande partie de l’hiver » (ibid. : 31). Ces métaphores ne relèvent pas uniquement d’un cliché d’écriture ; elles sont aussi l’expression d’une conception des rapports entre âges et saisons.
Saisons et âges : un jeu de miroirs
2A écouter parler mes interlocuteurs, à parcourir les textes des médecins, on note de troublantes ressemblances, qui dépassent les simples figures de style et les légitiment. Saisons et âges intermédiaires auraient en effet une influence comparable sur la santé. Si certains ont cru pouvoir affirmer que printemps, automne, puberté et retour d’âge apportaient parfois une « terminaison heureuse » à certaines maladies, plus nombreux sont ceux qui se montrent des plus réservés quant à leurs effets sur la physiologie. La jeunesse, d’abord, doit être sinon redoutée du moins fort surveillée car filles et garçons sont alors « assaillis par des maladies extrêmement variées. Essayer d’en donner une description détaillée » (Ponchet 1805 : 15) serait trop long, l’auteur y renonce d’ailleurs. Le retour d’âge ne serait pas moins périlleux, pour les deux sexes. « On ne peut disconvenir qu’une certaine quantité de femmes ne meure, entre quarante et cinquante ans, des suites de la révolution qui s’opère en elles à cette période. » (Brierre de Boismont 1842 : 244-245.) Brierre de Boismont essaie, en effet, de modérer cette opinion médicale qui a longtemps prévalu, qui faisait du retour d’âge « l’enfer des femmes » (Raciborski 1868 : 346), beaucoup n’y survivant pas, pensait-on. Il ne parvient qu’à étendre les risques aux hommes. Les « tables de mortalité » élaborées pour quantifier les conséquences de la puberté et du retour d’âge s’accordent avec l’expérience savante et commune de l’influence des saisons : il y a là aussi des périodes éminemment dangereuses où l’on note d’identiques « excédents de mortalité » (Brierre de Boismont 1842 : 244), qu’analysent et rappellent sans cesse les nombreuses Considérations médicales sur les saisons (Fageole 1816). Et on continue à faire confiance aux écrits d’Hippocrate. « Dans le 3e aphorisme, cet illustre observateur fait remarquer que l’été est la saison la plus salubre (...) et l’automne la saison la plus dangereuse. » (Brierre de Boismont 1842 : 244.) Le printemps lui dispute cependant ce titre. Il « est le théâtre de la mortalité la plus grande pour ces affections (les maladies inflammatoires), surtout pour les pneumonies » mais il est aussi « la saison la plus dangereuse pour les phtisiques » (Anonyme 1847b : 445), en fait pour tout un chacun. D’ailleurs, mes interlocuteurs, eux aussi, n’apprécient guère les saisons intermédiaires, accueillant les premiers beaux jours et « la chute des feuilles » avec crainte. Et pour certains avec raison.
Ce n’est pas sain comme saisons. A ce moment-là, il y a un truc qui... Vous voyez, maman est morte au mois d’octobre, beaucoup de gens meurent à l’automne. Beaucoup au printemps aussi, surtout au printemps même. Du moins, c’est le cas dans ma famille. Vous allez voir. Mon père, mon grand-père, ma grand-mère, ma belle-mère et mon beau-père sont morts au mois de mars. Là, on ne peut pas dire : « c’est de l’autosuggestion. » Ils sont bien morts, tous ces gens-là. Donc il y a bien une influence très forte des saisons sur l’organisme qui réagit plus ou moins bien.
3C’est d’ailleurs ce qui motiva la crainte des habitants d’un petit village qui désiraient fêter en grande pompe le centenaire de leur maire honoraire. On craignait fort qu’il n’y manquât le principal intéressé. Si, pour certains, le risque venait du seul âge, pour d’autres, ce qu’il fallait surtout craindre, c’était la saison. « Décider de faire ça en plein mois de septembre, ce n’est pas bien malin. Je ne sais pas si le pauvre vieux... L’automne, la chute des feuilles, c’est bon pour personne. Alors, pour les gens de son âge surtout, c’est pire encore. On sait bien qu’il y en a beaucoup qui ne tiennent pas le coup à l’automne, c’est une saison dure à passer, surtout à cent ans, qu’il ne lui reste plus qu’un souffle de vie en plus. » Ces pics de mortalité ne sont que la conséquence d’un phénomène plus général.
S’il y a une saison que je déteste, c’est bien le printemps. Et un peu moins l’automne. Il n’y a rien à faire. Ça me secoue. Ça me met complètement à plat. Pendant quelque temps, je ne vaux plus rien. Je suis crevée, je ne peux plus avancer, je n’ai envie de rien. Et puis tu es tout mollasson, tu te sens lourd, pas d’entrain. On dit : « C’est bien, ça remonte le moral, de voir le soleil, ça annonce l’été. » Mais ce n’est pas vrai parce que je ne suis pas la seule. Ce soleil de mars me coupe les jambes. En plus, ces giboulées, le temps n’est pas stable. Tu te déshabilles, il pleut, ça y est ! J’ai une angine ou un autre truc. Non, le printemps, c’est mauvais. Je sens que je suis plus fragile, que ça ne va pas. Je suis à la merci du moindre truc qui passe dans l’air. Je ramasse tout à ce moment-là.
4Le printemps est décrit comme une révolution, une saison « difficile à passer », qui « secoue », qu’il « faut surmonter », qui met « de jambes en l’air ». Un malaise général et difficile à décrire est alors durement ressenti, malaise qui parfois, pour d’autres, surgit à l’automne, également redoutable, ramenant avec lui certain trouble, tout aussi indéfinissable pour mes interlocuteurs, que celui qui les afflige six mois plus tôt. « Le pire, c’est l’automne, la chute des feuilles. Pour moi, c’est fatal, c’est... Je ne peux pas vous dire. Parce que je ne sens pas bien, je ne sais pas trouver les mots mais je le ressens très fort. Sans force, sans envie, sans goût. Complètement à plat. Vidée ! J’ai l’impression qu’aucune réaction n’est normale. Voilà, je n’ai plus mes réactions normales. Il me semble que je suis freinée de partout. L’automne, c’est terrible pour moi. Et ça commence vers le quinze août. »
5Que saison et âge intermédiaires soient également « difficiles à passer », et pour certains fatals, n’est guère étonnant. Ils présentent un autre point commun et non des moindres : ils sont également marqués par les désordres du sang. Le phénomène est classique et a maintes fois été décrit ; les « plantes du sang » (Lieutaghi 1986) ont été largement étudiées mais il semble difficile d’y faire apparaître une cohérence. On y voit la nécessité de sortir le sang de sa torpeur hivernale, de le « fouetter » pour faire face à la nouvelle saison par une cure qu’impose l’alimentation indigeste de l’hiver. Cependant ces explications semblent devoir être questionnées, à la lumière de ce « circuit » que nous avons vu à l’œuvre dans le parcours d’une vie. Contrairement à ce qu’a observé P. Lieutaghi, dans cette région d’enquête, l’étiologie persiste mais les « remèdes » se sont modifiés. En effet, les cures saisonnières de plantes ne sont plus que vagues souvenirs. A quoi servirait-il de se souvenir de ces pratiques puisque « tout ça, c’est des histoires de bonne femme. Ça ne sert à rien » ? On retient plus volontiers le nom de préparations pharmaceutiques, auxquelles on avoue, comme un secret, avoir encore recours « pas toujours mais parfois, comme ça », comme s’il fallait se justifier : « Dépuratif des Alpes », « Jouvence de l’abbé Soury » ou « Contre-coup ». Il ne faut pas en déduire pour autant que la pensée qui justifiait ces cures a disparu. Le trouble qu’apporte le printemps reste bien présent. Simplement, il emprunte aujourd’hui un langage, des allures beaucoup plus médicales, notamment concernant la cure. On le surmonte désormais à grand renfort de « vitamines ». « On devrait le faire systématiquement, au printemps et encore plus à l’automne. Tu accuses toujours le coup, à ce moment-là. Un peu de fatigue, des gastro-entérites, des angines, des petits trucs qui t’empoisonnent la vie. Alors, ce que je fais, je prends des vitamines, des trucs superconcentrés. Pendant trois semaines, oligoéléments, vitamines A, E, fer, magnésium, calcium, la totale quoi. Et tu passes ça comme une fleur. Tu as une pêche d’enfer, après, pour l’année. » Enfin, on a vu, déroulant le fil de la vie, tout le sens de ces troubles sanguins, tout le savoir sur le corps qu’ils développent. Ces inévitables « problèmes de circulation » ne sont rien d’autre que le signe d’une identité sexuelle vacillante au cours des deux carrefours dangereux que sont la puberté et le retour d’âge. Que faire alors des troubles sanguins saisonniers ? Que faut-il entendre par « régénération du sang » ? Qu’est-ce qui la motive ? Pour comprendre tout cela, il faut jongler entre cycle annuel et cycle de vie, jeu de miroirs où l’un parle de l’autre.
