Chapitre 5. Hommes et bêtes
p. 103-135
Texte intégral
L’outil hiérarchisant
1Vide, au repos, un hall d’abattage ressemble à n’importe quelle autre usine ou atelier. Les égoutiers ont entassé dans des containers les déchets solides. L’eau a chassé toute trace et purifié l’air. Les carreaux de céramique à mi-hauteur des murs et le sol de ciment luisent du dernier rinçage. Les machines et accessoires divers témoignent mal du travail maintenant terminé, si l’on ne sait pas déjà quel il était. Il faudra nommer tous ces objets pour troubler le calme.
2C’est que l’outil le plus immédiatement signifiant est rangé après le travail. Le premier geste des hommes en quittant le hall est en effet pour déboucler la ceinture qui porte la coutelière (« boutique », ou « gaine ») et le fusil à aiguiser, véritables insignes du métier, nettoyés et serrés dans les vestiaires dès le travail fini. L’outil caractéristique, constamment employé, toujours à portée de main, disparaît donc en même temps que les hommes. Disparaissent également tous les outils à main, tels que couperets, feuilles, scies, utilisés pour couper les cornes, scier la cage thoracique, et « fendre » porcs et bovins.
3Tous ces outils sont progressivement supplantés par des machines qui diminuent la pénibilité du travail : scie à main et couperet sont remplacés par des pinces coupantes et des scies électriques ; la dépouille des moutons est parfois faite par des machines arra-cheuses, ou par une machine à dépouiller qui reproduit au plus près les mouvements du traditionnel « poussage » au poing. Les anciennes flambées de paille pour griller les porcs ont, au moins depuis l’après-guerre, disparu et ont été remplacées par des machines à échauder, à épiler, à flamber, ou simplement par des chalumeaux à gaz. Le couteau lui-même est relayé par la machine à dépouiller dite « perco » (fig. 21).

Fig. 1. — Types de pariente
La figure (a) représente la bête sur le dos. Pour parfendre correctement, faites d’abord l’ouverture de la tête à la queue, droite et nette, bien au milieu, sans déviation ni d’un côté ni d’un autre.
Ensuite, faites les ouvertures transversales en suivant les lignes indiquées sur la figure, c’est-à-dire : pour la partente des cuisses, évitez de descendre sur la queue, ainsi que pour la par-fente de la poitrine suivez bien le tracé indiqué.
La figure (b) représente une peau parfendue suivant les indications ci-dessus. Vous remarquerez que la forme en est carrée et que les flancs ont une largeur maximum qui permet une large utilisation.
La figure (c) représente une peau mal parfendue. Vous remarquerez que cette peau présente de chaque côté de fortes languettes et des échancrures très prononcées qui donnent au cuir une forme anormale et qui nuiront à son utilisation. Les flancs sont de forme irrégulière, ce qui déprécie la valeur du cuir. — Les peaux de veau doivent être dépouillées selon les principes énoncés ci-dessus. — Les peaux de mouton doivent être dépouillées correctement. Évitez les trous et déchirures qui déprécient leur valeur.
(Chaudieu, 1975 : 82-83)
36. Le traçage, ou partente
4Mais il reste indispensable dans plusieurs étapes de la dépouille : pour le « traçage » (ou « parfente ») d’abord, qui entaille la peau selon un tracé qui donnera au cuir enlevé une figure aussi régulière que possible (Chaudieu, 1975 : 82-83 ; voir fig. 36) ; souvent c’est également au couteau que l’on commence à séparer le cuir de la carcasse ; il est ensuite indispensable pour l’éviscération, thoracique et abdominale : il sert à ouvrir la face ventrale, et à sectionner les attaches internes des viscères ; enfin, sur les veaux et les moutons, l’articulation des pattes est coupée au couteau, comme l’est la tête, pour toutes les espèces, qu’elle soit coupée avant ou après la dépouille. Et, avant tout, le couteau est l’indispensable instrument de la saignée. C’est pourquoi il est l’outil omniprésent, l’outil par excellence, que l’on porte constamment sur soi, aiguisé comme un rasoir.

37. Saignée des porcs.
Préalablement anesthésiés à l’aide de la pince à électronarcose (voir fig. 42), les porcs sont suspendus et hissés à l’aplomb de la cuve à brassage mécanique au-dessus de laquelle ils sont saignés.
5Le couteau est en effet le critère et l’insigne de la compétence. Les abatteurs âgés, qui ont connu l’apprentissage sur le tas, dès douze ou quatorze ans, décrivent tous le même cursus. D’abord, ils étaient affectés aux basses besognes, de nettoyage des locaux et des accessoires ; puis, toujours au nettoyage, mais des abats blancs1 : têtes et pattes à échauder et à gratter longuement pour les débarrasser de toute pilosité, en se servant d’un vieux couteau émoussé ou du dos d’un couteau en meilleur état ; à ce stade, ils touchaient aussi à tous les plus gros travaux de boyauderie, rebutants et ne requérant aucune compétence précise. Peu à peu, ils commençaient à travailler sur les carcasses, coupant pattes, têtes et cornes, commençant à « tracer », pour enfin arriver à l’éviscération, à la dépouille proprement dite et à la saignée. Apprentissage qui va donc de l’excrément — « on commençait toujours par la merde », répète-t-on — à l’aliment, en passant par les abats blancs. Le grand jour, consacrant la compétence acquise, était celui où le patron remettait à l’apprenti une coutelière et un fusil à aiguiser : geste sans décorum, mais sur la valeur d’investiture duquel nul ne se trompait. Le couteau est bien l’outil par excellence dont la maîtrise signifie la compétence.

38. Échaudage des porcs.
Ils sont immergés dans la cuve de l’échaudeuse, déjà enveloppés par la vapeur que dégage un bain à environ 60°.
8. « Quand on apprend »
A. : Quand on apprend, au moins à l’époque où j’ai appris, on apprenait à tout faire. On apprenait à... il fallait saler les cuirs, il fallait faire les abats, il fallait tuer le veau, le pendre, l’assommer, qu’à ce moment-là on l’assommait, on le tuait pas avec le révolver, et on pelait et on éventrait, voilà...
— A un gosse qui débute, on ne fait pas peler une bête le premier jour ?
A : Oh, moi si ! Ah, mais moi si, si ! Ah il faut qu’ils apprennent vite !
В : En principe, quand on commence, on fait toujours le boulot que veut pas faire le patron !
A : Oh, ben, oui. Mais c’était pas notre cas quand même dans le temps (...) Nettoyer et... les bêtes, les pieds... Ce que j’aime le moins, c’est le mouton et l’agneau. C’est pénible ; c’est-à-dire, je marche plus vite, je travaillais plus vite sur les bœufs, sur les grosses bêtes c’est-à-dire, et les veaux ; sur le mouton, il me semble que je suis long.

