La fabrique du passé. Le Larzac entre mémoire, histoire et patrimoine*
p. 169-193
Texte intégral
1Lorsqu’on aborde aujourd’hui la traversée du causse du Larzac en venant du sud par la future autoroute A 75, après avoir gravi la montée de l’Escalette (le « pas de l’Escalette » est aujourd’hui évité grâce à un tunnel, qui propulse l’automobiliste directement à la surface du plateau), on rencontre soudainement, alors que rien dans le paysage larzacien ne souligne une transition quelconque, la figuration d’une frontière intérieure, de celles qui ont fleuri depuis le début des années 1980, c’est-à-dire depuis la mise en œuvre du processus administratif dit « décentralisation ». Un panneau, orné de la croix occitane, souhaite la bienvenue en « Midi-Pyrénées » au visiteur surpris de pénétrer ici dans une région que sa géographie mentale aurait placée plus à l’ouest, du côté des plaines aquitaines. On remarque ensuite d’étranges panneaux autoroutiers, où se dessine un chevalier en armure, debout derrière un écu orné d’une croix ; un texte d’accompagnement avertit qu’on est proche d’un territoire dénommé « Larzac templier et hospitalier »... Un deuxième panneau invite le visiteur à emprunter la sortie suivante pour accéder à ce qui semble être un haut lieu laissé là par l’Histoire et qui attend désormais le touriste : les « cités templières et hospitalières » du Larzac. Une image vient immanquablement flotter dans l’esprit, tirée des souvenirs que nous ont laissés les dernières décennies, au sein desquelles le Larzac tient une place particulière : où sont donc passés les paysans en lutte, et leurs brebis ?
2La présence des panneaux est en fait reliée à une opération, impulsée en 1990 par le département de l’Aveyron, dite Larzac templier et hospitalier. Cette opération, où l’on voit le souci patrimonial se doubler d’une ambition touristique, est destinée à mettre sur pied un « produit » capable de favoriser le développement local. Elle est aujourd’hui dans sa phase active. En ces lieux semblent donc affleurer deux gisements d’histoire locale, tous deux liés à notre histoire nationale : un gisement mémoriel récent, susceptible de connaître d’éventuelles reviviscences ; un gisement patrimonial plus ancien, essentiellement fondé sur la présence de traces monumentales (dues à l’occupation séculaire du causse par les « moines chevaliers », du xiie au xviiie siècle), mis en exploitation par les pouvoirs locaux.
3Comment, en un lieu donné, penser la place du passé dans le présent ? L’exemple larzacien peut nous aider à arpenter l’histoire locale, entreprise que nous nous proposons de mener à partir d’un point de vue particulier, celui de l’ethnologie, apte à nous faire accéder aux faisceaux de pratiques et aux représentations qui les inspirent. L’ethnologie s’ancre dans le présent, mais elle sait aussi scruter le passé : elle le pressent alors composé, au sens des grammairiens, de l’ordre du present perfect, et non du prétérit (Fabre 1997). Non seulement, dans une telle perspective, le passé est censé avoir laissé des traces, mais il est toujours conçu comme actif, encore là en quelque sorte, innervant notre présent...
4D’une certaine manière, nous habitons le passé sans y penser, comme un vaste logis, au sein duquel nous trouvons, déjà installé, le décor dans lequel nous évoluons et une organisation qui contraint en partie nos vies. Mais, d’une autre manière, nous fabriquons intentionnellement le passé, un peu comme, dans certaines régions du Nouveau Monde, ces petites maisons mises en évidence devant la façade, modèle réduit de la vraie demeure, offertes à la vue de ceux qui habitent là, mais aussi des passants. Une construction qui nous sert à diverses fins, relevant de notre besoin de connaissance aussi bien que de la justification de nos actions. C’est cette fabrique du passé qu’on voudrait, à partir de l’exemple du Larzac, illustrer ici.
Traces
5Le passé larzacien est d’abord là par des traces visibles. Ces traces sont imprimées sur un cadre naturel préalable, qui conditionne en partie leur persistance, et qui s’impose dans sa pérennité. Le Larzac existe d’abord par une géologie particulière : appartenant au vaste golfe sédimentaire des Grands Causses, qui s’insinue au sein des terres granitiques ou métamorphiques du Massif central, cette haute table plane ou aux vastes ondulations surbaissées, cernée de corniches et de gorges profondes, s’étend sans interruption, sur près de 1 000 km2, depuis la plaine et les garrigues languedociennes au sud, jusqu’aux vallées du Tarn et de la Dourbie au nord. Elle trouve dans sa nature calcaire d’âge secondaire son apparence première : aridité, du fait de l’absorption immédiate de l’eau et de l’absence d’écoulement permanent, avec en contrepartie le développement d’une extraordinaire hydrologie souterraine ; reliefs ruiniformes et pierre souveraine, délitée à l’infini en lamelles sonores dans les immenses étendues auxquelles elle donne une tonalité grise, et se dressant verticale à la couronne du plateau, blanche ou ocre...
6Rien d’étonnant donc à ce que les traces du passé se placent essentiellement sous ce signe de la pierre : ainsi les clapas, ces tas d’épierrements qui ponctuent depuis le fond des âges les vastes étendues, ou les caselles, ces minuscules constructions de pierres sèches dotées d’une seule ouverture, et dont les murs se rapprochent en encorbellement pour former le toit. Parfois de gros blocs sont fichés verticalement en terre, ou sont assemblés par groupes de trois : deux sont dressés verticalement et en supportent un autre, posé sur eux horizontalement (peiras levadas)... La pierre se concentre et s’empile de manière ordonnée dans les établissements humains : murets de pierre sèche à l’entour de certaines parcelles ou délimitant certaines voies d’accès ; dalles tapissant les mares, ou lavognes ; lauzes calcaires disposées en toits savamment galbés pour recueillir l’eau de pluie dans des citernes souterraines. C’est elle encore qui sert de matériau principal à l’habitat : utilisation des moellons ou des dalles calcaires pour les murs, prédominance de la voûte, fille de la pénurie de bois de charpente, mais aussi seule capable de supporter les énormes pesées des toits de lauzes... Seule exception, notable : la présence de la tuile canal, qui demande les mêmes pentes que les lauzes et se substitue à elles, souvent partiellement en faîte de toit, sans changement de structure. Cet habitat s’inscrit dans différentes formes d’organisation spatiale : fermes isolées, hameaux, villages... Mais partout les caractéristiques formelles des bâtiments sont les mêmes : bergeries voûtées étirées en longueur, à un seul niveau, les jasses ; maisons à un étage et deux voûtes superposées, avec généralement un escalier extérieur aboutissant à une terrasse d’entrée, l’espace d’habitation se concentrant à cet étage.
7Il est cependant des villages où les constructions de pierre prennent un aspect monumental. Ainsi, à La Couvertoirade, au sud du plateau, le village est entièrement ceinturé de remparts, ponctués de tours d’angles, qui lui donnent l’aspect d’une petite citadelle, dans laquelle on ne peut pénétrer que par deux portes, situées aux deux extrémités de l’enceinte et dont l’une est surmontée d’une tour. A l’intérieur, non loin de plusieurs maisons de noble apparence, c’est surtout un château à demi ruiné qui s’impose au regard : adossé aux remparts, il s’en démarque par un gros appareil en pierre de taille ; ses niveaux supérieurs, aujourd’hui devenus des terrasses herbeuses, dominent le causse et procurent une vue plongeante sur la lavogne du village... Tout près, un escalier taillé dans le roc conduit au cimetière, où d’étranges croix discoïdales s’élèvent au milieu des herbes folles, et à l’église voûtée, elle aussi accolée au rempart ; son mur gauche, constitué en fait par le rocher, porte des traces d’humidité : il jouxte les anciennes réserves d’eau du village, les conques, qui rassemblaient dans les anfractuosités de la pierre l’eau recueillie aux toits de l’église et du château. A partir de cette citerne, un conduit traverse le rempart pour aboutir à un évier de pierre, situé à l’extérieur de l’enceinte, permettant le « don de l’eau » au voyageur...