« Il se fait un mouvement »
6Tous l’ont affirmé, « au printemps, il se fait un changement dans le sang, il se fait un mouvement du sang, au printemps surtout et un peu moins à l’automne. C’est à cause de ça, de ce mouvement, qu’on accuse le coup parce que ça te change tout, forcément ». Ce « mouvement », qu’il faut entendre de nouveau au sens topographique, se traduit par des « problèmes de circulation » très concrets. « Je sens que ça ne circule plus, que ça ne marche pas normalement. » Le sang « est bloqué, comme freiné, comme s’il y avait quelque chose qui l’empêchait » ; logiquement, « la circulation se ralentit, change ». Les médecins ont cru observer l’inverse : « le sang bouillonne, pour ainsi dire, dans les vaisseaux » (Virey 1820, 45 : 204) ; on parle aussi de « surabondance », de « turgescence » (ibid. : 205). Arrêt ? Effervescence ? Peu importe, l’essentiel est bien d’affirmer une perturbation de la circulation. Cependant définir précisément les troubles qu’elle occasionne est difficile : une fatigue tant « physique que psychologique ». Difficulté qu’aggrave encore la diversité des pathologies car les médecins, si prompts à affirmer l’influence « morbifique » de ces saisons, sont bien impuissants à désigner un coupable, dressant des listes d’affections qui, paradoxalement, semblent bénignes. « On observe au printemps (...) des manies, des épilepsies, des émotions de mélancolie, des esquinancies, des rhumes de cerveau, de la gorge, des toux, des pustules ulcéreuses, des taches et des tubercules ou surtout des efflorescences farineuses et autres telles que des dartres à la peau. » (ibid. : 205.) On pourrait y ajouter des sinusites, des dépressions, des ophtalmies, des crises cardiaques, des « coups de pompe » ; là encore, la diversité est la règle. « Il n’y a pas de maladies spécialement du printemps, non. C’est un peu tout puisque c’est une faiblesse. Tu peux avoir n’importe quoi. Ça dépend. » Peu ou pas d’affections spécifiques à cette saison donc. Cependant, ce bric-à-brac rappelle le cortège des maladies que nous avons rencontrées au cours des périodes charnières de la vie. Ce n’est sans doute pas pur hasard.
7Afin de « profiter au maximum des premiers soleils de mars », ce groupe de femmes a décidé de s’installer à l’extérieur. Mais tandis que les aînées se sont prudemment placées sous la double protection d’un parasol et d’un chapeau, les plus jeunes, tête nue, cherchent à bronzer. Conduite très imprudente aux dires de celles-là, qui ne cesseront de prodiguer leurs conseils. Ce qu’elles désiraient, c’est « qu’elles se couvrent au moins la tête » pour se préserver de ce que médecine savante et savoir commun reconnaissent comme la plus fréquente des affections vernales : l’hémorragie nasale. « Quand j’étais bien plus jeune, je saignais facilement du nez au printemps et à l’automne. Je devais avoir quinze ou seize ans et je sais qu’à ce moment-là, il m’arrivait d’avoir des saignements de nez terribles. Il fallait me mettre des mèches et ne les retirer que le lendemain. Ça saignait atroce. Tout d’un coup, comme ça, peut-être un peu mal à la tête avant. Et puis après, le nez saignait. Est-ce que ça avait un rapport avec la saison ou c’était mon état général qui n’allait pas ? Je ne sais pas. » Que ses saignements aient été « terribles » n’est guère surprenant. Elle cumule les « causes prédisposantes » : saison vernale et adolescence. Plus largement ce sont toutes les hémorragies qui, chez Cabanis et d’autres, étaient dites typiques de la jeunesse qui resurgissent. Leurs observations se vérifient toujours. Certes, on redoute moins le « nez qui saigne ». Mais d’autres troubles, en apparence plus modernes et plus spécialement liés au printemps, peuvent être associés à ces hémorragies. « Mes petits-fils sont allergiques à la flore, au printemps, à tout ça. Un jour, on a emmené le plus grand en vacances à Pentecôte. Ça lui a fait comme moi, cette allergie, tout à coup. A éternuer, à chialer, le nez qui coulait et les yeux. Je me rappelle, on était au camping et il ne voulait pas aller jouer avec les autres gosses parce qu’il avait honte. Il n’arrêtait pas de se moucher alors il se promenait carrément avec le rouleau de papier absorbant sous le bras. » Le terme n’est pas prononcé mais cette maladie rappelle trop le rhume des foins pour que le doute soit permis. On sait quelle place il occupe aujourd’hui dans le cortège des affections vernales dont il semble être l’emblème. Les bulletins météorologiques télévisés ne donnent-ils pas régulièrement la « carte de France des pollens » ? Car le rhume des foins n’a de rhume que le nom ; il n’a rien à voir avec la température ou un quelconque chaud et froid. Il est clairement mis en relation avec la saison. Mais comme le rhume ordinaire, il a pour siège le nez, un nez qui ne cesse de couler, de répandre ses humeurs. Et comme tel, il devient une sorte d’hémorragie blanche, une fluence nasale impossible à maîtriser.
8Le nez, dont on a vu le rôle particulier au cours de l’enfance et de l’adolescence, n’est pas le seul siège des affections printanières. D’autres parties du corps, elles aussi fortement marquées au cours des premières années de la vie, sont également affectées. Ainsi, la gorge n’est pas épargnée non plus. Souffrir d’un « rhume », d’une « bronchite » n’a rien de surprenant. « C’est le temps qui fait ça. Tu remarqueras. Tous les ans, à cette saison, il y a une épidémie d’angines ou de trucs comme ça. Tout le monde accuse le coup, il y en a, c’est la grippe, d’autres, une bronchite. Il y en a beaucoup qui le passent mal. » Si les rhumes et bronchites ne semblent pas particulièrement spécifiques à la jeunesse, le type de pathologies que mes interlocuteurs décrivent et que les médecins stigmatisent nous ramène bien à l’adolescence. « Les maux de gorge, et surtout les esquinancies et les angines sont encore des maladies printanières, comme elles sont propres aussi à la jeunesse » (Virey 1820,45 : 206), tout comme « l’enflure du larynx, de la luette et des amygdales » (Sydenham 1799 : 281). On a déjà vu ce que signifient « angines » et « maux de gorge ». Loin des « chauds et froids », c’est d’un parcours du sang dont ils rendent compte. Et comme à chaque fois que le sang semble devenu « fou », perdu dans le corps, les « pompes à sang » rappellent leur existence. C’est qu’en effet, le printemps et l’automne renouvellent et redoublent les troubles emblématiques de l’enfance. Ceux qui ont, en d’autres temps, redouté l’ablation enfantine paient cher leur couardise : chaque saison intermédiaire réveille l’affection à laquelle seul « un traitement de cheval » peut mettre un terme : « piqûres », « antibiotiques », « ponctions », autant d’indices de sa gravité. Mais le risque n’est pas moins grand pour l’abdomen. Femmes et médecins sont d’accord pour reconnaître l’existence d’épidémies d’appendicites. Bérard et Vignard l’affirment, « l’appendicite s’observe surtout aux époques de l’année où la grippe sévit particulièrement ». Statistiques et tableaux à l’appui, ils déduisent « la fréquence plus grande des crises aiguës en janvier, mars, mai, octobre et novembre » (Bérard et Vignard 1914 : 44-46). Ce que les femmes expliquent sans peine. « Il y a du changement de saison là-dessous. » « Ce n’est pas contagieux, ça ne se charge pas. Mais c’est vrai qu’il y a des périodes où il y a plus de crises d’appendicite que d’autres. Au printemps, par exemple, vers mars, avril, mai et puis aux vendanges, après la rentrée scolaire, au début de l’automne. Pourquoi ? Je ne sais pas mais c’est ce que j’ai constaté. De toute façon, sans aller chercher bien loin, ce sont des périodes où il y a beaucoup plus de maladies que dans le reste de l’année. Les changements de saison, ce n’est pas bon pour la santé. » Cette gorge « enflammée », ces amygdales hypertrophiées, cet appendice qui soudain « fait mal », on en connaît le sens. Ce sont eux qui conduisent à l’ablation car ils parlent de castration ou au moins d’identité sexuelle vacillante.
9Si le printemps porte son influence à l’intérieur du corps, l’extérieur n’est pas non plus épargné. Adolescent, celui-ci subit les assauts de « dermatoses saisonnières » (Alibert 1832 ; Faugouin 1934). « Après, j’ai eu des crises d’eczéma terribles et c’était tout le temps au printemps et puis alors comme ça ! dans une nuit. Et c’était au printemps à chaque coup. Je ne sais pas à quoi c’était dû. Mais alors, rien à faire ! Ça venait et ça repartait pareil, comme ça, avec le temps. J’avais vingt ans, alors sans doute que... » Son cas n’étonnerait guère les médecins pour qui « un grand nombre de phlegmasies cutanées se développent au printemps, comme si le corps bourgeonnait non moins que les arbres. C’est alors que les vices herpétique et psorique qu’on croyait guéris en automne, refleurissent, pour ainsi dire au retour de la belle saison » (Virey 1820, 45 : 205). Or c’est bien aussi comme une activité printanière que l’on qualifie l’acné. Certes on n’envisage pas une aggravation particulière de l’affection au cours de cette saison mais le vocabulaire le laisse à penser, confondant activité vernale et épidermique. Le jeune qui en souffre ne « bourgeonne »-t-il pas ? On le chahute volontiers en lui faisant remarquer qu’« il fleurit », voire qu’« il germe ». Les dialectes abondent dans le sens des propos de la jeunesse. En Béarn, on note « la parenté sémantique entre le furoncle "escloronc" et le verbe fleurir "esclorir" » (Soust 1988 : 46), furoncle qui, rappelons-le, est préféré par certaine pour parler de son acné d’adolescente1.
Printemps ou puberté ?
