Ulysse, victime ou prêtre ? « La part de duperie inhérente au sacrifice »
p. 153-169
Texte intégral
1Pour autant que la forme essayistique soit compatible avec un plan rigoureux – la section consacrée au « Concept d’“Aufklärung” » (Begriff der Aufklärung) a montré que ce peut être le cas –, la « Digression 1 » de la Dialektik der Aufklärung présente deux moments assez clairement distincts et de longueur du reste à peu près égale : une réflexion générale exposant la thèse des deux auteurs1 et une « application » sous la forme d’une interprétation suivie des grandes étapes de l’initiation d’Ulysse (p. 69-87) – cette seconde partie comportant des échappées essayistiques qui débordent le cadre purement philologique et sont censées l’actualiser en relation avec la thèse générale (par exemple sur le mariage et la vie bourgeoise). La thèse générale est en effet que l’épopée d’Ulysse représente la constitution du moi bourgeois2. Elle est affirmée de façon très décidée contre la périodisation historique traditionnelle : « En fait, les perspectives de la raison, du libéralisme, de la citoyenneté s’étendent incomparablement plus loin que ne le suppose la représentation historique qui ne date le concept de citoyen que de la fin de la féodalité médiévale3. »
2 Adorno et Horkheimer proposent une archéologie du sujet qui, en tant que telle, affirme la validité moderne des structures de la subjectivité dont ils observent la constitution dans l’épopée homérique. Pour autant, ils ne renoncent pas à une approche historique puisque aussi bien ils entendent interpréter l’Odyssée comme le document du passage d’une vision du monde à une autre, du mythe à l’épopée, de l’absence de temporalité à la temporalité historique.
3La réflexion finale portant par ailleurs la trace implicite de Benjamin – la mémoire des victimes, la remémoration (Eingedenken) et l’interruption du temps – on doit considérer que ce qui fait la cohérence générale de cette digression-essai est une réflexion sur la temporalité, tout en constatant que cette réflexion repose sur trois conceptions difficilement compatibles : celle de l’archéologie, celle du temps-progrès et celle de l’arrêt propre au souvenir.
4Ce mode de présentation tient aux prémisses hégéliennes et lukácsiennes de la conception de l’épopée des deux auteurs. À de nombreuses reprises l’épopée est mise en relation avec le roman – selon l’Esthétique de Hegel « la moderne épopée bourgeoise4 » – ou opposée à la tragédie, qui constitue pour Adorno et Horkheimer comme pour Hegel une étape nouvelle de l’affirmation du sujet. La Dialektik der Aufklärung reprend du reste à son compte la réflexion sur la temporalité du récit et voit même une analogie entre la froide distance du narrateur homérique et le roman réaliste ou naturaliste du xixe. L’Illiade est également censée être proche du roman picaresque5. On va voir cependant à quel point Adorno et Horkheimer font violence à Hegel et à Lukács en ne distinguant pas épopée et roman.
5 La référence à Hegel s’imposait. Tant l’Esthétique que la Phénoménologie de l’Esprit offrent, selon la formule de Richard Kroner, une « phénoménologie des poèmes homériques ». Par rapport à Hegel et à Lukács l’interprétation d’Adorno et Horkheimer consiste cependant à dramatiser – au sens propre et fort du terme – l’épopée, c’est-à-dire à en faire non plus, comme chez Hegel, l’expression d’une totalité harmonieuse entre l’individualité du héros et l’ordre du monde, mais l’affirmation du Soi :
« L’errance qui conduit de Troie à Ithaque est le chemin parcouru au travers des mythes par un sujet qui, physiquement, est infiniment faible face aux forces de la nature et qui ne s’accomplit qu’en prenant conscience de soi6. »
6Pour Hegel, « dans la vie éthique grecque, l’individu était autonome et libre en lui-même sans pour autant se détacher des intérêts universels donnés de l’État effectif, ni de l’immanence affirmative de la liberté spirituelle dans le présent temporel. [...] [Les individus] ne cherchaient [...] que dans les fins universelles du Tout cette liberté qui était la leur7 ». L’individu « bourgeois » Ulysse s’affirme dans la Dialektik der Aufklärung comme un sujet autonome triomphant des forces mythiques du « destin » par sa ruse. Hegel avait conçu la rupture de l’équilibre exprimé par l’épopée comme une dramatisation dont devaient sortir la tragédie et la comédie ; dans la Phénoménologie il exprime cet équilibre ainsi :
« Le sérieux des puissances divines est une superfluité ridicule puisque les hommes sont en fait la force de l’individualité agissante, et l’effort tendu et le travail de l’individualité sont une peine également inutile puisque ce sont plutôt ces puissances qui mènent tout8. »
7Si la réflexion finale de la digression d’Adorno et Horkheimer sur Ulysse insiste sur « la froide distance de la narration », les auteurs, à la différence de Hegel, ne ramènent pas cette dernière au fait que le destin n’a pas encore cédé sa place au Soi. Selon Hegel, c’est la raison pour laquelle le narrateur, l’aède, ne participe pas dans l’épopée à l’action qu’il relate. Adorno et Horkheimer insistent au contraire, tant à la fin (p. 86) qu’au début (p. 50) sur ce qui distingue l’épopée homérique du chant mythique : « Le chant sur la colère d’Achille et l’errance d’Ulysse est déjà la stylisation nostalgique de ce qui ne peut plus être chanté9. »
8Selon Hegel, le propre du héros épique, est d’incarner les plus hautes vertus de son peuple dans l’individualité d’un caractère vivant : « Ils représentent une totalité de traits, ils sont des hommes entiers chez lesquels la manière de sentir, de penser et d’agir propre à leur peuple a atteint son plus haut degré de développement10. » Tandis que chez Hegel l’individualité du héros est également en harmonie avec l’ordre de la Cité, dont elle exprime la Sittlichkeit, Adorno et Horkheimer affirment au contraire qu’Ulysse « dissout l’ordre hiérarchique de la société là même où il le glorifie » (p. 50).