8A Sainte-Eulalie-de-Cernon, au nord-ouest, dans un vallonnement légèrement en dessous de la surface du Causse, mêmes murs d’enceinte, mêmes tours. Mais l’ensemble n’a pas été conservé dans sa globalité comme à La Couvertoirade. On est frappé en revanche par la place centrale, en surplomb de la route qui longe le village, avec sa magnifique fontaine. Sur cette place donnent à la fois l’église, au portail orné d’un encadrement avec armoiries, et un bâtiment de belle facture, orné sur l’arrière d’une échauguette. Autre vestige monumental au village du Viala-du-Pas-de-Jaux, où s’élève, à plus de vingt mètres de hauteur, une tour majestueuse, de base carrée. Enfin, au nord du Larzac, sur la route nationale, on peut trouver des traces similaires dans le bourg de La Cavalerie, largement enchâssées dans la gangue des constructions plus récentes, elles-mêmes très dispersées : il s’agit essentiellement de fragments d’enceintes et de tours.
9C’est la pierre, encore, qui constitue le matériau de base d’un autre bâtiment situé, un peu plus au nord-est, dans le hameau de la Blaquière : cette construction, qui manifestement sert de bergerie, semble relativement récente (ne serait-ce que dans ses dimensions, qui la rapproche des hangars modernes que l’on peut observer à proximité d’un certain nombre de fermes isolées du plateau). Dans ses caractéristiques formelles cependant (appareil de moellons calcaires, arcs en plein cintre, soutenant, à défaut de voûte, une solide charpente qui supporte elle-même un toit de tuiles canal), elle semble s’inscrire dans la tradition architecturale du lieu ; un certain nombre de ses pierres servent de support à des messages écrits, dans toutes les langues ; on retiendra, près de la grande porte d’entrée, une formule a priori énigmatique : « Ici et maintenant »...
10Au-delà de la pierre, il est d’autres traces, faites de la disposition des masses végétales sur l’étendue du plateau, et qui donnent à lire une adaptation de longue durée au cadre naturel – le Larzac, comme les autres causses, est largement caractérisé par la dénudation, qui aboutit à une formation végétale particulière, la pelouse sèche, aboutissement du pacage extensif des troupeaux. Ainsi le paysage est-il fait de ces immenses pâtures, les devèzes, piquetées de buis et de genévriers, qu’interrompent de place en place quelques champs mis en culture, généralement situés dans les dépressions tapissées d’argile rouge (sotchs). Parfois ont subsisté des lambeaux de chênaies, alors qu’à d’autres endroits (essentiellement au nord-est du plateau) se sont développés des bois de résineux. Par endroits, surtout au nord du causse, on peut être frappé par l’élégance des bouyssières, ces allées entièrement closes par des haies recouvrantes constituées d’immenses buis pluricentenaires.
Mémoire et histoire
11Ces traces, en tant que persistances du passé, sont d’abord confrontées, dans les contenus de conscience des sujets, à une mémoire vive. Il est par là fait référence à l’activité mnémonique du cerveau et du système nerveux central, à ce mécanisme psychique de remémoration du passé vécu dont disposent les sujets leur permettant de conserver certaines informations. C’est à partir d’une sommation de ces remémorations individuelles que peut être élaborée, à la manière du Je me souviens de Georges Perec, une mémoire collective, qui peut d’abord être définie comme la construction sociale qui rassemble et traite les éléments du passé vécus par un ensemble d’individus, et qui donne à ces derniers la capacité d’interpréter les traces inscrites dans ce passé.
12Si le Larzac est aujourd’hui connu du grand public, c’est grâce à la lutte de ses « paysans » contre l’extension projetée d’un camp militaire... On se souvient que l’« affaire du Larzac », qui se déroule durant toute la décennie 1970 (le projet d’extension est abandonné en 1981, à la suite de la victoire électorale de François Mitterrand), a été marquée par un engagement intense des nouveaux courants de pensée de l’époque : autogestionnaires, écologistes, non-violents, régionalistes, en l’occurrence occitans (comme le rappelle la formule restée célèbre, utilisée comme titre du journal de la lutte, encore vivant aujourd’hui : Gardarem lou Larzac !). La mémoire d’un certain nombre d’entre nous a gardé l’impression que fut alors mis en œuvre un système symbolique fonctionnel, qui rendit possible cette résistance au long cours : le Larzac put ainsi servir d’emblème au mouvement de retour à la terre propre aux années post-68. Au-delà de ce qui apparaît avec le recul comme l’« invention d’une tradition » (s’appuyant en particulier sur une image sublimée de la vieille paysannerie méridionale) et la création d’un mythe, il fut effectivement le cadre, dans certains lieux précis, comme le nord du plateau qui était justement la zone revendiquée par l’armée, d’une authentique « renaissance rurale » (ce qui explique l’engagement anti-camp de la profession agricole dans son ensemble avec, au premier rang, la puissante Confédération des producteurs de roquefort...), renaissance dont on peut encore aujourd’hui apprécier le dynamisme. Le Larzac fut aussi le lieu d’émergence d’une identification d’un nouveau type avec les paysans du tiers-monde : après la lutte, dans les années 1980, put ainsi se développer un fort mouvement de solidarité avec le peuple kanak, marqué par les visites, toujours vivantes dans les mémoires, de Jean-Marie Tjibaou...
13Aujourd’hui, la « communauté » du Larzac, même si le temps l’a érodée, est toujours vivante, avec ses associations, son journal, ses personnalités, dont certaines militent à la Confédération paysanne et chez les Verts. Et elle entend maintenir, au travers de quelques lieux forts, le souvenir du combat qui l’a constituée. La puissante APAL (association pour l’aménagement du Larzac), qui dérive directement des années de lutte, a veillé à la conservation du mythe larzacien et à sa promotion : en bordure de la RN 9, entre Millau et La Cavalerie, la Maison du Larzac, dite également la Jasse, installée dans une ancienne bergerie voûtée, accueille les visiteurs sous la bannière d’effigies de brebis plantées sur de hauts mâts ; elle a gardé avec émotion le souvenir des années de la lutte (affiches, photographies...). Elle a mis en place, toujours à destination des visiteurs, toute une signalétique indiquant les principaux lieux de la résistance paysanne, comme le hameau de la Blaquière, avec sa célèbre bergerie, fruit de la passion résistante des agriculteurs en lutte, résolus à rester ancrés sur le causse ici et maintenant, et de leurs sympathisants venus de toute la France. Ces contenus mémoriels permettent, comme on peut le voir sur certains panneaux, ou le long de l’exposition permanente de la Jasse, la production d’un premier récit ordonné de ce qui s’est passé.
14On peut également remarquer qu’ils s’accompagnent volontiers d’une volonté commémorative. Volonté qui peut également être discernée au-delà de la mémoire particulière de la récente lutte du Larzac, ailleurs sur le plateau : ainsi, dans chaque commune du causse, ces monuments aux morts où sont pieusement inscrits les noms des enfants du pays disparus au combat et qui rappellent, comme dans toutes les campagnes françaises, une saignée démographique qui a dû jouer un rôle majeur dans l’évolution du monde rural local ; ou bien, au sud du plateau, à la Pezade, juste sur la frontière entre le département de l’Aveyron et celui de l’Hérault, ce bouquet de croix blanches, chaque année scrupuleusement honorées et fleuries, en souvenir d’un groupe de jeunes partis en liesse sur le causse lors du retrait des troupes allemandes, en août 1944, et sauvagement abattus par une escouade en déroute.