10Une liste exhaustive de tous ces troubles vernaux serait sans grand intérêt. Mieux vaut s’intéresser à ce qu’ils ont en commun. Les médecins affirment que le sang « se porte à la périphérie » du corps. Ou plus exactement aux extrémités, là où déjà on l’avait vu surgir à l’adolescence. Or, les pathologies du printemps sont aussi celles de la puberté. Leur surgissement permet de comprendre le « mouvement », le « bouillonnement », l’essence de ce « travail » que connaîtrait alors le sang : il faut comprendre le mot au sens propre, au sens de « déplacement », de « pérégrination. » Ces hémorragies, ces crises d’appendicite ou d’« amygdalite », ces « gorges rouges » sont bien l’indice d’une orientation de la circulation sanguine qui se « jette quelquefois à la tête. (...) Mais plus souvent (elle) se porte vers la poitrine. (...) Les poumons se trouvent affectés au printemps » (Virey 1820, 45 : 206). Autant de lieux du corps que l’on a reconnus comme étant le terme de la circulation sanguine à l’adolescence. Si « toutes les affections de cet âge s’augmentent par le printemps qui est comme la brillante adolescence de l’année, (si) toutes les affections dépendantes de la surabondance du sang, surtout dans l’âge de la jeunesse, se renouvellent (alors) avec force, (si) les principaux efforts se portent vers la poitrine et l’appareil respiratoire » (ibid. : 206), c’est que saison et âge se confondent totalement, agissant de manière identique sur la physiologie. Car tel est bien l’effet du printemps ; il agit sur le sang en le ramenant à l’état d’adolescence et cela de la manière la plus accomplie. Ainsi les médecins ont cru pouvoir identifier deux types de circulation en fonction des deux grandes périodes de la vie, « le système artériel » et le « système veineux ». Durant la jeunesse, « la pléthore sanguine est dans le système artériel ; (à l’approche de l’âge adulte), il se fait une révolution presque subite dans la distribution sanguine : la pléthore passe des artères aux veines » (Cabanis 1802 : 284-285). Or semblable phénomène se produit au printemps puisque « par ses qualités légèrement chaudes et humides, (il) favorise la formation du sang, en excitant la transpiration pulmonaire et cutanée, et en réveillant l’énergie du système artériel » (Fageole 1816 : 10). La « pléthore » retrouvant le chemin des artères, c’est l’adolescence qui recommence ou se redouble.
11Une question se pose alors : comment le printemps peut-il ainsi se substituer à la puberté ? « La chaleur renaissante du printemps » (Virey 1820, 45 : 203), cause de tous ces maux. « Le pire, c’est début mars, les premières journées de soleil. Ce n’est pas un temps franc encore. Il y a du soleil, derrière les vitres, tu sens que ça chauffe. Alors tu te déshabilles. Mais le fond de l’air est frais encore ; ça ne s’est pas encore réchauffé. Alors tu ramasses tout ce qui traîne comme microbes. » Ce que l’on accuse, ce n’est ni une température trop élevée, ni essentiellement l’incertitude du temps mais bien l’étrangeté de ces journées, marquées d’« un soleil éclatant sans être ardent, qui fait tout étinceler, des ruisseaux, des plaques de neige fondue, une fraîcheur odorante dans l’air et un ciel tendrement bleu aux longues nuées transparentes » (Tostoï 1960 : 263). Cette chaleur étrange et illusoire, que tous ressentent et dont tous souffrent, est autant celle du climat que du corps. Cette « chaleur froide » ne supporte qu’une comparaison : celle que les médecins ont reconnue comme le moteur de la croissance du corps et notamment du développement sexuel à l’adolescence. « L’expérience nous apprend qu’une plus grande chaleur pousse le sang avec plus d’abondance et de force. (...) Et l’on sait d’ailleurs assez quelle action spéciale la chaleur en général, et celle de la vie en particulier, exercent sur les organes de la génération, dont elles paraissent être le stimulant le plus efficace. » (Cabanis 1802 : 275-276.) Ce « soleil éclatant sans être ardent » provoque une chaleur en tout point semblable à celle que provoque l’adolescence, « la chaleur de la vie ». Le soleil porte ses rayons à l’intérieur même du corps. Le printemps agit comme une puberté exogène. « La principale cause de cette expansion de la vie est le retour de la chaleur : de là vient que les humeurs entrent en turgescence, la figure devient plus colorée, la sensibilité extérieure plus vive, l’activité, l’alacrité redoublent dans l’organisation ; le sang bouillonne pour ainsi dire dans les vaisseaux. » (Virey 1820, 45 : 204.) Les femmes prennent moins de précautions de langage pour aboutir à la même conclusion. « Il fait plus chaud alors ça te change la circulation. C’est le changement de température qui te change la circulation du sang. » Affirmation qu’il faut prendre au pied de la lettre.
12On comprend alors que les saisons ne soient pas également ressenties par tous de la même manière. Certains médecins, interrogeant l’influence qu’elles exercent sur la santé, n’ont pas manqué de les mettre en rapport avec les différents âges. « Les vieillards, les enfants, par exemple, les femmes, (...) se trouvent plus exposés aux maladies de l’hiver (...). La jeunesse, dont le système sanguin prédomine, en général, est plus susceptible de devenir malade au printemps ; l’été et l’automne (...) affectent l’âge viril. » (Fageole 1816 : 13.) On voit très bien quelle est la tentation des médecins : trouver dans le domaine de la pathologie les correspondances affirmées sur le mode lyrique. Tentation qui devient certitude dans la bouche de mes interlocuteurs. « Les enfants, c’est plutôt au printemps. L’âge, on est jeune. Nous, les vieux, c’est normal que ce soit à la chute des feuilles mais un enfant, je pense que c’est normal que ce soit plutôt au printemps parce que le corps se développe. Le corps va vers la maturité alors je pense qu’au printemps, il subit plus l’influence que le corps d’une personne âgée. Si vous voulez, ça suit la courbe de la nature. » L’analogie est telle que l’effet du printemps sur les corps jeunes ne s’inscrit pas forcément dans le domaine de la pathologie. Bien au contraire, il leur est bénéfique, « saison la plus salubre, surtout pour les enfants et les adolescents dont il favorise le développement, parce qu’une douce chaleur relâche et déploie les corps sous l’influence des zéphyrs. (...) La même expansion que la chaleur détermine dans les plantes au printemps, pour les accroître, fait augmenter le corps des jeunes gens en hauteur, alors, comme l’a prouvé l’expérience. » (Virey 1820, 45 : 204.) Et celle-ci l’a observé. « Ma fille a fait une poussée en un rien de temps. A la sortie de l’hiver, elle a... explosé. Elle a pris cinq centimètres en deux mois ! Elle a grossi en même temps. Mais il faut dire aussi que cet hiver, elle avait été malade et elle avait stagné, alors après elle s’est rattrapée. Ça ne m’étonnerait pas qu’elle soit bientôt formée. » Notons que la saison y est favorable, qui ne manque pas d’influencer le flux féminin. « Les menstrues sont ordinairement plus copieuses au printemps et en automne que pendant l’hiver et l’été. » (Dusourd 1847 : 45.) Et parfois, chez celles qui « attendent de voir », elle met un terme à l’attente. « On observe quelquefois aussi, surtout au printemps, que ces filles deviennent lourdes, assoupies, qu’elles ont de la pesanteur et des tourments de tête, de l’engourdissement dans les membres ; leur figure est par moments rouge, injectée ; tout se dissipe à la suite d’un saignement de nez ou d’une perte. » (ibid. : 35.) Troubles, conséquences printaniers et pubères sont identiques ; le même phénomène secoue les corps. Le printemps ne fait que redoubler ou hâter la puberté et ses effets, faisant vivre une puberté supplémentaire et rapide, temporaire, dont le moindre mérite n’est sans doute pas la brièveté. Parce qu’elle la redouble, elle l’accélère, évitant que les troubles qu’elle entraîne ne s’éternisent. Durée que l’on avait déjà cherché à annuler par le moyen des opérations.
13Ce mouvement pubertaire du sang au printemps n’épargne pas les aînés. Le retour d’âge, déjà fortement marqué par cette humeur, n’en devient que plus difficile encore. En effet, il aggraverait les troubles de la ménopause (Lamaze 1805 : 16-25) et son influence irait crescendo avec l’âge. « Plus tu vieillis, plus tu as du mal à le passer. On dit l’automne, oui, mais c’est surtout le printemps. C’est vrai qu’avant l’hiver, tu accuses mais ce n’est rien à côté de mars, avril. Tu t’en rends compte en vieillissant. Tu es plus fragile sans doute, tu as tendance à tout ressentir plus fort. Mais avec l’âge, le printemps, tu le passes de plus en plus mal. Et des fois, tu ne t’en remets pas trop bien. » On imagine d’où vient cette difficulté croissant avec les années. Pour eux, on le comprend aisément, il ne s’agit pas d’une accélération du temps et du fonctionnement du corps. Les jeunes « accusent aussi le coup » mais y puisent un bénéfice. Ce qui vaut pour les uns est handicap pour les autres. Les aînés n’en sont plus là ; ils font alors « demi-tour », en un véritable retour d’âge saisonnier, périodique.
La maturité ou le grand trouble
14Les prescriptions médicales sont claires : « Il faut que l’homme robuste s’abstienne au printemps de tout ce qui peut accroître dans lui la turgescence du sang et des humeurs. » (Virey 1820, 45 : 207.) Inutile d’amplifier ce qui est déjà car le temps est à l’agitation. Les médecins le rappellent sans cesse, se contredisant parfois d’une ligne à l’autre. Les aînés seraient, selon certains, la cible privilégiée de maladies qu’ils reconnaissent eux-mêmes comme des affections plus spécifiques au printemps et à l’adolescence. Ce brusque réveil du sang qui retrouve l’errance prend, à l’âge mûr, un sens particulier que l’on découvre en interrogeant l’hémorragie nasale. A travers les traités de médecine, elle est diversement qualifiée : maladie du « sexe masculin particulièrement (fréquente) aux époques de l’enfance, de la puberté et de l’adolescence » (Sathl 1863 : 150) tout autant que mal des femmes qui supplée avantageusement au dysfonctionnement menstruel, enfin mal du printemps. Loin de se contredire ou de s’opposer, ces diverses qualifications s’allient dans une compréhension du corps, de la différence sexuelle, au fil des ans : saigner n’est pas le sort des seules femmes. Une dernière opinion, paradoxale, sur l’affection nous permettra de clore ce parcours : certains y voient en effet plus volontiers une affection vernale des personnes « dans le déclin de l’âge que dans la première jeunesse. » (ibid. : 286.)