9Globalement donc, Adorno et Horkheimer plaquent sur l’épopée les caractéristiques du roman et, sautant les étapes de la tragédie et de la comédie – qui n’interviennent que sous forme de notations rapides –, ils interprètent l’épopée homérique comme la lutte de la raison subjective contre le mythe (les puissances naturelles) : « Le cosmos vénérable du monde homérique, tout empli de sens, se révèle être l’œuvre de la raison organisatrice, qui détruit le mythe au moyen de cet ordre rationnel même qui lui sert à le refléter11 ». Ils font d’Ulysse, qui chez Hegel est tout au plus le précurseur du héros antique, le prototype du héros moderne et surinterprètent pour ce faire sa subjectivité. L’Odyssée serait « la fuite du sujet individuel devant les puissances mythiques » (p. 53) : « L’opposition entre le moi individuel qui survit et les multiples vicissitudes du destin porte l’empreinte du conflit entre la raison et le mythe12. »
10Pour Hegel, c’est le héros du drame qui se crée son destin lui-même. Dans la tragédie, l’aède devient acteur et intervient directement dans le drame : « C’est le héros lui-même qui parle et le spectacle représenté montre à l’auditeur, qui est en même temps spectateur, des hommes conscients d’eux-mêmes qui savent, et savent dire, leur droit et leur but, la puissance et la volonté de leur déterminabilité13. » Dans l’épopée en revanche « le destin détermine ce qui doit advenir et ce qui advient14 ». Dans la mesure où ils entendent interpréter l’épopée comme rupture avec l’ordre implacable du mythe, Adorno et Horkheimer ne peuvent que s’écarter de cette définition hégélienne. Ils doivent aussi s’écarter de la conception lukácsienne :
« Pendant que l’âme part en quête d’aventures et les vit, elle ignore le tourment effectif de la quête et le péril réel de la découverte ; elle ne se met jamais en jeu ; elle ne sait pas encore qu’elle peut se perdre et ne songe jamais qu’il lui faut se chercher. Tel est l’âge de l’épopée15. »
11Cela ne signifie pas pour autant que l’épopée ignore la temporalité. « Une longue voie s’ouvre devant lui [le héros épique], mais il ne porte en lui aucun abîme16. » C’est le sens des aventures « pédagogiques » qui lui permettent de revenir au foyer. À la fin de la Dialektik der Aufklärung Adorno et Horkheimer interprètent au contraire cette tension entre le mythe et la Heimat comme la dimension de l’histoire moderne, interprétation qui n’est possible qu’au prix d’une utopisation de la Heimat (p. 85 sq.) manifestement dirigée contre le néo-romantisme et le fascisme (p. 85 notamment).
12Le passage qui résume ce premier moment de la démarche affirme non seulement qu’Ulysse est un héros de roman et que la temporalité de l’épopée – que Lukács appelait la « totalité extensive de la vie »– est le temps de l’histoire mais donne de la subjectivité du héros une définition moderne, incontestablement kantienne. L’identité du sujet se constitue : a) par l’unité de la diversité (ce que Kant appelle l’aperception transcendantale) – « le savoir dans lequel réside son identité et qui lui permet de survivre a sa substance dans l’expérience de la multiplicité, de la diversion, de la dissolution, et celui qui survit en sachant est en même temps celui qui s’abandonne avec le plus de témérité à la menace de mort, grâce à laquelle il gagne en force et en dureté face à la vie. C’est là le secret inhérent au processus qui sépare l’épopée et le mythe : le soi ne constitue pas une opposition obstinée à l’aventure mais se forme avec toute son obstination par cette opposition, il forme l’unité uniquement dans la diversité qui nie cette unité17 » ; b) par l’espace qui est la forme du sens externe – « les aventures marquent chaque lieu d’un nom. Par elles s’établit la maîtrise de l’espace18 » ; c) par le temps qui est « la forme d’organisation interne de l’individualité19 » :
« Ulysse, comme tous les héros des romans proprement dits qui viendront après lui, se perd en quelque sorte pour se trouver ; sa rupture avec la nature, il l’accomplit en s’abandonnant à la nature à laquelle il se mesure dans chacune de ses aventures, et l’ironie veut que triomphe cette nature impitoyable à laquelle il commande en rentrant à la maison, impitoyable lui aussi, en juge et en vengeur, héritier des puissances auxquelles il a échappé. Au stade homérique l’identité du soi est à ce point fonction du non-identique, des mythes dissociées et inarticulés, quelle doit leur emprunter son existence. La forme de l’organisation interne de l’individualité, le temps, est encore si faible que l’unité des aventures reste extrinsèque et leur succession une suite de changements de scènes, selon les lieux consacrés à des divinités locales vers lesquels le héros est jeté par la tempête. À quelque moment de l’histoire que le soi ait refait ensuite l’expérience d’un tel affaiblissement, ou que le récit la présuppose chez le lecteur, la représentation de la vie aura dégénéré en une succession d’aventures. C’est péniblement et de manière révocable que dans l’image du voyage le temps historique s’émancipe de l’espace, modèle irrévocable de toute temporalité mythique20. »
13 Adorno et Horkheimer n’ont manifestement pas voulu tenir compte de l’avertissement de Lukács au début de La théorie du roman : « Quand on parle des Grecs, on mélange toujours philosophie de l’histoire et esthétique, psychologie et métaphysique, et l’on analyse abusivement leurs formes en les rapportant à notre époque21. »
14Certes, Hegel avait souligné dans l’Esthétique la « libre individualité des figures » et « l’indépendance inviolable de l’individualité » ; mais elle n’était qu’une sorte de mise en scène de l’ordre immuable et devait déboucher sur la confirmation de l’accord profond entre l’individualité du héros et l’universalité de l’ordre cosmique ou divin :
« L’état de civilisation qui convient le mieux et sert d’arrière-fond à l’épopée est celui qui offre déjà pour les individus une forme réelle et présente, mais de telle sorte que les personnages s’identifient avec elle d’une manière vivante et originale. Les rapports de la vie morale, la cohésion de la famille, celle de la société et de la nation tout entière dans la guerre et dans la paix, doivent être déjà parvenus à un certain degré de développement et de perfection, mais non à la forme générale de principes, de devoirs et de lois, auxquels manque la particularité, la vie et l’individualité, et capables de s’affirmer même à l’encontre de la volonté individuelle. Il faut au contraire que ces principes paraissent émaner du sens du droit et de l’équité, des mœurs et du caractère même des personnages. [...] Les conditions d’une moralité objective doivent bien déjà être réalisées, mais seulement par les individus agissant eux-mêmes et par leur caractère, au lieu de recevoir leur accomplissement d’une forme générale indépendante et réglée en soi. Ainsi, nous trouvons bien, dans l’épopée, l’ensemble substantiel des principes qui gouvernent la vie et l’activité humaine, mais, en même temps, la liberté d’action la plus parfaite ; et tout paraît émaner de la volonté des individus22. »
15Les conclusions qu’en tire Hegel sont évidemment à l’opposé de la thèse de la Dialektik der Aufklärung, qui entend démontrer une scission. Pour Hegel, « le héros épique, en vertu de l’état général du monde, a le droit d’être et de faire valoir ce qu’il est : il vit à l’une de ces époques où justement cet être, l’individualité immédiate, peut s’affirmer23 ». « Être et destin, commente Lukács, aventure et achèvement, existence et essence sont alors des notions identiques24. »
16Adorno et Horkheimer surinterprètent l’individualité dans le sens de la subjectivité. Certes Ulysse ne cesse de se plaindre de son sort, et même de façon lyrique. Sur son radeau, au livre V, il s’exclame sans relâche : « Malheureux que je suis ! » Mais, en bien ou en mal, les dieux sont toujours présents et il n’est que l’instrument de leurs querelles.