15Mais, au-delà du souvenir des expériences vécues, ou de leur transmission par des ascendants avec lesquels on a coexisté, ces contenus mémoriels perdent de leur netteté, et ont tendance à se fondre dans le légendaire... En amont d’un siècle, et surtout au-delà de la période révolutionnaire, dont les tensions et les affrontements ont laissé malgré le temps une trace persistante dans les esprits, les références s’estompent, les personnages évoqués peuvent se transformer en figures fabuleuses ; seuls demeurent les lieux et leurs appellations, qui peuvent garder le souvenir enfoui d’une ancienne présence, comme la Plaine du Temple, au sud du village de L’Hospitalet, ou La Cavalerie, toponymes qui trouvent leur origine dans l’implantation sur le plateau des ordres militaires. Et, encore au-delà, se profile le temps primordial du mythe, par la grâce duquel sont interprétés aussi bien les éléments naturels du paysage (le géant Gargantua, qui a façonné les rochers ruiniformes) que les vestiges du passé le plus lointain, comme ces étranges pierres levées, qui sont censées être la demeure des fées (oustalou de las fadarellas)...
16Lorsque la mémoire défaille, et que ses contenus deviennent évanescents, nous avons pris l’habitude, dans nos civilisations de l’écriture, d’avoir recours à un récit du passé élaboré par une corporation spécialisée, celle des historiens, capable d’exploiter l’information fournie par les documents écrits. Les historiens se sont dotés, durant les trois derniers siècles, de règles précises qui leur ont permis de prétendre à une certaine scientificité et de produire un récit qui, fondé sur une causalité narrative et soumis à la chronologie, se donne pour but ultime la véracité. On réserve souvent à ce récit, qui prend d’abord la forme d’un savoir savant, et qui peut dans un deuxième temps connaître une éventuelle appropriation populaire, le nom d’histoire. Celle-ci apparaît donc, à l’instar de la mémoire, comme l’un des contenus de conscience au travers desquels le passé est appréhendé dans le présent... Ce récit peut être enrichi par une prise en compte des traces, visibles et invisibles : l’historien peut en particulier s’appuyer sur une science « complémentaire », l’archéologie, susceptible de lui révéler d’autres objets, jusque-là enfouis à l’abri du regard, sur lesquels va être exercé un travail d’ordonnancement et de comparaison, permettant d’en inférer les usages originels et parfois de proposer une datation...
17L’histoire locale, en tant que savoir et corps de connaissances, s’est ici constituée, comme c’est souvent le cas, depuis le début du xixe siècle. On y repère, comme ailleurs, le rôle essentiel tenu par les historiens « amateurs » (l’une des premières œuvres notables est celle du baron de Gaujal, auteur d’Études historiques sur le Rouergue), et la place importante des sociétés savantes (comme la Société des arts et lettres de l’Aveyron, fondée dans les années 1830). Cette histoire a eu tendance, tout du moins au xxe siècle, à s’orienter principalement vers ce qui est spécifique au lieu : vestiges préhistoriques (du fait de l’existence de nombreuses grottes habitées, mais aussi de l’abondance exceptionnelle d’un matériel de surface : dolmens et statues-menhirs) ; céramique antique (par suite de la localisation à Millau de la principale fabrique gallo-romaine de poterie sigillée, dite de la Graufesenque, qui exportait dans tout l’Empire ; c’est un curé de L’Hospitalet, l’abbé Hermet, qui, dans les années 1930, a été l’auteur de la première monographie d’envergure consacrée à cette fabrication). Elle a entretenu de ce fait des liens privilégiés avec l’archéologie... On peut citer ici la figure emblématique de Louis Balsan qui, autodidacte, a commencé sa carrière par la spéléologie, l’a poursuivie par l’archéologie préhistorique et antique (animant de nombreux chantiers) et l’a terminée comme directeur des Antiquités de l’Aveyron (avant d’être mis à la retraite par le ministre de la Culture de l’époque pour avoir trop intempestivement soutenu la cause du Larzac...). Mais l’histoire locale, c’est d’abord, et avant tout, celle de l’événement, une histoire proche de la chronique, qui s’intéresse de manière privilégiée aux domaines, indissociables en ces lieux, du politique et du religieux, ce qui peut fournir une certaine légitimité à des historiens amateurs, qui trouvent sur leur terrain l’écho d’une histoire nationale. Ainsi se sont-ils penchés, parmi bien d’autres thèmes, sur l’occupation templière et hospitalière du Larzac, occupation dont nous pouvons tenter de retracer le récit grâce à leurs travaux.
Le Larzac templier et hospitalier : un essai de récit, du national au local
18La première séquence de ce récit, nationale, voire internationale, s’inscrit dans l’épopée des Croisades. Dès la fin du xie siècle, avant même la Première Croisade, apparaît en Terre Sainte un ordre essentiellement voué à la charité et aux tâches d’assistance envers les nombreux pèlerins : l’Hôpital (une bulle du pape érige en ordre indépendant l’Hôpital de Saint-Jean de Jérusalem en 1113). C’est certainement en 1119 que naît le Temple, qui unit l’idéal du moine à celui du chevalier (la règle de l’ordre est composée en 1129 au concile de Troyes), et dont la fonction est clairement militaire : assurer la protection physique des pèlerins. Il émane de la volonté d’un chevalier champenois, Hugues de Payns, qui devient alors le premier maître de ces Pauvres Chevaliers du Christ, dont le local est situé sur l’esplanade de l’ancien Temple de Salomon à Jérusalem, d’où leur appellation, vite entrée dans les usages, de Templiers... Les deux ordres, au-delà de leur vocation orientale, développent très rapidement une puissante emprise territoriale en Occident.
19Deuxième séquence, locale, au milieu du xiie siècle : l’abbaye bénédictine de Gellone (aujourd’hui Saint-Guilhem-le-Désert) – qui est alors l’une des grandes puissances foncières du Larzac sur lequel elle organise ses transhumances estivales (notamment par la Vièilha Dralha, la plus occidentale des drailles) – cède en 1151 à l’ordre du Temple, avec la bénédiction des évêques d’Agde et de Béziers, et pour une modeste rente, l’église de Sainte-Eulalie, dans la vallée du Cernon (au nord-ouest du plateau). Huit ans après, l’Ordre reçoit des mains du roi d’Aragon (alors vicomte de Millau) la ville elle-même, avec une bonne partie du Larzac et le village de La Couvertoirade, au sud du causse, ancienne propriété du vicomte de Millau et de l’abbaye de Nant. En 1184, tous les droits de péage de la zone lui sont concédés par le comte de Provence, de la maison d’Aragon. De nombreuses donations suivent, accompagnées d’achats ou d’échanges, affirmant une vigoureuse politique de mise en cohérence territoriale des localités nouvellement acquises. Les Templiers finissent par se rendre maîtres d’une bonne partie du plateau, ajoutant une nouvelle pièce à l’empire militaro-économique que l’Ordre a su se constituer, de la Méditerranée occidentale au Proche-Orient. La mise en valeur du Larzac, heureusement situé sur un important axe de communication nord-sud en direction du Bas-Languedoc, est désormais menée dans le cadre de vastes domaines agro-pastoraux, avec le regroupement de populations jusque-là disséminées : il s’agit de participer à l’économie d’échanges et à l’immense effort d’accumulation de richesses requis pour que soit accomplie la vocation de l’Ordre.
20Retour à une séquence nationale, pour l’année 1307, et la journée du 13 octobre : tous les Templiers de France sont arrêtés dans leurs commanderies, sur ordre de Philippe le Bel, jaloux de leurs richesses et de leur pouvoir. Accusé d’hérésie et de blasphème, le maître de l’Ordre, Jacques de Molay, périt avec quelques autres dignitaires à l’issue de son procès sur le bûcher. L’Ordre est supprimé officiellement en 1312 au concile de Vienne. Tous les biens des Templiers sont concédés aux Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem.
