Raison et émancipation
p. 87-104
Texte intégral
La dialectique de la raison : histoire d’une réception
1La dialectique de la raison a été écrite par Max Horkheimer et Theodor W. Adorno entre 1939 et 1944, et publiée en 1947 par la maison d’édition Querido à Amsterdam. L’ouvrage consiste en un recueil d’essais et de notes qui ne sont pas immédiatement reliés les uns aux autres. Il est toutefois considéré comme « la publication la plus importante, et l’une des plus denses de la Théorie critique1 ». La réception du livre a connu des vicissitudes et a souvent été très critique. Dans les rares recensions de La dialectique de la raison parues dans les revues et les journaux allemands du début des années 1950, l’ouvrage a été caractérisé, en un sens plutôt critique, comme marxiste. La gauche hégélienne aurait, selon les termes de Max Bense2, « fusionné » avec l’Amérique pendant l’exil californien. Qu’entend-il par là ? Selon lui, cela a permis à un diagnostic sociologique et un schématisme dialectique donneur de leçons de survivre, alors qu’ils ne valaient plus rien pour comprendre la situation du monde moderne. François Bondy3, quant à lui, désigna le livre comme l’œuvre de deux marxistes d’élite qui ont fait l’erreur de considérer le marxisme comme la pierre de touche du monde capitaliste, alors que le marxisme est précisément ce qui doit être soumis à l’examen parce que le problème tragique de la fin de l’Aufklärung est suspendu à sa réalisation4. À peine deux décennies plus tard, pendant la révolte étudiante, nombreux sont ceux qui, à gauche, ont perçu La dialectique de la raison comme un livre qui propageait une idéologie bourgeoise ; la Théorie critique, parce qu’elle demeurait à distance de la praxis politique, a été considérée comme conservatrice. Dans les années 1980, une discussion intense a eu lieu à nouveau autour de l’ouvrage. Il s’est alors trouvé transposé dans le contexte des débats sur le postmoderne et la critique de la raison. Nietzsche, Heidegger, Derrida ou Foucault ont été considérés comme formant ou poursuivant le contexte philosophique, problématique parce qu’antirationnel ou irrationnel, dans lequel Horkheimer et Adorno s’étaient très tôt inscrits par leurs analyses. Tous ces auteurs se sont vus reprocher, à travers une sorte de théorie philosophique du totalitarisme, de contribuer à la « destruction de la raison » (Georg Lukács) et de poursuivre ainsi une tradition qui avait entraîné la catastrophe du fascisme. Habermas a critiqué le « scepticisme effréné vis-à-vis de la raison5 », qui devait conduire les deux auteurs à adopter une attitude de rejet de la science et de résignation, parce que la critique idéologique finissait par s’étendre au concept de raison lui-même : « Se tournant contre la raison – c’est-à-dire contre le fondement de sa propre validité –, la critique devient totale6 ».
2La critique vise le fait que la raison, en fin de compte, soumettrait tout à la logique identitaire de la manipulation (Verfügung) instrumentale et opérerait de façon totalitaire. Comme chez Nietzsche ou chez Foucault, on ne parviendrait alors plus à séparer les dimensions du pouvoir d’un côté et de la validité de la raison de l’autre ; il ne resterait alors aucun fondement solide pour des concepts rationnels (vernünftig) qui permettraient de sortir de ce cadre aporétique. Face à « cette absence de fondement », il a pu sembler logique que Horkheimer et Adorno aient par la suite renoncé à toute théorie ambitieuse de la société, voire qu’ils se soient rendus eux-mêmes incapables de la développer7. Il ne leur serait resté que le recours au préconceptuel, à l’impulsion mimétique, à la remémoration réflexive de la nature dans le sujet ; Adorno lui-même aurait persisté dans cette aporie avec les exercices spirituels de sa Dialectique négative ainsi que par le geste esthétisant de son mode d’écriture. Mais en tout cas, la Théorie critique n’aurait plus eu les moyens de se fonder elle-même. Selon Habermas, ce n’est donc pas pour des raisons uniquement historiques, mais également systématiques, que La dialectique de la raison est le livre le plus sombre de Horkheimer et d’Adorno. Ces derniers auraient perdu à jamais leur espérance dans la force libératrice du concept et auraient même en réalité succombé au désespoir. « Un tel état d’esprit, une telle attitude ne sont plus les nôtres8. »
3Cette critique va de pair avec une certaine construction de l’histoire de la Théorie critique. D’après celle-ci, la Théorie critique est le résultat d’une réflexion sur les défaites du projet socialiste de gauche du xxe siècle : l’ajournement de la révolution de 1918-1919 et, dans les années 1920, l’épuisement de la productivité capitaliste et la crise de l’économie mondiale, puis le fascisme et le stalinisme. On considère alors que la première Théorie critique n’était plus armée pour cette nouvelle expérience que représentait la formation de la démocratie et de l’État-providence après la Deuxième Guerre mondiale ; elle n’aurait pas eu suffisamment de force ni de confiance dans le potentiel rationnel de la culture bourgeoise. Au lieu de poursuivre le programme horkheimerien d’un matérialisme interdisciplinaire, qui se donnait pour objectif d’articuler la recherche philosophique et celle des sciences particulières, Horkheimer et Adorno se seraient résignés. S’ils avaient admis « les conséquences pratiques qu’entraînait le fait de renoncer à se rattacher aux sciences sociales, ils n’auraient pu rétablir après la guerre un Institut pour la recherche sociale9 ». Avec La dialectique de la raison, la Théorie critique abandonnerait ainsi de façon aporétique l’objectif d’une connaissance théorique et renoncerait à sa promesse initiale de promouvoir une recherche empirique compréhensive.