« Malheureux que je suis ! c’est un piège nouveau que me tend l’un des dieux, quand il vient m’ordonner de quitter ce radeau. Non ! non ! je ne veux pas lui obéir encor ; mes yeux n’ont aperçu que de trop loin la terre où le sort me promet le salut25. »
17Le monde d’Ulysse est peuplé de divinités. Au livre VI, lorsqu’il rencontre Nausicaa, non point par hasard du reste mais parce qu’Athéna, sous les traits de la fille du navigateur Dymas, sa meilleure amie, a entraîné celle-ci à la plage, il s’écrie :
« Hélas ! en quel pays, auprès de quels mortels suis-je donc revenu ? Qu’entends-je autour de moi ? des voix fraîches de filles ou de nymphes vivant à la cime des monts, à la source des fleuves, aux herbages des combes ? Ou serais-je arrivé chez des hommes qui parlent26 ? »
18Derrière chaque mortel se cache un dieu ou à tout le moins un héros, c’est-à-dire un demi-dieu, comme c’est le cas d’Alcinoos, le père de Nausicaa. Et, de toutes façons, Ulysse, en butte à la rancune de Poséidon, est toujours guidé par Athéna, qui au début du livre VII prend l’aspect d’une petite fille pour le guider chez Alcinoos, et, de plus loin, par Zeus lui-même qui a décrété au livre V qu’il voulait le retour d’Ulysse « pour châtier tous ces gens », c’est-à-dire chasser les prétendants et restaurer le bon ordre. Et si Zeus décrète « sans appel27 » qu’Ulysse, « [s]ans le concours des dieux ni des hommes mortels, mais seul, sur un radeau de poutres assemblées, [...] doit, vingt jours encor, souffrir avant d’atteindre la fertile [...] terre des Phéaciens qui sont parents des dieux28 », lui-même semble doublé par la logique d’un ordre infaillible : Zeus a beau décréter toutes les tribulations possibles, la présence des dieux est telle que là où ils privent l’homme de leur concours, celui-ci en bénéficie encore car ils ne le perdent pas de vue et ils ne cessent d’être là pour faire en sorte que l’épreuve ne soit que ce qu’elle doit être et ne se transforme jamais en hasard aveugle.
19Pour la Dialektik der Aufklärung, Ulysse affirme son individualité contre l’ordre, incarné par le mythe. À cet égard la référence à Nietzsche prend tout son poids : « Apollinien, Homère est seulement le continuateur de ce processus artistique universellement humain auquel nous devons l’individuation29. » On lit notamment dans La naissance de la tragédie : « Apollon, comme divinité éthique exige de ses adeptes la mesure et, pour qu’ils s’y tiennent, la connaissance de soi30 ». L’apollinien, c’est la maîtrise de soi par opposition à l’abandon au délire dionysiaque, aux forces impersonnelles et à la démesure de la nature31. On verra au contraire qu’Ulysse devient maître dans l’usage de la mesure, c’est-à-dire l’auteur de l’équilibre et de l’harmonie. Au chapitre xii de La naissance de la tragédie nous trouvons la clé de l’interprétation de l’épopée par la Dialektik der Aufklärung ; tandis que la tragédie grecque, notamment chez Eschyle, vit de la tension entre le dionysiaque et l’apollinien, se dessine chez Euripide une « tendance socratique32 » :
« Amputer la tragédie de cet élément dionysiaque, originaire et tout-puissant, et la reconstruire ex nihilo sur la base d’un art, de mœurs et d’une vision du monde non dionysiaques : telle nous apparaît maintenant dans toute sa netteté la tendance à laquelle sacrifie Euripide. [...] Mais quel but, devons-nous nous demander maintenant, pouvait bien avoir, si on la réalisait jusqu’à l’extrême de son idéalité, l’intention euripidienne de fonder le drame sur le non-dionysiaque ? Quelle forme de drame restait-il dès lors que ce dernier était censé ne plus prendre son origine au sein de la musique, dans ce crépuscule mystérieux du dionysiaque ? L’épopée dramatique, et elle seule – mais dans le registre apollinien de cet art l’effet tragique est inatteignable33. »
20 Épopée dramatisée, donc, mais pas tragédie. Telle qu’Adorno et Horkheimer l’interprètent, l’épopée d’Ulysse est censée traduire ce que Nietzsche appelle plus loin « la lutte entre la vision du monde théorique et la vision du monde tragique34 ».
21Tant la première que la seconde partie reflètent une information philologique solide : si Wilamowitz semble la source principale, à côté de Gilbert Murray, on note des références de première ou de seconde main à Kirchhoff (p. 84 note 55) et à Victor Bérard, le traducteur de l’Odyssée en français. Prendre la mesure de la validité de ces références et de l’usage qu’en font Adorno et Horkheimer requerrait une étude à part entière qui ne peut être menée ici. En tous cas Adorno et Horkheimer sont parfaitement au courant de la thèse des « analystes » concernant les contradictions et les ruptures dans la composition et le style de l’Odyssée. Ils font même reposer sur elle leur propre thèse selon laquelle ces contradictions traduisent la tension entre le mythe et l’épopée, qui constitue à leurs yeux l’intérêt de l’épopée homérique : « Épopée et mythe sont deux concepts distincts, qui marquent deux phases d’un processus historique que l’on peut encore discerner dans la rédaction homérique aux points de jonction d’éléments disparates de l’Odyssée35. » (p. 50)
22Il faudrait également procéder à une enquête approfondie sur le rapport critique à Klages36, qui est directement lié à l’un des enjeux de la Dialektik der Aufklärung : arracher le mythe à sa réhabilitation par le fascisme – enjeu affirmé dès les deux premières pages, assez laborieuses parce qu’elles visent deux buts à la fois : reprendre de Nietzsche l’impulsion d’une critique de la rationalité moderne articulée avec une révolution de la philologie grecque et, en même temps, prendre la régression fasciste à son propre piège afin de montrer, par ce que Benjamin aurait appelé une « barbarie positive », qu’en tentant d’occulter « la présence de la pensée “éclairée” dans le passé le plus lointain », « elle offre la possibilité de déclencher à nouveau le processus qu’ils [les esprits archaïques d’aujourd’hui37] ont entrepris d’étouffer alors que sans le savoir ils le conduisent à son terme » (p. 52). Mais la ligne de l’argument n’en est pas moins claire : ce que les fascistes refusent chez Homère alors que Nietzsche l’y a bien vu, c’est le moment « démocratique » de l’affirmation du moi par l’épopée :
« Or, tandis que la relation de Nietzsche à l’Aufklärung et à travers elle à Homère reste ambivalente, tandis qu’il a perçu dans l’Aufklärung aussi bien le mouvement universel de l’esprit souverain, dont il se considérait comme l’ultime acteur, que le pouvoir “nihiliste”, hostile à la vie, seul le deuxième aspect est demeuré chez ses descendants préfascistes, perverti en idéologie. Cette dernière se transforme en glorification aveugle de la vie aveugle, à laquelle se voue la même pratique qui par ailleurs asservit tout ce qui vit. Cela se manifeste dans l’attitude des fascistes culturels à l’égard d’Homère. Ils flairent dans la représentation homérique des rapports féodaux quelque chose de démocratique, étiquettent son œuvre comme une œuvre de marins et de commerçants et rejettent l’épopée ionienne, qu’ils estiment trop rationnelle et relevant trop de la communication courante38. »
23L’argument d’Adorno et Horkheimer est que l’opposition fasciste du mythe et de la raison est intenable en raison même de ce qui leur est commun : la domination et l’exploitation (p. 52). C’est bien pourquoi Klages ne parvient pas à réhabiliter le mythe contre la magie et « à dégager du mythe un principe opposé à l’illusion de la domination de la nature par la magie » (p. 56, note 6). Le mythe primitif lui aussi recèle un élément mensonger (p. 52). La continuité que la Dialektik der Aufklärung établit entre le mythe et la raison repose sur la gestion de l’illusion de la domination par la ruse qui permet au sujet de réellement dominer et transforme alors l’illusion en tromperie, voire en charlatanerie (p. 57 sq.).