21Suite et fin, avec une nouvelle séquence locale : sur le Larzac les Hospitaliers poursuivent l’œuvre agraire des Templiers. Ils se coulent dans leur organisation territoriale : la commanderie de Sainte-Eulalie fait ainsi partie du Grand Prieuré de Saint-Gilles et de la Langue de Provence... Par suite de l’insécurité et de la dureté des temps, du xive au xvie siècle, les principaux établissements sont fortifiés, sur l’initiative de la communauté des habitants (la permission en fut accordée par Bernard d’Arpajon, grand prieur de Saint-Gilles, avec la somme de quatre cents moutons d’or pour aider à l’entreprise ; ce fut un maçon de Saint-Beauzély, Daudé d’Alaus, qui dirigea l’ouvrage, de 1439 à 1445 ; il fut à la même époque chargé de construire les remparts de La Cavalerie et de Sainte-Eulalie..). De la même manière, la tour du Viala-du-Pas-de-Jaux apparaît comme un grenier fortifié destiné à la protection des habitants et de leurs biens, dans cette localité dépourvue d’enceinte. Nouveaux aménagements, de prestige, au xviie siècle : une magnifique fontaine d’inspiration provençale est construite à Sainte-Eulalie, dont la commanderie est alors une des perles de la Langue de Provence ; le bailli de Mirabeau, ancien gouverneur de la Guadeloupe, est le dernier commandeur de la place... Mais il ne reste alors aux Hospitaliers que quelques années de présence sur le Larzac. A la Révolution, leurs possessions sont confisquées ; les chevaliers se dispersent ou gagnent leur dernier réduit, provisoire, de Malte...
De l’histoire au mythe
Le fou, tôt ou tard, met les Templiers sur le tapis... Il y a aussi les fous sans Templiers, mais les fous à Templiers sont les plus insidieux... Aucune preuve... vous comprenez ? Comment est-il possible que le marquis de Carabas n’existe pas puisque même le Chat Botté dit qu’il est à son service ? (Eco 1990).
22Ces propos, qu’Umberto Eco met dans la bouche d’un des personnages du Pendule de Foucault, illustrent à merveille le rapport de l’histoire des Templiers à la vérité... On sait que le récit historique est censé relater des « événements » vrais, c’est-à-dire qui ont réellement eu lieu (ce qui dispense l’histoire d’être captivante, à la différence du roman, qui ignore cette contrainte). Mais cette prétention à la vérité ne vaut que par les éléments de preuve qui fondent ce récit, par ce que les historiens dénomment les « témoignages » ou les « sources », ce que Paul Veyne subsume sous l’appellation de tekmeria (les traces). Ce qui implique qu’il est nécessairement un récit à trous, qui ne peut être élaboré qu’à partir de ce qu’a bien voulu laisser la fameuse « dent des rats » : l’histoire est fatalement connaissance mutilée (Veyne 1971). L’illusion de reconstitution du passé vient de ce que « les documents, qui nous fournissent les réponses, nous dictent aussi les questions ; par là, non seulement ils nous laissent ignorer beaucoup de choses, mais encore ils nous laissent ignorer que nous les ignorons... » (ibid.). Lorsque l’imaginaire est convoqué afin de remplir les zones d’ombre, lorsque est perdue la nécessité de la production de la preuve, se profile le mythe. Non plus ici le mythe issu d’une mémoire volontiers fabulatrice, ni le mythe fondateur du temps primordial, mais le mythe étroitement entrelacé au récit historique, un récit historique qui en est par là en quelque sorte corrompu, ayant perdu son lien essentiel à la véracité.
23Or l’imaginaire et ses « gaspillages visionnaires » (Eco 1990) se sont emparés de l’histoire des Templiers : « Le Temple alimente, avec les Cathares et Jeanne d’Arc, l’un des filons inépuisables de la pseudo-histoire, celle qui n’a pour but que d’offrir à des lecteurs avides leur ration de mystères et de secrets. Il y a l’histoire du Temple et l’histoire de sa légende... » (Demurger 1989). Depuis leur procès spectaculaire s’est mobilisée toute une foule de chasseurs de mystères, conduits à interpréter leur histoire sous le signe du secret et à élaborer, dans la même ligne, l’idée d’une survie de l’Ordre sous la forme de sociétés secrètes, qui se perpétueraient en particulier dans la franc-maçonnerie, héritière de la sagesse antique des constructeurs du Temple de Salomon justement grâce aux Templiers (Partner 1981). Certaines loges allemandes, à partir de la fin du xviiie siècle, revendiquent une filiation : c’est le début du templarisme ; en face, certains milieux conservateurs vont développer l’idée d’un complot maçonnique, les maçons-templiers s’intégrant dans une longue chaîne de conspirateurs contre l’ordre social chrétien (Demurger 1989)... Le mythe, prêt à l’emploi, a été ensuite récupéré, au xixe et au xxe siècle, par d’innombrables sectes1, dont certaines ont pu tragiquement défrayer la chronique.
24Une littérature surabondante en a surgi, largement en réponse au goût du lectorat pour le secret et le mystère. Elle a contribué à nourrir la culture populaire, principalement autour du thème du trésor enfoui. D’où la tentation, pour les localités où les Templiers ont séjourné, de jouer sur la fibre templière pour assurer leur promotion. Ainsi, à Gréoux-les-Bains (Alpes-de-Haute-Provence), le château est-il attribué aux Templiers (alors qu’il date du xive siècle...), on y trouve, comme dans d’autres lieux en Provence, une rue des Templiers ; la tradition veut que le château y soit hanté par un templier enseveli dans un mur (Bertrand 1979)... Une discothèque d’Aix-en-Provence porte le nom des Templiers, et a pu jouer de leur image stéréotypée lors de ses campagnes de publicité. Le Larzac n’échappe pas à cette tendance : on constate, d’évidence, que les innombrables opuscules et ouvrages sur les mystères templiers se vendent particulièrement bien aux touristes dans les librairies locales. Rien d’étonnant à ce que le roman historique, en particulier celui qui a le Larzac pour cadre, fasse appel au mythe templier, l’entrelaçant volontiers avec le thème du catharisme et de l’Occitanie médiévale : l’un des meilleurs exemples est certainement la trilogie de Pierre Barret et Jean-Noël Gurgand, Le Templier de Jérusalem, dont le héros, au nom évocateur de Guilhem d’Encausse, est un jeune chevalier issu d’un château de la vallée de la Dourbie, et qui consacre sa vie à l’Ordre... On peut également citer Arnaud des Rajals et le secret du Templier, dont l’intrigue se déroule à l’automne 1307, entre Montpellier et la commanderie de La Couvertoirade...
L’« entrée » en patrimoine
25La présence bien réelle des ordres militaires sur le Larzac explique qu’ils aient laissé derrière eux des traces monumentales et un paysage rural fixé dans ses grandes lignes, pratiquement inchangé depuis leur départ. Mais tout n’est pas templier, loin s’en faut, dans ces vestiges : seul, en fait, le château de La Couvertoirade semble être de construction templière... Ces traces, comme ailleurs, ont subi l’usure normale du temps, et l’action des hommes : conservées, de manière utilitaire, dans leur fonction première, ou bien remaniées, intégrées à de nouveaux ensembles, voire détruites ou délaissées, par indifférence à leur ancienneté... Ainsi le portail bas de La Couvertoirade s’est-il écroulé en 1912, avec la tour qui le surmontait. Mais, comme tout monument issu du passé, elles sont affectées, à partir d’une certaine époque, plus ou moins récente selon les lieux et les objets, par une rupture essentielle au terme de laquelle est opérée leur transmutation d’objet matériel en ressource symbolique, rupture qui met à la fois en jeu la reconnaissance esthétique de ce qui est normalement destiné à périr (la fameuse « beauté du mort ») et le sentiment d’une nécessaire perpétuation, pour les générations futures, de biens collectifs qui risquent d’être abolis. Par là est acquise leur « entrée » en patrimoine, à laquelle correspond généralement une décision du pouvoir régalien installant une protection spécifique.