4À rebours de cette interprétation, je souhaiterais défendre l’argument selon lequel cet ouvrage constitue une étape cruciale et un tournant dans le développement théorique de la première Théorie critique, et qu’il ne renonce aucunement à la théorie10. C’est bien plutôt le contraire qui est vrai. Il ne s’agit ni d’un défaitisme de la raison, ni d’un tournant postmarxiste. Au moyen d’une réflexion critique sur les hypothèses théoriques de l’Aufklärung et du marxisme comme état avancé de l’Aufklärung, ainsi que par les analyses théoriques de l’industrie culturelle et de l’antisémitisme, les auteurs ne veulent rien moins que contribuer à un renouvellement de l’Aufklärung et du marxisme. Il s’agissait de comprendre les transformations de la société capitaliste ainsi que la praxis de l’Aufklärung dans cette nouvelle phase historique. La dialectique de la raison est devenue dans cette mesure un écrit programmatique qui devait être déterminant pour la suite du travail des auteurs.
L’erreur d’interprétation d’Habermas
5Habermas pose que Horkheimer et Adorno sont tombés dans une aporie en jetant le soupçon sur le concept de la raison et sur l’instrumentalisme des sciences modernes. Leur critique radicale de la raison n’avait plus les moyens de s’appuyer sur un concept de la raison susceptible d’être fondé rationnellement et qui parvienne surtout à justifier la critique. Habermas reprend pourtant à son compte, stricto sensu, l’argumentation que Horkheimer et Adorno ont eux-mêmes développée de façon critique contre les formes les plus récentes de la pensée bourgeoise – à savoir la critique du sens menée par la philosophie analytique du langage, l’intuitionnisme ou le pragmatisme. Ils observaient que la philosophie et les sciences dissolvent de fait les fondements conceptuels susceptibles de soutenir la production scientifique du savoir. Selon la compréhension que Horkheimer et Adorno avaient d’eux-mêmes, ce n’étaient pas eux qui, à cause de leur analyse, s’étaient retrouvés dans une aporie mais bien les sciences traditionnelles, c’est-à-dire les formes dominantes de la pensée rationnelle et de la domination de la nature. Par leur intrication avec la domination, les sciences sont contraintes de réprimer la raison, d’arrêter de penser et finalement d’abandonner la raison.
6La lecture que Habermas fait de La dialectique de la raison le conduit à commettre une erreur d’interprétation caractéristique. Mais celle-ci est le résultat d’une différence théorique et objective profonde entre lui et Horkheimer et Adorno. Habermas ne veut pas mettre en question la division du travail en fonction de laquelle se sont différenciées la raison pure, la raison pratique et la raison esthétique. Au contraire, c’est selon lui dans cette différenciation de la raison, courante depuis Kant, que réside la dignité propre à la modernité culturelle et il souhaite continuer à la développer11. Son but est d’endiguer les déséquilibres et les conséquences pathologiques suscités par les interventions de certains modes isolés de rationalité sur d’autres. C’est à cette fin qu’il déploie le concept de la raison communicationnelle et qu’il fonde la raison dans une pragmatique universelle décrivant les conditions générales et formelles d’une éthique de la discussion au sein de laquelle les usagers de la langue naturelle se reconnaissent réciproquement, en vertu de relations quasi contractuelles, comme des locuteurs raisonnables, libres et égaux. Les échanges de la communication quotidienne constituent ainsi dans le monde vécu une base commune à partir de laquelle les perturbations et les interventions colonisatrices des systèmes fonctionnels, qui dans les sociétés modernes sont appelées à se répéter fréquemment, sont corrigées ; elles ne sauraient être définitivement supprimées, mais peuvent être ramenées à un équilibre plus stable, moins pathologique.
7À l’inverse, ce n’est pas la Théorie critique, mais ce sont les sciences, que Horkheimer et Adorno voient se fourvoyer dans une aporie, et ce en vertu de l’évolution de la société. L’opération logique d’une fondation plus profonde de la raison, telle que l’a poursuivie Habermas et telle qu’elle a été pratiquée également par la tradition d’une critique du sens, propre à la philosophie analytique du langage, devait leur apparaître complètement insuffisante, puisque la question n’est certainement pas la logique mais la société elle-même. En outre, ils auraient eu des réticences à admettre l’idée que les systèmes fonctionnels de l’économie et de la politique opèrent de plus en plus d’incursions aveugles dans le monde vécu des hommes. La division sociale du travail qui pour Habermas, s’appuyant sur Max Weber, a des effets du point de vue de l’évolution et se prolonge jusqu’à l’intérieur des disciplines scientifiques n’est pas acceptée par Horkheimer et Adorno, mais constitue bien plutôt l’objet de leur critique. Selon eux, une critique et une transformation de la société et de la division sociale du travail sont nécessaires. C’est à cette critique et à cette transformation qu’ils veulent contribuer en analysant la structure aporétique de la raison.
La raison à l’époque bourgeoise
8Il ne fait aucun doute que la raison, selon la compréhension qu’en a Horkheimer, est le concept qui, plus que tout autre, caractérisait la compréhension de soi bourgeoise.