Non, moi, le printemps, ça ne m’a jamais rien fait. Pas plus que l’été ou l’hiver d’ailleurs... Si, il y a un truc quand même mais ce n’est pas bien grave, il n’y a pas de quoi en faire une histoire. Je suis fragile de la tête, du nez. Je saigne facilement du nez ; c’est pour ça que j’ai toujours un chapeau, été comme hiver. Par contre, tous les ans, au printemps, chapeau ou pas, je saigne du nez. Comme ça, sans rien, j’ai les vaisseaux qui craquent. Ils ne sont pas solides. Le docteur dit que je devrais me les faire cautériser. Écoute, ça fait soixante-dix ans ou presque que ça dure, depuis l’âge de vingt ans à peu près, et je n’en suis pas encore mort. Alors ça tiendra bien dix ou quinze ans de plus sans doute.
15Nous avons déjà pressenti au travers de certaines pathologies du retour d’âge l’existence d’une menstruation masculine. Parlant de l’andropause, nous n’avions pu constater que les conséquences de la fin de cette menstruation. Le printemps nous la montre à l’œuvre, avec l’hémorragie nasale. Certes il s’agit là de sa manifestation la plus visible mais qui n’est pas la plus significative. Paradoxalement, le « rhume des foins » la met plus clairement en scène. Il n’est cependant pas particulier à un sexe. « C’est une question d’allergie au pollen », affirme-t-on. Et pourtant, la partition sexuelle existe mais c’est dans le moment de l’affection qu’il faut la chercher. Dans telle famille, « toutes les femmes » sont affligées d’un syndrome prémenstruel étrange. « J’ai toujours eu une sinusite, un rhume chaque fois que j’avais mes règles. Tous les mois. Comme une autre aurait eu autre chose, moi, c’étaient les rhumes. Pendant deux ou trois jours, je chialais, les yeux rouges, gonflés, le nez qui coule sans arrêt. La sinusite chaque fois. C’est dans le sang. C’est héréditaire. » L’atavisme afflige tous les membres de la famille. Pourtant chez les hommes, la fréquence est tout autre : le fils, « il en a moins souvent que nous. Aux changements de saison, tout le temps, ça lui fait ça, un rhume, une sinusite chaque année tandis que ma fille, c’est quatre jours, tous les mois, au moment des règles. » On ne saurait être plus clair quant à l’identité du phénomène qui afflige les deux sexes. Seule la périodicité change, les hommes connaissant leur syndrome prémenstruel « aux changements de saison ». Enfin, le pronostic auquel se livre mon interlocutrice scelle définitivement cette analogie. « Je pense que c’est dans le sang, ça. Tu le transmets de génération en génération. Regarde ma petite-fille. Ça lui fait déjà. Elle est déjà allergique à la flore, au pollen, si petite. Je suis sûre qu’elle sera comme sa mère et comme moi, pour ça. Au moment où elle aura ses règles ou quand le sang travaillera, elle aura ça. J’en suis certaine. » Le « rhume des foins » comme manifestation de la menstruation masculine printanière, c’est bien aussi ce que conforte son étiologie. « C’est parce que tu ne supportes pas le pollen. » Or, par ses vertus aphrodisiaques, il restaure aussi la virilité chancelante du prostatique. Allergique au pollen, l’homme est, en quelque sorte, allergique à sa puissance virile, à tout ce qui pourrait la réveiller car le temps n’est plus à cela. Des mouvements vernaux de son sang est née une physiologie temporaire, menstruelle et féminine.
16Souvenons-nous du sens particulier que l’on accorde aux hémorroïdes, autre manifestation de la menstruation masculine que leur périodicité mensuelle semble devoir confirmer. Cependant, elles peuvent aussi affecter un autre rythme, fréquemment rencontré, qui, loin de leur ôter leur caractère menstruel, le renforce tout en le spécifiant du côté masculin. « Chez certains individus, (le flux hémorroïdal) ne se manifeste que tous les six mois, en suivant dans son apparition une sorte de régularité ; c’est-à-dire, qu’en ces circonstances, c’est principalement dans les saisons du printemps et de l’automne que l’excrétion hémorroïdale a lieu, mais plus particulièrement à l’époque des équinoxes. » (Stahl 1863 : 208.) Cependant, le flux hémorroïdal n’est pas le seul à bénéficier de cette double périodicité distinctive. L’autre grande maladie féminisante du retour d’âge, la goutte, présente également cette particularité. Dans les traités aussi bien que dans le savoir commun, elle est autant associée à l’âge déclinant qu’aux saisons intermédiaires. Tous reconnaissent l’exactitude de l’aphorisme 55 où Hippocrate précise que « les maladies arthritiques éclatent surtout au printemps et à l’automne » (Hippocrate 1816 : 175), passant sous silence toute mensualité de l’affection, tout comme le font mes interlocuteurs. « Ce n’est pas handicapant d’avoir la goutte. A part quand tu as les crises. Aux changements de saison, oui, c’est ennuyeux, là tu dégustes. Au printemps plus qu’à l’automne d’ailleurs, je m’en rends compte parce que je vais à la chasse. Ce serait au printemps, je n’irais pas, je ne pourrais pas marcher. Mais sinon, tu ne t’en ressens pas. Pour moi du moins. » Mais cela n’exclut pas pour autant la double périodicité. Souvenons-nous d’abord de cet homme qui soignait des crises bisannuelles chaque mois, selon les phases de la lune. N’anticipait-il pas, soignant tout à la fois l’état actuel de sa maladie mais aussi ce qu’elle pourrait devenir puisque « dans la plupart des cas, le premier accès et ceux qui, dans les premiers temps, se répètent ensuite une fois chaque année, ont lieu au printemps. Lorsque la maladie est ancienne, il y a deux accès par an, l’un au printemps, l’autre à l’automne. Enfin, à mesure qu’elle s’invétère, les retours deviennent plus fréquents » (Garrod 1867 : 307), mensuels souvent. Plus jeune, c’est au printemps que surgit la menstruation masculine — sous forme de rhume des foins —, plus tard elle reparaîtra à l’automne également avant de devenir mensuelle, « torturant » l’homme des seules gouttes et hémorroïdes.
17Rien d’étonnant alors à ce qu’on fasse appel à certain astre pour donner un sens aux accès printaniers. Cherchant à expliquer le « mouvement du sang », on a unanimement évoqué devant moi les « éléments célestes et terrestres (qui) ont une influence sur la végétation, sur tout. Et pourquoi pas sur nous ? Surtout la lune ! Regardez, c’est bien à cette saison qu’il y a les grandes marées donc que l’influence de la lune est la plus forte. Alors, c’est sûr, ça joue sur nous aussi. » Explication que corrobore le médecin qui range parmi les « maladies dont les retours périodiques correspondent aux phases lunaires (...) celles qui reparaissent aux époques des équinoxes et des solstices, (...) celles enfin qui se manifestent aux changements des saisons ». (Stahl 1863 : 107.) Rien d’étonnant à cette association. On savait la lune astre de la menstruation féminine ; elle s’avère astre de toutes les menstruations.
18A cette agitation sanguine s’en ajoute une autre que manifestent les dermatoses et autres « poussées acnéiques ». « Il suit du même déploiement des forces vitales que l’on sera plus disposé à toutes les fonctions ; ainsi (...) la sécrétion du sperme sera plus abondante. » (Virey 1820, 45 : 204.) Savoirs commun et médical s’accordent de nouveau, qui voient tous deux dans le printemps « la saison génitale par excellence » (ibid. : 204). « On sait, par le relevé des tables de naissance, que le plus grand nombre d’enfants vient au monde dans le mois de décembre et de janvier, ce qui déclare manifestement que le plus grand nombre des conceptions a eu lieu en mars et avril. » (ibid. : 205.) Un siècle et demi plus tard, semblable relation est établie par un jeune homme. Il se considérait comme « un enfant naturel », étant né en janvier. « Alors, avril, les oiseaux, les bourgeons. » En somme enfant de l’ordre naturel, sauvage. C’est d’ailleurs bien ce que stigmatisent les propos ordinaires où les passions inexplicables sont mises en relation avec la saison. Que cet homme d’âge mûr se montre soudain empressé auprès de son épouse n’a pas manqué de faire sourire. « Oui, il la câline alors que ça faisait longtemps que... Eh oui, c’est le printemps. Ça te fait rire, toi, mais c’est vrai que ça joue. Ça les réveille, à certains. C’est la saison qui veut ça. Ça les chatouille à ce moment-là. Ils n’y peuvent rien. » Mais, comme elle le faisait remarquer, « c’est vrai que ça y fait. Mon mari n’était pas coureur de jupons pourtant mais au printemps, ça le travaillait encore, oui, jusqu’à il n’y a pas longtemps. Mais il ne faut pas se faire d’illusions, ça retombe vite, ces histoires-là. Ça ne dure pas. Je suis bien placée pour en parler. » Irrépressible mais illusoire, ce réveil de la sexualité, tout entier inscrit dans l’ordre de la nature puisque lié à la seule saison, c’est la goutte qui met en scène ce qu’il a d’anormal. Si son surgissement parle de troubles de l’humeur sanguine, il stigmatise aussi son corollaire : un trouble de l’humeur sexuelle. Ce gros orteil « rouge, gonflé, tuméfié » ou ce nez qui coule dénoncent l’errance spermatique. Le printemps réveille les ardeurs, c’est bien connu, parce qu’il dissocie les deux circuits, l’humeur sexuelle devient alors « folâtre », se répandant dans le corps, provoquant la goutte chez les aînés, les poussées épidermiques vernales chez les plus jeunes, mais toujours en vain2. Cette anomalie est très clairement affirmée par le savoir commun mais au cours de l’autre saison intermédiaire. Le démon de midi et ses passions désordonnées font parfaitement écho à l’été de la Saint-Martin3, lui aussi sursaut désespéré et inutile, qui parfois perturbe la fécondité végétale comme il perturbe les passions humaines.
