L’idée d’une rationalité mimétique L’argument de La dialectique de la raison
p. 227-247
Texte intégral
1Je propose ici un examen de certains enjeux au cœur de la conception de la mimésis que Horkheimer et Adorno élaborent dans La dialectique de la raison. Je m’intéresse particulièrement à la manière dont ils utilisent le concept de mimésis pour articuler un certain nombre de questions relatives à notre compréhension de la rationalité humaine – quels processus elle fait intervenir, de quelle manière elle prend forme dans nos pratiques et quelles pathologies sont susceptibles de l’affecter. En somme, il s’agit d’examiner le rôle que joue le concept de mimésis dans l’examen critique des formes prédominantes de la rationalité que nous proposent Horkheimer et Adorno dans La dialectique de la raison.
2Avant tout chose, une précision s’impose. L’examen qui suit ne procède pas depuis une perspective esthétique. Il ne s’agit donc pas de tenter un rapprochement entre des considérations d’ordre esthétique et des considérations d’ordre plutôt épistémologique. C’est même le pari que je fais, à savoir de rendre compte de la conception de la mimésis que Horkheimer et Adorno développent (et de l’éclairage que cette conception jette en retour sur la rationalité) sans tirer leur discours sur le terrain de l’esthétique. Mon propos se situe plutôt dans le cadre des réflexions épistémologiques, au sens large du terme, que développe Adorno, plus particulièrement, et qui visent à élaborer une théorie matérialiste de la rationalité qui soit conséquente.
I
3On peut présenter l’obstacle principal auquel se heurte tout effort visant à comprendre le concept de mimésis dans La dialectique de la raison à partir de deux questions. Tout d’abord, pourquoi Horkheimer et Adorno font-ils même intervenir le concept de mimésis dans le cadre de leur réflexion sur le devenir de la rationalité en Occident, sans parler de l’importance qu’ils semblent lui prêter ? La raison pour laquelle je pose la question de manière si directe, voire quasiment sceptique, c’est que, de prime abord, il est loin d’être évident que le concept de mimésis soit d’une réelle utilité quand il s’agit d’éclairer la rationalité humaine. L’idée selon laquelle celle-ci reposerait sur des processus imitatifs a plutôt l’apparence d’un oxymore. Le début de la raison ne marque-t-il pas la fin de la mimésis ? La question semble légitime. Par conséquent, on ne saurait comprendre pourquoi Horkheimer et Adorno en font un concept clé de leur analyse, sans comprendre la nécessité qui les y pousse, c’est-à-dire sans voir qu’à leur avis, seul ce concept permet de rendre compte d’aspects décisifs de la rationalité. Plus généralement, sans l’éclairage de ce concept, non seulement plusieurs aspects déterminants des processus rationnels nous échapperaient, mais encore nous demeurerions insensibles à la manière dont les concepts, les normes et les codes façonnent nos interactions, nos pratiques et nos institutions. Horkheimer et Adorno semblent ainsi prendre le contrepied de la tradition qui a informé la compréhension moderne de la rationalité.
4La deuxième question suit de près la première : en quel sens peuvent-ils alors toujours parler de mimésis ? Quand on considère tout un ensemble de pratiques rituelles qui relèvent de l’univers du mythe et de la magie, on s’accorde aisément à dire qu’elles ont une composante mimétique. Qu’on se réfère à l’une ou l’autre des pratiques auxquelles on prête un caractère magique, il apparaît d’emblée que le concept de mimésis permet d’en saisir certains traits fondamentaux. Considérons, à titre d’exemple, les incantations du sorcier qui imite les démons pour les conjurer, ou encore les danses rituelles qui narrent la chasse en imitant tant les gestes du chasseur que ceux de la proie – d’un côté, la traque, la mise à mort et tout ce qui suit la mise à mort ; de l’autre côté, l’insouciance qui précède le coup, la blessure, l’agonie et la mort. Dans un cas comme dans l’autre, on identifie sans difficulté la composante mimétique qui définit ces pratiques. En conséquence, on suppose que la remise en cause et l’abandon progressif de ces pratiques procède du rejet de leur composante mimétique.
5Or le propos de Horkheimer et d’Adorno va en sens inverse. La thèse qu’ils défendent dans La dialectique de la raison n’est donc pas que dans le processus des Lumières, compris « au sens le plus large de pensée en progrès1 », la rationalité prend le relais de la mimésis, mais plutôt que l’usage de la faculté mimétique perdure dans le monde moderne, malgré le rejet des pratiques mythiques et magiques. Autrement dit, dans le processus de rationalisation, la mimésis ne disparaît pas, mais prend une autre forme. Dans la Dialectique négative, Adorno présente cette évolution historique de la manière suivante : « Alors qu’il se sécularise, le moment mimétique se fond au moment rationnel2. » On peut comprendre l’affirmation de plusieurs manières : soit qu’en nous appuyant sur nos facultés cognitives supérieures, nous avons développé des moyens plus sophistiqués de poursuivre les mêmes activités mimétiques élémentaires ou des activités similaires ; soit encore que nous vouons notre faculté mimétique à de nouveaux usages.
6Si, d’une part, on peut douter du fait que le concept de mimésis permette de saisir avec une réelle acuité certains des traits fondamentaux des pratiques que l’on juge rationnelles – par opposition aux pratiques mimétiques relevant de l’univers de la magie –, la thèse selon laquelle l’élément mimétique serait également constitutif de ces pratiques vient, d’autre part, et en retour, ébranler la certitude avec laquelle on caractérisait les pratiques rituelles magiques de mimétique. Pour le comprendre, il faut revoir la conception de la mimésis sur laquelle on croyait, ce faisant, pouvoir s’appuyer. Le nerf du problème consiste ici à saisir le sens de la transition que marque le passage des usages primitifs (organiques, magiques, mythiques) aux usages rationnels de notre faculté mimétique. On passe ainsi d’un monde dans lequel un usage des plus ostentatoires est fait de notre faculté mimétique à un monde dans lequel la dimension mimétique de nos pratiques n’appartient pas même à la compréhension que nous avons de nous-mêmes.
7Commençons par situer le problème dans l’argument de La dialectique de la raison. On peut distinguer trois moments dans l’élaboration du concept de mimésis. Premièrement, il s’agit pour Horkheimer et Adorno de rendre compte de notre activité imitative dans ses formes les plus élémentaires. Ils s’attaquent principalement à cette tâche alors qu’ils cherchent à développer l’une des thèses formulées dans la préface : à savoir que le mythe relève déjà des Lumières. Le problème consiste alors à montrer en quel sens les pratiques mimétiques relevant de l’univers du mythe sont déjà rationnelles. Horkheimer et Adorno s’acquittent de cette tâche en s’attaquant à l’idée, dont on trouve déjà l’expression chez Platon, selon laquelle on ne commence véritablement à agir de manière rationnelle que lorsqu’on délaisse ces modes primitifs de comportement.
8Le deuxième moment consiste à comprendre ce qui advient de nos capacités imitatives dans le processus des Lumières, alors que nous passons justement de formes manifestes de comportement mimétique à des formes dans lesquelles l’élément mimétique se fait on ne peut plus discret. La question est alors de comprendre comment s’opère la transition entre les deux formes – c’est la question de la fusion du moment mimétique dans le moment rationnel. On le sait, Horkheimer et Adorno présentent cette transition par l’entremise d’une idée aussi frappante que déconcertante : « La raison qui supplante la mimésis n’est pas simplement sa contrepartie. Elle est elle-même mimésis : mimésis de ce qui est mort [ans Tote]. » (p. 70, trad. modifiée / p. 75 sq.) Leur affirmation est alors que cette forme de mimésis est au cœur de la formation de la subjectivité, dont les aventures d’Ulysse nous fournissent une illustration.