24C’est de la légendaire ruse d’Ulysse qu’Adorno et Horkheimer font la catégorie centrale d’un deuxième moment dans la première partie de la digression : « La ruse est le moyen dont dispose le moi aventureux pour se perdre afin de mieux se préserver. » (p. 55) La ruse est le moyen par lequel l’individu va affirmer sa maîtrise de soi et du monde – la « mesure » apollinienne. Elle est ce par quoi il va se rendre maître de l’équilibre en le tournant à son profit, c’est-à-dire en introduisant dans l’équilibre « deux poids, deux mesures ». Adorno et Horkheimer mènent la démonstration en commençant par le don et le contre-don39 [1]. La deuxième étape de la démonstration porte sur « la part de duperie dans le sacrifice » (p. 57) [2]. La troisième étape montre la persistance de la rationalité du sacrifice (p. 61 sq.) [3]. Le quatrième temps du raisonnement généralise la ruse et le sacrifice sous la forme moderne d’une théorie du contrat, formellement juste et pourtant inéquitable (« des revendications préhistoriques [Rechtsansprüche aus der Vorzeit] » [p. 65 sq.]) [4]. Mais si on a l’impression que le rusé Ulysse tourne le don, l’échange, le sacrifice et le contrat à son profit, en réalité le gain est l’envers d’une perte. Le jeu rusé de la raison avec l’irrationalité ne fait que révéler l’irrationalité réelle de la raison. Cet envers double les quatre moments précédemment identifiés.
25[1] À la lecture de l’Odyssée on prend effectivement la mesure du rôle déterminant que joue le don. Au livre V, après avoir demandé à Hermès de faire connaître à Calypso sa « volonté inflexible » – « Je veux le retour d’Ulysse »–, Zeus décrète que ce dernier abordera au bout de vingt jours au pays des Phéaciens « qui l’accueilleront comme un dieu et le ramèneront dans sa patrie après lui avoir donné plus de bronze, plus d’or, plus de vêtements qu’il n’en aurait emporté de Troie s’il en était revenu sans dommage avec son lot de butin. Car son destin est de revoir ceux qu’il aime et de rentrer dans sa maison à la haute toiture, au pays de ses pères40 ». Mauss s’est appliqué à élucider le phénomène des échanges « primitifs » à partir de leurs formes les plus matériellement saisissables. Lévi-Strauss lui reprochera d’avoir recherché le sens des échanges dans les croyances au lieu de se contenter de rendre compte de la structure et du dynamisme des structures sociales. À cet égard la Dialektik der Aufklärung est à mi-chemin entre Mauss et Lévi-Strauss. Elle cherche en effet la structure profonde – le « principe de l’équivalent » (p. 56) – qui serait sous-jacente à la pratique du potlatch, lors de laquelle, en effet, on échange d’une certaine façon en toute gratuité, c’est-à-dire selon une logique qui dépasse les nécessités de l’intérêt ou du troc. On échange – et c’est de toute évidence ce qui a incité Mauss à rechercher des principes religieux – des choses non équivalentes ou du moins la valeur des choses qu’on échange n’a pas de commune mesure pour celui qui donne et celui qui reçoit : « L’hôte reçoit, sous une forme réelle ou symbolique, l’équivalent de sa prestation, l’invité reçoit un viatique qui doit en principe lui permettre d’arriver jusque chez lui. » (p. 56) Cette logique particulière est transposée au niveau de la lutte des dieux entre eux, comme le notent pertinemment Adorno et Horkheimer. Poséidon se plaint de ce que Zeus a ordonné. C’est là, selon les auteurs, « le schéma magique de l’échange rationnel. » (p. 56) Et il en découlerait que vis-à-vis des dieux aussi les hommes échangent des choses inéchangeables et roulent par là les dieux dans la farine. C’est l’idée qui permet le passage au deuxième moment, « la part de duperie dans le sacrifice ».