19Quant à la féminisation, elle ne concerne pas uniquement le corps. La menstruation est « totale » puisqu’on la retrouve aussi inscrite dans l’humeur. Nous avons vu combien les symptômes qui préludent aux crises de goutte et d’hémorroïdes sont proches de ceux qui annoncent la venue des menstrues. Mais il n’est pas besoin que ces maladies menacent pour que l’humeur soit troublée. Si la goutte tend à « disparaître » des propos sur le printemps, ses signes précurseurs persistent, devenant dysfonctionnement vernal à part entière. Les aliénistes n’avaient pas manqué de constater La périodicité dans les maladies mentales (Belfils 1938), troubles auxquels la psychiatrie est venue donner un nom tout en les dédramatisant : la « dépression saisonnière ». Régulièrement, la période de l’année s’y prêtant, les magazines de santé en font leurs gros titres4, couchant ainsi sur le papier l’expérience commune. « Le printemps est mauvais pour les dépressifs, les nerveux, ceux qui ont des problèmes de nerfs. D’ailleurs, il y a beaucoup plus de suicides au printemps que dans le reste de l’année, tu le remarqueras. Les toubibs le disent : “Si vous avez un dépressif dans votre entourage, surveillez-le bien. Surtout à ce moment-là.” Sans aller plus loin, la mère de Thierry, ça faisait un moment que ça ne tournait pas rond, qu’elle déprimait et regarde, elle a fait une tentative de suicide début mars. Ma grand-mère le disait bien, que mars c’est le mois des fous. » Le plus souvent, ces « dépressions printanières » sont beaucoup moins graves et se limitent à « des accès de déprime », à un « gros coup de pompe », à une « fatigue extrême ». On n’a plus ses « réactions habituelles normales ». On est « freiné de partout ». On éprouve un « bouleversement ». Sens dessus dessous ou peut-être sang dessus dessous, telle est l’image que renvoie la dépression. « C’est les nerfs, c’est tout. C’est les nerfs qui te prennent le dessus. Ou qui lâchent. Ça dépend des personnes. » On a vu, à propos des femmes ménopausées, ce qu’il fallait comprendre, ce que ces « nerfs » traduisaient des troubles de l’humeur sanguine. Le printemps agit sur les hommes comme la menstruation et ses dérèglements sur les femmes. Les équilibres sont alors rompus. Puberté, retour d’âge ou saisons intermédiaires, le sang, féminin ou masculin, se détourne de son circuit et les nerfs peuvent alors prendre pleinement possession du corps. Tout le discours sur le « coup de pompe », les pertes de force, les langueurs printanières viriles reproduisent le syndrome prémenstruel, aussi bien dans le discours que dans le corps. La médecine banalisée des magazines (Bergogne 1995) fait d’ailleurs de cette dépression périodique un trouble spécifique aux femmes. Elles représenteraient « quatre cas sur cinq ». Du reste, les symptômes sont bien féminins. « Elles dorment davantage » mais surtout « toutes deviennent irritables, présentent des troubles de la concentration et un manque de créativité ». Faut-il s’étonner qu’à ce moment-là « une femme sur deux souffre d’un syndrome prémenstruel » ? (ibid. : 58.) N’est-ce pas de cela dont toutes souffrent à ce moment-là ? Précisons : toutes et tous. En effet, lorsqu’à la fin du xixe siècle, une enquête tente de découvrir les effets du printemps sur les hommes, c’est par un sonnet, Renouveau, que Stéphane Mallarmé répond.
Le printemps maladif a chassé tristement
L’hiver, saison de l’art serein, l’hiver lucide,
Et dans mon être à qui le sang morne préside
L’impuissance s’étire en un long bâillement.
Des crépuscules blancs tiédissent sous mon crâne
Qu’un cercle de fer serre ainsi qu’un vieux tombeau,
Et, triste, j’erre après un rêve vague et beau,
Par les champs où la sève immense se pavane
Et puis je tombe énervé de parfums d’arbres, las,
Et creusant de ma face une fosse à mon rêve,
Mordant la terre chaude où poussent les lilas,
J’attends, en m’abîmant que mon ennui s’élève...
Mallarmé 1992 : 14
20Enfant, P. Gascar a également pu observer ces étranges effets du printemps sur les hommes de son entourage. « Les jours, justement, allongeaient. (...) On en éprouvait une grande fatigue, des malaises sans nom, une absence de goût. De goût au sens propre du mot. C’était à cette époque où le ciel était parcouru par des nuées d’équinoxe, où l’air ne se réchauffait guère encore, où l’herbe nouvelle mettait dans le paysage une note trop crue, que les gens commençaient à se plaindre du “fraîchun”. » (Gascar 1964 : 196.) Il est d’abord une maladie de langueur — Mallarmé n’en fait pas mystère —, bien proche de ce que connaissent les jeunes filles attendant leurs règles ou encore les femmes, sous l’effet de leur syndrome prémenstruel saisonnier ou mensuel.
Personne au monde n’était jamais parvenu à définir cette altération du goût apparemment sans cause qui ne tardait pas à créer, chez la personne qui en souffrait, un état moral particulier, à moins qu’au contraire ce fût un assombrissement de l’humeur qui entraînât cette anomalie. (...) Les hommes, eux, ne parlaient jamais tout de suite. Leur pensée était ailleurs, très loin, et ils devaient la rappeler. Ils ne se pressaient pas et mangeaient leur pain de façon mécanique. Quelqu’un allongeait le bras pour leur servir à boire. Le chef de famille étendait la main sur son verre, en souriant douloureusement :
- Non, non, merci...
Eh bien, quoi ? Que se passait-il ? Ce n’était pas quand même ?... L’homme détournait la tête, non sans un peu d’agacement : eh oui, hélas, c’était bien... La fâcheuse rencontre ! (...) Cependant, l’homme, n’ayant presque touché à rien, avait repoussé son assiette et, les yeux vagues, sans parler, rêvait de la pluie, de la mer, peut-être de la grâce, (ibid. : 196-201.)
21De vraies jeunes filles comme en ont décrit Brierre de Boismont, Raciborski ou Icard. Cependant la comparaison suit son cours puisque ces troubles de l’humeur se prolongent en une modification du goût, « la soif disparaissait, l’appétit diminuait » (ibid. : 197-198). Une sorte d’anorexie en somme. Ni salpêtre, ni plâtre, comme les femmes enceintes ou les jeunes filles qui attendent leurs règles, mais tout de même une modification de l’appréhension où tout devient « odeur de tonneaux rincés, de planches à laver, (...) clapotements de viviers sous la pluie, (...) ruissellements d’eau de cendres » (Gascar 1964 : 197-198). Tout prend la fadeur de l’eau. Une sorte d’« anaigament », ce « mal du manque » que connaissent les petits enfants et les petits cochons (Fabre-Vassas 1994 : 68). N’est-ce pas justement leur propre sang avec son circuit propre qui manque alors aux hommes ? Ne sont-ils pas en train d’affirmer que leur sang d’homme a fait place à la faiblesse, à la débilité d’une humeur féminine ? Le « sang morne » (Mallarmé 1992 : 14) du poète Mallarmé, cause de son impuissance passagère.
22Mais il ne faut pas se méprendre sur le sens de ces langueurs. Aussi féminines soient-elles, elles parlent de virilité et de virilité, qui plus est, accomplie. « Nous, (les enfants), arrivions butés, le front court, au repas du soir. Nous grimacions au-dessus de l’assiette de soupe :
23- J’ai le fraîchun...
24Le fraîchun ! Par exemple ! Un morveux qui n’avait pas encore toutes ses vraies dents ! Les femmes, autour de la table, se prenaient à témoin. Le fraîchun ! Non, mais je vous demande ! » (Gascar 1964 : 199-200.) Gascar le pressent, il « semblait bien annoncer la métamorphose vers laquelle nous tendions » mais vers laquelle ils tendaient seulement, ce que leurs mères ne se privent pas de leur signifier, en leur rappelant leur dentition, allusion à leur sexualité, tout aussi inaccomplie. Comment alors pourrait-on ressentir ce trouble, cette féminité liée à l’errance du sang et du sperme ?
25Ces crises contre lesquelles on ne cherche pas à lutter et dans lesquelles les hommes se complaisent ne doivent cependant pas trop durer. Cette dislocation de la différence sexuelle doit rapidement faire place à des identités clairement définies. Certaines cures, dont le but avoué est de « soulager le sang », ont d’abord pour effet de rétablir la virilité. Deux goutteux affirmaient avoir utilisé la soude caustique, « mais diluée dans de l’eau » comme dépuratif. Comme je m’étonnai d’un tel procédé, qui me semblait plus indiqué pour déboucher les tuyauteries que pour purifier le sang, ils me confirmèrent que « c’est pareil dedans, c’est comme la tuyauterie. Parfois, ça coince. Et nous aussi, ça coince. Alors au printemps, il faut déboucher tout ça. Il faut faire péter le bouchon. Surtout que nous, à notre âge, il s’y met vite, le bouchon. » Les sous-entendus sont clairs : la cure s’adresse autant à la puissance sexuelle qu’à l’humeur sanguine. Et là encore, on retrouve la goutte et les hémorroïdes. Leur cure, on l’a dit, est essentiellement composée d’aphrodisiaques qui vont restaurer l’identité. Et sans doute est-ce là que se révèle le mieux tout le sens de la goutte, véritable « maladie-alibi » ou « maladie-rite », qui n’existe que pour produire un autre discours plus général, sur le corps masculin et ses transformations au fil des mois et des ans.