« Les concepts de base de la civilisation occidentale sont sur le point de s’effondrer. La nouvelle génération ne leur fait plus guère confiance. Le fascisme a renforcé sa méfiance. Le moment est venu de se poser la question de savoir jusqu’à quel point ces concepts sont encore tenables. Le concept de raison est central. La bourgeoisie ne connaît pas de plus haute idée. Il fallait que la raison règle les relations [Beziehungen] des hommes, qu’elle justifie toutes les créations qui sont exigées des individus ; bref, qu’elle accomplisse un travail d’esclave12. »
9Pour la bourgeoisie, dans sa première phase, la raison valait comme un concept objectif. Tous les rapports au sein desquels les hommes vivaient, devaient être organisés en toute liberté, selon des points de vue conformes à la raison13. Mais ce projet était voué à l’échec. Car dans les conditions d’une production privée destinée au marché anonyme et à l’appropriation privée de la richesse sociale, l’universel de la société et les calculs privés que font les bourgeois isolés pour leur conservation ne sauraient être réunis. C’est pourquoi les individus eux-mêmes demeurent intérieurement scindés en deux parties : l’une tend à la conservation de soi et au bonheur individuel ; par l’autre, l’individu s’efforce de vivre selon les règles de la loi générale. Cette scission est lourde de conséquences pour la raison, car celle-ci est déchirée par une contradiction interne : la raison vise un universel auquel elle ne saurait pourtant avoir accès et qu’elle ne peut contribuer à former. En même temps, la rationalisation affecte les individus et leurs intérêts particuliers de façon toujours plus générale et plus intensive. Centrée sur le sujet, formelle, la raison est circonscrite à des domaines spécifiques. D’une part, les principes de l’utilisation des ressources collectives, de la coopération, restent soumis aux buts privés des sciences et des techniques ; de l’autre, les principes universels de la morale et du droit relèvent des attributions d’organismes spécifiques. Les deux sphères apparaissent séparées. Suivant les perspectives de la domination, l’universel de la raison se segmente en des domaines spécifiques de la division sociale du travail et devient ainsi l’objet des compétences des experts. On perd alors de vue que la raison elle-même est intégrée dans la division sociale du travail et qu’elle lui est soumise. Ce sont précisément ces structures de coopération que Horkheimer voulait saisir de façon absolument matérialiste, et sans aucunement les approuver, comme les formes historiques concrètes de la raison.
« L’activité collective des hommes dans la société est le mode d’existence spécifique de leur raison, c’est par ces moyens qu’ils font usage de leurs forces et qu’ils confirment leur être. En même temps, cependant, l’ensemble de ce processus et de ses résultats leur apparaît comme quelque chose d’étranger, et, avec tout ce qu’il comporte de gaspillage d’énergie et de vies humaines, de guerres et de misères innombrables et absurdes, il prend figure de puissance naturelle immuable, de destin transcendant à l’humanité14. »
10La Théorie critique défend ainsi le projet d’une raison intégrale englobant l’ensemble de la société et plaide en faveur d’une attitude qui consiste à prendre pour objet la société comme totalité. La dichotomie de l’individu et de la société, la division du travail entre la tête et la main, le clivage des hommes en classes sociales, sexes, races ou groupes nationaux, est compris comme une résultante qui est fonction de « l’organisation mécaniquement déterminée par la somme de toutes les activités individuelles15 ». De telles dichotomies n’ont rien d’inévitable, car tout pourrait aussi « relever d’une décision systématique et d’un objectif conforme aux exigences de la raison16 ». Au sens fort, la théorie et la raison ne sauraient être comprises comme l’exercice d’une faculté spécifique, que la division du travail réserverait à certains groupes d’individus, ou comme une « activité professionnelle exploitable par la société17 ». Elles s’affranchissent des savoir-faire spécialisés de la production scientifique.