9Le troisième moment veut rendre compte des formes de mimésis associées à la régression de la raison. Horkheimer et Adorno s’attaquent à ce problème alors qu’ils élaborent la deuxième thèse présentée dans la préface : les Lumières se renversent en mythologie (p. 18). Les formes régressives de mimésis trouvent une expression, par exemple, dans ce qu’ils caractérisent comme « mimésis de la mimésis » (p. 193).
10À la lumière de ce découpage, on identifie clairement les formes primitives et les formes régressives de l’activité imitative, lesquelles sont aussitôt tenues pour suspectes. Or, encore une fois, suivant le propos des auteurs, il s’agit de comprendre deux choses : d’abord, que les formes primitives de la mimésis relèvent déjà des Lumières et sont, par conséquent, déjà d’une certaine manière rationnelles ; ensuite, que l’état avancé du développement de la rationalité en Occident est la condition des manifestations régressives de la mimésis. Aussi la clé semble-t-elle résider dans le deuxième moment, qui, pour sa part, nous apparaît d’entrée de jeu parfaitement opaque. Si tel est bien le cas, alors il faut clarifier le rôle que joue la mimésis dans la formation du moi pour comprendre les deux autres moments.
II
11Que nous ayons un pouvoir d’imitation, voilà qui en règle générale soulève peu de controverse. En revanche, la proposition selon laquelle ce pouvoir serait constitutif de la rationalité humaine, c’est-à-dire de ce que nous en sommes venus à concevoir sans référence aucune à quelque chose comme notre pouvoir d’imitation, est beaucoup plus controversée. Il faut donc établir quelques repères. Qu’est-ce au juste que ce pouvoir ou cette faculté ? Est-ce même une faculté au sens propre du terme ? Le terme de « mimésis » ne fait-il que synthétiser la mise en œuvre et l’entrelacs d’un complexe de facultés et de dispositions pour lesquelles nous avons par ailleurs des désignations éprouvées (sensibilité, perception, mémoire, mémoire sensorielle, imagination, entendement, etc.) ? Autrement dit, qu’est-ce qui caractérise en propre le pouvoir mimétique ?
12Pour répondre à ces questions, il faut d’abord accepter deux traits de l’activité mimétique. En premier lieu, on voit mal comment il serait possible de concevoir le pouvoir mimétique comme une faculté à part entière sans reconnaître la complexité des processus mis en œuvre dans l’activité imitative. En effet, celle-ci manifeste un degré de complexité comparable à la réflexion, par exemple, dont l’exercice requiert le concours de plusieurs autres facultés (imagination, mémoire, entendement, etc.). C’est à dessein que je prends ici la réflexion pour point de comparaison. Il n’est pas rare qu’on fasse de la réflexion le propre de la rationalité humaine, bien qu’à maints égards, il ne soit pas plus simple de saisir précisément en quoi consiste la réflexion que de saisir les processus qui caractérisent notre activité mimétique. Dans La dialectique de la raison, le jugement, l’entendement, la raison, l’imagination et, dans certains passages, la perception elle-même interviennent dans la détermination de la réflexion et de l’autoréflexion3. Ainsi, qu’il s’agisse de mimésis ou de réflexion, une partie du problème semble résider dans la diversité et l’enchevêtrement des processus impliqués.
13À cela s’ajoute un second trait des processus mimétiques : leur relative opacité. On reconnaît sans peine que, par exemple, d’importants aspects du développement moteur, affectif et cognitif dans la petite enfance reposent sur des processus imitatifs. C’est, du reste, ce que certaines des plus récentes recherches en psychologie du développement tendent à confirmer4. Cela dit, il n’en demeure pas moins extrêmement ardu de comprendre précisément ce qui intervient dans l’activité mimétique du jeune enfant. La question ne gagne pas nécessairement en clarté lorsqu’on se penche sur les processus créatifs de l’artiste, auxquels depuis Platon et Aristote on a volontiers prêté une dimension mimétique5. Ce n’est pas un hasard si Horkheimer et Adorno parlent d’une « pulsion [Impuls] mimétique » (p. 192, trad. modifiée), tentant par là de saisir le caractère spontané et préréflexif de notre activité mimétique. Alors qu’elle sollicite des modes d’attention spécifiques qui relèvent eux-mêmes de l’activité consciente du sujet, notre activité mimétique se soustrait pour une large part au contrôle rationnel spontané6.
14À eux seuls, ces deux traits de l’activité mimétique ne sauraient cependant pas nous convaincre d’accorder à la mimésis le statut de faculté à part entière. Pour ce faire, il faut encore identifier ce qui fait le propre de l’activité mimétique. L’élément le plus probant demeure sans doute ce qu’elle produit : l’imitation elle-même. Dans son court essai « Sur le pouvoir d’imitation », Benjamin définit la faculté mimétique comme l’aptitude ou la capacité de « produire des ressemblances7 »– non pas simplement de reconnaître des ressemblances, mais d’en produire. Dans son ouvrage Pourquoi la fiction ? Jean-Marie Schaeffer présente l’idée sous un angle similaire : « Toute imitation implique une relation de similarité relative entre ce qui imite et ce qui est imité8 ». Il utilise le terme de « mimème » pour caractériser le produit du comportement mimétique. Il insiste sur le fait que le mimème implique la création d’une nouvelle relation de ressemblance, « qui n’existait pas dans le monde avant l’acte mimétique et dont l’existence est causée par cet acte9 ». Ainsi, tant Benjamin que Schaeffer voient dans la capacité de produire des relations de ressemblance ou de similarité le trait distinctif de notre pouvoir d’imitation. Et cette nouvelle relation de ressemblance est établie entre ce qui imite – le mimème, si l’on veut – et ce qui est imité. C’est en m’appuyant sur cette détermination que j’aimerais maintenant présenter ce qui est en jeu dans l’idée d’une mimésis de la mort.
15D’un point de vue phylogénétique, il semble que nous ayons évolué de façon à avoir cette capacité de produire de telles relations de similarité. Benjamin va jusqu’à défendre que notre capacité à produire des ressemblances n’est qu’un « rudiment de l’ancienne et puissante nécessité de s’assimiler, par l’apparence et le comportement [des alten Zwangs, ähnlich zu werden und sich zu verhalten]10 ». Si on met de côté l’idée très générale selon laquelle cette capacité nous permet de nous adapter à notre environnement, on peut identifier au moins deux nécessités qui nous poussent à en faire usage.
16Premièrement, l’imitation est un mode d’apprentissage d’une efficacité éprouvée. Notons que l’apprentissage par imitation correspond à ce que l’on désigne tantôt comme apprentissage social, tantôt comme apprentissage par observation ou encore par immersion. L’importance de ce type d’apprentissage est d’ailleurs manifeste tant sur le plan ontogénétique que sur le plan phylogénétique. On observe en effet que, dans les premiers stades de son développement, le jeune enfant acquiert par imitation tout un ensemble d’outils cognitifs et de dispositions sur lesquels s’appuie son développement ultérieur, tant cognitif qu’affectif11. Dans une perspective phylogénétique, l’apprentissage par imitation permet la transmission de savoirs et de compétences par le biais d’un médium symbolique élaboré. En ce sens, ce type d’apprentissage n’est rien de moins que la condition sine qua non du développement culturel, en ce qu’il permet l’acquisition des compétences requises pour que la transmission des savoirs soit possible12.