39. A la sortie de l’épileuse.
Le porc débarrassé des soies est suspendu à un jambier, après arrachage des onglons et coupe partielle de la tête.
6Or, c’est seulement dans la dépouille proprement dite que l’usage du couteau est différencié selon les espèces d’animaux. De ce point de vue, on peut distinguer trois catégories, passibles de trois dépouilles différentes.
7Les porcs ne sont pas dépouillés, mais plutôt nettoyés : les soies sont ôtées par échaudage, grattage (mécanique ou manuel) et flambage, la carcasse est « finie » par grattage et douchage ; les pattes ne sont pas coupées, mais les onglons sont arrachés. Cette préparation s’apparente au travail de nettoyage des abats blancs : les procédés essentiels sont les mêmes, l’usage du couteau y est aussi limité. Seules la saignée, l’éviscération et la coupe de la tête mobilisent le tranchant du couteau. La « fente » finale se fait au couperet.
8Les ovins (moutons et agneaux) sont partiellement dépouillés au couteau. Les pattes sont coupées, le traçage incise la peau laineuse, l’arrière-train est « pelé » au couteau. Mais l’essentiel de la dépouille se fait par « poussage », travail unanimement tenu pour très pénible et pour caractéristique de l’habillage des ovins. Le « poussage » se fait à mains nues, un poing fermé est enfoncé entre peau et chair, tandis que de l’autre main la peau est maintenue en tension. Dans quelques abattoirs, des machines épargnent aux hommes le plus pénible de cette dépouille ; ce peut être une machine qui arrache la peau par traction (une « arracheuse ») ou une machine plus récente et plus performante, dont deux bras articulés écartent la peau de la carcasse effectuant un « poussage » mécanique. Quelle que soit la méthode en usage, cet écorchage mobilise peu le couteau.

40. Le brûlage.
Après les éviscérations abdominale et thoracique, l’animal est brûlé au chalumeau. Au premier plan, on voit un jet d’eau et une araignée (crochet à quatre dents). Ce poste de travail disparaît lorsque la file des porcs est équipée d’une épileuse avec rampe de brûlage intégrée.
9Les bovins et équidés sont entièrement « pelés » au couteau, ou au perco, qui remplit rigoureusement la même fonction.
10On comprend donc que le test d’habileté soit de savoir « faire une bête », et que les « bêtes » éminentes soient, solidairement, les gros bovins. L’outil qui hiérarchise les compétences, et donc les hommes, hiérarchise en même temps les animaux. Quoique de moindre volume que les bovins adultes, les veaux leur sont équivalents pour évaluer l’habileté des hommes, le travail de dépouille étant exactement le même dans les deux cas. Inversement, les porcs sont dévalorisés, parce que leur préparation ne requiert pas la même maîtrise parfaite du couteau. La seule tâche tenue pour difficile est ici la « fente » des carcasses exécutée au couperet, et qui exige une grande sûreté du geste. Pour le reste, dit-on, sur la file des porcs, il faut surtout être soigneux, tandis que le « poussage » des moutons exige de la force, et la dépouille des bovins, de l’habileté (en particulier pour éviter de perforer les cuirs).

41. Fente des porcs au couperet.
C’est la dernière opération avant l’estampillage par les techniciens vétérinaires et l’acheminement vers la salle dite « de ressuage ». La tête de chaque porc, complètement coupée, est accrochée au même jambier que l’animal.
11A maintes reprises, nous avons indiqué la singularité des porcs, dans l’abattage. Du point de vue des hiérarchies homologues entre hommes et animaux, par le biais du couteau, l’outil majeur, on voit qu’ils sont mis au plus bas niveau, parce qu’ils ne sont pas dépouillés. Or, c’est sur cette file que se rencontrent les rares femmes qui travaillent dans le hall d’abattage. Que dans une hiérarchie de compétences typiquement masculines les femmes occupent le plus bas niveau n’étonnera personne. Il vaut pourtant la peine d’y regarder à deux fois, le cas étant probablement plus complexe qu’il n’y paraît.
9. « Travailler comme si ç’avait été pour eux »
— On prétend que les femmes sont plus soigneuses (à la triperie). Vous croyez que c’est vrai ?
— Si, si, si. Y a des hommes qui sont méticuleux, hein. Ils n’y sont plus, là, quand je travaillais, ils ont pris la pré-retraite, et même la retraite ; c’était... des maniaques, à la triperie, des maniaques, hein.
— C’est quoi, « maniaque » ? C’est faire attention à quoi ?
— A la propreté ; du gras-double, là ; qu ‘il soit bien fait, que ce soit bien préparé ; le plaisir de travailler comme si ç’avait été pour eux ; pour la vente ! Y en a qui aiment beaucoup, beaucoup, ça.

42. File des moutons : anesthésie et suspension.
L’homme de gauche tient la pince à électronarcose avec laquelle il vient d’insensibiliser l’animal que le rail, au fond, commence à hisser vers le poste de saignée. L’homme de droite se dispose à prendre un nouveau crochet (posé sur une rampe, à gauche) pour suspendre le prochain mouton. Tous deux portent des « blancs » : vêtements de travail réglementaires, consistant en bottes en caoutchouc, pantalon et veste en coton, tablier en plastique, « calot » en tissu synthétique, jetable.
Femmes et couteaux
12De l’avis général, l’abattage n’est pas un travail pour des femmes. Bien entendu, on prend argument de leur faiblesse physique. Mais toutes les tâches de l’abattage n’exigent pas une force considérable, et une femme n’est pas nécessairement chétive. Chacun en convient. Et aussitôt, l’on cite les rares cas (deux en tout2) de femmes ayant pratiqué l’abattage « comme des hommes » ; et même, humiliation suprême, le cas d’une femme qui aurait remporté un premier prix dans un concours régional de dépouille. Mais ces exceptions ne changent rien à l’opinion initiale : ce n’est pas un travail pour des femmes.