26La prise de conscience de la valeur patrimoniale des traces templières et hospitalières larzaciennes a traversé différents stades. Une chronologie des mesures officielles de protection est en elle-même instructive : à La Couvertoirade, les remparts sont classés dès 1895 (les deux portes et les parties de la courtine appartenant à la commune, ce qui ne devait cependant pas empêcher l’écroulement du portail bas quelques années plus tard...) ; une maison « noble » à la porte Renaissance, adossée au front nord des remparts, est « inscrite » à l’inventaire en 1934 ainsi que, dix ans plus tard, le site des abords de la commanderie ; il faut attendre 1945 pour le classement de l’église et de l’ancien cimetière, du presbytère, du donjon et des restes du château. A Sainte-Eulalie, les mesures de protection sont à la fois plus tardives et plus légères : inscription de l’église en 1927, et du site constitué par le bourg en 1963. Seul l’ancien bâtiment de la commanderie bénéficie depuis 1976 du statut de monument classé. Quant au Viala-du-Pas-de-Jaux, la tour n’a été inscrite qu’en 1993, et ce n’est qu’en 1998 que les restes de remparts de La Cavalerie ont accédé à ce statut...
27La concomitance du classement des remparts de La Couvertoirade avec la « mise en tourisme » des espaces caussenards (qui date de la fin du xixe siècle et du début du xxe siècle) vaut d’être notée : à côté des sites relevant du registre du « sublime » comme les gorges du Tarn et des « merveilles » souterraines comme l’aven Armand, il est certain que la présence d’une enceinte conservée dans son intégralité a constitué un facteur d’attractivité non négligeable. Il s’agissait en outre d’un site relativement accessible (non loin de la route nationale de Millau à Lodève), qui a pu commencer à drainer, principalement durant la saison estivale, des dizaines de milliers de visiteurs, attirés en même temps par l’origine templière alléguée des vestiges.
28Cette valorisation touristique, avec ses répercussions immobilières et économiques (des artisans commencent alors à s’installer à La Couvertoirade) cède le pas, vers la fin des années 1960, à la montée d’une nouvelle préoccupation patrimoniale, liée à la réactualisation de la question des identités et à une intervention grandissante des acteurs sociaux locaux, amenés à reconnaître des objets et des lieux comme étant leur bien propre. Par là s’effrite le vieux principe régalien ; de nouveaux objets s’affirment, dont beaucoup relèvent de l’immatériel. Ainsi le passé lui-même entre-t-il dans le champ patrimonial, même lorsqu’il n’a pas laissé de traces physiques : l’essentiel est alors de le faire revivre, au travers de processus de re-création parmi lesquels figurent en bonne place les mises en scène et les spectacles historiques. Citons, à titre d’exemple local, l’événement unique qu’a été en 1994 le transport solennel en char à bœufs des tuiles destinées à la nouvelle couverture de la Maison Carrée à Nîmes, en provenance de l’atelier de terres cuites de Raujolles, au pied du Larzac (destiné à célébrer les anciennes exportations de la céramique de la Graufesenque) ; ou bien l’événement répétitif de la Route du Sel qui, pendant un certain nombre d’années, a conduit en chaque début d’été une troupe de cavaliers harnachés à l’ancienne, bannières au vent, d’Aigues-Mortes au Rouergue par le Larzac et qui n’a jamais manqué de faire étape dans les cités templières et hospitalières...
29Signe du temps : c’est, vers la fin des années 1960, la mise sur pied de l’association des « Amis de La Couvertoirade », dont l’une des premières initiatives est de créer un musée en plein air, rassemblant dans l’ancien cimetière des moulages de croix discoïdales (copies des principales pièces du gisement remarquable situé dans le sud de l’Aveyron et le nord de l’Hérault). Et c’est une véritable commande qui est alors adressée à un historien local, André Soutou, pour qu’il travaille sur La Couvertoirade : c’est lui qui édite la première brochure sérieuse sur le site (1971). A Sainte-Eulalie, le phénomène est légèrement plus tardif, avec les actions menées par le Foyer rural puis par l’association Horizon 2000. Encore plus tardivement, une association est créée en 1981, afin de promouvoir la tour du Viala-du-Pas-de-Jaux. La Cavalerie, avec ses constructions neuves, son camp militaire et sa route nationale, reste par contre alors à l’écart de ce mouvement.
30Non loin du Larzac, un site apparaît particulièrement exemplaire des mutations de fonction et d’usages liés à cette nouvelle conscience patrimoniale. Il s’agit de l’abbaye cistercienne de Sylvanès, désaffectée depuis la Révolution et récupérée pour les besoins de l’exploitation agricole. Au milieu des années 1970, les salles du rez-de-chaussée servaient d’étables ou de granges : le père Gouzes, qui visite alors les lieux, est sensible à leur étrange beauté, émanant en particulier d’une végétation amoureuse des pierres (notamment les giroflées poussant dans les anfractuosités des murs...). Il existait certes une conscience émergente de la valeur des bâtiments, puisqu’ils avaient été rachetés par la commune vingt ans auparavant. Mais aucune intervention publique ne s’était encore déployée pour procéder à leur sauvetage. Le père Gouzes, originaire de la région, séduit par les qualités sonores de la grande nef de l’église, monte alors un projet de réfection des bâtiments et de création d’un lieu culturel dédié à la musique sacrée. En 1978 est signée une charte culturelle avec le département, qui permet le coup d’envoi des travaux. Vingt ans plus tard, il est possible d’affirmer que le pari a été gagné, au-delà des espérances : Sylvanès est devenue un centre internationalement reconnu de musique sacrée qui accueille sans relâche des stagiaires ; son festival draine chaque été des milliers de visiteurs. Tout cela a redynamisé la vie économique de la commune, qui a gagné dans l’affaire plus d’une dizaine d’emplois induits...
31Cette nouvelle sensibilité patrimoniale débouche, en 1978, sur la création de l’association Sauvegarde du Rouergue, dédiée à la protection du patrimoine sur le territoire du département de l’Aveyron. Mais les monuments ne sont pas les seuls concernés. A partir des années 1970, on assiste également à l’émergence, puis à l’affirmation du paysage comme patrimoine. Ce sont alors les Causses qui passent en tant que tels au premier plan : ils semblent correspondre, par l’immensité austère de leurs étendues pierreuses et dénudées, contrastant avec la sauvagerie des gorges qui les entaillent, à certaines tendances actuelles de notre sensibilité paysagère. En 1976 se constitue à Millau la Fédération pour la sauvegarde du pays des Grands Causses. Le Larzac, débarrassé du projet d’extension du camp militaire, est atteint par la vague... Aujourd’hui se profile, avec la montée des « hauts lieux » face à un tourisme de masse, avec l’attractivité réaffirmée du paysage du « vide », du « désert », une nouvelle fonctionnalité de l’espace caussenard, susceptible d’être réglée, en termes d’aménagement du territoire, par la mise en conservation d’un paysage « labellisé » : de fait, l’appellation « Grands Causses », qui jusqu’à présent n’existait pas dans la terminologie territoriale, vient de recevoir une légitimation officielle avec la création du Parc naturel régional de même nom.
Un projet de développement local et sa réception
32C’est dans un tel contexte qu’entre en jeu le pouvoir départemental : tout au début des années 1990, le conseil général de l’Aveyron et son président, après quelques études préalables, décident de lancer une opération dite « Larzac, pays templier et hospitalier », de manière à mettre sur pied un « produit » – l’emploi d’un terme de marketing est significatif du terrain marchand où l’on entend avant tout se placer – à même de promouvoir le développement local. Une grosse étude est commandée à deux cabinets d’études spécialisés. Parallèlement, un comité scientifique est mis sur pied, présidé par un professeur de la Sorbonne, spécialiste mondialement reconnu de l’histoire de l’art médiéval et membre du Comité du patrimoine mondial de l’UNESCO. Les communes concernées sont au nombre de cinq : Sainte-Eulalie-de-Cernon, La Couvertoirade, Le Viala-du-Pas-de-Jaux, La Cavalerie (il s’agit de profiter du projet pour favoriser le développement touristique de ce gros bourg resté jusqu’alors à l’écart de toute valorisation patrimoniale) ; on envisage également d’intégrer dans l’opération, bien qu’il ait été fondé par les religieuses cisterciennes de l’abbaye de Nonenque, le beau village de Saint-Jean-d’Alcas.