26En effet, ce qui, ici, est recommandé aux goutteux, à celui qui souffre d’hémorroïdes ou aux femmes, est ailleurs utilisé hors de toute affection, simplement comme cure de printemps. Ainsi en est-il en Béarn où « la plus représentative (de ces plantes), la plus populaire est "l’eschen" (l’absinthe) — Artemisia Absinthium — spécifique du sang masculin » (Soust 1988 : 47). Or elle est avant tout la plante du sang des femmes, celle qui fait revenir les règles et avorter. Rappelons que les infusions abortives et emménagogues ont été préconisées à ceux qui souffraient de gravelle. C’est aussi en mimant la menstruation ou le geste qui la prépare qu’on lutte contre les congestions et autres « coups de sang » masculins en incisant le lobe de l’oreille pour « vider le cerveau ». Ne pourrait-on pas y voir une transposition du perçage des oreilles, de la pose des boucles d’oreilles pour la jeune fille, dont on sait l’importance pour le bon déroulement de ses futures règles ? Parmi les plantes utilisées pour les cures saisonnières, on en retrouve trois, aphrodisiaques, qui sont des plus utilisées par le goutteux. Le frêne tout d’abord dont les vertus sur les capacités masculines semblent légendaires, qui fait une « marne de sparme ». Dans les Cévennes, on utilise aussi « l’antoune » (ibid. : 83) qui est vraisemblablement l’égopode, Aegopodium podagraria. En effet son nom laisse assez supposer quel secours elle peut être au goutteux. Enfin, en Béarn, pour « laver le sang », on utilise des décoctions mais aussi un « petit vin » dont le nom exprime clairement le mode d’action : « esquiça-bragueta », « déchire-braguette » (ibid. : 49), vertu comparable à celle du frêne. Comme lui, il met ainsi un terme à l’errance spermatique que la podagre met en scène et que le printemps provoque inévitablement.
27Ainsi, parler de « maladie » est sans doute bien exagéré. Mieux vaut les qualifier d’« affections saisonnières thérapeutiques », vernales surtout car le flux hémorroïdal est utile à la santé et cette utilité semble surtout se révéler aux premiers beaux jours. « Un homme de soixante-dix ans (en) était atteint depuis quelques années (...), périodiquement, tous les mois. Dans l’hiver, cet écoulement sanguin s’arrêta, ce qui n’alarma point le malade, puisqu’il voulut attendre le printemps pour le rétablir. » (Larroque 1812 : 118-119.) Mais la saison, loin de ramener le sang, fut accompagnée d’une apoplexie et de paralysie. Il fallut ouvrir les tumeurs anales, ce dont le patient n’eut qu’à se féliciter, qui retrouva aussitôt la santé. En fait les maladies du printemps préservent contre les maladies du retour d’âge. Stahl observa un patient chez qui une épitaxis affectait « le type propre aux règles. (...) Or il survint que ce flux sanguin fut suspendu pendant un an environ. » Il s’en suivit alors « des ophtalmies, (de) fréquentes affections arthritiques, (...) de la néphritis, de la goutte sciatique et des douleurs névralgiques » (Stahl 1863 : 149-150). Et celui-ci vécut dans sa chair le rôle salvateur de certaines affections.
Bon, avant c’était la goutte, tout le temps au printemps et à l’automne et maintenant c’est des vertiges, des malaises cardiaques, des petites bricoles, des palpitations, des évanouissements. Des troubles cardio-vasculaires comme ils disent, le sang quoi. C’est vrai que ces trois dernières années, ça n’a pas fait semblant. J’ai eu un infarctus, en mars, il y a trois ans, après, en février suivant, ils m’ont fait un pontage parce que j’avais une veine qui allait craquer et cette année, le bouquet, j’ai fait un début d’attaque.
28Il n’établit pas de lien de cause à effet mais la succession remarquable entre goutte et troubles cardio-vasculaires, sanguins ne laisse aucun doute. C’est parce que l’une ne l’afflige plus que les autres surgissent avec force : le cœur menace de plus en plus de se rompre, de faire un « infractus ». Mais le cerveau est tout aussi en danger. C’est la crainte, à peine voilée, qu’exprime cet homme qui refuse de se faire « cautériser les vaisseaux du nez. Ça tiendra bien dix ou quinze ans de plus. On ne sait jamais. A mon âge, les coups de sang ou les attaques, ça ne pardonne pas. Non, si ça saigne, c’est que ça doit servir. » Le coup de sang, si fréquent au retour d’âge et que l’on redoute encore plus au printemps, sans doute à cause de toute cette agitation sanguine, trouve donc son émonctoire dans cette agitation, par les hémorragies nasales entre autres.
29Toutes ces maladies du sang montrent bien les effets du printemps chez l’homme adulte. Ramenant le système sanguin à un état proche de celui de l’adolescence, il le ramène du même coup à une sorte d’indifférenciation sexuelle révélée par cette étrange menstruation. Mais ces différentes maladies à caractère menstruel sont moins des pathologies que des cures. Entre absinthe et « esquiça-bragueta », entre hémorragies diverses et goutte, les hommes ont réalisé la véritable cure saisonnière : une crise de féminité qui les rétablit dans leur masculinité et préserve leur santé pour l’année à venir. Peut-être, pour finir, faudrait-il considérer le moment de l’année où cette cure a lieu.
Le printemps en hiver : les jeux du sang et de la sève
30J’ai sans cesse parlé de « printemps » mais il est temps de s’interroger sur le sens de ce mot. Ces crises vernales, tant redoutées de mes interlocuteurs, débutent... en hiver. En effet, « ces malaises apportés par le début du printemps se dissipaient dès le milieu de mars » (Gascar 1964 : 201), en somme au moment même où le calendrier ordinaire le fait débuter. Il faut maintenant sortir du contexte médical pour comprendre le sens de ce décalage. Avec le mois de mars, prend fin une période riche de sens, dans des contextes différents, mais qui tous renvoient au sang de l’homme, à son identité.
Coups de sang, coups de sève
31Un détour par le verger semble bien s’imposer ; parlant des troubles vernaux, mes interlocuteurs, pour expliquer les mouvements de leur sang, ont fait sans cesse référence à l’humeur végétale. « Au printemps, c’est la sève qui monte, les bourgeons, tout ça. Et alors le sang, lui aussi, hop ! il monte. Eh oui, c’est de la faute à la sève, tout ça. Tu ne vas pas me faire croire qu’à ton âge, on ne sait pas que la sève se réveille, au printemps. Et à l’automne, c’est l’inverse, c’est la sève qui descend, les feuilles tombent. Tout se fane, tout tombe. C’est pour ça que c’est mauvais. » Les sous-entendus, les clins d’œil qui accompagnaient la référence à « la sève » ne laissent aucun doute sur ce qu’elle qualifie, tout à la fois sang et sperme. Cette comparaison, la médecine l’a sans cesse utilisée. Il suffit de parcourir les planches anatomiques. L’homme devient plante, ses organes feuilles. A l’inverse le végétal, et notamment la vigne, dissimule, en son « anatomie », des portions d’humanité, bourgeon issu d’un « œil », dissimulé « à l’aisselle des feuilles » (Le bon jardinier 1857 : 53), lieu du corps masculin au sens particulier. Quant au « sang de navet », il confond définitivement les deux règnes. Et ces petites chirurgies enfantines qui, comme les castrations animales, se pratiquaient plus volontiers au printemps et à l’automne ? Or, n’est-ce pas justement à ces moments-là que l’on réalise l’autre grande amputation, végétale cette fois, qu’est la taille ? Remarquons enfin une étrange synonymie. On « taille » aussi bien la vessie que les sarments. Un même terme pour deux techniques ? Il n’y a là aucune coïncidence fortuite car c’est bien au sécateur qu’il revient d’éclairer le bistouri et plus encore à la vigne et aux soins dont elle est l’objet.
32Parlant d’elle, on entend aussi parler de l’homme. Notons tout d’abord que les gestes de la taille servent parfois à traduire la lutte pour la séduction que se livrent les classes d’âge comme le montrent C. Amiel, G. Charuty et C. Fabre-Vassas dans Jours de vigne. Dans la cité de Carcassonne, les gabèls, ces petits fagots de sarments, sont en fait l’instrument d’un affrontement qui voit s’opposer les jeunes hommes à leurs aînés pour quelques pas de danse (Amiel, Charuty, Fabre-Vassas 1981 : 52). Dans la farandole, armés de sarments, les hommes mettent en scène le démon de midi, cet été de la Saint-Martin des passions, qui voient s’affronter jeunes et moins jeunes pour le même objet. Que les hommes se servent de sarments n’est guère étonnant, un lien étrange les unit à la vigne. Certains récits de vie les associent très étroitement, jusque dans les moindres détails de leurs destins.
Mon mari est resté dix ans comme ça, un légume. Je le sortais comme une plante quand il faisait beau. Je le mettais là devant la porte, dans ce fauteuil. Il n’y avait plus qu’un truc qui l’intéressait, c’était sa vigne. Il fallait qu’il la voie. Il l’avait plantée avec son père, au retour du service militaire. Il y avait passé toute sa vie. Il y faisait la sieste, il avait installé un cabanon et il y passait ses journées à bricoler, à ... Je ne sais pas. Je n’y allais pas beaucoup. C’était sa vie. Alors, après, avec le voisin qui était sympa, on l’emmenait la voir. On l’installait sous le pêcher et il restait là toute la journée à la regarder pousser.

Les artères
19. L’homme-plante (D’après Drake, L’Encyclopédie Diderot et D’Alembert, « Anatomie ».)

Neurologie
20a. Des organes-végétaux (D’après Vieussens, L’Encyclopédie Diderot et D’Alembert, « Anatomie ».)