43. File des moutons : traçage et dépouille arrière
13Pourtant, on peut encore rencontrer des femmes dans les abattoirs ; « dans les bureaux », bien sûr, et dans les fonctions de contrôle sanitaire ; mais aussi dans les triperies, même si elles n’y sont plus le principal personnel, comme dans un passé très récent ; enfin, plus rarement, sur la file des porcs, où elles flambent et « finissent » les carcasses. Et cela n’étonne personne, parce que « c’est pas pareil » ; pour ces tâches « elles sont plus soigneuses » que les hommes (qui sont pourtant la majorité dans ces mêmes emplois). Où passe exactement la démarcation entre ce qui convient aux femmes et ce qui n’est pas fait pour elles ?
10. « Monsieur, c’est comme ça qu’on fend un veau »
Quand j’étais jeune, j’ai eu une patronne ; une fois, il est arrivé un... un gars, parce que y avait le chef, justement, qui était parti s’installer, et alors elle me trouvait un peu jeune pour me confier l’étal dans la halle de Tarbes. Ils avaient un étal là. Alors j’étais jeune, j’avais que... vingt ans, je crois. Ils avaient connu, par l’intermédiaire d’une annonce, un chef parisien ; un chef parisien qui était venu. Il avait fait une école, m’enfin, vous savez, tous ces types qui sortent de là... Il savait pas fendre un veau. Et la femme, qui avait cinquante-trois ans à l’époque, elle lui fait : « Va, voir ! », en prenant la feuille, elle fend le veau, tac, tac, tac ; « Monsieur, c’est comme ça qu’on fend un veau ! »
— Elle l’avait déjà fait avant ?
— Si ; elle l’a fait ; « c’est comme ça qu’on fend un veau ! » Le type, il avait trente-cinq ans, il a plus rien dit, eh ! D’ailleurs, il est tombé en maladie quinze jours après, je crois. Et puis il est jamais revenu (rires).
14Que leur présence dans la triperie et à certains postes sur la file des porcs paraisse normale fournit un premier indice. On vient de voir que l’absence de dépouille des porcs rapproche leur préparation du travail de préparation des abats en triperie. Dans les deux cas, on échaude, on épile, on gratte, bref, on nettoie : cela tient à la fois de la lessive et de la cuisine, qui souvent sont associées, parce que toute préparation culinaire comporte une phase de nettoyage des ingrédients et parce que la lessive peut être « toute une cuisine » (Verdier, 1979 : 111). Dans les deux cas, le feu et l’eau sont les principaux auxiliaires ; l’on travaille dans la vapeur moite des cuves d’échaudage (ou d’essangeage) et dans la chaleur des chalumeaux ou machines à flamber (ou des fourneaux). Ces tâches sont traditionnellement dévolues aux femmes et toute tâche analogue paraît relever « naturellement » de leur compétence. Cela expliquerait en même temps le relatif dédain, diversement nuancé, pour les hommes qui ne travaillent — et ne savent travailler — que sur la file des porcs.

44. File des moutons : une machine à écorcher.
Une pince à l’extrémité d’un bras articulé tire sur la peau, pendant que deux vis sans fin, introduites d’abord ensemble à mi-hauteur de la carcasse, s’écartent peu à peu, séparant ainsi la peau. Le premier flanc écorché, la même opération est répétée sur le deuxième.
15Mais on peut aussi observer que dans une hiérarchie des tâches fondée sur l’usage du couteau, les femmes sont absentes des deux échelons supérieurs (bovins et ovins). Or, le couteau, comme d’ailleurs tous les outils traditionnels dans un hall d’abattage, est un instrument ambigu :
Le même couteau, utilisé dans le même mode de percussion, devient outil ou arme suivant la nature de l’objet traité. Couper du bois en fait un outil, couper du pain un instrument de table, à moins qu’il ne s’agisse d’un couteau de boulanger, auquel cas il devient outil. Couper la gorge d’un mouton en fait également un outil, alors que le même traitement appliqué à un homme en fait une arme (Leroi-Gourhan, [1943] 1971 : 112).
16Outre « la nature de l’objet traité », il faut certainement ici prendre également en compte la nature de l’effet obtenu : dans la dépouille et l’éviscération, le couteau est indiscutablement considéré comme un outil. Mais il ne peut être alors un outil que parce que, d’abord, dans la saignée, il a servi à tuer ; tuer des animaux devrait en faire un outil, mais nous avons vu quelle était l’ambiguïté du sang versé. Du reste, le statut ambigu du couteau affleure à la conscience, ou du moins est nettement signifié, dans des gestes qui pour être de jeu n’en ont pas moins un sens : porter la main à la coutelière, ou pointer sur quelqu’un le couteau, lame en l’air, ne signifie jamais une menace sérieuse, mais sert efficacement à éloigner un mauvais plaisant. Fût-ce « pour rigoler », il apparaît bien que l’on reste, même vaguement, conscient qu’un couteau peut aussi être une arme.

45. File des agneaux : le travail sur tapis roulant.
Au fond, on aperçoit le carrousel d’égouttage après la saignée ; un homme en décroche les agneaux et les pose sur le tapis roulant ; cinq hommes effectueront là les premières opérations de dépouille : coupe des pattes avant et arrière, traçage avant et arrière, dépouille de l’arrière-train ; après quoi, les animaux seront suspendus sur deux carrousels, pour la suite de l’habillage.
17Et il semble bien que ce soit de cette arme mortifère que les femmes soient tenues à distance, si bien que celles mêmes qui travaillent « comme des hommes » ne pratiquent pas la saignée. Écoutons l’une d’elles :
Non, je tuais pas ! Je ne voulais pas saigner ni tuer. Si ! si, pardon, je mens ; bon, on assommait les veaux avec le pétard, je le faisais. Mais je saignais pas. Parce que j’avais dit à mon mari : « moi je veux pas saigner ». — Pourquoi ? — Parce que. Comme ça. Parce que c’était tuer la bête et je ne voulais pas le faire. — Et d’assommer au pistolet... ? — Oui, de l’assommer, ça me gênait pas.

46. File des agneaux : le « poussage ».
A la différence des moutons, la peau des agneaux n’est pas fendue sur la face ventrale ; l’écorchage se fait donc « en rond ». D’abord, un pousseur dépouille l’animal jusqu’aux dernières côtes environ, la suite de la dépouille se faisant parfois à l’aide d’une machine.
18Et pourtant, « il faut tuer, c’est un métier », disait-elle une minute plus tôt. Mais ce n’est manifestement pas un métier de femme. En conséquence, les femmes ont l’usage du couteau pour autant qu’il est univoquement un outil, et non une arme : dans la sphère domestique, à la cuisine ; dans les abattoirs, à la triperie, sur la file des porcs, ou même, cas rarissime, dans la dépouille des bovins ; mais jamais pour la saignée elle-même.
11. « Elle pouvait pas (...) elle voulait pas ».
... avec ma belle-sœur, on était les deux femmes (...). Mais elle, elle faisait pas comme moi. Elle faisait la triperie, mais pas l’abattage ; elle pouvait pas le faire, elle.
— Pourquoi ?
— Parce qu’elle avait horreur de toucher une bête ; elle avait horreur de faire du mal à une bête. Elle pouvait pas ! Je lui disais : mais c’est un métier ! C’est pas..., je leur fais pas mal. Elle voulait pas. Elle voulait pas, ça lui plaisait pas. Tandis que peler la tête, faire les ventres, tout ça, ça lui plaisait. Mais aller chercher une bête... Elle en avait peur, d’abord, des bêtes (...)
— Même des moutons... ?
— Oh tout ! Elle aimait pas ça.

47. File des agneaux : vue générale d’une file dédoublée.
Exceptés les pousseurs et l’homme qui suspend les agneaux sur les deux carrousels, tous les abatteurs se tiennent à l’extérieur, pour l’écorchage à la machine, l’éviscération et la finition.

48. Les gros bovins.
Arrivée des animaux en file indienne, dans le couloir d’amenée. Au fond, le « piège », les postes de levage et de saignée.