33L’opération se veut d’abord explicitement patrimoniale : le recours au terme de « patrimoine », dans les titres mêmes des études, est sans ambiguïté. Le projet est d’abord de protection, de conservation, voire de restauration, de deux ensembles d’éléments : d’une part des monuments ou des sites déjà inscrits ou classés, et bénéficiant donc déjà d’un arsenal juridique de protection ; d’autre part d’un « patrimoine de caractère » qu’il s’agit de reconnaître et de mettre en valeur. De manière à « conserver au legs des moines chevaliers toute sa valeur d’authenticité et de lisibilité », il est prévu de lui inclure, à côté des monuments, des éléments urbains ou paysagers : maisons villageoises, granges, traces d’établissements agraires, réseaux de routes et de drailles, fontaines et lavognes...
34Ce souci patrimonial se double d’une volonté de mise en communication, à des fins d’exploitation touristique. Ce qui se veut l’atout majeur du projet réside dans le rapport privilégié des sites avec l’espace, doté d’une grande lisibilité historique. Il s’agit d’autre part de jouer sur l’imagination et le rêve : comme l’évoque dans une belle formule le président du comité scientifique, « les paysages du Causse, par leur étendue, leur luminosité, leur couleur rappellent avec insistance ceux de la Terre Sainte ; le Larzac est un peu l’Orient de la France ». Car le « concept » veut se déployer à une double échelle, locale, mais aussi internationale : il entend se situer, d’emblée, dans une dimension européenne et méditerranéenne, du Portugal au Moyen-Orient. Il constituerait ainsi la partie permanente d’un produit touristique méditerranéen fondé sur les traces encore visibles d’un ancien « empire » militaire, économique et financier. Dans cette perspective, un centre d’interprétation doit être mis sur pied, qui, du fait de la dimension méditerranéo-proche-orientale du projet, et de la volonté d’offrir un « produit touristique de rang international », se spécialiserait dans la connaissance et la valorisation des vestiges templiers et hospitaliers dans leur globalité, l’accent étant mis sur la mise en valeur des milieux.
35Afin de mener une telle opération à son terme une structure ad hoc a été mise sur pied, dépendant directement du conseil général de l’Aveyron : le Conservatoire du Larzac templier et hospitalier (cette dénomination témoigne de la prééminence d’une logique patrimoniale, ce qui vient contrebalancer la dimension « commercialisation » mise en avant dans les attendus du projet). Il s’est d’abord agi d’une association loi de 1901 à laquelle ont adhéré tous les acteurs impliqués (communes, syndicats de communes, département, services déconcentrés de l’État, Ordre souverain de Malte, personnes morales et physiques), qui a laissé la place en juin 1999 à un syndicat mixte (gardant l’appellation de conservatoire) destiné à être l’outil opérationnel assurant le déroulement du programme. Celui-ci ne va évidemment pas sans la mise en œuvre de moyens financiers conséquents... Financement et objectifs ont été réaffirmés dans un contrat de site majeur passé, sur la base d’une fréquentation touristique massive (en fait celle qui existe déjà pour le site de La Couvertoirade), entre la région (Midi-Pyrénées), le département et les communes concernées.
36Le projet, on l’a vu, a deux faces : proposer un « produit » rentable, capable en tout cas de favoriser le développement local ; conserver et sauvegarder des vestiges, dans le respect de la vérité historique. D’un côté, il ne peut que tenir compte, dans l’espoir d’attirer un grand nombre de visiteurs, de toute une gamme de représentations largement répandues, essentiellement liées à l’aura mystérieuse des Templiers, qui ne sont restés qu’un siècle et demi sur le plateau, alors que les Hospitaliers, dont la présence est longue de cinq siècles, sont laissés dans l’ombre... Mais, d’un autre côté, le projet se veut scrupuleux de la vérité historique, et le comité scientifique dont il s’est doté y veille, en particulier les représentants de l’Ordre de Malte ! Le représentant officiel de l’Ordre souverain auprès de la France regrette à juste titre que le panneau de signalisation autoroutière représente un templier en armure, et que le terme « pays templier » demeure prépondérant dans la plupart des sigles : « Chacun ne jure que par les Templiers » et « On vend du mystère »... Le représentant de la Société de l’histoire et du patrimoine de l’Ordre de Malte s’élève contre le danger de « falsification de l’Histoire » (alors même qu’on lui transmet amicalement le conseil de ne pas trop malmener ce qu’on a fait croire jusqu’ici aux élus et aux populations locales...) et de « dérapages incontrôlés », comme avec un projet de logo qui doit comporter la superposition d’une croix du Temple et d’une authentique croix de Malte ! L’intégration au projet de la forteresse d’origine cistercienne de Saint-Jean-d’Alcas fait également problème. Face à ces craintes, le Conservatoire entend mettre en place les conditions d’un approfondissement scientifique du thème. Son conseiller scientifique, à cette fin, a mis sur pied une base de données bibliographiques, générale et locale, qui devrait permettre le développement de recherches, menées par des étudiants ou des spécialistes du domaine.
37Ces scrupules ne semblent guère affecter la réception du projet dans le public, réception qui s’inscrit dans les tendances récentes à la mise en scène de l’histoire au centre de nouvelles formes de convivialité, lesquelles sont fondées sur des animations proposant aux résidents et aux touristes de « revivre » le passé. Fêtes, banquets villageois, chasses au trésor se placent résolument sous le signe d’un Moyen Âge stéréotypé, qui fait la part belle aux Templiers. Une mise en scène particulière, proposant une réécriture de l’histoire, s’est même tenue à plusieurs reprises durant l’été 1998 à La Couvertoirade. Cette pièce de théâtre, intitulée La Révision du procès du Temple, écrite par un habitué (non autochtone) des cités larzaciennes, fait clairement référence à un épisode de l’histoire nationale, l’histoire locale n’étant pas même évoquée. Au-delà, la résonance du projet induit une mise en allusion permanente, une imprégnation de tous les instants qu’assure la presse locale (au premier plan le quotidien Midi Libre, le journal régional le plus lu, ainsi que l’hebdomadaire Le Journal de Millau). Sont ainsi systématiquement utilisées, pour tout événement prenant place dans les villages concernés, des appellations telles que la « cité templière », le « village médiéval ». Le commentaire de la photo des mariés du 1er août 1998 évoque « E. et G., un couple au cœur du village templier ». Pour l’arrivée du gaz naturel, un gros titre barre la page de La Cavalerie : « Le gaz naturel en pays templier » ! Même les manifestations sportives se sont mises au diapason, comme la Course des Templiers, cette « nouvelle épopée » qui « marque de son sceau les vieux chemins du Causse », citation de la presse locale pour évoquer la plus grande course de trail en France (fondée sur un parcours, aux forts dénivelés, de soixante kilomètres à partir de Nant, gros bourg de la vallée de la Dourbie en dessous du Larzac, elle regroupe chaque année plus d’un millier de participants)...
Les enjeux d’un passé recomposé
38L’intrusion du politique – dans sa version départementale – dans le mouvement de patrimonialisation installe de nouveaux enjeux pour le lieu dont il s’agit désormais de gérer le passé. La réalisation du projet du conseil général de l’Aveyron implique d’abord l’inscription d’une nouvelle symbolique au cœur d’un territoire qui en a déjà été saturé. Deux histoires locales sont désormais amenées à coexister en un même lieu (même si leur cohabitation sur le terrain est facilitée par le fait qu’elles sont reliées à des parties du Larzac qui ne se chevauchent pas véritablement : d’un côté le nord du plateau, de l’autre les « cités templières et hospitalières », plus à l’ouest et au sud). L’histoire récente du Larzac, qui a été « faite » par des acteurs toujours présents, agriculteurs autochtones mais aussi, largement, néo-ruraux, et qui relève essentiellement de la mémoire, doit se confronter à une histoire plus ancienne, en quelque sorte « réactualisée » par le pouvoir notabiliaire départemental, et qui se fonde sur l’argument patrimonial... Ainsi mémoire et patrimoine apparaissent comme deux formes sociales d’appropriation et d’interprétation du passé qui peuvent être antagonistes.