26[2] « Les dieux sont détrônés par le système même qui permet de les honorer. » (p. 56) Si l’Odyssée est pour Adorno et Horkheimer si éclairante, c’est que les dieux grecs s’y comportent en fait comme des hommes ; ils ne sont que des personnages « magiques » représentant des processus tout à fait humains et rationnels. Ainsi Poséidon peut-il être « distrait » par une hécatombe ; ce sacrifice détourne son attention d’Ulysse. Il reçoit un don des hommes mais pendant ce temps d’autres hommes – et d’autres dieux – agissent à son insu. Adorno et Horkheimer en tirent trois conclusions qui vont toutes dans le même sens : à savoir que la pratique du sacrifice recouvre une démarche rationnelle qui en quelque sorte n’attend qu’à prendre conscience de soi. « Duperie, ruse et rationalité ne s’opposent pas simplement au caractère archaïque du sacrifice. » (p. 57) La rationalité est bien plutôt déjà présente dans le mythe, la ruse dans le sacrifice cultuel. La première conclusion porte sur l’institution cultuelle. Ceux qui célèbrent le sacrifice ont entre leurs mains le pouvoir de duper. Ce sont eux qui gèrent les « deux poids, deux mesures », tant vis-à-vis des dieux que vis-à-vis des croyants. La duperie, dit l’alinéa suivant, restera inséparable du sacrifice aussi longtemps que des individus seront sacrifiés au nom d’une communauté. Mais Ulysse, selon Adorno et Horkheimer, aurait franchi le pas qui sépare la masse des croyants et des victimes, d’une part, des prêtres d’autre part, « en calculant son propre sacrifice » ; il serait à la fois victime et prêtre. Par là même, deuxième conclusion, il élève « la part de duperie inhérente au sacrifice » au niveau de la conscience de soi (p. 57). La ruse est « le développement subjectif de la non-vérité objective du sacrifice qu’elle remplace » (p. 58), donc la maîtrise par le sujet de la « supercherie » inhérente à tout sacrifice. Pour Adorno et Horkheimer, il s’agit évidemment de réaffirmer leur interprétation de F Odyssée, selon laquelle Ulysse serait le prototype du sujet moderne, celui qui, en termes hégéliens, passe au stade du Soi. Dans ce monde mythique grec qui humanise les dieux et divinise les hommes, ce n’est pas sans raison qu’il a pu être considéré comme un dieu puisque les victimes sacrifiées étaient divinisées par le sacrifice. Mais dans le cas d’Ulysse ce processus se renverse. Il assume en effet la logique du sacrifice qui divinise la victime sacrifiée. Il est maître de la substitution dont en apparence il est la victime. Il en fait un instrument conscient du moi – un pouvoir de fictionaliser. Cette constatation bouleverse – troisième conclusion – la relation entre le sujet et la nature, le Soi et les puissances mythiques. La foi dans la valeur de substitution correspondait à l’idée que le pouvoir était du côté de la nature ; le Soi conscient de son pouvoir ne peut plus y souscrire. C’est pourquoi « chaque sacrifice est une restauration », la restauration d’un ordre déjà dépassé par l’avènement du Soi. Adorno et Horkheimer concèdent que par là le Soi inaugure une pratique religieuse qui consiste à répéter pour apprendre et endurer. Mais ils protestent, pour la même raison, contre Klages et consorts41, qui voient dans le mythe et le sacrifice une communication immédiate, non détériorée par l’esprit, entre le sujet et la nature.
27Après avoir ainsi reconstitué la logique de l’argument, il est assez inutile de s’attarder sur la page suivante, qui s’interroge sur la « vérité objective » qu’a pu posséder le sacrifice. Stefano Cochetti a montré qu’ils avaient pu trouver une persistance de l’explication rationnelle du cannibalisme chez Robert Lowie (qui fait partie des auteurs recensés par la Zeitschrift für Sozialforschung). Il est important de noter qu’ils insistent sur l’illusion : « Elle s’est sans doute révélée illusoire bien avant que ne se constituent les religions populaires mythiques. » (p. 59) Pour Adorno et Horkheimer – qui suivent sur ce point Wilamowitz42 – « l’hypothèse selon laquelle ce qui est aujourd’hui d’ordre idéologique pourrait avoir été un jour la vérité est trop naïve » (p. 59). Ce qui compte, c’est que cette illusion noue la persistance d’une forme de rationalité. Les sacrifices sont certes « irrationnels » mais ils ont pourtant « survécu à leur nécessité rationnelle spécifique ». La ruse est la gestion de cette rationalité irrationnelle.
28[3] La rationalité du sacrifice ainsi démontrée, ou plus exactement le sacrifice comme structure rationnelle ayant présidé à l’émergence du Soi, continuerait de dominer son mode de fonctionnement et la confirmation de sa conscience de soi. Telle est l’idée directrice du troisième moment de l’argumentation, selon lequel le Soi continue d’appliquer cette rationalité du sacrifice pour s’affirmer et doit donc à chaque fois troquer chacune de ses conquêtes contre un renoncement :
« L’individu rusé ne survit qu’au prix de son propre rêve, qu’il rachète en se démystifiant lui-même de la même façon qu’il démystifie les puissances extérieures. C’est qu’il ne peut jamais tout obtenir, il doit toujours savoir attendre, prendre patience, renoncer ; il ne doit pas goûter au lotus ni aux bœufs sacrés d’Hypérion, et quand il navigue dans les passes il doit intégrer dans ses calculs la perte de ses compagnons que Scylla arrache au navire. Il s’en tire, c’est sa façon de survivre, et toute la gloire qu’il en tire et que lui reconnaissent les autres ne fait que confirmer que la dignité de héros ne s’obtient que si l’aspiration au bonheur total, universel et sans partage accepte de s’humilier. Voilà quelle est la formule de la ruse d’Ulysse : en se pliant avec résignation aux règles de la nature, l’esprit instrumental, émancipé de la nature, paye à cette dernière son dû et, par là même, la dupe43. »
29[4] La première partie de la digression se conclut par une référence évidente à la critique marxienne des Robinsonnades de l’économie politique classique du xviiie siècle. Le texte auquel se réfèrent Adorno et Horkheimer est le début de l’« Introduction à la critique de l’économie politique » de 1857, où Marx affirme que l’homme est d’emblée zoon politikon et que le chasseur et le pêcheur isolés sont des produits de l’imagination du xviiie siècle. Le mythe de l’individu isolé (Marx utilise le terme « mythologisiert ») n’apparaît qu’à un stade de développement de la production bourgeoise – la libre concurrence – où l’individu isolé « apparaît détaché des liens naturels » et où la société et les autres hommes deviennent pour lui « un simple moyen de réaliser ses buts particuliers ». L’homme est « un animal qui ne peut s’isoler que dans la société44 ». Suivant Marx, Adorno et Horkheimer rappellent qu’il n’y a pas de production possible sans travail passé accumulé45 ; ce que Robinson et Vendredi ont sauvé du naufrage symbolise ce travail accumulé : « Ce qu’ils sauvent du naufrage pour l’utiliser dans de nouvelles entreprises symbolise de façon idéalisée cette vérité selon laquelle le chef d’entreprise n’a jamais affronté la concurrence en se servant uniquement de la force de ses bras. » (p. 69)