Détail des artères de la poitrine : les vésicules d’un rameau bronchial (D’après Bidloo).

Autres détails des artères et de quelques veines.
20b. Des organes-végétaux (L’Encyclopédie Diderot et D’Alembert, « Anatomie ».)
33Cet homme, qui ne « vécut que pour sa vigne », se mit, au fil des ans, à lui ressembler de plus en plus. « Recroquevillé, les muscles rétrécis, roulé en boule, on aurait dit les vieux pieds de vigne, pareil, un cep de vigne, tout tarabiscoté. » La mort de l’un signifia d’ailleurs la fin de l’autre. « Après, mon fils a pris la propriété. Il voulait planter des céréales. Et puis, la vigne ne valait plus rien, elle était trop vieille. Alors il a tout arraché. Mais, il a fallu attendre la mort de mon mari parce que lui avait toujours dit non. Il ne voulait pas qu’on y touche, à sa vigne. C’était sacré, sa piquette. »
34Mais entre homme et cep, l’analogie va bien au-delà de jeux ou de destins similaires. Ou peut-être ces analogies en manifestent-elles une autre, beaucoup plus discrète et profonde. On taille pour rendre la vigne plus féconde, pour dompter sa production. Si la maîtrise de sa fécondité passe par la suppression de rameaux, comme la fabrication du sexe passait par la suppression d’équivalents sexuels ou de glandes sexuelles « obsolètes », l’amputation a une double action. « Il y a des sarments qui ne donneront jamais rien. Ils vont pomper la sève, les forces de la vigne et ça ne te donnera que des feuilles. » C’est aussi pour cela qu’au printemps de la vie on supprime les petits organes, pour que le sang ne les irrigue pas inutilement, que les « gourmands » du cou ou de l’abdomen n’épuisent pas le corps. Mais sa véritable action est ailleurs : elle a pour but de maîtriser l’humeur végétale. Et c’est la taille dite de printemps qui fait sens pour les hommes sur le déclin. Elle n’a d’ailleurs, comme les affections, de vernale que le nom. « On commence en janvier, mi-janvier. Parce que c’est à ce moment-là que ça commence, la vigne. Mi-janvier, elle commence à travailler parce qu’il se fait un mouvement. Et la sève se réveille, elle commence à... à travailler, il n’y a pas d’autres mots. Alors là, il faut s’y mettre dare-dare parce qu’après, c’est trop tard, tu la tues. » Or, mi-janvier, le 20 exactement, c’est aussi la Saint-Sébastien, le saint de la sanglance virile. C’est donc au cœur de l’hiver que s’éveillent les deux humeurs. Et pourtant, aussitôt, on se heurte à une incohérence. « On le dit encore ça, "Taille tôt, taille tard, rien ne vaut la taille de mars". Mon père le disait, quand ils voyaient faire les autres. » Et pourtant, cette période est la plus dangereuse. « Il faut aller vite quand on taille parce que la vigne a vite fait de te rattraper. Si tu attends trop, fin février, début mars, déjà... tu coupes en pleine montée de sève. Alors là, la vigne pleure. Le soir, quand tu passes dans les rangées, tu le vois, c’est tout mouillé par terre. C’est la sève qui coule parce que c’est trop tard. » Mais ces pleurs de la vigne n’ont rien de dangereux, à condition de ne pas être excessifs. « Si tu la laisses faire, en mars, la sève est montée, elle a mis les bourgeons et tout. Elle est prête à fleurir. Sauf qu’en mars, on n’a pas encore passé les gelées. Alors là, au premier froid, tout gèle, les bourgeons tombent, il n’y a plus rien, plus de raisins. Du coup, si tu tailles, la vigne souffre un peu, tu la blesses, forcément, ça la retarde et quand elle repart, elle ne risque plus rien. » Mais la nécessité de faire « pleurer » la vigne ne tient pas seulement à ce retard salutaire visant à la protéger des gelées. Et cette « autre chose » nous ramène inexorablement aux hommes. « La vigne, un rien, elle crève. Par exemple, elle fait des coups de sang, oui, un coup de sang, parfaitement. Comme les hommes, exactement pareil. Parce qu’en mars, la sève monte et là, ça y va. Les belles journées, le soleil, alors, la sève travaille, travaille, elle monte et ça tue la vigne. Il y a trop de sève et ça l’étouffe. Alors, en taillant, la sève part, pas trop, il ne faut pas exagérer non plus. Mais ça la soulage. » En somme, on fait avec le sécateur comme avec la lancette, une petite saignée salutaire.
35Homme et vigne vivent donc, en même temps, le même phénomène : une recrudescence de l’humeur à laquelle on met un terme en la faisant couler. Cette identité des phénomènes explique sans doute une dernière particularité de la taille. Autour du cep s’organise une partition des sexes en fonction des saisons, plus ou moins stricte dans la pratique mais rigide dans le discours. L’espoudassage d’automne est un travail de femmes alors que la taille de printemps, elle, est réservée aux hommes, « perçue comme relevant du domaine masculin » (Amiel ; Charuty ; Fabre-Vassas 1981 : 45) car leur humeur, à l’un et l’autre, partage pendant quelque temps le même sort, les mêmes troubles5. Mais en soignant la souche, en domptant sa sève et ses productions, n’est-ce pas sa propre cure que l’homme mime, donnant à voir sa thérapie par végétal interposé ? Certain accident météorologique le laisse à penser. « Après une forte grêle au printemps, pour faciliter la cicatrisation du cep, enlever les esquilles avec la serpe, nettoyer la plaie et la recouvrir d’onguent Saint-Fiacre à l’aide d’un pinceau, ou mieux avec la main. » (Laujoulet s.d. : 124.) Le nom, bien sûr, fait sens. Le saint, qui arrête le sang viril, sait aussi arrêter la sève. Badigeonnant le pied de vigne pour en arrêter les fluences végétales, l’homme soigne dans le même temps, par le même geste, ses propres hémorragies.
36La mi-janvier réveille sang et sève qui ne retrouvent leur calme qu’avec le mois de mars. Végétal et homme doivent tous deux « saigner » à ce moment-là. Cette thérapie, double, que les hommes pratiquent sécateur à la main, trouve son prolongement, son expression manifeste dans certaines fêtes qui, à bien des égards, peuvent être lues telles des cures, agissant comme la goutte ou l’onguent Saint-Fiacre.
Où l’on retrouve l’homme menstrué et enceint
37Grossesse et menstruation, telles sont les deux facettes des maladies masculines. Enceint et menstrué, c’est aussi ainsi que certains contes nous montraient l’homme. Et parfois, le discours devient acte et singulièrement au cours de cette période où, décidément, l’ordre des choses et du monde semble bouleversé.
38Lors de la libération de Naples, Malaparte est entraîné, à la suite de Georges, « un des plus célèbres Corydons d’Europe », « un des plus beaux “mignons” de Paris », à une cérémonie étrange, une « figliata ». En somme à la naissance du « fils d’Adam » (Malaparte 1991 : 171-199). Il découvre dans un lit « un homme, un adolescent de vingt ans tout au plus », en proie à d’étranges douleurs. « Il se plaignait (...) tout en chantant : “Aïe, aïe, malheureux que je suis !” Il touchait de ses deux mains son ventre étrangement enflé, tout à fait le ventre d’une femme enceinte. » Dans la pièce, tout est prêt, serviette, eau et surtout « la femme qui aide » car c’est bien à l’accouchement d’un homme que Malaparte assiste, médusé.
Tout à coup la vieille se mit à retirer des deux mains quelque chose hors du ventre de Cicillo. Enfin, avec un cri de triomphe, elle arracha, souleva en l’air, montra à tous une sorte d’avorton de couleur sombre, au visage ridé grêlé de taches rouges. (...) Arraché aux ongles de la vieille et passant de main en main, le nouveau-né arriva finalement au chevet de Cicillo. (...) « Mon enfant ! » s’écria-t-il. Et, saisissant le petit monstre, il le serra sur son sein, le frotta contre sa poitrine velue, lui couvrit le visage de baisers, le berça longuement dans ses bras en chantonnant ; et, finalement, avec un sourire rayonnant, il le tendit à Georges (lui signifiant ainsi) que l’honneur de la paternité (lui) échoyait, (ibid. : 191-193.)