17L’usage du pouvoir d’imitation répond à une seconde nécessité, inscrite au cœur de la condition humaine : notre « qualité d’agent libre13 ». L’envers de la liberté, c’est que savoir quoi faire et comment agir n’a rien d’inné. C’est ce que, dans le Second Discours, Rousseau a cherché à illustrer par l’entremise de la fiction de l’homme naturel. Il imagine en effet que dès l’état de nature, l’être humain a dû éprouver sa liberté :
« La nature commande à tout animal, et la bête obéit. L’homme éprouve la même impression, mais il se reconnaît libre d’acquiescer, ou de résister14. »
18De là, il conclut que ïethos du primitif n’a pu prendre forme que par l’imitation des animaux :
« Les hommes dispersés parmi [les animaux] observent, imitent leur industrie, et s’élèvent ainsi jusqu’à l’instinct des bêtes, avec cet avantage que chaque espèce n’a que le sien propre, et que l’homme n’en ayant peut-être aucun qui lui appartienne, se les approprie tous15 [...]. »
19On comprend pourquoi il s’agit là d’un problème fondamental ; pour l’humain, la liberté signifie qu’il est lui nécessaire de faire quelque chose de lui-même. Aussi, selon Rousseau, le pouvoir d’imitation est-il l’une des clés de la perfectibilité humaine. Il ne s’agit pas de nier que l’être humain ait des dispositions naturelles, mais la nature, l’étendue et les limites de ces dispositions lui demeurent inconnues tant qu’il n’en fait pas l’épreuve, tant qu’il ne les actualise pas. Là encore, si Rousseau dit vrai, le développement de certaines capacités ne peut résulter que d’une série d’accidents ayant confronté l’être humain à de nouveaux environnements et éveillé en lui de nouveaux besoins auxquels il a dû chercher à répondre en développant de nouvelles dispositions. Je ne m’attarderai pas davantage sur l’argument de Rousseau. Pour mon propos, il s’agit de voir que l’être humain n’a d’autre choix que de chercher à imiter, ou, du moins, qu’il doit commencer par là.
III
20Tournons-nous maintenant vers la question de la formation du moi et de la mimésis de la mort qui en constitue le cœur, comme Horkheimer et Adorno le font dans La dialectique de la raison (p. 67 sq.). On comprend que pour accéder à la dignité de sujet, il a fallu que l’être humain se constitue en sujet. La question est alors de savoir comment cela a été possible, sachant que le savoir de ce qu’est un sujet ne nous est pas plus donné que quoi que ce soit d’autre que nous pourrions chercher à connaître. Comment est-ce possible, si au départ nous ne sommes pas plus des sujets à proprement parler, que nous n’avons une idée de ce en quoi un sujet peut consister ? Autrement dit, comment réussir ce tour de force en l’absence d’un modèle à imiter ? L’idée selon laquelle nous accéderions à l’état de sujet par l’effet d’une pure nécessité intérieure ou extérieure semble aussi peu vraisemblable que l’idée selon laquelle le sujet serait le résultat d’un plan librement conçu. Horkheimer et Adorno nous suggèrent, me semble-t-il, la question suivante : que se trouve-t-on, en réalité, imiter alors qu’on fait de soi un sujet ? Et la réponse, aux accents dramatiques, qu’ils proposent consiste à dire, ainsi que je l’ai indiqué, que c’est à travers une imitation de ce qui est mort que prendrait forme la subjectivité. Il ne s’agit donc pas simplement de faire le mort, mais de faire de soi quelque chose qui, à tout le moins, s’apparente à la mort.
21Dans le récit de l’Odyssée, Ulysse, le héros, renonce à ses pulsions, ses désirs et ses besoins dans la poursuite d’un but unique : le retour à Ithaque et tout ce que cela implique – retrouver Pénélope, ses biens et sa vie de maître. Par le renoncement, Ulysse prétend être davantage que sa nature intérieure. Horkheimer et Adorno cherchent à rendre compte de la logique de la renonciation qui préside à la formation du sujet dans les termes d’une intériorisation du sacrifice, un sacrifice de la nature intérieure. Pour mon propos, voyons simplement que, par son renoncement, le héros opère une distinction entre sa nature intérieure, qui l’anime et le motive, d’une part, et, d’autre part, ce qu’il devient en tant qu’il poursuit son but. Le héros apparaît comme celui qui, par ses propres moyens, se soustrait au joug des puissances naturelles qui agissent sur lui et en lui, telles qu’elles sont incarnées dans plusieurs figures mythiques (Poséidon, Circé, les Sirènes, etc.). Par son activité, le héros se définit comme cet être qui a le pouvoir de s’arracher aux puissances naturelles par ses propres moyens, afin de poursuivre ses propres finalités. Horkheimer et Adorno présentent ainsi le parcours d’Ulysse, jalonné d’une multitude d’écueils, comme un modèle pour comprendre la formation du moi. Assurément, Ulysse conçoit son but avant d’entamer le voyage qui le mène d’abord loin des rives d’Ithaque, c’est-à-dire avant de devenir un sujet. Par conséquent, ce n’est pas le fait qu’il définisse ses propres finalités et qu’il s’y attache qui fait de lui quelque chose comme le « prototype [Urbild] » de la subjectivité moderne (p. 59 / p. 61). C’est plutôt le fait qu’au fil de ses aventures la nature exacte du but qu’il poursuit devient secondaire par rapport au fait qu’il devient celui qui se définit par la poursuite de ses propres finalités et qui, ce faisant, s’arrache, par son activité, au continuum universel de l’être.
22Examinons maintenant ces développements à la lumière de ce qui caractérise en propre la mimésis, à savoir la production de nouvelles relations de ressemblance. De ce point de vue, il apparaît qu’une fois formé, le sujet ne s’apparente, en dernière analyse, qu’à lui-même. Voyons plus précisément ce qu’il en est. Dans les « Éléments de l’antisémitisme », on trouve un condensé des réflexions de Horkheimer et d’Adorno sur la question de la mimésis. Dans ce chapitre, l’enjeu est de comprendre certains aspects de la logique de la régression qui donne lieu au phénomène de l’antisémitisme. Les auteurs mettent alors en évidence une dimension primordiale de l’activité mimétique, à savoir la projection qui en est constitutive. Notre activité mimétique est cela justement – une activité16. Afin de produire un mimème qui ait un tant soit peu de cohésion, nous devons nous projeter d’une certaine manière dans ce que nous cherchons à imiter, nous y investir. Plus précisément, cette projection opère comme une immersion dans l’objet à imiter. Si l’on examine la logique du renoncement dont procède la formation de la subjectivité sous cet angle, il apparaît que la subjectivité est le produit de l’imitation de la projection, qui est elle-même constitutive de l’activité imitative. La projection inhérente à tout geste imitatif devient ainsi l’organe de la formation du moi.
23Ce qui importe ici, ce n’est donc pas que l’imitation reflète parfaitement ce qui est imité17. Ce qui distingue la mimésis, encore une fois, c’est ce qu’elle produit ; ce qui importe, par conséquent, c’est ce que le héros fait de lui-même dans le processus. Dans l’analyse de Horkheimer et d’Adorno, le héros reconnaît cet élément comme le sien et se définit par lui. Il se constitue lui-même en cet élément et, de ce fait, forme et consolide son identité de sujet. Depuis cette perspective, la subjectivité du héros se caractérise sans doute par la conscience, encore intuitive et non explicite, que la mimésis n’est, après tout, que mimésis, c’est-à-dire l’affaire du moi qui se projette et s’investit dans ses objets. Par là, on jette un nouvel éclairage sur la ruse d’Ulysse : ce qui la rend possible, c’est l’espace de réflexivité qui s’ouvre avec la création de ce mimème qu’est le proto-moi18. De plus, on voit mieux pourquoi le héros, ayant enfin atteint son but, ne sait y trouver la satisfaction qu’il escomptait. Car à travers ses aventures, il s’est constitué en cet être qui, par principe, ne peut trouver satisfaction dans aucun but particulier, pas même le retour à Ithaque.