30Adorno et Horkheimer réaffirment ainsi leur thèse selon laquelle Ulysse est déjà le sujet bourgeois. Dans l’essai « Le concept d’“Aufklärung” » ils l’avaient rapproché plus prudemment du propriétaire foncier (« le propriétaire foncier qui fait travailler les autres » (p. 40) – le « paresseux propriétaire foncier », comme Marx l’appelle dans le premier Manuscrit parisien, où la propriété foncière est définie comme la « racine de la propriété privée »). Comparée avec les Manuscrits de 1844 et avec l’« Introduction à la critique de l’économie politique » de 1857, l’affirmation d’Adorno et Horkheimer apparaît cependant outrée. Si on y regarde de plus près on s’aperçoit qu’ils déplacent et faussent l’argumentation de Marx. D’abord Robinson est pour Marx une invention littéraire du xviiie siècle qui ne pouvait apparaître qu’à un stade développé de la production. C’est au contraire en négligeant que l’épopée homérique n’est pas une production littéraire moderne qu’Adorno et Horkheimer font d’Ulysse l’archétype réel du sujet bourgeois. En outre Marx se garde bien de gommer les différences entre les modes de production. Dans le premier manuscrit il souligne ce qui sépare la propriété foncière du capital : pour passer de l’une à l’autre il faut « que la suprématie46 du propriétaire apparaisse comme la pure suprématie du capital, dépouillée de toute teinture politique, que le rapport de propriétaire à ouvrier se réduise au rapport économique d’exploiteur à exploité47 ». Adorno et Horkheimer assimilent au contraire esclaves et prolétaires. Leur enjeu n’est en rien comparable à celui de Marx. Il ne s’agit pas pour eux de différencier des modes de production mais de dégager un principe général et commun à tous les modes de production : la domination. Certes Marx, dans l’« Introduction à la critique de l’économie politique » de 1857, admet que « toutes les époques de la production ont certains caractères communs, certaines déterminations communes ». Mais, ajoute-t-il :
« Cependant, cet universel, ou ce caractère commun isolé par comparaison, est lui-même un ensemble aux articulations multiples qui se scinde en des déterminations différentes. Une part de cet ensemble appartient à toutes les époques, une autre est commune à quelques-unes. Quelques déterminations seront communes à l’époque la plus moderne et à la plus ancienne. Aucune production n’est pensable sans elles ; seulement, si les langues les plus développées ont en commun avec les moins développées des lois et des déterminations, ce qui fait leur développement est précisément le fait qu’elles se distinguent de cet universel et de ce caractère commun48. »
31Plus loin, il dit encore plus clairement :
« L’économie bourgeoise fournit donc la clef de l’économie antique, etc. Mais en aucun cas à la manière des économistes, qui brouillent toutes les distinctions historiques et voient dans toutes les formes de société la forme de société bourgeoise. On peut comprendre le tribut, la dîme, etc. lorsque l’on connaît la rente foncière. Il n’y a pas de raison de les identifier49. »
32C’est très précisément ce que font Adorno et Horkheimer. Ils remplacent la méthode de l’économie politique que Marx expose dans l’« Introduction » de 1857, celle qui part des formes les plus développées de l’économie et trouve en elles la clé des formes antérieures selon la fameuse formule d’après laquelle « l’anatomie de l’homme est la clef de l’anatomie du singe50 », et non l’inverse, par une démarche archéologique qui entend dégager des structures pré- ou antéhistoriques profondes. Leur démarche archéologique n’a strictement rien de commun avec la méthode « post-historique » de Marx.
Notes de bas de page
1 Max Horkheimer, Theodor W. Adorno, Dialektik der Aufklärung, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1969, 21994, p. 50-69. Dans la suite de ce chapitre, toutes les pages données directement entre parenthèses dans le texte renvoient à cette édition ; les traductions sont les miennes. Les lecteurs non germanophones trouveront le passage commenté (« Digression I ») aux pages 58-91 de l’édition française parue chez Gallimard en 1974.
2 « Der Held der Abenteuer erweist sich als Urbild des bürgerlichen Individuums. » (p. 50)
3 « In der Tat erstrecken die Linien von Vernunft, Liberalität, Bürgerlichkeit sich unvergleichlich viel weiter, als die historische Vorstellung annimmt, die den Begrijfdes Bürgers erst vom Ende der mittelalterlichen Feudalität her datiert. » (p. 51)
4 Certaines citations et notes donnent même à penser que les deux auteurs ont constamment à l’esprit le Bildungsroman et en particulier le Wilhelm Meister de Goethe.
5 Max Horkheimer, Theodor W. Adorno, Dialektik der Aufklärung, p. 53. En contradiction avec La théorie du roman de Lukács qui, au début de sa deuxième partie, dans le chap. i qui traite de Don Quichotte comme de la « tragédie de l’idéalisme subjectif », oppose clairement l’Iliade au roman picaresque : « Achille ou Ulysse [...], précisément parce que les dieux n’ont pas à guider leur route, savent que ce soutien pourrait bien leur manquer, qu’à défaut d’une telle aide, ils resteraient sans force et sans secours devant des ennemis invincibles. Ainsi se trouve conservé un équilibre adéquat entre le monde objectif et le monde subjectif : le héros ressent à sa juste mesure la supériorité du monde extérieur auquel il se heurte ; mais en dépit de cette modestie intime, il est finalement en mesure de triompher, car, s’il dispose d’une force en elle-même moindre, c’est la puissance la plus élevée qui soit au monde qui la conduit vers la victoire ; de sorte qu’il n’y a pas seulement correspondance entre les rapports de force tels qu’ils sont représentés et tels qu’ils existent réellement, mais que les victoires et les défaites ne contrarient l’ordre du monde ni sur le plan du fait ni sur celui de la norme. Mais dès que ce sentiment instinctif de la distance, dont la force contribue de façon essentielle à la parfaite immanence de la vie, à la vigueur de l’épopée, fait défaut, la relation entre le monde subjectif et le monde objectif devient paradoxale. » (Georg Lukács, La théorie du roman, trad. fr. par Jean Clairevoye, Paris, Gonthier, 1971, p. 92 sq.)
6 « Die Irrfahrt von Troja nach Ithaka ist der Weg des leibhaft gegenüber der Naturgewalt unendlich schwachen und im Selbstbewußtsein erst sich bildenden Selbst durch die Mythen. » (p. 53)
7 Georg W.F. Hegel, Cours d’esthétique, trad. fr. par Jean-Pierre Lefebvre et Veronika von Schenck, Paris, Aubier, 1995-1997, t. II, p. 23 / Georg W.F. Hegel, Vorlesungen über die Ästhetik, in Werke, t. XIII, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1986, p. 26.
8 Georg W.F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, trad. fr. par Jean Hyppolite, Paris, Aubier-Montaigne, 1939-1941, t. II, p. 244.
9 « Vom Zorn des Achill und der Irrfahrt des Odysseus Singen ist bereits sehnsüchtige Stilisierung dessen, was sich nicht mehr singen läßt. » (p. 50)
10 Georg W.F. Hegel, Cours d’esthétique, trad. fr. par Jean-Pierre Lefebvre et Veronika von Schenck, Paris, Aubier, 1995-1997, t. III, p. 337 (trad. modifiée) / Georg W.F. Hegel, Vorlesungen über die Ästhetik, in Werke, t. XIII, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1986, p. 360.
11 « Der ehrwürdige Kosmos der sinnerfullten homerischen Welt offenbart sich als Leistung der ordnenden Vernunft, die den Mythos zerstört gerade vermöge der rationalen Ordnung, in der sie ihn spiegelt. » (p. 50)
12 « Im Gegensatz des einen überlebenden Ich zum vielfältigen Schicksal prägt sich derjenige der Aufklärung zum Mythos aus. » (p. 53)
13 Georg W.F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, trad. fr. par Jean Hyppolite, Paris, Aubier-Montaigne, 1939-1941, t. II, p. 247.