49. Le « piège » vu à vide de l’intérieur du couloir d’amenée.
Après quelques marches à faible montée, qui doivent stimuler la progression de l’animal, la porte arrière du « piège », à mouvement vertical, s’abattra pour l’isoler de l’animal suivant et l’enfermera dans le « piège ». Après l’assommage, la cloison gauche du « piège » basculera, l’animal s’affalera sur le ciment. Les deux ouvertures latérales, au premier plan, sont évidemment fermées lorsque le « piège » fonctionne.

50. Une « bête » dans le « piège ».
On aperçoit, à gauche, la rampe cimentée de la plate-forme depuis laquelle un homme assommera l’animal. Le pistolet pneumatique est suspendu à portée de la main, la poignée entourée de toile de jute pour assurer une meilleure préhension. 11 sera appliqué sur la nuque de l’animal et, d’une pression de la détente, l’homme commandera la perforation de la boîte crânienne par une tige métallique. L’animal s’effondrera dans le « piège », tandis que l’homme déclenchera le mouvement de bascule de la cloison opposée.
19On connaît les analyses de P. Tabet (1979 : 5-61), selon qui les hommes auraient universellement dépossédé les femmes des outils, et notamment des armes, pour les réduire à leur seul corps. Il semble pourtant que les exemples sur lesquels elle fonde son propos se laisseraient mieux expliquer en considérant que l’objet de l’interdit serait, non pas les armes elles-mêmes, mais très précisément la mise à mort par effusion de sang. Hors mariage, et/ou en l’absence d’hommes, les femmes peuvent chasser et pêcher. Mais le mariage les exclut de ces activités. L’incompatibilité entre chasse et mariage doit certainement être comprise comme une incompatibilité entre sang de vie et sang de mort, de sorte que les deux symboliques contraires du sang se trouvent réparties entre hommes et femmes. En effet, il n’est interdit aux femmes ni de donner la mort, si c’est sans effusion de sang, ni de verser le sang, si c’est celui d’un animal déjà mort ; et elles ont accès aux outils-armes qui permettent l’un et l’autre. L’interdit le plus constant, selon P. Tabet elle-même, concerne les armes de jet, c’est-à-dire celles qui ne peuvent tuer qu’en blessant mortellement, qu’en faisant couler tout le sang de la victime atteinte en pleine vie. Tout se passe donc bien comme si l’enjeu des interdits était de lever l’ambiguïté consubstantielle au sang, et spécialement à l’effusion de sang, de disjoindre l’effusion cause de mort de l’effusion de vie. Avancée à partir de l’observation d’un abattoir (D.E.A., 1984), cette hypothèse ne paraît pas devoir être mise en cause par la découverte de quelques femmes dans les halls d’abattage3. En outre, elle se trouve puissamment confortée par les analyses de F. Héritier ([1979] 1984-85) et, plus récemment, de A. Testard (1986).

51. Levage des gros bovins.
Tandis que l’animal précédent, saigné, va disparaître derrière la cloison qui sépare le « piège » des animaux dirigés vers le hall, un treuil descend des rails de manutention ; une chaîne est passée autour de la patte arrière gauche de la « bête », la plaque d’accrochage est placée dans les crochets du treuil, l’animal est hissé sur le rail de manutention par la remontée du treuil.
20Il reste que, dans nos contrées, les femmes assez souvent procèdent à la mise à mort d’animaux par effusion de sang : traditionnellement, ce sont les femmes qui tuent les animaux de basse-cour pour la consommation familiale. Certes, le plus souvent, elles assomment d’abord l’animal ; mais cela ne fait aucune différence avec les méthodes en usage dans les abattoirs, où pourtant elles ne pratiquent pas la saignée. La différence la plus décisive semble plutôt être dans les espèces animales concernées : saigner un poulet ou un lapin et saigner un bœuf, « c’est pas pareil », disent régulièrement les abatteurs interrogés. Il y a donc sang et sang, mais aussi bête et bête. C’est tout un ensemble de représentations, concernant les bêtes et les humains, hommes et femmes, qui est ici en jeu, et que la seule étude des abattoirs ne permet pas, du moins pour l’instant, de mettre au clair de façon satisfaisante.

52. Saignée d’une « bête ».
Arrivé dans l’angle du local, l’animal est saigné, par section large de la carotide, au-dessus des grilles d’évacuation du sang.
21Nous devons pour l’heure nous contenter de constater que l’exclusion des femmes de certaines tâches ne tient pas seulement à un statut uniformément subalterne qui leur serait fait, mais à une symbolique nettement plus complexe, à laquelle elles adhèrent, puisque, lors même qu’elles sont en position de déroger à la règle commune, elles ne le font pas. La mise à mort sanglante des grands mammifères est décidément une affaire d’hommes. Et ces hommes se hiérarchisent suivant leur compétence à manier l’outil qui est d’abord l’arme de la mise à mort : le couteau. Du même coup, ils hiérarchisent les animaux selon l’habileté à manier le couteau que requiert leur dépouille, — ce qui n’exclut d’ailleurs pas que cette hiérarchisation en rencontre d’autres, de sources différentes (éleveurs, consommateurs, théories de l’animal, etc.), mais de même sens.

53. Dépouille des gros bovins.
A droite, la « bête », partiellement dépouillée ; pour la dépouille des flancs, elle est introduite au centre d’une plate-forme, dont deux côtés sont équipés de panneaux basculants ; deux hommes y sont installés, pour faire, au « perco », la dépouille. A gauche, une « bête » dépouillée quitte ce poste, pendant qu’une autre y arrive. Suspendus à leurs supports, deux « perco » sont à portée de main de chaque homme.
Le « piège »
22Or, cette hiérarchisation des hommes et des bêtes, cette différenciation parallèle des uns et des autres, tend à disparaître dans la modernisation planifiée. La compétence régresse, tel est le leitmotiv des professionnels autant que des abatteurs de longue date. Le fait est que les jeunes abatteurs ignorent souvent jusqu’à l’existence de maintes pratiques anciennes, notamment l’art de la « présentation », summum de la maîtrise du métier. Les projets, à l’étude dans la région considérée, mais plus avancés ailleurs, de polyvalence des files de dépouille, accentuent encore cette uniformisation des hommes et des bêtes. Cette polyvalence peut se réaliser de deux façons, la seconde venant parachever la première : elle peut consister d’abord à installer des équipements adaptables à l’habillage de toutes les espèces dites « de boucherie » (c’est-à-dire porcs exclus, sauf pour la saignée et l’éviscération), notamment des plates-formes de travail à hauteur variable, la dépouille de chaque espèce restant ce qu’elle est actuellement (« peler » les bovins, « pousser » les ovins) ; mais elle peut consister, plus radicalement, à modifier les méthodes de dépouille traditionnelle, pour généraliser la pratique de l’arrachage des cuirs : avec l’arrachage pour tous, doivent disparaître la différenciation entre les animaux selon le mode d’habillage et la différenciation entre les hommes selon leur degré de compétence. Le morcellement des tâches sur les files paraît tenir par un lien nécessaire à la massification de l’abattage, et si impérativement qu’à la quantité réelle des animaux abattus s’ajoute encore l’indifférenciation des méthodes, qui aggrave l’effet de masse.