IV
24L’histoire se complique quand on considère la charge critique des réflexions que Horkheimer et Adorno nous proposent. Après avoir posé que le cœur de la formation du moi peut être saisi comme imitation de ce qui est mort, ils expliquent :
« L’esprit subjectif qui dissout l’être animé [Beseelung] de la nature ne domine cette nature désanimée [entseelte] qu’en imitant sa rigidité et en se dissolvant soi-même en tant qu’animiste. L’imitation se met au service de la domination dans la mesure exacte où l’homme devient un anthropomorphisme pour l’homme [der Mensch vorm Menschen zum Anthropomorphismes wird]. » (p. 70, trad. modifiée / p. 76)
25Le passage est complexe. La clé réside dans la nature de cet anthropomorphisme de second degré. Pour le cerner, il faut voir quel dédoublement introduit la formation du moi. Au premier plan, on peut imaginer le héros aux prises avec la nature animée (beseelt), c’est-à-dire avec les forces naturelles telles qu’illustrées dans les figures mythiques. La formation du moi instaure un nouveau rapport à la nature. Le nouveau mimème détermine à la fois la vie intérieure du héros et ses rapports avec les forces extérieures. Voici, plus précisément, comment on peut comprendre la transition. La critique traditionnelle de l’anthropomorphisme vise la projection des formes humaines sur le monde naturel. Ici encore, on peut comprendre cet anthropomorphisme de premier degré à partir de la dimension projective qui est constitutive de l’imitation dès ses premières manifestations : tentant de donner une forme intelligible au monde naturel, l’être humain l’investit des formes qui lui sont familières et qui délimitent l’horizon de ce qui lui est intelligible. L’anthropomorphisme de second degré intervient avec la mise à distance et la dissolution de la nature animée en ce que la formation du moi procède elle-même d’une projection. Considérons les deux faces du geste : d’un côté, en même temps que le héros aperçoit sa part dans la dynamique projective et procède à une immersion en cette dimension de son activité cognitive, il réduit la projection à sa simple forme – désincarnée, morte –, ce qui lui permet de produire le mimème de cette forme. De l’autre côté, dès lors que le moi est formé (et ce, même s’il n’a pas encore fait l’objet d’une explicitation conceptuelle), le rapport à la nature, intérieure comme extérieure, est orienté depuis le nouvel horizon d’intelligibilité élaboré à travers une réduction formelle de l’activité projective. On peut comprendre la tournure spéculative du passage cité comme la tentative d’exprimer les deux faces du geste à la fois.
26À proprement parler, le problème ne réside ni dans le fait que le moi est issu de l’imitation de l’humain par l’humain, ni dans le fait que sa formation procède de la projection d’un seul aspect de l’activité cognitive sur l’ensemble de la vie intérieure. Le problème réside plutôt dans l’incapacité à reconnaître cette nouvelle forme d’anthropomorphisme pour ce qu’elle est. Distinguons deux aspects du problème : d’abord, ce qui est projeté sur la vie intérieure de même que sur les forces naturelles est un aspect figé (entendons : formel) de l’activité cognitive. Plus inquiétant encore est le fait que cette projection induit dans le sujet un aveuglement relatif quant à la part d’imitation (et de projection) inhérente à la formation du moi de même qu’une relative incapacité à reconnaître ce qui fut l’objet de l’imitation dans la formation du moi et, par là, ce que le sujet se trouve projeter tant sur la totalité de la vie psychique que sur les phénomènes naturels. Et ce, pour la simple raison que l’activité du sujet, qu’elle demeure implicite ou qu’elle soit portée par une articulation conceptuelle, se déploie depuis ce qui dorénavant constitue son foyer d’intelligibilité. Du coup, le sujet tend à n’accorder une forme objective qu’à ce qui répond à ses propres paramètres d’intelligibilité – mécanismes, processus, fonctionnalités, etc.
27Horkheimer et Adorno tracent à grands traits le parcours qui, du proto-moi au moi identique de l’idéalisme, permet l’élaboration du mimème du moi, son articulation conceptuelle et, par là, la consolidation de l’identité subjective. Ils entendent montrer que, quel que soit le degré de clarté conceptuelle auquel la conscience de soi accède, l’activité du moi demeure ancrée dans l’activité mimétique de l’individu. De même que l’ordre moderne des choses « est le produit inconscient de l’organe animal dans la lutte pour sa survie, de cette projection spontanée », affirment-ils en ce sens, le « moi identique [das identische Ich] est le plus récent produit constant de la projection [das späteste konstante Projektionsprodukt] » (respectivement p. 196 et p. 197, trad. modifiée). Aussi le caractère paradoxal des formules permet-il aux auteurs de mesurer l’écart qui sépare la compréhension de soi du sujet moderne de la réalité des processus qui en sous-tendent l’activité. Ainsi, plus la subjectivité consolide son identité, plus elle tend à reléguer la dimension projective de son activité hors du champ de ce qui lui est intelligible ; en termes kantiens, elle la relègue dans la sphère de l’intuition, conçue comme aveugle, puisque non conceptuelle. En conséquence, plus la subjectivité se ferme à sa dimension projective, plus elle s’érige elle-même en obstacle dans la quête d’une authentique appropriation de soi.
V
28À ce stade du parcours, on peut établir un parallèle avec le premier moment de l’analyse du rapport entre maîtrise et servitude, développée au quatrième chapitre de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel19 : le moment de la première affirmation de la conscience de soi dans l’expérience d’une lutte à mort. On le sait, la transition de la figure de la conscience à celle de la conscience de soi passe par l’élaboration d’une nouvelle compréhension de soi. La conscience de soi, en somme, c’est la conscience qui se comprend elle-même comme ce qui s’arrache de soi-même au continuum universel de l’être et qui comprend de façon plus ou moins explicite – en fonction du stade d’appropriation de soi auquel elle est parvenue – que, par son activité, elle fait de soi un être qui est toujours plus que ce qu’elle est ; dans le langage hégélien, qu’elle est pour soi et non simplement en soi. Les deux aspects du geste constituent l’identité de la conscience de soi : à la fois l’activité par laquelle elle se distingue elle-même de tout le reste et la compréhension, encore inchoative à ce stade, du fait qu’elle se constitue par cette activité. C’est alors que Hegel nous propose une situation idéale dont la mise en scène est d’une simplicité déconcertante : une première conscience de soi fait face à une seconde conscience de soi, c’est-à-dire une conscience qui affiche une prétention identique à la sienne et qui menace donc son intégrité en tant que conscience de soi, à savoir d’être à soi-même son propre principe20. La lutte à mort est ainsi mue par une exigence inhérente à la conscience de soi, celle de rétablir l’équilibre initial, une sorte d’identité à soi de la conscience de soi. Or en mettant sa vie en jeu, la conscience de soi se trouve exprimer une nouvelle prétention, à savoir qu’elle est davantage que la vie en elle. La conscience de soi fait ainsi l’épreuve que l’activité par laquelle elle se constitue comme conscience de soi fait d’elle un être dont l’essence ne s’épuise pas dans sa vie. En retour, la confrontation avec la mort, le « maître absolu21 », lui révèle que si son être ne s’épuise pas dans sa vie, celle-ci ne lui est pas moins essentielle. En d’autres termes, il ne lui est pas possible de demeurer ce qu’elle est et d’œuvrer au rétablissement de son équilibre si elle perd la vie. On connaît la suite.