14 Georg W.F. Hegel, Cours d’esthétique, trad. fr. par Jean-Pierre Lefebvre et Veronika von Schenck, Paris, Aubier, 1995-1997, t. III, p. 341 / Georg W.F. Hegel, Vorlesungen über die Ästhetik, in Werke, t. XIII, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1986, p. 364.
15 Georg Lukács, La théorie du roman, trad. fr. par Jean Clairevoye, Paris, Gonthier, 1971, p. 20.
16 Georg Lukács, La théorie du roman, trad. fr. par Jean Clairevoye, Paris, Gonthier, 1971, p. 24.
17 « [...] das Wissen, in dem seine Identität besteht und das ihm zu überleben ermöglicht, hat seine Substanz an der Erfahrung des Vielfältigen, Ablenkenden, Auflösenden, und der wissend Überlebende ist zugleich der, welcher der Todesdrohung am verwegensten sich überlaßt, an der er zum Leben hart und stark wird. Das ist das Geheimnis im Prozefß zwischen Epos und Mythos : das Selbst macht nicht den starren Gegensatz zum Abenteuer aus, sondern formt in seiner Starrheit sich erst durch diesen Gegensatz, Einheit bloß in der Mannigfaltigkeit dessen, was jene Einheit verneint. » (p. 53 sq.)
18 « Die Abenteuer aber bedenken jeden Ort mit seinem Namen. Aus ihnen gerät die rationale Übersicht über den Raum. » (p. 53)
19 « [...] die innerliche Organisationsform von Individualität, Zeit » (p. 55). Voir Immanuel Kant, Critique de la raison pure, Esthétique transcendantale : « Le temps est la condition formelle a priori de tous les phénomènes en général. L’espace, comme forme pure de toute intuition externe, ne sert de condition a priori qu’aux phénomènes extérieurs. Au contraire, comme toutes les représentations, qu’elles aient ou non pour objet des choses extérieures, appartiennent toujours par elles-mêmes, en tant que déterminations de l’esprit, à un état intérieur, et que cet état intérieur, toujours soumis à la condition formelle de l’intuition interne, rentre ainsi dans le temps, le temps est une condition a priori de tous les phénomènes en général, la condition immédiate des phénomènes intérieurs de notre âme, la condition médiate des phénomènes extérieurs. » (trad. fr. par André Tremesaygues et Bernard Pacaud, Paris, Presses universitaires de France, 1971, p. 63)
20 « Odysseus, wie die Helden aller eigentlichen Romane nach ihm, wirft sich weg gleichsam, um sich zu gewinnen ; die Entfremdung von der Natur, die er leistet, vollzieht sich in der Preisgabe an die Natur, mit der er in jedem Abenteuer sich mißt, und ironisch triumphiert die Unerbittliche, der er befiehlt, indem er als Unerbittlicher nach Hause kommt, als Richter und Rächer der Erbe der Gewalten, denen er entrann. So sehr ist auf der homerischen Stufe die Identität des Selbst Funktion des Unidentischen, der dissoziierten, unartikulierten Mythen, daß sie diesen sich entlehnen muß. Noch ist die innerliche Organisationsform von Individualität, Zeit, so schwach, daß die Einheit der Abenteuer äußerlich, ihre Folge der räumliche Wechsel von Schauplätzen, den Orten von Lokalgottheiten bleibt, nach welchen der Sturm verschlägt. Wann immer das Selbst geschichtlich solche Schwächung später wiederum erfahren hat, oder die Darstellung solche Schwäche beim Leser voraussetzt, ist die Erzählung des Lebens abermals in die Abfolge von Abenteuem abgeglitten. Mühselig und widerruflich löst sich im Bilde der Reise historische Zeit ab aus dem Raum, dem unwiderruflichen Schema aller mythischen Zeit. » (p. 54 sq.)
21 Georg Lukács, La théorie du roman, trad. fr. par Jean Clairevoye, Paris, Gonthier, 1971, p. 21.
22 Georg W.F. Hegel, Cours d’esthétique, trad. fr. par Jean-Pierre Lefebvre et Veronika von Schenck, Paris, Aubier, 1995-1997, t. III, p. 318 f (trad. modifiée) / Georg W.E Hegel, Vorlesungen über die Ästhetik, in Werke, t. XIII, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1986, p. 340.
23 Georg W.F. Hegel, Cours d’esthétique, trad. fr. par Jean-Pierre Lefebvre et Veronika von Schenck, Paris, Aubier, 1995-1997, t. III, p. 337 (trad. modifiée) / Georg W.F. Hegel, Vorlesungen über die Ästhetik, in Werke, t. XIII, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1986, p. 360.
24 Georg Lukács, La théorie du roman, trad. fr. par Jean Clairevoye, Paris, Gonthier, 1971, p. 21.
25 Homère, Odyssée, V, trad. fr. par Victor Bérard, in Iliade. Odyssée, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1955, p. 629.
26 Homère, Odyssée, VI, trad. fr. par Victor Bérard, in Iliade. Odyssée, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1955, p. 636.
27 Homère, Odyssée, V, trad. fr. par Victor Bérard, in Iliade. Odyssée, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1955, p. 621.
28 Homère, Odyssée, V, trad. fr. par Victor Bérard, in Iliade. Odyssée, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1955, p. 621.
29 « Der apollinische Homer ist nur der Fortsetzer jenes allgemein menschlichen Kunstprozesses, dem wir die Individuation verdanken. » (p. 52)
30 Friedrich Nietzsche, Die Geburt der Tragödie, éd. par Alfred Bauemler, Stuttgart, Kröner, 1964, p. 63, ma traduction.
31 « Übermaß der Natur » (Friedrich Nietzsche, Die Geburt der Tragödie, éd. par Alfred Bauemler, Stuttgart, Kröner, 1964, p. 64).
32 Friedrich Nietzsche, Die Geburt der Tragödie, éd. par Alfred Bauemler, Stuttgart, Kröner, 1964, p. 110, ma traduction.
