Prisonniers du son
La prison de Saydnaya en Syrie
p. 21-35
Résumés
Cet article propose d’explorer les différentes façons dont la violence carcérale et acoustique peuvent s’associer, comme dans le cas de la prison militaire de Saydnaya – tristement célèbre prison du gouvernement syrien spécialisée dans la torture. Comme le révèlent les témoignages de survivants ainsi que la récente reproduction numérique des lieux (disponible sur le site d’Amnesty International : https://saydnaya.amnesty.org/), le son semble faire partie intégrante de la dynamique de pouvoir en place dans la prison syrienne. Une grande partie de la violence qui y est perpétrée est acoustique, une violence minutieusement élaborée à partir de propriétés déterminantes de l’expérience auditive. Le recours au son en tant qu’arme à Saydnaya est peu abordé dans la littérature existante, en dehors de réflexions sur les mesures extrêmes visant à réduire les détenus au silence (Abu Hamdan 2019 ; Parker 2019). Cette étude vise à compléter ce travail par une enquête plus approfondie sur les interactions entre le son et le silence dans cette prison syrienne, ainsi que sur la manière dont l’écoute en tant que telle est transformée en un mécanisme de surveillance, de torture, mais aussi (paradoxalement) de réaction et de survie. Je m’appuie pour cela sur des approches théoriques existantes en matière de son, de silence et d’écoute, envisagées à l’aune des réalités vécues dans cette prison syrienne. Saydnaya est ici théorisée en tant que lieu acoustiquement contrôlé, lieu d’écoute extrême et de privation sensorielle partielle délibérée, de violence acousmatique, se servant du silence comme d’une arme, c’est-à-dire une violence sonore dont on ne peut visuellement identifier l’origine. Ces pratiques ne relèvent pas d’un cas exceptionnel ; Saydnaya vient plutôt s’ajouter, de ce point de vue, à la tristement inépuisable liste de pratiques de guerre sonore – la part sombre de l’histoire du son – qui a récemment été mise en lumière par un certain nombre de théoriciens critiques du son qui ont attiré l’attention sur les armes soniques, et plus particulièrement sur la toute-puissance acoustique en milieu carcéral (Chornik 2013 ; Cusick 2013 ; Duarte 2015 ; Grant 2013, 2014 ; Hemsworth 2016 ; Kutzler 2014 ; McCoy 2006 ; Papaeti 2012, 2013). La présente étude repose sur les témoignages auditifs d’anciens détenus publiés dans des rapports d’Amnesty International (2016, 2017) et non sur des travaux de recherche originaux de l’auteur. Par conséquent, bon nombre des arguments avancés ici conservent un caractère hypothétique, et donnent les pistes pour que la recherche future puisse les vérifier pleinement.
This paper seeks to explore the manifold ways in which carceral violence and acoustics intermingle, as manifested in the case of the military prison of Saydnaya—an infamous, state-run torture jail in Syria. As revealed by survivors’ ear-testimonies as well as by the recent digital reconstruction of the prison’s interior (available on the Amnesty International website), sound seems integral to the dynamics of power at play in the Syrian prison. A great part of the violence committed there is acoustic, one that is meticulously based upon defining properties of the aural experience. Sonic weaponization in Saydnaya has not been much addressed in the existing academic literature, except for discussions of its extreme silencing tactics (Abu Hamdan, 2019; Parker, 2019), which the current study wishes to complement by a further inquiry into the sound/silence interchange in the Syrian prison, as well as into the ways in which the listening mode per se is turned into a mechanism of surveillance, torture but also (paradoxically enough) of re-action and survival. To explore these issues, I draw upon existing theoretical perspectives on sound, silence and listening per se—all measured against the actual backdrop of the Syrian prison. Saydnaya is here theorized as an acoustically surveilled place of extreme listening and deliberate partial sensory deprivation, of weaponized silence and acousmatic violence, i.e. a violence whose sound has no visually identifiable cause. Such practices form no exceptional case; Saydnaya rather joins, in this light, the sadly endless list of sonic warfare cases—the dark history of sound—as this has been recently brought to light by a number of critical sound theorists drawing attention to sonic weaponry, and more specifically to the all-powerful acoustics of incarceration (Chornik, 2013; Cusick, 2013; Duarte, 2015; Grant, 2013, 2014; Hemsworth, 2016; Kutzler, 2014; McCoy, 2006; Papaeti, 2012, 2013). The current study relies on ex-prisoners’ aural testimonies as published in Amnesty International reports (2016, 2017) and not on self-conducted primary research, and thus many of the points raised here retain the character of hypotheses, pointing to directions of further research that may fully test them out.
Entrées d’index
Mots-clés : incarcération, écoute, prison, son, violence, Syrie
Keywords : incarceration, listening, prison, sound, violence
Extrait
Dans Saydnaya
1Saydnaya est une prison militaire, située à plusieurs kilomètres au nord de Damas, la capitale de la Syrie, et gérée par la police militaire du régime de Bachar el-Assad. Faisant partie d’un réseau complexe de prisons secrètes pratiquant la torture en Syrie, elle a principalement accueilli des officiers militaires et des soldats, mais également des détenus civils, soupçonnés de s’opposer au gouvernement (en particulier depuis le début de la guerre syrienne en 2011). Son usage systématique de la torture, de pratiques dégradantes et de la terreur, ainsi que les exécutions massives de dizaines de milliers de détenus sont notoires. Amnesty International (AI) estime qu’entre septembre 2011 et décembre 2015, 5 000 à 13 000 personnes ont été exécutées à Saydnaya (Amnesty International 2017 : 6). Ce lieu a longtemps été un espace clandestin, une zone d’ombre inexplorée et impénétrable, interdite aux regards extérieurs. Pendant de nombreuses années, strictement aucune doc
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