29J’aimerais m’attarder un instant à la signification de cette expérience et tenter de la transposer dans le langage de La dialectique de la raison. Il va sans dire que Hegel ne présente ni la logique de l’émergence de la conscience de soi, ni celle de la lutte à mort en termes de mimésis, encore moins d’une mimésis de la mort. Néanmoins, on peut voir dans l’activité d’autoconstitution de la conscience de soi la dimension projective que Horkheimer et Adorno placent au cœur de notre activité mimétique. Hegel présente d’abord le principe de l’autoconstitution de la conscience de soi à travers la figure du « désir en général [Begierde überhaupt]22 », qui cherche satisfaction dans son objet et conçoit cette quête incessante de satisfaction du désir comme la vie de la conscience de soi. Assurément, pour Hegel, il ne s’agit jamais de présenter le désir qui anime la conscience de soi comme la dimension sous-jacente et irrémédiablement inchoative de notre expérience ; dans la caractérisation de Hegel, le désir prend forme à mesure que la conscience de soi se projette hors de soi, à mesure qu’elle éprouve ses exigences, qu’elle cherche à les articuler et à les satisfaire. Il ne s’agit donc pas pour Hegel de situer l’activité rationnelle de la conscience dans l’espace psychique de l’individu investi de pulsions érotiques, pulsions que l’activité rationnelle chercherait par ailleurs à réprimer ou à surmonter. Au contraire, présenter le « désir en général » comme la figure élémentaire de la conscience de soi signifie que l’on ne peut réellement saisir et articuler de manière conséquente l’activité de la conscience de soi qu’à partir de cette dimension de son activité23. La dimension érotique de la conscience de soi doit tout simplement être comprise comme le fait pour la conscience de soi d’être pour elle-même un mouvement incessant hors de soi24. Cela implique qu’il serait illusoire de penser pouvoir comprendre la relation à soi qui est constitutive de la conscience de soi depuis un espace qui serait ouvert par la réflexion en soi, comme si, dans cet espace, la conscience de soi pouvait se mouvoir et accéder directement à soi sur le fond de sa propre transparence. On doit bien plutôt saisir cette relation à soi comme l’effort réflexif de la conscience, une tentative de retour en soi depuis sa projection hors de soi. Par conséquent, la conscience de soi doit être comprise comme une réalisation, par principe provisoire et sujette à révisions, non seulement parce que sa tentative de créer un équilibre et de trouver ainsi satisfaction peut échouer, mais encore, et plus fondamentalement, parce qu’en tant que désir, rien n’est jamais, pour elle, joué une fois pour toutes, mais tout est toujours de nouveau en jeu25.
30Si on m’accorde que la dimension de la conscience de soi que Hegel articule à partir de la figure du « désir en général » s’apparente, du moins dans ses grandes lignes, à ce que Horkheimer et Adorno tentent d’articuler à travers le concept de projection, on peut donc établir un parallèle révélateur entre l’expérience de lutte à mort que décrit Hegel et la dialectique de la formation du moi dans les analyses de Horkheimer et d’Adorno. En fait, dans l’idiome hégélien, le terme de « lutte » (Kampf) cherche à exprimer le mouvement incessant hors de soi de la conscience de soi et la tentative d’établir une relation à soi qui satisfasse les prétentions qui s’expriment dans son activité. C’est pourquoi le fait que la conscience de soi aille jusqu’à mettre sa vie en danger au nom de l’intégrité de son principe révèle deux choses : d’un côté, il devient manifeste qu’elle s’identifie à l’activité par laquelle elle se constitue en conscience de soi ; dans les termes que Horkheimer et Adorno privilégient, il devient manifeste que l’intégrité de son principe ne peut être préservée que par son identification à l’activité projective qui la constitue. Autrement dit, son identité de conscience de soi est formée par une immersion dans l’activité projective qui l’arrache à ce qui est sans plus – la vie en elle ; ou encore : elle se fait semblable à la mort. De l’autre côté, l’expérience rend explicite le péril que lui fait courir toute fixation de son activité, toute affirmation définitive de son être. La conscience éprouve alors que l’activité projective qui s’exprime dans la lutte la détermine essentiellement. On assiste alors au retournement de la perspective : son activité est sa vie. D’une certaine manière, dans le scénario de Hegel, la confrontation avec la mort réelle et l’épreuve de la « peur absolue26 », celle qui la fait frémir de tout son être, rendent explicite quel risque la conscience de soi encourt à s’identifier même en idée avec ce qui est mort. Car, suivant la logique hégélienne de la reconnaissance, la conscience de soi se voit, ce faisant, privée d’une issue qui puisse réellement la satisfaire en tant que conscience de soi.
VI
31Faisons un pas de plus. Car il semble que le parallèle permette encore d’éclairer le paradoxe au cœur de la formation du moi que, dans un passage cité plus haut, Adorno présente par le biais de l’idée d’une fusion du moment mimétique avec le moment rationnel. On pourrait présenter le fossé théorique qui sépare Hegel des auteurs de La dialectique de la raison par l’entremise de la question suivante : l’expérience que décrit Hegel est-elle une expérience d’auto-explicitation ou de mimésis ? Plus précisément, s’agit-il d’une appropriation des principes de la subjectivité (ou, du moins, de l’amorce d’une telle appropriation), ou bien d’une projection de soi en soi-même, c’est-à-dire d’un élan qui s’amorce depuis l’élément projectif et qui se déploie dans cet élément que le sujet aperçoit comme lui étant constitutif – donc, d’une sorte d’imitation de soi ? Peut-être les deux points de vue ne s’excluent-ils pas aussi strictement l’un l’autre qu’on pourrait l’imaginer de prime abord, même si, d’une part, la charge critique de Horkheimer et d’Adorno à l’égard de l’idéalisme apparaît indéniable et, d’autre part, l’idée selon laquelle le sujet émerge à travers la formation d’un ensemble complexe de mimèmes – où les relations de ressemblance qui se tissent et s’enchevêtrent auraient un caractère autoréférentiel – n’a, prima facie, rien d’hégélien. Depuis une perspective étroitement idéaliste, le problème semble être double : en premier lieu, on peut noter une difficulté dans la constitution mimétique de la subjectivité elle-même. On peut en effet soutenir que reconnaître la part d’imitation inhérente à la constitution de la subjectivité revient à différer à tout jamais une authentique appropriation de soi. Si la constitution même du sujet relève de l’activité mimétique, qu’on a reléguée dans la sphère de l’intuition, si donc sa constitution s’appuie sur des processus eux-mêmes caractérisés par leur relative impénétrabilité, comment espérer parvenir à saisir les rouages de l’activité subjective ? On peut d’ailleurs se demander si le propos de Horkheimer et d’Adorno ne revient pas tout simplement à liquider la subjectivité, laquelle ne serait en fin de compte qu’une apparence, une imitation. C’est peut-être, du reste, la raison pour laquelle, à première vue, la proposition selon laquelle la formation du sujet procède de l’activité mimétique apparaît aussi aberrante. À quoi l’on peut répondre que l’insistance sur la dimension projective de l’activité subjective chez Horkheimer et Adorno ne dissout pas plus la subjectivité que la caractérisation de la conscience de soi comme désir ne le fait chez Hegel. Au contraire, il s’agit pour eux de percer les rouages de la subjectivité de façon à mieux saisir la nature de son activité. Le deuxième problème touche au type de savoir visé par l’effort d’appropriation des fondements de la subjectivité. En effet, le propos de Horkheimer et d’Adorno suggère en outre que si, d’une part, la formation du moi procède de l’activité mimétique, d’autre part, l’effort en vue d’élaborer une interprétation cohérente du moi doit lui aussi procéder de la même activité. En d’autres termes, pas moyen d’accéder au moi autrement que par un investissement projectif dans l’activité par laquelle il se constitue en sujet et déploie ses potentialités. En conséquence, on peut douter qu’il soit possible de parvenir à autre chose qu’à un savoir provisoire, incomplet et insatisfaisant. À quoi l’on peut répondre qu’il ne s’agit pas plus pour Horkheimer et Adorno de poser une identité stricte entre mimésis et rationalité que d’affirmer que la marche de la raison est à jamais entravée parce qu’elle s’appuie, invariablement, sur des processus mimétiques. Si mon interprétation est valable, ils nous proposent de comprendre comment l’activité mimétique rend possible l’élaboration d’une compréhension de soi.