54. Fente des gros bovins.
Du pied droit, l’homme commande le mouvement de la plate-forme, au fur et à mesure de la progression de la scie. Celle-ci, en raison de son poids, reste suspendue pendant tout le travail à un câble, qui se déroule sous la pression de l’utilisateur. La tête sera laissée attenante à une demi-carcasse, et séparée de l’autre moitié au couteau.
23Actuellement, les différenciations entre espèces et entre compétences subsistent, mais il existe déjà un point sur lequel on peut apercevoir les effets de l’uniformisation massifiante des méthodes. On a vu (p. 47) que le « piège » à gros bovins fournit le modèle des dispositifs « rationnels » de contention des animaux. Il s’en faut de beaucoup que toutes les espèces soient, dans la région considérée, traitées par ce moyen ; néanmoins, il mérite attention, parce qu’il se situe à un moment sensible de l’abattage et parce qu’il est un procédé uniformisant, sans toutefois atteindre très significativement les compétences : il fournit comme l’esquisse d’une logique qui n’est pas encore arrivée à son terme, mais son point d’insertion dans la chaîne des opérations lui donne pourtant sa pleine portée.
24Le principal effet du piège est de supprimer ce que P. Gascar appelle « le bref combat de la mort » (1973 : 124), dans lequel l’homme se mesurait, avec quelque risque, à l’animal. Dans le piège au contraire, l’animal est pris, isolé de l’homme qui l’abat en toute sécurité, même si divers petits incidents peuvent se produire. Dans cette évidente opposition se montre déjà la surdétermination du terme de « piège », constamment employé dans le discours courant et parfois même par les documents techniques. Le piège s’oppose au combat comme le piégeage rusé, le traquenard, la trahison s’opposent à la guerre et à la chasse loyales, à risques partagés, fût-ce très inégalement.
25L’activité ceptologique, dit J. Jamin (1979 : 22-29), se distingue de l’activité cynégétique en ce que le piège, adapté à une espèce et à un milieu, fonctionne en l’absence de l’homme (« écart maximum entre le chasseur et sa proie »), à l’aide d’un leurre et d’un appât. En outre, il vise à capturer des animaux sauvages, souvent sans effusion de sang — du moins celle-ci n’est pas nécessairement constitutive du piégeage. Ces caractéristiques du piégeage et de la chasse peuvent utilement être comparées à celles du « piège » où les animaux sont abattus : celui-ci s’adresse à l’espèce, mais à une espèce domestique ; l’homme est séparé de l’animal autant qu’il est en l’occurrence possible ; le résultat de ce piégeage est certain, et non aléatoire comme c’est le cas lorsque l’activité ceptologique vise des espèces sauvages ou lorsque le chasseur poursuit son gibier.

55. Vers la pesée et la salle de ressuage.
Les carcasses de porcs à gauche et de gros bovins à droite, prêtes pour la pesée, se reflètent sur le ciment fraîchement rincé.
26Animal sauvage ou domestique, considéré comme espèce ou comme individu, présence ou absence de l’homme : tout cela peut s’analyser en termes de distance, matérielle, sociale et symbolique, entre l’homme et l’animal.
27Sauvagerie et domestication sont deux degrés de distance des hommes aux bêtes : la sauvagerie animale est l’exact contraire de la civilité humaine, tandis que la domestication introduit l’animal dans le groupe humain et ainsi l’humanise, si peu que ce soit. Mais elles s’opposent entre elles comme deux états contraires de l’animalité face à l’humanité.
28Dans la relation de l’homme à une espèce, l’animal singulier reste dans une distance d’anonymat, dans l’indifférence des hommes. Au contraire, la relation individualisée est une reconnaissance par l’homme de tel animal, et sur ce point la chasse réveille l’anthropomorphisme aussi vigoureusement que le fait la relation aux animaux de compagnie : faisant de l’animal un ennemi ou un ami, l’une et l’autre établissent entre hommes et bêtes une quasi-communauté de nature, une relation de plain-pied, que ce soit dans le risque partagé de la chasse, ou dans la vie commune quotidienne. Les animaux chassés peuvent recevoir des noms ou surnoms tout comme chiens et chats (J. Rouch, La chasse au lion à l’arc, 1965 : « l’Américain ») et les uns comme les autres sont crédités d’émotions, de pensées, de qualités diverses, tout comme des personnes humaines.

56. File des veaux : immobilisation et anesthésie

57. File des veaux : entrée dans le hall.
Après la saignée et un parcours d’égouttage du sang, ils entrent dans le hall d’abattage. Têtes et pieds seront aussitôt coupés.
29Il faut donc distinguer entre la domestication alimentaire, qui touche des espèces, et la domestication non alimentaire, qui singularise des individus4 ; on peut observer à cet égard que les animaux traditionnellement élevés en vue de la consommation familiale ne sont pas individualisés par un nom : si les vaches d’un troupeau ont toutes un nom, elles ne sont pas destinées à être mangées ; en revanche, les veaux, destinés à la vente pour la boucherie, restent anonymes ; de même, porcs, poules et lapins n’ont jamais de nom ; et, s’ils viennent à en recevoir un, cela les exclut ipso facto de la consommation : « on ne mange pas ce qui a un nom », dit un personnage du film de Bill Forsyth, Local hero (1984), découvrant avec horreur qu’un lapin « baptisé » avait été mis en sauce. Que les porcs soient souvent appelés « Monsieur » ne fait pas exception : outre que c’est là un titre plus qu’un nom, on voit bien que l’allusion au « vêtu de soie(s) » suggère sur le mode de la dérision une anthropophagie de classe. La relation aux animaux sauvages peut donc être relation à l’espèce ou relation aux individus (piégeage ou chasse) et de même la domestication n’implique pas à soi seule une relation individuée ; elle peut s’arrêter à la relation d’espèce.

58. File des veaux : dépouille arrière.
La cuisse arrière droite est dépouillée au perco, l’animal étant suspendu par la patte arrière gauche. Il sera ensuite suspendu par le jarret droit dépouillé ; la patte arrière gauche est coupée, le jarret dépouillé et l’animal suspendu par les deux jarrets pendant la dépouille de la cuisse gauche.

59. File de veaux : éviscération abdominale après dépouille de l’arrière-train
30Enfin, la proximité effective de l’homme est encore un marqueur de distance, matérielle cette fois, entre hommes et bêtes. Le piégeage offre le cas où la distance aux animaux sauvages est maximale, tandis que la chasse illustre celui où cette même distance est minimale. La proximité des animaux domestiques se module selon les deux degrés de la relation à l’espèce et de la relation aux individus. Le rapport des distances aux deux sortes d’animaux domestiques est donc formellement analogue au rapport des distances aux deux sortes d’animaux sauvages : piégeage/chasse = domestication alimentaire/domestication d’agrément (c’est-à-dire non alimentaire), formule qui se laisse lire comme une égalité de rapports, ou comme une progression dont les deux moyens termes sont égaux.