« Contrairement à ses administrateurs, la philosophie représente entre autres choses la pensée, dans la mesure où celle-ci ne capitule pas devant la division du travail qui domine et n’accepte pas qu’elle lui prescrive ses tâches. [...] Dans ce processus, elle n’ignore nullement la division du travail, telle qu’elle s’est développée sous la domination. Celle-ci affirmant que la division du travail est indispensable, la philosophie entreprend de démasquer son mensonge. Sans se laisser hypnotiser par sa surpuissance, elle la suit dans tous les coins et recoins de l’appareil social qu’a priori elle ne prétend ni assaillir ni diriger, mais comprendre tel qu’il est, sans succomber à la fascination qu’il exerce18. »
11La Théorie critique n’accepte pas la différenciation de la raison en des secteurs particuliers du savoir ni en des compétences et des activités professionnelles distinctes. Ce faisant, elle ne vise pas en soi le dépassement de la division du travail, mais elle l’appréhende et la met à l’épreuve du point de vue de la nécessité et de la liberté, de la domination et de la raison. Il n’est nullement besoin de refonder la raison, car celle-ci, dans la vie collective, ne cesse n’être exercée. Ce qui est en jeu, c’est bien plutôt l’analyse historique concrète des moments irrationnels de la division du travail existante et sa réorganisation selon des principes rationnels. « Tant que les hommes agissent comme les membres d’un organisme privé de raison, la raison ne peut devenir transparente à elle-même19. »
12Tant que la division sociale du travail, qui représente la forme concrète de la raison, est organisée de telle sorte qu’elle demeure en deçà de l’exigence de la raison, c’est-à-dire en deçà de l’exigence d’une organisation rationnelle de la division du travail à laquelle tous puissent prendre part en s’accordant librement, on restreint la raison et on lui porte atteinte. Une telle réflexion porte sur la division du travail dans la perspective « de la liberté intellectuelle et réelle20 ». Au moyen de cette réflexion, les acteurs sociaux accèdent par eux-mêmes à la capacité d’entretenir des rapports d’une nature nouvelle et autodéterminée. La raison fait l’épreuve de sa limitation à travers une division du travail qui oppose, dans la société, ceux qui dominent, qui disposent de la richesse, du bonheur et des compétences intellectuelles, à ceux qui sont victimes de la pauvreté et de la violence, qu’on prive d’éducation. Cette limitation ne reste pas extérieure à la raison et elle a des conséquences sur son développement. Car la raison est tout d’abord l’organe, propre aux hommes, de la conservation de soi, elle est un moment de leur nature et de leur capacité à se perpétuer. Ce qui implique ainsi, dans la mesure du possible, l’idée qu’ils ne peuvent se conserver qu’à la condition de coopérer. La raison renvoie donc toujours à l’universel. Cette contradiction entre la conservation de soi des individus isolés et la conservation de soi du Tout a échoué à se déployer durant de longues périodes de l’évolution de l’histoire universelle. Car ce que ceux qui dominaient faisaient pour leur conservation contribuait également par là même, en dépit de toutes les victimes, en dépit de toute la souffrance, à la survie des subordonnés.
13La raison, qui est donc liée pour Horkheimer et Adorno à l’existence de l’homme, est, au moins depuis le début des civilisations avancées, traversée et déterminée par la domination, car elle est d’abord la raison de ceux qui surent grâce à elle se conserver de façon particulariste, tout en faisant valoir que s’ils se conservaient eux et dominaient les autres, le Tout se conserverait également. La raison est devenue un moyen d’organiser les rapports de telle façon que ceux qui parlaient en son nom pouvaient exercer la domination. Autrement dit, ceux-ci organisent les rapports de telle sorte qu’ils reproduisent leur domination. La raison et la domination des intérêts particuliers en viennent alors à se fonder réciproquement.
« La domination confère à l’ensemble social où elle se fixe une cohésion et une force accrues. La division du travail à laquelle tend la domination sert à l’autoconservation du groupe dominé. Mais de ce fait, le groupe comme totalité, l’activité de la raison qui lui est immanente, entraînent nécessairement la réalisation du particulier. Pour l’individu, la domination incarne l’universel, la raison dans la réalité. Le pouvoir de tous les membres de la société qui en tant que tels n’ont pas d’autre issue, conflue, par la division du travail qui leur est imposée, dans la réalisation de la totalité, dont la rationalité se trouve du même coup multipliée. » (p. 38 sq.)
14Pour les inférieurs, les dominés, il était parfaitement raisonnable de s’intégrer à une division du travail, de se plier aux ordres de ceux qui contrôlent leur travail et d’accomplir les travaux subalternes et épuisants qui leur permettaient de conserver la vie, fût-ce au prix de la reproduction des rapports par lesquels ils continueraient à être dominés. Individus isolés, ils parvinrent de cette façon à conserver aussi bien leur vie que le Tout, et construisirent avec les dominants un système de culpabilité commun. Selon la compréhension qu’en a Horkheimer, la domination a pu avoir ceci de rationnel que les dominants, afin d’assurer la pérennité de leurs privilèges, ont organisé la vie de la collectivité de telle sorte que son intérêt corresponde aux leurs et qu’une grande partie des individus isolés puisse survivre. L’accord de l’intérêt universel avec celui des individus isolés n’est pas démocratique ni planifié, mais aveugle et violent. Les individus isolés ne peuvent survivre qu’à la condition de se conformer et de s’intégrer à la collectivité. Malgré tout, de nombreux individus sont et ont été sacrifiés au nom de la collectivité. Et aujourd’hui encore, nous continuons de le faire au nom de la nation, de l’État, du marché, de la compétitivité – pour la stabilité de l’Euro, nous tuons des hommes en Grèce ou en Espagne, et nous laissons des réfugiés mourir aux frontières de l’Europe au nom de la protection de la souveraineté étatique. Selon Horkheimer, qui de toute évidence fait ici écho à Marx, nous perpétuons ainsi les conditions barbares de la « préhistoire » (Vorgeschichte). La préhistoire, c’est la contrainte naturelle, l’assujettissement aux contraintes de l’appropriation de la nature à travers le travail. Cette appropriation a justement lieu sous le commandement du petit nombre de ceux qui, parce qu’ils disposent du savoir et des compétences organisationnelles, assurent l’autoconservation de tous. C’est ainsi que la contrainte naturelle se prolonge jusque dans la structuration de la société, jusque dans la psychologie des individus et le rapport que la société entretient avec la raison. « L’adaptation aussi complète que possible du sujet à l’autorité réifiée de l’économie, c’est là une des formes que prend la raison dans la réalité bourgeoise21. »
15Cette relation de l’universel et du particulier fournit également par là un critère auquel mesurer la rationalité des relations.