32Le point de divergence essentiel entre Hegel, d’une part, et Horkheimer et Adorno, de l’autre, serait alors le suivant : dans l’optique de ces derniers, le processus par lequel le sujet prend forme et acquiert une forme objective (celle d’un moi) induit en lui l’illusion que son activité ne repose pas sur l’activité imitative. Le sujet demeure donc prisonnier de cette illusion tant et aussi longtemps qu’il ne s’approprie pas les ressorts mimétiques qui rendent possible son activité de sujet. Leur perspective permet ainsi de rendre compte à la fois des pathologies susceptibles d’affecter la subjectivité moderne et de ce qui est requis pour les surmonter, ce qui n’est envisageable que sur la base d’une compréhension plus élaborée de la subjectivité. D’une part, en effet, leur interprétation permet de mieux comprendre comment l’objectivation du moi pave la voie à la « fausse projection », « l’opposé de la vraie mimésis » (p. 195). À mesure que le moi consolide sa forme objective et s’attache à cette forme, il court le risque de se figer27. Son activité tend alors à se déployer depuis l’horizon d’intelligibilité d’un moi toujours plus fermé sur lui-même. Horkheimer et Adorno présentent l’activité subjective en termes d’« interpénétration réciproque » entre sujet et monde. L’activité projective permet au sujet de rendre à la chose « plus qu’il ne reçoit d’elle » (p. 197) ; elle lui permet ainsi de restituer la complexité et les nuances de la réalité qu’il rencontre28. Avec la fermeture de l’horizon d’intelligibilité du sujet, l’activité du sujet se transforme en une projection de ses propres formes, laquelle trouve un écho toujours plus faible dans le monde des phénomènes : « le moi se fige » (p. 197). S’ensuit une régression du sujet, dont la fausse projection est l’expression radicale. D’autre part, l’analyse de Horkheimer et d’Adorno permet de comprendre pourquoi, loin d’entraver l’effort de conceptualisation, l’immersion dans l’activité subjective est, au contraire, cela même qui le rend possible. L’« acte de réflexion qui est la vie même de la raison s’accomplit comme projection consciente » (p. 197), ou « projection contrôlée » (p. 196), c’est-à-dire comme une immersion guidée et structurée par un effort de différentiation, c’est-à-dire un effort conceptuel qui cherche à restituer la complexité des phénomènes ainsi que l’ampleur de l’investissement subjectif dans tout un entrelacs de pratiques et d’institutions. C’est pourquoi, à l’instar de Hegel, Horkheimer et Adorno insistent tant sur le rapport du sujet à son environnement, un environnement certes naturel, mais aussi, et toujours, social, c’est-à-dire structuré par des conventions, des codes et des normes. Afin de comprendre la subjectivité humaine, et donc l’activité du sujet, il faut savoir, par la réflexion, prendre la mesure des normes, plus ou moins explicites, qui structurent les pratiques et les institutions dans lesquelles la subjectivité est toujours déjà investie. Coupée de son environnement par une compréhension trop étroite de soi, la subjectivité se trouve coupée d’elle-même29.
VII
33Je termine sur quelques remarques concernant le rapport à Freud. Ce rapport s’inscrit dans le texte d’abord par la caractérisation du mimétisme (Mimikry) comme « la tendance à se perdre dans l’environnement au lieu d’y jouer un rôle actif, la propension à se laisser aller, à régresser à l’état naturel » qui, selon Horkheimer et Adorno, correspond à ce que Freud « a qualifié d’instinct de mort » (p. 245) ; puis par l’emprunt du terme de « projection » pour caractériser l’activité mimétique, depuis « l’adaptation [Anschmiegung] organique à l’autre », le « comportement proprement mimétique » jusqu’à la fausse projection, en passant par le « contrôle organisé de la mimésis » (p. 189, trad. modifiée / p. 205). J’ai déjà largement analysé la projection, dont Horkheimer et Adorno étendent d’ailleurs la signification bien au-delà de l’usage freudien. Mes remarques toucheront donc plus directement au concept de mimétisme. En fait, on peut s’étonner de ce que les auteurs défendent l’idée qu’on assiste dans les sociétés modernes avancées à un retour du mimétisme, retour qu’ils associent aux pathologies de la raison moderne. Dans les pages qui précèdent, j’ai insisté sur le rôle de la « mimésis de ce qui est mort » dans la formation de la subjectivité. Cependant, on trouve dans plusieurs passages des formules similaires qui cherchent à lier plus directement les formes modernes du mimétisme à ses ressorts primitifs. Les auteurs usent alors de plusieurs formules similaires : « mimétisme de l’amorphe [Mimikry ans Amorphe] » (p. 80, trad. modifiée / p. 87), « assimilation à ce qui est mort [Angleichung ans Tote] » (p. 189, trad. modifiée / p. 205) ou « adaptation à ce qui est mort [Anpassung ans Tote] » (p. 190 / p. 206). On peut certes relever le caractère paradoxal du lien qu’ils cherchent à établir, mais on peut aussi se demander comment ils parviennent à l’intégrer à leur propre vision du développement de la rationalité occidentale. Car, ainsi qu’ils l’affirment : « Le moi a été forgé dans le durcissement contre [le] mimétisme. À travers sa formation se réalise le passage de la mimésis réflexe à la réflexion maîtrisée » (p. 189, trad. modifiée / p. 206). Si tel est bien le cas, comment comprendre leur proposition selon laquelle certaines formes pathologiques de la rationalité seraient l’effet d’une résurgence du mimétisme ? Comment comprendre, par exemple, le phénomène de la fausse projection en termes de mimétisme ? On peut trouver les éléments d’une réponse dans le rapport qu’ils établissent entre mimétisme et autoconservation :
« Là où l’humain veut devenir nature, il s’endurcit en même temps contre elle. L’attitude défensive en tant que manifestation de l’effroi [Schutz als Schrecken] est une forme de mimétisme. Ces réactions de raidissement chez l’être humain sont les schémas archaïques de l’autoconservation : la vie paie le tribut de sa perpétuation par l’assimilation à ce qui est mort. » (p. 189, trad. modifiée / p. 205)
34 Ici, les auteurs visent une forme particulière de mimétisme, celle qui est mue par la peur. À partir de là on peut apprécier en quel sens le sujet moderne peut renouer avec des formes archaïques de mimétisme. J’ai montré comment Horkheimer et Adorno concevaient la régression du sujet qui mène à la fausse projection. Si l’« interpénétration réciproque » entre sujet et monde est interrompue, l’espace de réflexivité ouvert avec la formation du moi se referme. La tendance est indiquée : plus le sujet se referme, plus son déficit réflexif est grand, plus son univers psychique et le monde qui l’entoure lui apparaissent étrangers et inquiétants, plus il est désarmé, en proie à l’effroi. La fermeture de l’espace réflexif crée un vide psychique comblé à la fois par le retour des manifestations d’une peur incontrôlable, que les Lumières modernes voulaient pourtant éradiquer, et par le libre jeu des pulsions mimétiques. En tant que manifestation de l’effroi, le mimétisme déclenche des réflexes de défense qui se traduisent par des crispations, des raidissements ainsi que par des manifestations compulsives d’agressivité.