39Il faut cependant dire que le passé caussenard, dans la continuité d’une histoire plus longue, n’a jamais été évacué par le Larzac de la lutte. Lorsque la Jasse avait la volonté d’être un écomusée, elle a organisé des expositions temporaires sur des thèmes divers, liés à la culture traditionnelle, au patrimoine architectural ou au milieu naturel (comme, à la fin des années 1980, l’exposition intitulée « Un paysage nommé Larzac »...). Elle a aussi mis en place, à côté du circuit des lieux de lutte, un circuit des habitations témoins de l’architecture caussenarde. Parmi elles, la somptueuse ferme fortifiée des Brouzes, rêve de pierre échoué à l’angle nord-ouest du plateau (classée en 1990). Certains éléments paysagers remarquables ont également été signalés, comme les bouyssières, qui permettaient autrefois, pour les habitants du Causse, un cheminement à l’abri de la neige lors des hivers rigoureux ou des ardeurs du soleil pendant les étés brûlants... Un colloque a même été organisé, pour le Bicentenaire, sur le Larzac pendant la Révolution.
40Un panneau (qui comme tous ceux qui ont été mis en place par la Jasse, est calligraphié en noir sur fond blanc) vaut d’être analysé : celui qui a été placé à l’entrée du hameau de la Blaquière. La préhistoire ainsi que l’occupation médiévale du sol y sont soigneusement évoquées. Il est fait mention de la présence templière et hospitalière, mais c’est surtout le versement d’une rente au commandeur qui est mis en avant... Puis c’est le thème de l’exode rural et de la dépopulation qui constitue la trame de cette histoire du lieu. Les années de la lutte prennent alors le relais, ce qui se traduit par un extraordinaire bourgeonnement du récit, qui prend l’aspect d’une chronique annuelle, voire parfois journalière : incursion des militaires, actions de « commando » des Larzaciens en lutte dans le camp, explosion de la maison d’un agriculteur, construction de la bergerie « illégale, mais légitime », finalement inaugurée en 1982 par Michel Rocard, tout nouveau ministre de l’Agriculture...
41Certains acteurs militants du Causse, héritiers de la lutte larzacienne (en particulier l’un d’eux, devenu depuis le démontage très médiatique du chantier d’un restaurant appartenant à une chaîne américaine, et après les quelques ennuis judiciaires qui ont suivi, une sorte de héros national, en guerre contre la mondialisation et la « malbouffe »), justifient cette place faite à l’histoire récente, sans laquelle « on n’aurait jamais parlé de l’histoire ancienne... L’extension du camp militaire aurait fait de ce secteur un vrai désert et la partie centrale du Larzac n’aurait pas pu faire partie d’un projet touristique. C’est à partir du fait qu’il y a des gens qui y vivent, qui veulent défendre leur territoire, qu’on peut parler de l’histoire de ce territoire... ». Certains pointent même le risque d’une certaine instrumentalisation de l’histoire. Dans un contexte comme celui du Larzac, le fait de constituer les moines-chevaliers en porte-étendards du Causse, au détriment d’une histoire récente marquée par une lutte politiquement très connotée, n’est peut-être pas neutre, dans la mesure où il permet de promouvoir une autre image du Larzac, capable d’occulter celle qui est actuellement répandue. Pourquoi avoir décidé d’insister sur l’héritage templier et hospitalier, qui procède en définitive d’une domination d’origine extérieure au causse, au lieu de choisir des traces plus représentatives des créations de la population indigène, comme les mégalithes, dont la densité sur le Larzac est l’une des plus fortes de France (il est certain qu’en termes de généalogie, les moines-chevaliers s’inscrivent dans une impossible ancestralité...) ? Voudrait-on légitimer une présence militaire ancienne sur le plateau ?
Par ce moyen-là (c’est-à-dire le projet du conseil général), on peut donner au Larzac une image autre, plutôt que celle de la résistance contre l’armée. Cela permet aussi de dire que l’histoire récente n’a pas existé et que c’était un accident... Mais en même temps c’est une chose grave de ne pas inscrire le Larzac dans une dynamique d’aujourd’hui. Il est plutôt pris comme un vestige du passé. Il y a une autoroute qui le traverse et on va voir dans trois ou quatre coins une espèce de Disneyland moyenâgeux et une histoire terminée. On va faire du Larzac un hors-sol historique. C’est foireux, des trucs moyenâgeux il y en a partout. N’importe quel bled de France fait son marché moyenâgeux, c’est n’importe quoi. Un jour les gens, ils en auront marre parce qu’ils se sentiront frustrés2...
42Au-delà de cette imposition d’une représentation du passé, peut-être est-il possible de repérer les modalités par lesquelles les mêmes pouvoirs locaux entendent insuffler de l’identité aux espaces administratifs qui constituent leur assiette électorale. En Aveyron comme ailleurs, le Larzac templier et hospitalier « doit être compris comme l’une de ces multiples présentations du passé destinées à provoquer l’attention des touristes, à cristalliser une identité régionale... » (Martin & Suaud 1996). Mais cette identité qu’il s’agit d’imposer ne concerne pas le Larzac dans sa globalité. Il est facile de constater que le projet, alimenté par des fonds départementaux et régionaux, se coule en fait dans les limites administratives, qui partagent le Larzac entre une partie aveyronnaise et une partie héraultaise, qui sont en même temps une partie « midi-pyrénéenne » et une partie « languedocienne ». Le thème templier et hospitalier ne sert même pas à illustrer les liens qui unissaient le Larzac des ordres chevaliers au Midi méditerranéen : la commanderie de Sainte-Eulalie disposait de possessions dans ce qui est aujourd’hui le département de l’Hérault, elle était elle-même dans la dépendance à l’égard du Grand Prieuré de Saint-Gilles... Or ces clivages territoriaux et ces manques de continuité sont certainement contre-productifs pour le développement touristique. Il semble en effet avéré que la fréquentation des lieux obéit essentiellement à une attractivité différentielle des paysages selon les publics : les « causses, canyons et cavernes » (vieille formule touristique), qui s’étendent par ailleurs largement dans les départements voisins du Languedoc-Roussillon, n’attirent certainement pas, du fait de leur sauvagerie, le même type de visiteurs que les verts pâturages de l’Aveyron aquitain ou ruthénois... Le Conservatoire du Larzac templier et hospitalier, conscient de ce problème de la structuration des flux touristiques, a finalement décidé d’intégrer ses sites à l’association « Causses-Cévennes-Méditerranée » du réseau touristique Évasion plus, regroupant, selon la vieille territorialisation du guide Michelin, toujours valide quant à sa définition de parcours touristiques cohérents, une quinzaine de sites majeurs, de la montagne à la mer.
43Peut-être est-il possible également de percevoir les reflets de ces contradictions territoriales dans certains jeux politiciens (plutôt que politiques), à l’intérieur même de la majorité départementale, qui tient solidement en main le pouvoir à cet échelon local, dont les enjeux se cristallisent autour des principaux personnages publics et des institutions qu’ils ont mis en place pour le contrôle du territoire. Car ces enjeux ne peuvent que s’articuler à la vieille opposition entre le Sud-Aveyron et le reste du département (opposition naturelle et culturelle, mais qui peut prendre à l’occasion une tournure politique). Il n’est un secret pour personne que le Conservatoire du Larzac templier et hospitalier a été voulu par la tête de l’exécutif départemental, imposant à ses marches méridionales une décision prise au centre du département... Le Sud-Aveyron, à travers ses élus, s’est par contre doté de la structure propre qu’est le Parc naturel régional des Grands Causses (mais là encore s’est imposée une logique politique, puisque le territoire de ce parc ne correspond pas, comme on pourrait s’y attendre, à l’ensemble des Grands Causses : il comprend par contre des espaces non caussenards, puisque, de par la volonté des notables locaux solidaires des espaces administratifs dont ils dépendent, il coïncide en fait étroitement avec l’arrondissement de Millau et avec la circonscription électorale du Sud-Aveyron...).