16À la différence d’une grande partie de l’orthodoxie marxiste, Horkheimer était en effet convaincu que la domination, à savoir « la scission, spécifique pour chaque époque », entre « dirigeants et exécutants22 », ne peut se maintenir exclusivement au moyen de la violence. L’autorité des dominants ne revêt en effet le caractère d’une nécessité objective qu’à la condition que la collectivité et les subalternes dépendent pour leur survie du triomphe de l’intérêt particulier des dominants.
« Pendant des périodes entières il était de l’intérêt des individus dominés de se soumettre, comme l’enfant a intérêt à une bonne éducation. C’était une condition nécessaire pour que les aptitudes des hommes puissent se développer. [...] C’est pourquoi l’autorité – l’état de dépendance accepté – peut représenter aussi bien des rapports progressistes, adéquats aux intérêts des individus en cause, favorables à l’épanouissement des forces humaines, que l’idée même de relations et de représentations sociales artificiellement maintenues, depuis longtemps erronées, qui vont à l’encontre des véritables intérêts de la collectivité23. »
17Les représentants de la Théorie critique considèrent les rapports bourgeois de leur temps comme inactuels et historiquement dépassés : ils sont constitués de telle manière qu’ils tirent parti de la richesse de la société, des sciences et de la technique pour faire obstacle à une liberté et à une émancipation possibles. Selon moi, cela ne veut pas dire qu’ils déplorent l’échec d’une révolution en Europe de l’Ouest à la fin de la Première Guerre mondiale et se résignent aux conséquences de cet échec. Tout à fait dans le sens de la tradition théorique matérialiste, ils entendent saisir les effets de cette conjoncture sur les concepts de la société bourgeoise et sur leur teneur émancipatrice ; ils veulent comprendre ses implications pour la praxis de la théorie marxiste et l’avenir de l’émancipation et élaborer une théorie de l’état actuel de la domination. C’est pourquoi ils articulent des arguments philosophiques et des analyses concrètes en un type spécifique de savoir qui ne relève finalement ni de la philosophie ni des sciences particulières.
Le renversement sans fin de l’Aufklärung
18Après la Première Guerre mondiale, c’est sa réorganisation qui permit à la société bourgeoise de survivre. Les processus culturels furent soumis aux intérêts des investisseurs et des décideurs qui avaient le pouvoir. Le mouvement ouvrier, les syndicats et les partis furent transformés en mécanismes destinés à maintenir la domination. Initialement, au cours de la phase historique où la bourgeoisie était une classe montante qui se battait contre l’autorité de la tradition pour avoir le droit d’organiser les rapports sociaux, elle revendiquait pour elle-même, au nom de l’humanité, de parler de la liberté, de l’égalité, du bonheur et de la raison, et contribuait par là à la compréhension de l’immanence radicale du monde et à la constitution de l’humanité comme sujet collectif24. Horkheimer et Adorno observent un changement brutal par rapport à cette période antérieure, un changement de fonction de la vérité et de la raison. La bourgeoisie n’a en effet pas renoncé à ses intérêts particuliers, et les divisions de l’humanité en religions, nations, races, sexes, peuples avancés et peuples arriérés, ont été conservées et sans cesse renouvelées. Les idéaux universels ont soit servi de moyens pour établir ces divisions, et ont alors vu leur contenu sapé, soit, comme dans le cas du fascisme, été complètement abandonnés. Pour les représentants de la première Théorie critique il était troublant de devoir constater qu’un aspect essentiel de la raison, à savoir le moment de la planification, pouvait, depuis les années 1930, servir de fondement à une extension et à un renouvellement de la domination. « À l’origine, chaque fois qu’une étape de la planification serait accomplie, une part de répression devait devenir superflue. En fait, la répression s’est toujours davantage cristallisée, dans le contrôle des plans25. »
19Ils observèrent ce phénomène aux États-Unis, en Union soviétique et dans l’Allemagne nazie. Ils avaient été visiblement impressionnés par les réflexions de Hans Freyer, un sociologue national-socialiste de premier plan qui défendait l’idée que ce ne sont pas les planificateurs qui dominent, mais les dominants qui planifient. Cela donna à Horkheimer l’occasion de repenser entièrement le concept de la raison et celui d’une totalité rationnellement organisée. Tout au contraire d’un état d’esprit résigné, il s’agissait d’une recherche sérieuse, visant à saisir la transformation qui affectait la fonction des concepts de raison et de totalité.
20Car si la société bourgeoise n’était plus déterminée par le marché, la concurrence ni la sphère de la distribution, c’est-à-dire pas non plus par les concepts juridiques adaptés au marché, à savoir l’égalité et la liberté ; si au contraire de grands monopoles et les agences de l’État autoritaire avaient le pouvoir de piloter la demande et la production, le comportement collectif et les modèles culturels, les syndicats et les partis ouvriers ; si donc les dominants se mettaient à exercer leur pouvoir pour planifier les rapports sociaux, comment continuer à prendre appui sur un des concepts centraux des mouvements d’émancipation ? Si la société bourgeoise se totalisait déjà par elle-même, comment postuler, au sens où l’entend Lukács, que l’émancipation a pour but la production d’une totalité ? C’est essentiellement dans la lecture assidue des Lumières françaises que Horkheimer a cherché une réponse à cette question. La Révolution française figurait selon lui, comme en un modèle réduit, l’histoire ultérieure de la société bourgeoise, sa transformation en État autoritaire. Il affirme que c’est sous Robespierre qu’elle est devenue, suivant sa tendance, totalitaire, mais aussi qu’elle a produit ces opposants de gauche à l’étatisme qui avaient pour but anti-autoritaire la constitution d’une société humaine, d’une démocratie sans classes exempte de travail salarié et dépourvue des instruments de la violence d’État26.