35Aussi, suivant cette interprétation, le rapport des auteurs à Freud est-il double : il voit juste et erre à la fois. D’un côté, Freud voit juste quand, dans Au-delà du principe de plaisir30, il spécule sur l’origine de certaines pathologies dans la pulsion de mort (ou le mimétisme) ; d’un autre côté, parce que ses spéculations sur la pulsion de mort demeurent prisonnières de la conception de la rationalité liée au destin des Lumières modernes, Freud réduit l’activité mimétique au mimétisme. La critique vise alors, principalement, le diagnostic de Freud dans Le malaise dans la culture31. Convaincu que la pulsion de mort détermine naturellement la psyché humaine, Freud imagine que les manifestations de la pulsion de mort qui affligent l’individu moderne sont l’expression d’un conflit psychique, engendré par la rencontre entre la pulsion de mort et les pressions exercées sur l’individu par les contraintes qu’impose la civilisation avancée. Ce faisant, Freud fait l’impasse sur la dialectique des Lumières et, plus particulièrement, sur la dynamique par laquelle le sujet moderne tend à consolider son identité autour d’une compréhension toujours plus restreinte du monde et de soi. Mais selon Horkheimer et Adorno, non seulement on ne peut réduire la pulsion mimétique à la pulsion de mort, mais, en outre, une cartographie plus détaillée de la subjectivité moderne révèle quel rôle déterminant l’activité mimétique joue dans toute activité cognitive, y compris la réflexion. Parce qu’une pareille cartographie lui faisait défaut, Freud n’a pas su apprécier à sa juste mesure le potentiel émancipatoire de la réflexivité humaine. En effet, de l’avis de Horkheimer et d’Adorno, seule la réflexion permet une authentique expression des malaises et des souffrances qu’éprouve l’individu moderne et, par là, l’ouverture à des perspectives d’émancipation32.
Notes de bas de page
1 Max Horkheimer, Theodor W. Adorno, La dialectique de la Raison. Fragments philosophiques, trad. fr. par Éliane Kaufholz, Paris, Gallimard, 1974, p. 21. Dans la suite du chapitre, les pages données directement entre parenthèses dans le texte renvoient à cette édition. Si une deuxième page est ajoutée après un « / », elle renvoie à l’édition allemande suivante : Max Horkheimer, Theodor W. Adorno, Dialektik der Aufklärung, in Theodor W. Adorno, Gesammelte Schriften, vol. III, éd. par Gretel Adorno et Rolf Tiedemann, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1981.
2 Theodor W. Adorno, Dialectique négative, trad. fr. par le Groupe de traduction du Collège de philosophie, Paris, Payot, 1978, p. 42 (trad. modifiée) ; Theodor W. Adorno, Negative Dialektik, in Gesammelte Schriften, vol. VI, éd. par Rolf Tiedemann, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1973, p. 55.
3 Voir, par exemple, p. 196 sq.
4 Voir Michael Tomasello, The Cultural Origins of Human Cognition, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1999, chap. I et chap. III.
5 Voir Platon, La République, trad. fr. par Georges Leroux, in Œuvres complètes, éd. sous la direction de Luc Brisson, Paris, Flammarion, 2008, livres II, III et X ; Aristote, Poétique, trad. fr. par Barbara Gernez, Paris, Les Belles lettres, 2002, IV, 1448 b 4-20.
6 Dans Pourquoi la fiction ? Jean-Marie Schaeffer distingue quatre traits de l’activité mimétique pour rendre compte de sa relative opacité : premièrement, l’acquisition de mimèmes se fait « en dehors de tout contrôle immédiat exercé par [...] l’instance de calcul rationnel » ; deuxièmement, leur mise en œuvre se fait spontanément, « c’est-à-dire encore là sans intervention d’un calcul rationnel – lorsque le contexte situationnel pertinent se présente ». Troisièmement, « bien que les comportements qu’ils modélisent aient une apparence réglée, les processus mentaux qui aboutissent à la constitution des modèles de compétences mimétiques ne comportent en fait aucune élaboration de règles qui seraient abstraites par induction à partir de cas individuels : ils procèdent par assimilation holistique d’exemplifications mimées au niveau moteur ou imaginatif ». Quatrièmement, « les compétences acquises mimétiquement comportent des sous-routines dont certaines sont cognitivement non pénétrables, au sens où elles ne peuvent pas être détachées du mimème qui les exemplifie » (Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ? Paris, Seuil, 1999, p. 121).
7 Walter Benjamin, « Sur le pouvoir d’imitation », in Œuvres II, trad. fr. par Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Paris, Gallimard, 2000, p. 359.
8 Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ? Paris, Seuil, 1999, p. 82.
9 Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ? Paris, Seuil, 1999, p. 90.
10 Walter Benjamin, « Sur le pouvoir d’imitation », in Œuvres II, trad. fr. par Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Paris, Gallimard, 2000, p. 359 ; « Über das mimetische Verhalten », in Gesammelte Schriften, vol. II, éd. par Rolf Tiedemann et Hermann Schweppenhäuser, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1977, p. 210.
11 Dans Minima moralia, Adorno soutient ainsi que « le principe de l’humain est l’imitation : un être humain ne devient véritablement humain qu’en imitant d’autres humains » (Theodor W. Adorno, Minima moralia : réflexions sur la vie mutilée, trad. fr. par Éliane Kaufholz et Jean-René Ladmiral, Paris, Payot, 2001, § 99, p. 164).
12 C’est précisément ce que défend Michael Tomasello dans The Cultural Origins of Human Cognition, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1999 (voir en particulier chap. III, p. 81 sq.). Voir aussi Christoph Wulf et Gunther Gebauer, Jeux, rituels et gestes : les fondements mimétiques de l’action sociale, Paris, Anthropos, 2004.
13 Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Paris, Nathan, 1998, p. 60.
14 Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Paris, Nathan, 1998, p. 61.
15 Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Paris, Nathan, 1998, p. 55. Rousseau suppose ainsi qu’on ne peut comprendre le développement des premiers arts (métallurgie et agriculture) autrement que par la tentative d’imiter les phénomènes naturels (volcan et végétation).
16 Voir en particulier p. 195 sq.
17 Schaeffer insiste sur ce point. Il souligne que la formation d’un mimème requiert toujours que l’on sélectionne les traits pertinents de l’objet à imiter ; qu’il soit sélectif est même, à son avis, l’une des caractéristiques qui distinguent le mimème d’autres types de relation de ressemblance (voir Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ? Paris, Seuil, 1999, p. 91 sq.).