60. File de veaux : dépouille des flancs et du train avant.
Suspendue par les jarrets arrière, la carcasse est accrochée « en hamac » par des crochets insérés dans les membres antérieurs, pour faciliter la dépouille des flancs et du train avant. Le cuir sera laissé attenant sur quelques centimètres au milieu du dos, pour être arraché par traction après retour à la verticale. On procèdera alors à l’éviscération thoracique.
31Cela peut se récapituler de la façon suivante :

32Il apparaît alors que les deux premières colonnes déterminent à elles seules le contenu des autres. La sauvagerie de l’animal et l’individuation de la relation à lui définissent
— la distance matérielle, comme leur conjonction logique (S.E)
— la certitude du résultat, comme la négation de la sauvagerie (S)
— l’effusion de sang, comme leur disjonction exclusive (S ^ E).
33L’effusion de sang correspond donc aux distances moyennes, lorsque les caractères S et E sont de sens contraires et se compensent ; soit que l’individuation réduise la distance qui sépare l’homme de l’animal sauvage (chasse), soit que la relation à l’espèce distende la proximité avec l’animal domestique. Les distances extrêmes excluent l’effusion de sang. Pas trop loin, pas trop près : on reconnaît ici cette recherche de la juste distance, tant dans les choix matrimoniaux que dans les hostilités, à mi-chemin entre l’identité complète et la différence radicale qui, par excès ou par défaut — « excès d’identique » ou excès de différence (Gomez Da Silva, 1983, 1984 ; Héritier, 1979a, 1985b) — font basculer dans l’absolu où, par définition, l’échange n’est plus possible. Verser le sang, notamment à des fins alimentaires, entre donc bien dans la sphère des échanges, dans la zone moyenne où les passages, les ambiguïtés, les renversements sont possibles, dans la zone du relatif et des relations, où il faut s’employer à conserver ou à rétablir l’« équilibre des contraires » (Héritier, 1979, 1981).