21Selon le point de vue de Horkheimer et Adorno, le rapport de la société bourgeoise à la raison, à la liberté ou à la totalité a subi ainsi une transformation profonde. Mais ce processus n’a pas affecté ces concepts de l’extérieur. Ils ont cessé de valoir, tels quels, comme concepts émancipatoires. L’histoire a bien plutôt révélé leur dialectique interne et rendu intelligible le fait que la raison est historiquement déterminée par l’état de la domination. Aussi longtemps que les dominants parvenaient à faire comprendre de façon convaincante que la collectivité ne pouvait survivre sans un commandement d’en haut, c’est l’intérêt d’un petit groupe de puissants qui était reconnu comme celui de la communauté universelle (après le déclenchement de la crise de 2008 le sauvetage des banques soi-disant « importantes pour le système » au profit d’un petit nombre de possesseurs de richesses illustre ce rapport dans le contexte actuel). Ce qui s’est produit avec la pensée libérale dans le national-socialisme, avec la pensée socialiste en Union soviétique – la totalisation d’un Tout qui a été privé de ses médiations internes –, était un moment de la raison et de sa dynamique historique. La raison pouvait à tout moment se renverser en mythe. À aucun moment de l’histoire, il n’a existé de raison exempte de domination, ou d’identité du sujet et de l’objet. Cette identité n’est d’ailleurs pas un but à viser. Il n’y a pas dans la raison d’origine innocente, il n’existe pas de pensée de l’être qui soit immobile, pas d’accès à la nature qui soit immédiat. Le premier moment d’adaptation à la nature, déjà, déterminé par l’impulsion de survivre, était Aufklärung. Et cette première Aufklärung était déjà domination. Un Je identique se constitue, qui, afin de se conserver, établit avec lui-même un rapport distant, stratégique, calculateur. La domination a pour objet ce « soi » tout autant que la nature, car le Moi identique veut de cette façon se rendre maître de lui-même et des choses, des situations, afin de survivre. Or dans ces processus d’adaptation, la vie se contente de passer : « La vie ne vit pas », dit Adorno citant Ferdinand Kürnberger dans les Minima moralia. Cette Aufklärung dominatrice affecte à la fin les concepts de l’Aufklärung eux-mêmes. Elle les interroge en cherchant à savoir si leur contenu spécifique – la liberté, l’égalité – bloque la capacité d’apprentissage et d’adaptation qui est celle des individus et de la société. C’est ainsi que l’Aufklärung, par un geste radical, se retourne de façon réflexive sur ses propres fondements conceptuels. L’Aufklärung devient totalitaire. La domination pénètre le Tout et le prend sous sa coupe. La totalité se révèle être un effort bourgeois pour ne rien laisser au dehors, et si elle ne nie pas les contradictions sociales, du moins fait-elle le maximum pour tout intégrer au sein d’une unité contraignante et en même temps logique et systématique de la société, produite par la raison identifiante. Tout intégrer – même ce reste qui, indéfiniment, résiste à son absorption. Le penseur bourgeois le plus radical de ce concept affirmatif, intégrateur, de raison, de contradiction et de totalité est Hegel. C’est pourquoi la confrontation critique avec lui et l’élaboration d’une dialectique et d’une totalité négatives sont au cœur des travaux d’Adorno après son retour d’exil. Bien entendu, pour Horkheimer et Adorno il ne s’agit pas d’exercices spirituels sur le désespoir, mais d’un effort pour poursuivre et renouveler, de façon non naïve et critique, la théorie marxiste de la société dans une direction matérialiste critique.
L’optimisme paradoxal de La dialectique de la raison
22Je défends ainsi l’idée selon laquelle c’est précisément cette démarche qui fait de La dialectique de la raison un ouvrage profondément critique et bel et bien optimiste, parce que ses auteurs ont su discerner, dans une situation historique plus que sombre, la possibilité de la libération. L’argument de Horkheimer et Adorno est que la raison, du point de vue de l’histoire universelle, est demeurée sous l’emprise de la domination, que cette raison a indéfiniment viré à nouveau dans le mythe, et que le mythe a de son côté toujours été Aufklärung. Si les choses se présentent bien ainsi, il faudrait alors s’attendre à l’avenir à ce que de tels renversements se reproduisent inévitablement dans un sens comme dans un autre. Nous ne cesserions de défendre le progrès du savoir et l’idée d’une Aufklärung éclairant les hommes, et il y aurait toujours des retours en arrière. Cela ne signifie rien d’autre que le fait que l’horizon dans lequel se déploie l’Aufklärung est encore mythique dans la mesure où le mythe se caractérise par une sorte de temporalité immobile, un retour du toujours identique. Il peut certes y avoir du progrès, mais c’est toujours la même loi qui règne depuis l’époque d’Adam ; le Tout lui-même n’avance pas. Nous devrons indéfiniment faire rouler le rocher jusqu’au sommet de la montagne.