18 Horkheimer et Adorno affirment en ce sens qu’« Ulysse élève [...] la [...] duperie [...] au niveau de la conscience de soi » (p. 65).
19 Georg W.F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, trad. fr. par Bernard Bourgeois, Paris, Vrin, 2006, p. 204 sq.
20 Dans la démarche de Hegel, le dédoublement de la conscience de soi n’a évidemment rien d’arbitraire. Il résulte de l’articulation cohérente du concept de la conscience de soi. En sa plus simple expression, le rapport peut s’exprimer comme suit : s’il est vrai, comme je le propose dans la suite du texte, que le rapport à soi de la conscience de soi n’est, selon Hegel, jamais immédiat, mais toujours médiatisé par un effort de compréhension de soi, alors le rapport à soi de la conscience de soi est, en principe, équivalent au rapport que toute conscience de soi est virtuellement susceptible d’établir à son égard. Par conséquent, comme l’affirme Hegel, « il y a une conscience de soi pour une conscience de soi » (Georg W.F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, trad. fr. par Bernard Bourgeois, Paris, Vrin, 2006, p. 199).
21 Voir Georg W.F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, trad. fr. par Bernard Bourgeois, Paris, Vrin, 2006, p. 209.
22 Georg W.F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, trad. fr. par Bernard Bourgeois, Paris, Vrin, 2006, p. 193.
23 Ici, le parallèle est particulièrement frappant, en ce que Horkheimer et Adorno font de la projection l’une des assises de toute activité cognitive, depuis la simple perception, qui en un certain sens est déjà projection (voir Max Horkheimer, Theodor W. Adorno, La dialectique de la Raison, p. 196), jusqu’à la réflexion, qu’ils conçoivent comme une « projection consciente » (p. 197). Du reste, Benjamin avançait déjà que l’être humain « ne possède peut-être aucune fonction supérieure qui ne soit conditionnée de façon décisive par le pouvoir d’imitation » (Walter Benjamin, « Sur le pouvoir d’imitation », in Œuvres II, trad. fr. par Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Paris, Gallimard, 2000, p. 359).
24 Pour parer aux connotations sexuelles du terme « érotique », Pippin recourt plutôt au terme aristotélicien « orectique » afin de caractériser cette dimension de l’activité de la conscience de soi. Voir Robert B. Pippin, Hegel on Self-Consciousness : Desire and Death in the Phenomenology of Spirit (Princeton, Princeton University Press, 2011, p. 12, note 7), ainsi que la distinction qu’Aristote fait entre l’« intellect désirant » (orektikos nous) et le « désir raisonnant » (orexis dianoêtikê) dans son analyse de la question du choix au livre VI de l’Éthique à Nicomaque (Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. fr. par Jules Tricot, Paris, Vrin, 1990, 1139 b 4-5, p. 279).
25 Pippin insiste à juste titre sur le fait que ce qui caractérise en propre la conscience de soi, c’est la tentative (attempt) d’établir un rapport à soi qui satisfasse ses propres exigences, lesquelles ne deviennent manifestes qu’à travers son activité de conscience de soi. Par conséquent, on doit comprendre la conscience de soi comme le « résultat d’une tentative [result of an attempt] » (Robert B. Pippin, Hegel on Self-Consciousness : Desire and Death in the Phenomenology of Spirit, Princeton, Princeton University Press, 2011, p. 15), une sorte de réalisation, voire de réussite (achievement).
26 Georg W.F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, trad. fr. par Bernard Bourgeois, Paris, Vrin, 2006, p. 210.
27 Pour un exposé de la logique de la régression subjective, voir, par exemple page 196. On consultera aussi l’analyse de l’épisode du cyclope Polyphème qui révèle un aspect primordial de la tendance régressive inscrite dans le développement des Lumières. Leur interprétation repose sur le fait qu’Ulysse déclare se nommer Personne (Oudeis), bernant ainsi le cyclope et permettant à son équipage de lui échapper. Le geste a une double signification : d’abord, en révélant que les mots peuvent être détachés de leur contexte, il préfigure le nominalisme moderne ; ici le nom peut à la fois désigner le héros et rien du tout. Ensuite, en s’identifiant au nom, le héros procède à une « adéquation linguistique à ce qui est mort » (p. 74). Ainsi, dans cet épisode, Horkheimer et Adorno voient le germe du cycle régressif par lequel le sujet moderne s’identifie au « moi » ainsi qu’à tous les attributs formels (ou nominaux) qui l’accompagnent. Voir sur ce point l’excellent article de Gérard Raulet, « Mimesis. Über anthropologische Motive bei Walter Benjamin – Ansätze zu einer anthropologischen kritischen Theorie », Internationales Jahrbuch für Philosophische Anthropologie, vol. 6 : Mensch und Gesellschaft zwischen Natur und Geschichte, 2016, p. 55-74.
28 Horkheimer et Adorno présentent l’interpénétration réciproque du sujet et du monde en ces termes : « Le sujet recrée le monde en dehors de lui à partir des traces qu’il laisse dans ses sens : l’unité de la chose dans la variété de ses propriétés et de ses états ; et ainsi, par un effet de retour, il constitue le moi, en apprenant à conférer une unité synthétique non seulement aux impressions externes, mais aussi aux impressions internes qui se séparent progressivement des premières » (p. 197, trad. modifiée / p. 214).
29 Pour une interprétation plus approfondie de leur conception de la dimension sociale de l’activité subjective, voir Pierre-François Noppen, « Reflective rationality and the claim of Dialectic of Enlightenment », European Journal of Philosophy, 23 (2), 2015, p. 293-320.
30 Sigmund Freud, Au-delà du principe de plaisir, in Essais de psychanalyse, trad. fr. sous la responsabilité d’André Bourguignon, Paris, Payot, 2004. Le concept de pulsion de mort est introduit dans la cinquième partie du texte.
31 Sigmund Freud, Le malaise dans la culture, trad. fr. par Pierre Cotet, René Lainé et Johanna Stute-Cadiot, Paris, Presses universitaires de France, 1995. Voir en particulier le chap. viii, p. 77 sq.
32 Voir, en particulier, p. 191.
Auteur
Professeur de philosophie à l’University of Saskatchewan, Saskatoon, Canada, auteur d’une thèse intitulée Marx, Horkheimer, Adorno et le projet d’une théorie post-hégélienne de la dialectique. Il a co-dirigé avec Iain Macdonald et Gérard Raulet (dir.), Les normes et le possible : héritage et perspectives de l’École de Francfort, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, coll. « Philia », 2012.
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2002
Des cerveaux de génie
Une histoire de la recherche sur les cerveaux d'élite
Michael Hagner Olivier Mannoni (trad.)
2008
L’occulte
L’histoire d’un succès à l’ombre des Lumières. De Gutenberg au World Wide Web
Sabine Doering-Manteuffel Olivier Mannoni (trad.)
2011
L'argent dans la culture moderne
et autres essais sur l'économie de la vie
Georg Simmel Céline Colliot-Thélène, Alain Deneault, Philippe Despoix et al. (trad.)
2019
L’invention de la social-démocratie allemande
Une histoire sociale du programme Bad Godesberg
Karim Fertikh
2020
La société du déclassement
La contestation à l'ère de la modernité régressive
Oliver Nachtwey Christophe Lucchese (trad.)
2020
Le pouvoir en Méditerranée
Un rêve français pour une autre Europe
Wolf Lepenies Svetlana Tamitegama (trad.)
2020
La parure
et autres essais
Georg Simmel Michel Collomb, Philippe Marty et Florence Vinas (trad.)
2019