61. L’habillage des veaux sur « bancs » (ou berces).
A gauche : les quatre pattes, partiellement coupées, sont nouées deux à deux par les tendons entrelacés, afin de faciliter le traçage, en provoquant une tension des muscles. A droite : la carcasse est dépouillée, le cuir retombe sur le banc, disposant comme une nappe. Au fond : une carcasse, prête pour la pesée, est suspendue à un jambier.
34Or, dans le « piège », dans l’abattoir — qui est tout entier un piège, puisque nul animal ne peut en sortir vivant — cet échange équilibré est bouleversé.
35Dans la chasse, on voit bien que l’échange se manifeste dans l’affrontement entre l’homme et l’animal, à risques partagés (ou à chances partagées), loyalement, à égalité, du moins symboliquement. La condamnation indignée des chasses truquées, trop faciles, le confirme : la chasse est tolérable lorsqu’elle a quelque apparence d’un combat égal avec l’animal, par lequel le chasseur mérite son gibier et ne se livre pas à une vile « boucherie ».
36Dans la domestication alimentaire traditionnelle, l’échange prend plutôt la forme d’un contrat, individuel ou collectif (tout comme le combat de la chasse peut être individuel ou collectif5). Contrat individuel d’abord, entre un homme et un animal : la nourriture et les soins dispensés à l’animal donnent un droit sur sa chair ; le consommateur légitime ainsi sa nourriture carnée par des soins et un investissement préalables ; abattant l’animal, il récupère, si l’on peut dire, la monnaie de sa pièce. Mais cet abattage domestique traditionnel s’accompagne aussi d’échanges festifs : chacun « tue le cochon » (c’est-à-dire le sien, qu’il a nourri et mérité), mais le partage avec voisins et parents (même s’il est plus symbolique que réellement égal) intègre le contrat individuel homme/bête dans un contrat collectif entre hommes, par où chacun est, médiatement, en rapport avec l’espèce animale considérée tout entière : l’investissement sur sa propre bête lui a ouvert une créance sur les autres bêtes semblables, nourries par d’autres hommes.
37Dans l’abattage industriel au contraire, il n’y a plus, grâce au « piège », ni combat ni contrat. Pas de combat : le piège est précisément fait pour cela ; en facilitant la manutention et l’abattage des animaux, notamment les plus volumineux, il évite l’affrontement direct, les accidents ou les violences possibles. Pas de contrat : celui qui abat n’a aucun autre rapport à l’animal que, justement, l’instant de la mise à mort. Il ne tue pas une bête nourrie par ses soins, mais des bêtes, à la chaîne et contre rémunération. « Je dis que je suis tueur à gages, on me paye pour tuer », plaisantent parfois les abatteurs. Si contrat il y a encore ici, il est tout autre, et ne fait pas intervenir l’animal autrement qu’au titre d’objet du contrat, tout comme la victime d’un « contrat » criminel.
38Cette rupture de tout contrat symbolique avec l’animal est encore aggravée de ce que sont ainsi abattues massivement des bêtes de « compagnie laborieuse », les gros bovins. Abattre un bœuf ou une vache de réforme peut être une nécessité à laquelle on se résout faute de mieux. Sacrifier un bel animal dans une occasion festive peut prendre les apparences d’un ensauvagement dans le « bref combat de la mort », ou au contraire d’un consentement de l’animal lui-même. Nécessité, sauvagerie supposée ou provoquée, consentement, peuvent donner une apparence de légitimité à la mise à mort. Mais l’abattage à la chaîne des gros bovins pris dans le piège est confusément perçu comme un abus de domestication, la révélation d’une sorte de clause cachée dans le contrat qui paraissait échanger seulement des services. Cela se manifeste clairement dans la répugnance générale à abattre les chevaux, et même dans la séparation des « chevalins » à l’intérieur des métiers de la boucherie. Même si, comme pour les gros bovins, son rôle réel a considérablement changé, et très vite depuis la dernière guerre mondiale, le cheval reste, dans les représentations, un compagnon de labeur et d’agrément à la fois ; et l’on se fait scrupule de l’abattre ; certains abatteurs refusent de tuer des chevaux. Un cheval dans le piège, c’est la trahison exemplaire, comme si cet animal devait recevoir, en raison du « pacte bi-dimensionnel entre l’équidé et l’homo sapiens » (Lizet, 1975 : 341), une mort humaine, ou une mort sacrificielle, mais non la mise à mort industrielle.
12. « Le cheval c’est sacré »
— Je n ‘ai jamais tué de chevaux. Non, ah non, ça ! On n ‘en faisait pas ; parce que les boucheries étaient très scindées ; encore maintenant, d’ailleurs.
— C’est parce que vous n’auriez pas aimé, ou ça s’est trouvé comme ça ?
— Je n’ai pas été dans cette filière, à l’époque. Mais après, je les aurais pas tués, parce qu’après ça, j’étais devenu un vieux cavalier, alors, terminé, un cheval. Je n’en mange même pas, de viande de cheval ; parce que j’ai appris à aimer le cheval. J’avais un cheval extraordinaire, dans l’armée. Alors c’est fini, le cheval c’est sacré maintenant pour moi. La plus noble conquête de l’homme ! J’aimais même pas... j’ai toujours eu un malaise de voir tuer un cheval ; parce que c’est un animal intelligent, et se rend compte, mieux qu’un bœuf— parce que le bovin est bête ; en général, c’est bête —, le cheval, c’est intelligent, attention ! Il se rend compte qu’il va mourir, et on les voyait trembler sur leurs pattes... J’aimais pas voir ça. Y en a qui tuaient, je les regardais pas tuer. Après ça, une fois qu’ils étaient par terre, en train de dépouiller, ça m’était égal. J’aimais pas voir la mort d’un cheval, ah non, non ! Ça me plaisait pas.
39On pourrait dire que le piège place l’animal trop loin ou trop près de l’homme. Trop près, parce qu’il reste un animal domestique et que le piège paraît abuser de l’approche facile qui en découle. Trop loin, car le piège dissout la partielle individuation acquise dans la domestication. Ce n’est certainement pas un hasard si le piège a été d’abord appliqué aux gros bovins et aux équidés. Certes leur volume, leur puissance et le souci de la sécurité des hommes le justifiaient largement. Mais on peut se demander s’il ne tentait pas de dissimuler une légitimité douteuse. Toujours est-il qu’il se révèle être d’une rationalité perverse : pour éviter le combat violent, il augmente la distance aux animaux ; mais ce faisant, il augmente l’illégitimité en dissolvant tout résidu d’individualité et toute dimension contractuelle ; en massifiant en toute sécurité, il culpabilise, là où il devait déculpabiliser en éliminant risques et violences. Il est l’aboutissement de la massification relativement récente d’un abattage (celui des gros bovins et des équidés), tandis que les représentations des animaux concernés n’ont pas profondément changé.
L’inquiétante fraternité
40En l’absence de piège, comment abat-on les gros bovins ? On l’а vu, l’animal est lié par le col ou par les cornes à une corde passée dans un anneau fixé au sol ; le pistolet d’abattage est appliqué sur le front de l’animal qui s’effondre dès que la tige perforante entre dans la boîte crânienne. La tâche était plus difficile lorsqu’on ne disposait que du merlin (voir fig. 25). Tous ceux qui ont connu cette méthode d’abattage, sans piège ni pistolet, décrivent les dangers qu’elle comportait, et comment eux-mêmes, un jour ou l’autre, ont été blessés ou ont dû fuir devant une bête furieuse, détachée, ou « manquée ». L’affrontement avec les bêtes était donc nettement plus dangereux qu’il ne l’est aujourd’hui grâce au piège, et surtout, ces descriptions du danger encouru sont assez complaisamment développées, comme pour signifier que le combat donnait à l’abattage de ces gros animaux quelque loyauté. Il est impossible de juger jusqu’à quel point cet abattage pouvait être réellement violent dans ces conditions, mais il est certain que toute violence n’en était pas absente. On peut voir, indépendamment de toute considération morale ou humanitaire, dans cette violence et/ou ce danger, un effort pour rendre à l’abattage une légitimité, dans un ensauvagement violent des animaux, ou dans une lutte non dépourvue de risques pour les hommes.
41Or, le piège rend ce combat impossible, en même temps que la législation réprime toute violence à l’égard des animaux. Le rééquilibrage de la rationalité perverse du piège tente de se faire, précisément, par le développement des mesures « humanitaires » à l’égard des bêtes. Comme il est impossible de rétablir l’équilibre des échanges dans l’abattage industriel, par un combat, ou une apparence de combat, avec les animaux, on croit, semble-t-il, le rétablir par l’introduction d’une sorte de nouveau contrat entre le genre humain et le règne animal : les mesures humanitaires ne font pas renoncer à la nourriture carnée, mais elles tentent de rendre sensible à une communauté de nature entre tous les vivants capables de souffrance et, dans l’abattage, de légitimer la consommation de la chair des bêtes par la douceur des hommes à leur égard ; on échangerait, pour ainsi dire, le sang des bêtes contre le (bon) cœur des hommes. Mais un tel contrat reste très abstrait, s’il n’est pas soutenu par une psychologie, par une sensibilité, que la « formation », l’éducation professionnelle du personnel d’abattage s’efforce d’inculquer. En tout état de cause, il existe des sanctions fortement dissuasives, et le souci de produire une viande de bonne qualité, à quoi contribuent les bons traitements.