23Nous pourrions nous accommoder d’un tel destin : après le fascisme et la Shoah, la démocratie de l’État-providence et le renforcement des droits civiques sociaux, nous aurions la vague anti-Aufklärung des contre-Lumières visant à la déconstruction néolibérale de l’État social, le populisme de droite prônant un racisme culturel et le déplacement du génocide en d’autres endroits du monde. Peut-être viendra ensuite, derechef, une vague nouvelle d’Aufklärung. Qu’en est-il toutefois des innombrables victimes anonymes de cette histoire cyclique et de ces mouvements de crises sur le long terme ? Combien d’efforts en coûtera-t-il aux survivants, ne serait-ce que pour rétablir le statu quo ante, pour endiguer les destructions de la nature, pour modérer les habitudes, éliminer la misère, guérir les traumatismes ?
24Horkheimer et Adorno, dans La dialectique de la raison, nous apportent une autre perspective. Lorsqu’ils se tournent vers la dialectique de la raison, c’est avec l’objectif manifeste de contribuer à libérer la raison de ce contexte mythique, de la sauver d’elle-même et de la catastrophe dans laquelle, dans l’histoire de l’humanité, elle s’est trouvée jusqu’ici enfermée. L’émancipation de l’humanité ne peut réussir que si, une fois pour toutes, la raison et tout ce qu’elle contient conceptuellement ne retombent plus de façon compulsive dans le mythe ; que s’il lui est donné la possibilité de se dégager de l’emprise magique qu’exerce sur elle la nature, dans laquelle l’Aufklärung, en se livrant à la praxis dominatrice de la domination de la nature, est toujours empêtrée. La question n’est donc pas de mieux administrer ces renversements de l’Aufklärung dans le mythe et du mythe dans l’Aufklärung, ni même de créer des structures résilientes offrant une résistance au moins progressive aux rechutes de la civilisation. Il est certain qu’il s’agit aussi de saboter l’engrenage, de produire des non-contemporanéités pouvant devenir des « restes de liberté27 ». Mais du point de vue de l’histoire universelle, l’objectif est bien plus ambitieux que de faire face à la nouvelle vague d’événements mythiques et terribles au moyen des mesures d’austérité ou de prospérité propres à l’État-providence. Étant donné que l’Aufklärung, sous sa forme libérale comme dans son prolongement socialiste, s’est retournée en une forme autoritaire et a donné un nouvel élan au mythe, il s’agit de continuer à la penser de telle sorte que l’humanité parvienne enfin d’elle-même à sortir de cette dialectique de la raison et à laisser derrière elle son moment d’histoire de la nature : sa préhistoire. C’est là la conception de la dialectique négative, une conception qui saisit la dialectique et les contradictions sociales sous la perspective de leur dépassement historique. Mais c’est pourtant un trait caractéristique de la Théorie critique que d’attendre de telles transformations – en partie, mais pas seulement – de l’intérieur de la philosophie et de la pensée. Elle n’entend pas reformuler, sur le plan philosophique, le concept de la raison ; elle ne veut pas le refonder ni se penser à partir de fondements normatifs qu’elle établirait plus profondément. Le prix d’une universalité que l’on fonderait ainsi serait finalement une plus grande formalisation de la raison visant à permettre l’inclusion de tous les individus dans la société traversée de contradictions. Cela revient à supposer que la raison n’a plus la force d’obliger. Au contraire, l’état de la raison et des concepts dans le contexte de la division sociale du travail doit faire l’objet d’une réflexion. Horkheimer et Adorno cherchent en effet à déterminer les possibilités d’une praxis théorique dans les constellations historiques de la raison du point de vue d’une théorie de la société. La contrainte de l’adaptation à la nature est historiquement obsolète : les forces productives se sont développées dans une mesure telle que tous les hommes pourraient vivre à l’abri de la nécessité matérielle et que des contradictions profondes, constitutives de la société, pourraient être dépassées depuis longtemps. Il n’y a plus de fondement rationnel à la domination, aucun intérêt particulier ne peut plus invoquer le fait que la survie de l’espèce soit uniquement assurée sous sa direction. À l’inverse, à chaque fois qu’un tel universel particulier est revendiqué, il empêche l’humanité de se constituer en une universalité réconciliée. Selon cette thèse un nouveau concept de raison se prépare du point de vue de l’histoire universelle, grâce à l’évolution matérielle qui a été mise en branle par la domination elle-même. Ce concept n’identifie plus le sujet et l’objet et libère le non-identique.
Retrouver prise sur la société ?
25Horkheimer et Adorno développent cette réflexion dans la conclusion du chapitre « Le concept d’“Aufklärung” ». Si la « violence que le système déploie sur les hommes augmente à chaque pas qui les conduit hors de la violence de la nature », alors « l’absurdité de cet état de choses [...] dénonce comme désuète la raison de la société rationnelle » (p. 54). La nature non réconciliée s’étend jusque dans la pensée qui s’avère être domination. Pourtant la pensée, la raison, l’esprit, font signe, à partir d’eux-mêmes, vers l’Universel. « Le seigneur ne peut réprimer le valet comme il le souhaite » (p. 52).