33 « Jenes ursprüngliche und allmächtige dionysische Element aus der Tragödie auszuscheiden und sie rein und neu auf undionysischer Kunst, Sitte und Weltbetrachtung aufzubauen – dies ist die jetzt in heller Beleuchtung sich uns enthüllende Tendenz des Euripides [...]. Welches Ziel – so müssen wir uns jetzt fragen – konnte die euripideische Absicht, das Drama allein auf das Undionysische zu gründen, in der höchsten Idealität ihrer Durchführung überhaupt haben ? Welche Form des Dramas blieb noch übrig, wenn es nicht aus dem Geburtsschoße der Musik, in jenem geheimnisvollen Zwielicht des Dionysischen geboren werden sollte ? Allein das dramatisierte Epos : in welchem apollinischen Kunstgebiete nun freilich die tragische Wirkung unerreichbar ist. » (Friedrich Nietzsche, Die Geburt der Tragödie, éd. par Alfred Bauemler, Stuttgart, Kröner, 1964, p. 111, ma traduction, je souligne)
34 Friedrich Nietzsche, Die Geburt der Tragödie, éd. par Alfred Bauemler, Stuttgart, Kröner, 1964, p. 141. Dans La théorie du roman aussi l’influence de Nietzsche est implicite mais considérable : le sage platonicien est « le dernier type humain » de l’esprit grec et chez Euripide « le drame cesse d’être tragique » (Georg Lukács, La théorie du roman, trad. fr. par Jean Clairevoye, Paris, Gonthier, 1971, p. 27 et p 32).
35 Quant aux références anthropo- et ethnologiques, je me suis prononcé sur elles ailleurs et je tiens l’étude de Stefano Cochetti (Mythos und Dialektik der Aufklärung, Königstein im Taunus, Anton Hain, 1985) pour intéressante mais non concluante dans la mesure où elle confronte la Dialektik der Aufklärung à l’état actuel de ces sciences et non à leur état autour de 1940. On peut néanmoins suivre Cochetti en ce qui concerne le noyau théorique de la première partie – la théorie du sacrifice. Voir Gérard Raulet, « Interdisciplinarité ou essayisme ? La “philosophie sociale” de la Dialektik der Aufklärung », in Manfred Gangl et Gérard Raulet (dir.), Jenseits instrumenteller Vernunfi. Kritische Studien zur Dialektik der Aufklärung, Bern, New York, Francfort-sur-le-Main, Peter Lang, 1998, p. 125-157.
36 Voir p. 56, note 6. Un premier pas en ce sens a été fait par Axel Honneth dans son article « “L’esprit et son objet” – Parentés anthropologiques entre la “dialectique de la raison” et la critique de la civilisation dans la philosophie de la vie », in Gérard Raulet (dir.), Weimar ou l’explosion de la modernité, Paris, Anthropos, 1984, p. 97-112.
37 Adorno et Horkheimer visent, notamment, Rudolf Borchardt mais aussi Ludwig Klages.
38 « Während jedoch Nietzsches Verhältnis zur Aufklärung, und damit zu Homer, selber zwiespältig blieb ; während er in der Aufklärung sowohl die universale Bewegung souveränen Geistes erblickte, als deren Vollender er sich empfand, wie die lebensfeindliche, „ nihilistische“Macht, ist bei seinen vorfaschistischen Nachfahren das zweite Moment allein übriggeblieben und zur Ideologie pervertiert. Diese wirdzum blinden Lob des blinden Lebens, dem die gleiche Praxis sich verschreibt, von der alles Lebendige unterdrückt wird. Das kommt an der Stellung der Kulturfaschisten zu Homer zum Ausdruck. Sie wittern in der homerischen Darstellung feudaler Verhältnisse ein Demokratisches, stempeln das Werk als eines von Seefahrern und Händlern und verwerfen das jonische Epos als allzu rationale Rede und geläufige Kommunikation. » (p. 51)
39 Impossible de dire à la lecture de ce passage (p. 55 sq.) s’ils ont recouru à Mauss.
40 Homère, Odyssée, V, 37-41, trad. fr. par Victor Bérard, in Iliade. Odyssée, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1955, p. 621 (trad. modifiée).
41 Voir la note 6, p. 56 sq.
42 Voir la note 10, p. 59 sq.
43 « Der Listige überlebt nur um den Preis seines eigenen Traums, den er abdingt, indem er wie die Gewalten draußen sich selbst entzaubert. Er eben kann nie das Ganze haben, er muß immer warten können, Geduld haben, verzichten, er darf nicht vom Lotos essen und nicht von den Rindern des heiligen Hyperion, und wenn er durch die Meerenge steuert, muß er den Verlust der Gefährten einkalkulieren, welche Szylla aus dem Schiff reißt. Er windet sich durch, das ist sein Überleben, und aller Ruhm, den er selbst und die andern ihm dabei gewähren, bestätigt bloß, daß die Heroenwürde nur gewonnen wird, indem der Drang zum ganzen, allgemeinen, ungeteilten Glück sich demütigt. Es ist die Formel für die List des Odysseus, daß der abgelöste, instrumentale Geist, indem er der Natur resigniert sich einschmiegt, dieser das Ihre gibt und sie eben dadurch betrügt. » (p. 65)
44 Karl Marx, « Introduction à la critique de l’économie politique » [1857], in Contribution à la critique de l’économie politique, trad. fr. par Guillaume Fondu et Jean Quétier, Paris, Éditions sociales, 2014, p. 32 (trad. modifiée).
45 Karl Marx : « Pas de production possible sans travail passé, amassé, ce travail ne fût-il que l’adresse accumulée et concentrée dans la main du sauvage par un exercice répété. » (« Introduction à la critique de l’économie politique » [1857], in Contribution à la critique de l’économie politique, trad. fr. par Guillaume Fondu et Jean Quétier, Paris, Éditions sociales, 2014, p. 33 sq., trad. modifiée)
46 Voir dans ce passage de la Dialektik der Aufklärung l’usage du terme Vormacht.
47 Karl Marx, Manuscrits de 1844, Premier manuscrit, trad. fr. par Émile Bottigelli, Paris, Éditions sociales, 1972, p. 51.
48 Karl Marx, « Introduction à la critique de l’économie politique » [1857], in Contribution à la critique de l’économie politique, trad. fr. par Guillaume Fondu et Jean Quétier, Paris, Éditions sociales, 2014, p. 33 (trad. modifiée).
49 Karl Marx, « Introduction à la critique de l’économie politique » [1857], in Contribution à la critique de l’économie politique, trad. fr. par Guillaume Fondu et Jean Quétier, Paris, Éditions sociales, 2014, p. 52 sq. (trad. modifiée).
50 Karl Marx, « Introduction à la critique de l’économie politique » [1857], in Contribution à la critique de l’économie politique, trad. fr. par Guillaume Fondu et Jean Quétier, Paris, Éditions sociales, 2014, p. 52 (trad. modifiée).
Auteur
Professeur d’histoire des idées allemandes à l’université Paris-Sorbonne, directeur avec Axel Honneth du programme ANR/ DFG CActuS (Critique, actualité, société – Actualité de la critique, Théorie de la société, sociologie et critique sociale en France et en Allemagne), auteur de Marxisme et théorie critique (avec Paul-Laurent Assoun), Paris, Payot, 1978, de Herbert Marcuse : philosophie de l’émancipation, Presses universitaires de France, 1992, et Le caractère destructeur : esthétique, théologie et politique chez Walter Benjamin, Paris, Aubier, 1997.
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