42En effet, les préoccupations « humanitaires » n’ont pas leur origine dans les milieux sociaux familiers des animaux :
Ce mouvement n’a pas commencé chez les bouchers, les mineurs ou les fermiers qui, par leur travail, étaient en contact direct avec les animaux (...) Il est étroitement lié au développement des villes et à l’apparition d’un ordre industriel qui donne aux animaux un rôle de plus en plus marginal dans le processus de production. Cet ordre industriel est d’abord apparu en Angleterre ; c’est là, par conséquent, que l’intérêt pour les animaux s’est le plus largement exprimé (K. Thomas [1983] 1985 : 237-238).
43Ce « sentiment nouveau » se développe chez les « bourgeois qui n’avaient guère de sympathie pour les traditions guerrières de l’aristocratie », et il permet de lutter contre les sports cruels, tout en s’employant à discipliner la classe ouvrière :
La loi de 1835 contre la cruauté envers les animaux déclare son intention de réduire à la fois la souffrance des créatures muettes et la « démoralisation du peuple » (...) On peut ainsi considérer la S.P.C.A. (Society for the Prevention of Cruelty to Animals) comme encore un mouvement bourgeois destiné à civiliser les classes inférieures (ibid. : 243).
44Du reste, K. Thomas fait également observer :
L’amour pour les animaux n’était pas souvent porté jusqu’au point où il aurait menacé les intérêts des hommes (...) La plupart des gens continuaient à exclure les poissons, les bêtes de proie, les animaux nuisibles et les insectes. Les nécessités de la survie des hommes semblaient exiger une telle exclusion, tout comme, dans la pratique, elles impliquaient aussi certaines portions de l’humanité (ibid. : 246, 249).
45Cela ne signifie pas que les fermiers et bouchers soient uniformément cruels et sans pitié ; l’intérêt bien compris conduit généralement à bien traiter les animaux, que l’on veuille tirer d’eux le meilleur travail ou la meilleure viande. Mais ils posent nettement la distinction entre hommes et bêtes : « nous, on fait la différence entre les bêtes et les gens », disent fréquemment les abatteurs, pour refuser les images de violence attachées à ceux qui mettent à mort les animaux, mais aussi pour dénoncer dans la bénignité universelle une indifférenciation qui peut animaliser les hommes autant qu’humaniser les animaux. Cette différence proclamée est tout à fait compatible avec une bienveillance à l’égard des bêtes, et fonde les homologies entre les deux registres préalablement distingués ; les hiérarchies parallèles, les analogies se développent sur le fond de cette séparation première.
46Pourtant, en soulignant la nature de vivants sensibles commune aux hommes et aux animaux, le souci humanitaire pourrait rencontrer un accord : on reconnaît volontiers que les animaux sont capables d’éprouver de la douleur et on les crédite assez souvent de sentiment et de pressentiment autant que de sensation. Mais cet accord est ponctuel, et les prémisses comme les conséquences du point de vue humanitaire à l’égard des animaux sont différentes : ici, il s’agit de fonder une sorte de contrat de non-violence (relative, puisqu’on ne renonce pas à la nourriture carnée) entre hommes et bêtes ; très concrètement, il s’agit d’éliminer la douleur, et donc les brutalités.
47Mais, tandis que le contrat propre à la domestication reçoit sa force d’être une interprétation d’un état de fait, le contrat de non-violence ne peut être que programmatique. Tout simplement, il ne peut être qu’une obligation morale ; car si les hommes partagent avec leurs « frères inférieurs » une nature d’êtres sensibles, cette commune nature ne comporte d’obligations que pour les hommes, précisément parce qu’ils ne sont pas que sensibles. C’est la dignité humaine qui est en jeu dans la douceur à l’égard des bêtes, et la lutte contre la « démoralisation ».
48En établissant un lien entre hommes et bêtes, le traitement humanitaire des animaux paraît compenser les effets du piège, qui supprime et le combat et le contrat. Mais, restant une exigence morale abstraite, ce lien ne revient pas de l’animal sur l’homme ; il unit seulement l’homme à lui-même, à l’occasion du rapport aux animaux, mais pour ainsi dire au-dessus d’eux. Dans la pratique quotidienne de l’abattage, il ne reste que l’étrangeté d’abattre massivement et sans danger des « frères inférieurs ». En effet, en traitant « humainement » les animaux, on les humanise, et du même coup on accroît le malaise en proportion de l’ambiguïté taxinomique créée par la dissolution des frontières entre humanité et animalité. Dans le principe du piège, mécanique et humanitarisme ne se-compensent finalement pas et laissent la pensée perplexe et démunie devant la tâche à accomplir. On trouve ici une situation comparable à celle de l’invention de la guillotine : une machine douce, digne, propre, « évitera que l’exécution ne puisse devenir " une lutte et un massacre " » (Arasse, 1982-83 : 124), selon les propres termes du bourreau Sanson qui expose les « vues d’humanité » qui doivent faire adopter la machine à décapiter.
49On comprend dès lors mieux pourquoi les abatteurs insistent sur les risques encourus au poste d’abattage. Il peut en effet survenir divers incidents lors de l’affalage, de la suspension et de la saignée des bêtes, agitées de mouvements réflexes. Mais le danger ne paraît pas beaucoup plus grand que celui de se blesser à d’autres postes de travail. Lorsqu’un seul homme effectue l’assommage et la saignée, il évoque fréquemment l’isolement du local d’abattage qui retarderait la découverte d’un éventuel accident. Alors que le piège paraît assurer la meilleure sécurité des hommes, le risque est pourtant comme revendiqué, certainement parce qu’il réintroduit dans cet abattage industriel une apparence de loyauté, qui compense la trop facile traîtrise du piège.
50A défaut de la moindre apparence de contrat équitable, le risque, réel ou supposé, en évoquant les combats anciens, est un meilleur secours que la fraternité, décidément inquiétante, avec le vivant sensible qu’il faut tuer. C’est un système de relations et de représentations très complexe qui est ici à l’œuvre, étroitement imbriqué dans les pratiques concrètes, et qui peut légitimer ou du moins rendre acceptable la mort alimentaire des animaux. A moins que la dimension industrielle n’ait si profondément atteint les logiques acquises qu’il faudra un long délai pour qu’elles se reconstruisent ?
Notes de bas de page
1 « On désigne sous le vocable d’abats blancs, des viscères et des parties de l’animal comme la tête, les pieds, les estomacs, qui, une fois échaudés ou épilés, ont la couleur de l’ivoire.
Par abats rouges, on comprend les parties de l’animal telles que les joues, la langue, la cervelle, le poumon, le cœur, la rate, le foie, les ris, etc. Ils sont ainsi dénommés par opposition aux abats blancs, en raison de leur couleur rouge ou rosée » (Chaudieu, 1970 : 13).
On peut également noter que seuls les abats blancs exigent un long nettoyage, tandis que les abats rouges sont seulement extraits, si l’on peut dire, de la carcasse.
2 Je n’ai pu rencontrer que l’une d’elles. Les informations sur l’autre ne sont pas assez précises pour me permettre de la retrouver.
3 ... puisqu’elles ne pratiquent pas la saignée. Il serait pourtant important de connaître d’autres cas ; la lauréate d’un concours de dépouille devait certainement saigner la bête qu’elle habillait... Mais il faudrait avoir des informations précises sur son accès à ce métier, sur les conditions dans lesquelles elle l’exerçait, etc.
4 Par convention, les expressions « alimentaire » et « non alimentaire » sont ici des formules elliptiques pour référer à l’alimentation carnée : il faut donc entendre par domestication alimentaire celle qui vise d’abord l’exploitation alimentaire des animaux (le modèle du genre est le porc ou la volaille). La domestication non alimentaire n’exclut pas le prélèvement de substances alimentaires (par exemple le lait) sur l’animal vif ; mais elle ne vise pas la mort de l’animal pour se nourrir de sa chair. De ce point de vue, les animaux de peine sont en position médiane, et ambiguë, entre les animaux « alimentaires » et les animaux de compagnie. On pourrait, pour faire bref, dire qu’ils sont des animaux de compagnie (presque de compagnonnage) dans le travail, tandis que ceux que nous appelons « de compagnie » le sont dans le loisir. Les conditions sociales et économiques contribuent décisivement à distinguer les compagnons de travail et les compagnons de loisir ; mais l’exploitation purement alimentaire des bêtes semble exclure la possibilité d’en faire ainsi des compagnons. On peut donc retenir comme pôles de cette opposition la domestication alimentaire d’une part, et la domestication d’agrément d’autre part (même si elle vise l’agrément de l’homme plus que celui de l’animal !).
Une fois de plus, nous sommes ici au cœur d’un système complexe de relations aux bêtes et de représentations, qu’il resterait à analyser plus en détail. L’étude des abattoirs permet d’en apercevoir des éléments, mais leur élaboration déborde largement ce cadre.
5 Le caractère collectif du combat n’implique pas une relation à l’espèce animale comme telle, qui est une catégorie de pensée, et non une collection d’individus.
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