39Cette mise en scène de l’accouchement masculin n’est rien moins qu’exceptionnelle. Mais elle se déroule d’ordinaire dans un tout autre registre, sur le mode burlesque. Carnaval n’est-il pas la période où les hommes miment la grossesse, gonflant leur estomac de féculents, se calant des coussins sur l’abdomen ou promenant dans une poussette un poupon velu et adulte ? (Fabre 1992.) S’intéressant au motif de l’allaitement masculin, R. Lionetti remarque qu’« en Europe, le déguisement sexuel est largement présent lors des fêtes de printemps aussi bien que pendant le Carnaval » (Lionetti 1985 : 51). Ce dont témoigne une coutume, encore très vivante, du Périgord. Dans cette région, Mardi-Gras ne donne lieu à aucune réjouissance particulière. Et pourtant le travestissement existe. Pour le Premier Mai, les jeunes gens parcourent la commune, collectant les œufs dont ils feront, à la fin de la nuit, quelque omelette, à moins qu’une bagarre avec une bande rivale n’ait vu disparaître le produit de la collecte. Mais qui dit Premier Mai dit déguisement, essentiellement masculin, avec toujours les mêmes figures : le clochard manifestement alcoolique, vêtu d’oripeaux, sa bouteille enfoncée dans la poche du manteau, donne le bras à une charmante demoiselle aux mollets certes puissants et poilus et cependant affublée d’indéniables attributs féminins, poitrine pour le moins imposante, maquillage outrancier, perruque, démarche chaloupée. Ce couple étrange ne stigmatise-t-il pas les particularités de la virilité printanière, impuissante et féminine, expérimentation de ce qui se joue dans leur corps ? Le jeu est tout à la fois une façon de dire le corps et une manière de cure. Ce qu’exprime la procession du samedi saint, adressée à Notre Dame des Sept Douleurs, dans la ville de Nocera, en Calabre centrale (Faeta 1995). La statue est en effet accompagnée de groupes de vattjenti, qui intéressent directement notre propos. Ils « sont formés par un vattente, par un acciomu (ecce-homo), un petit garçon ou un jeune homme, ou encore quelqu’un qui doit être célibataire et qui porte les enseignes pénitentielles, et enfin par un porteur de vin. » Si certains de leurs attributs rappellent la Passion, « couronne d’asparagus (ou d’épines) enfoncée sur le haut du crâne », croix, d’autres nous en éloignent considérablement. Ils sont empruntés aux femmes : le vattente porte « le mandile, couvre-chef traditionnel féminin », l’ecce-homo a ceint sa taille du « panno, (autre) élément du costume traditionnel féminin, (...) le deuxième des trois jupons prévus » (ibid. : 5). C’est que la suite participe autant — voire plus — du destin féminin que de la scène biblique. « Le batteur (...) s’inflige une première flagellation afin d’ouvrir les blessures et faire jaillir le sang. (...) Les coups intéressent l’arrière de la cuisse et les mollets. Tout de suite après les premiers coups, le pénitent essuie les plaies avec la rosa, qui a aussi pour tâche de garder ouvertes les blessures, en empêchant la coagulation du sang et en le faisant couler à terre, le batteur frappe avec l’objet taché, une ou plusieurs fois, le torse nu et le dos de l’ecce-homo. » (ibid. : 6.) Au cœur même de la procession, c’est bien la sanglance masculine ordinaire, vernale, qui est mise en scène au travers de celle du Christ. Ce sont leurs règles qui à ce moment-là les « travaillent », que les hommes présentent à tous. La flagellation les faisant surgir, les faisant « saigner », elle met un terme à la crise saisonnière. La procession de Nocera s’éclaire, en dernier lieu, des propos de ce groupe de convives. « Allez, viens danser. Tu ne vas pas rester planté sur ta chaise toute la nuit. Qu’est-ce que tu as ? » La joyeuse bande d’hommes s’inquiète beaucoup de l’attitude de l’un des leurs qui n’a pas montré le moindre enthousiasme de la soirée, comme abattu sur son siège, le regard vide, emmitouflé dans sa veste, indifférent au repas. On le sait peu disert mais on ne l’avait jamais vu aussi distant et défait. « Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu n’es pas dans ton assiette ? Ça te travaille ? Tu es... indisposé ? » Prononcé du bout des lèvres et avec une moue qui se voulait féminine, le terme est moins synonyme de « malade » que de « menstrué ». Allusion que chacun comprit et commenta. « Pas possible. Ce n’est pas la saison. Ça ne lui arrive que deux fois par an et on est en décembre.... Tu as de l’avance peut-être. Ou c’est du retard. Tu es en cloque ? » Désignant d’un couteau son bas-ventre, on lui proposa de le soulager « en lui faisant une ouverture ».

a) L’équipe au complet : Chariot, chinois, mexicain, clochard...

b) « Elle est pas belle, ma gonzesse ? », le clochard a trouvé sa Dulcinée.

c) Le clochard attend sa belle sur la place...

d) ...pendant que celle-ci pose pour la postérité. Une certaine idée de l’élégance féminine.
21. Les maraudeurs prêts à « aller faire les œufs » (Clichés M. Pistore
40Marquée par la taille et le travestissement sexuel, cette période est aussi celle où l’on retrouve certains saints que nous avons déjà rencontrés. Relevons d’abord un « détail ». Ce temps s’ouvre le 20 janvier, avec saint Sébastien, saint androgyne, homosexuel, aux formes parfois résolument féminines. Il se termine au milieu du mois de mars. Or le 19, on fête saint Joseph, le mélancolique foireux, impuissant, cocu, qui aurait tout intérêt, peut-être, à faire quelques cures de baies de genévrier ou de frêne. Mais avant, on n’aura pas manqué de fêter saint Valentin, ce saint patron des amours adolescentes, « sauvages » auxquelles s’ajoute dans la région messine le secours aux goutteux. A eux trois, ils représentent toutes les caractéristiques de la sexualité du quinquagénaire. On relève cependant une absence significative : si l’on veut faire de cette période celle du sang menstruel masculin, comment se fait-il qu’aucun saint de ce temps ne guérisse la fluence masculine par excellence, les hémorroïdes, saint Fiacre apparaissant en août ? Or le 4 février, on fête Véronique, « sainte des menstrues » (Gaignebet 1986 : 131) féminines mais aussi masculines, ce que l’on découvre au travers de certaines résurgences. Véronique, c’est d’abord celle qui recueille le sang du Christ, le sang masculin. Mais elle est aussi, avec cette humeur, dans un rapport inversé, Véronique et l’Hémorroïsse ne formeraient qu’une seule personne (Gaignebet 1976). Comment ne pas penser que le sang a en quelque sorte été transmis par la médiation de la guérison, passant de la femme au Christ et à l’homme ? Et c’est bien ainsi qu’il faut le comprendre si l’on se réfère à l’iconographie. Si on ne lui reconnaît pas ouvertement d’efficacité à l’égard du flux anal, elle n’en est pas moins représentée en compagnie de saint Fiacre, « à Valenciennes, dans l’église Saint-Gilles » ou à « Bois-Guillaume, près de Rouen » (ibid. : 64). Par la médiation de la sainte, les hémorroïdes et leur saint se trouvent en quelque sorte ramenés à la juste saison. Mais la sainte au portrait nous entraîne, comme en sens inverse, vers Sébastien. Gaignebet précise en note que « si saint Fiacre est le patron des pédérastes en France, le 2 février (...) est encore de nos jours en Bulgarie considéré comme le "jour" des homosexuels. » (ibid.). La proximité calendaire n’a rien de fortuit. Le « saint hérisson » et la « sainte des menstrues » sont superposables. Elle lui dispute, discrètement, son patronage. Un portrait de Jésus conservé à Édesse et reconnu pour être l’œuvre de Véronique aurait le pouvoir de guérir de maladies incurables dont la goutte. A l’inverse, Sébastien emprunte beaucoup à Véronique, « représentée, comme Mélusine, nue à mi-corps dans un baquet, les cheveux dénoués qu’elle touche ». Motif assez proche de cette légende catalane qui fait du soldat romain un « pêcheur à la ligne. Étant dans la grâce de Dieu, il pêchait à foison les poissons les meilleurs et les plus gros. Les autres pêcheurs le jalousaient. Un jour, pendant que le saint se baignait, les autres lui ont dérobé ses vêtements. Lorsqu’il est sorti de l’eau, ils l’ont attaché à un arbre6 ». Le vol de ses vêtements rapproche un peu plus Sébastien de Véronique, Mélusine, Pédauque, etc. (Gaignebet 1976.) Ce bain, qu’il partage avec nombre de femmes — qu’on songe également à Suzanne surprise par les vieillards —, n’est-ce pas le bain purificateur des menstrues ?
41A la lecture de cet intense réseau d’analogies, où la taille fait écho aux opérations, où les saints connaissent des troubles identiques à ceux dont souffrent les hommes, une conclusion s’impose : la maladie n’est pas première ; elle n’est qu’un moyen de dire ce qui advient ordinairement. Mais on le sait, accident, incident individuel, elle est aussi discours social. Il faut entendre le terme au sens fort. Elle parle de tous, de ce que tous vivent, plus ou moins dramatiquement. Le printemps, qu’on soit goutteux ou pas, qu’on participe ou non au cortège de Carnaval, c’est d’abord l’identité sexuelle qui s’efface pour mieux s’exprimer ensuite.

22. A chacun son sang : sainte Véronique et saint Fiacre Image pour la Confrérie de Saint Fiacre. Gravure par Aveline, fin xviie siècle (Bibl. nat. RE 13T2 f.100).
Notes de bas de page
1 Voir chapitre 3.
2 A l’inverse, écrivant à Cazalis, Mallarmé lui confie l’existence du trouble sexuel qui le travaille, « une stérilité curieuse que le printemps avait installée en (lui) ». Mais « après trois mois d’impuissance, (il en est) enfin débarrassé. » (Mallarmé 1992 : 190.) Excès ou disparition, cette saison affecte bien la sexualité masculine.
3 L’été de la Saint-Martin désigne les belles journées de la fin octobre et du début novembre. (Saint Martin est fêté le 11 novembre.)
4 Ainsi, le numéro de novembre 1995 de Top-Santé lui réserve-t-il deux doubles pages. Le dossier, au titre alléchant, « Dépression saisonnière : comment l’éviter ? » est même traité en collaboration avec une chaîne de télévision. (Bergogne 1995 : 56-59.) Semblables articles fleurissent aussi au printemps.
5 Stéphane Mallarmé ne rend-il pas responsable de son malaise printanier « la sève immense » et les « parfums d’arbres » du Renouveau ? (Mallarmé 1992 : 14.)
6 « Aquest sant era barceloni i pescador de canya. Com que estava en gracia de Déu, pescava a desdir i els peixos mes gros i millors. Els altres pescadors li tenien una anveja i une malaicia que no el podien arribar a veure. Un dia, mentre pescava, va entrar el mat a banyar-se i els altres pescadors li van amagar la roba. Quan va sortir el van lligar a un arbre i, amb uns dards fets amb la seva canya de pescar, van ferir-lo de mort. (Amades 1980 : 548.)
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