44Arrivés au terme de cette exploration, il est temps de nouer ensemble certains fils. Nous avons constaté l’existence de plusieurs figurations du passé concurrentes. D’un côté un fort môle mémoriel, construit par un groupe héritier d’un combat singulier ; de l’autre un projet porté par le pouvoir local, dans sa version départementale, mobilisant une histoire locale ancienne. Une telle opposition n’est pas propre au Larzac, car souvent désormais s’affrontent, en divers lieux, des mémoires particulières, qui servent d’ancrage ou de refuge à tel ou tel groupe ou secteur de la société, et des projets conçus par le politique, soucieux de conjuguer le passé au futur, puisque cette conjugaison doit générer une valeur ajoutée, tant symbolique qu’économique. Car à qui sont finalement destinés ces projets qui mobilisent de façon plus ou moins factice l’histoire locale (ce qui ne préjuge pas de leur impact, souvent appréciable, sur le public), ces opérations dont on voudrait qu’elles revitalisent des sites assoupis ? D’abord aux gens du cru, désormais installés en position de spectateurs par rapport à leur propre passé, qui trouvent dans ces mises en scène matière à un enracinement et à une territorialité qu’on voudrait leur insuffler (l’un des moindres paradoxes de notre époque étant de saturer les lieux d’identité, au moment même où les individus deviennent de plus en plus nomades...). Mais aussi au visiteur virtuel, d’ici ou d’ailleurs, ce personnage potentiel, interchangeable, éminemment exploitable, butinant d’un lieu à l’autre à condition qu’on lui en garantisse la singularité... Or l’histoire locale est une grande pourvoyeuse d’identité et de distinction, fournissant justifications et légitimations aux appartenances et aux différences. Elle apparaît dès lors comme un instrument de première grandeur pour les nouveaux pouvoirs locaux, soucieux à la fois de légitimer leur emprise face aux divers particularismes et irrédentismes et de promouvoir, pour le plus grand bénéfice de leur image, les territoires dont ils ont la charge. Par une politique de régulation de la mémoire, par le recours à un récit du passé, par la mise en patrimoine, il s’agit de replacer l’institution administrante au centre d’un processus de reproduction sociale et symbolique dans les lieux qui pourraient lui échapper. L’enjeu étant, aussi bien pour l’institution que pour les acteurs sociaux, de s’assurer du contrôle de la re-présentation du passé dans le présent. Ce qui confirme à l’ethnologue, lorsqu’il aborde ces thèmes, que la fabrique du passé est éminemment politique.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Bibliographie
10.4324/9781315080161 :Alland, A. 1994. Crisis and Commitment. The Life History of a French Social Movement, Gordon and Breach (trad. française : Le Larzac et après. L’étude d’un mouvement social novateur, Paris, L’Harmattan, 1995).
Barret, P. & J.-N. Gurgand. 1977-1979. Le Templier de Jérusalem, Paris, Robert Laffont.
Bertrand, R. 1979. « Les Templiers à Gréoux : avatars d’une légende », Annales de Haute-Provence, n° 48, p. 159-170.
Bonniol, J.-L. 1995. « Les Grands Causses en mal d’identité », in J.-L. Bonniol & A. Saussol (dir.), Grands Causses, nouveaux enjeux, nouveaux regards, Millau, Fédération pour la vie et la sauvegarde du pays des Grands Causses, p. 191-203.
Chastel, A. 1986. « La notion de patrimoine », in P. Nora (dir.), Les lieux de mémoire, t. II : La Nation, vol. 2, Paris, Gallimard, p. 405-450.
Gaujal, M.-A. (de). 1858-1859. Études historiques sur le Rouergue, Paris.
Demurger, A. 1989. Vie et mort de l’Ordre du Temple, Paris, Le Seuil.
Eco, U. 1990. Le Pendule de Foucault, Paris, Grasset.
Fabre, D. 1997. « Le patrimoine, l’ethnologie », in P. Nora (dir.), Science et conscience du patrimoine, Actes des Entretiens du Patrimoine, Paris, novembre 1994, Paris, Fayard/Éd. du Patrimoine, p. 59-72.
10.2307/25142744 :Hobsbawm, E. & T. Ranger. 1984. The Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge University Press.
10.4000/books.editionsmsh.3764 :Jeudy, H.-P. (dir.). 1990. Patrimoines en folie, Paris, ministère de la Culture/Éd. de la Maison des sciences de l’homme.
Le Goff, J. 1986. Histoire et mémoire, Paris, Gallimard.
Leniaud, J.-M. 1992. L’utopie française. Essai sur le patrimoine, Paris, Mengès.
Martin, J.-Cl. & Ch. Suaud. 1996. Le Puy du Fou, en Vendée. L’histoire mise en scène, Paris, L’Harmattan.
Minucci G. & F. Sardi (éds). 1989. I Templari. Mito e Storia, Atti del Convegno internazionale di Studi alla Maggione di Poggibensi-Sienna (maggio 1987), Sienne.
Miquel, J. 1989. Cités templières du Larzac, Millau, Éd. du Beffroi.
Nora, P. 1984. « Entre mémoire et histoire », in P. Nora (dir.), Les lieux de mémoire, t. I : La République, Paris, Gallimard, p. xvii-xlii.
Partner, P. 1981. The Murdered Magicians, The Templars and their Myths, Oxford, University Press (trad. française : Templiers, Francs-Maçons et Sociétés secrètes, Paris, Pygmalion, 1992).
Pioch, Chr. 1996. Arnaud des Rajals et le secret du Templier, Toulouse, Loubatières.
Reznikov, R. 1991. Cathares et Templiers, Toulouse, Loubatières.
Soutou, A. 1971. La Couvertoirade, Millau.
– 1974. La commanderie de Sainte-Eulalie de Larzac, Millau (rééd. 1999, Lacour).
10.4000/terrain.2854 :Todorov, Tz. 1995. « La mémoire devant l’histoire », Terrain, n° 25, p. 101-112.
10.14375/NP.9782020026680 :Veyne, P. 1971. Comment on écrit l’histoire, Paris, Le Seuil.
Notes de bas de page
1 En 1987 s’est tenu à Poggibonsi, petite ville de Toscane, un colloque scientifique international sur le thème « I templari, mito e storia », colloque organisé par l’université de Sienne, mais aussi par une Associazione dei Cavalieri del Templo, fondée en 1979...
2 Entretien avec José Bové, été 1998.
Notes de fin
* Ce texte a été écrit avant la publication de l’ouvrage de Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Le Seuil, 2000.
Auteur
Jean-Luc Bonniol, université Aix-Marseille III, umr 6591 (idemec), Maison méditerranéenne des sciences de l’homme, Aix-en-Provence
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le triangle du XIVe
Des nouveaux habitants dans un vieux quartier de Paris
Sabine Chalvon-Demersay
1984
Les fruits de la vigne
Représentations de l’environnement naturel en Languedoc
Christiane Amiel
1985
La foi des charbonniers
Les mineurs dans la Bataille du charbon 1945-1947
Evelyne Desbois, Yves Jeanneau et Bruno Mattéi
1986
L’herbe qui renouvelle
Un aspect de la médecine traditionnelle en Haute-Provence
Pierre Lieutaghi
1986
Ethnologies en miroir
La France et les pays de langue allemande
Isac Chiva et Utz Jeggle (dir.)
1987
Des sauvages en Occident
Les cultures tauromachiques en Camargue et en Andalousie
Frédéric Saumade
1994