« Les instruments de la domination – langage, armes, machines – qui doivent appréhender tout le monde, doivent se laisser appréhender par tous. C’est ainsi que le moment de la rationalité – qu’implique toute domination – s’affirme dans sa différence par rapport à celle-ci. » (p. 53)
26Si la pensée est née de la domination sur la nature et les hommes, alors elle inclut par conséquent aussi à tout moment la critique de la domination. « L’origine de la pensée dans la particularité et sa perspective universelle sont depuis toujours inséparables » (p. 53). En raison du développement capitaliste de l’industrie et de la machinerie, « la perspective de l’universel, la réalisation sociale de la pensée » (p. 53), s’est ouverte en grand dans les conditions contemporaines : la pensée coagulée dans les appareils et la pensée vivante peuvent se réconcilier. Cela est en outre possible parce que les dominants eux-mêmes, en raison de ce niveau de développement, renient la pensée : toute revendication d’universalité montrerait que la domination, et avec elle la division du travail telle qu’on en hérite, sont obsolètes. Pour cette raison, les dominants abandonnent la raison, l’universalité qui est contenue en elle, et se retranchent dans le mythe (les mythes de la race, de l’État, de la technique, de l’assurance du salut, et du succès). Ce ne seraient plus les « lois objectives du marché, qui règnent sur les actions des entrepreneurs et conduisent à la catastrophe », c’est la décision consciente des directeurs généraux qui, résultant de l’ancienne loi de la valeur, l’exécuterait. Les dominants ne croiraient plus à aucune nécessité objective, ils se mettraient en scène comme les ingénieurs de l’histoire universelle. Cette analyse de Horkheimer et Adorno signifie que les dominants, perpétuant la contrainte aveugle de la nature, dominent de façon délibérée, c’est-à-dire dans une certaine mesure librement, et qu’ils ne sont même plus convaincus eux-mêmes par l’universalité et la nécessité de leur action pour la survie du Tout. Ils se révèlent incapables d’agir eu égard à la crise de l’économie mondiale, de la catastrophe climatique ou des flux massifs de réfugiés. Pourtant, bien qu’ils n’aient pas de solutions, ils ne veulent pas renoncer à leur mode de vie particulariste ni à leurs avantages, mais s’efforcent de les sauver avec des mesures particularistes (les « gated communities », le populisme de droite). Le potentiel créateur et rationnel de la domination serait pour cette raison historiquement épuisé. Jusqu’ici, en dépit de toute la misère, la domination aurait contribué à la conservation de la société et déployé à une échelle considérable l’aptitude à dominer la nature. L’opposition de la puissance et de l’impuissance croît à l’infini, à mesure que se développe la capacité à éliminer définitivement la misère. C’est pourquoi la raison, la pensée, sont libérées du rapport de contrainte immédiat en même temps que de la conservation de soi et de la domination. Cela permet à la raison de prendre conscience des aspects d’elle-même qui sont liés à la domination.
27Pour Horkheimer et Adorno, et cela peut sembler paradoxal, on parvient à se dégager de l’emprise magique de la nature à la condition que la pensée ou la raison, par un processus d’autoréflexion, se saisissent elles-mêmes comme nature et procèdent par conséquent en même temps à un retour dans la nature. Il s’agit là manifestement d’une forme spécifique de l’autoréflexion. L’Aufklärung, prenant conscience qu’elle est elle-même nature, découvre que la science, la technique, le Je et son « Soi » s’efforçant de s’autoconserver, sont des formes de la domination de la nature, que l’Aufklärung même est domination. La raison s’assure ainsi, par sa propre autocritique, que sa distance à la nature et son ambition de dominer – qui se prolonge dans la domination sur les hommes, dans la structuration des relations et des individus comme dans la mise en forme de leur manière de penser et de se comporter – ont toujours été fausses historiquement, et qu’elles ne sont pas davantage pertinentes aujourd’hui.
28Horkheimer et Adorno n’ont pas renoncé à la théorie ni à la perspective de l’émancipation. C’est le contraire qui est vrai, ce dont atteste leur pratique d’enseignement à l’université de Francfort ainsi que leur vibrant plaidoyer pour la pratique théorique lors de la confrontation au mouvement étudiant de protestation qu’ils ont, tout en le critiquant, toujours soutenu28. Horkheimer et Adorno ont ainsi poursuivi leur programme. Comme ils l’ont écrit, ils veulent au moyen d’une « théorie intransigeante » mettre au point une « praxis véritablement transformatrice » qui soit susceptible de liquider la domination (p. 56). Cette théorie intransigeante réfléchit aux vestiges mythologiques qui persistent jusque dans la tradition de la Théorie critique de la société elle-même. La critique porte ainsi sur les réflexions que développe Marx au livre III du Capital, quand il distingue entre un royaume de la nécessité et un royaume de la liberté et défend l’idée qu’on peut certes contenir le royaume de la nécessité, le réorganiser différemment, mais qu’on ne peut le supprimer. Horkheimer et Adorno critiquent le fait que la tradition socialiste a, en s’appuyant sur ce passage de Marx, élevé pour toujours la nécessité, au sens de l’appropriation dominatrice de la nature, au niveau de la base, et a ainsi sacrifié l’esprit. Ici encore, la nature est posée comme absolument étrangère et on considère quelle phagocyte la liberté. Il est évident que la critique de Horkheimer et Adorno vise aussi bien la tradition sociale-démocrate représentée par Eduard Bernstein que la conception stalinienne du matérialisme dialectique. D’après les deux auteurs, un matérialisme dialectique négatif a pour objectif de vaincre la force déterminante qu’exercent la base et la nécessité. L’Aufklärung ne saurait selon eux renoncer à sa réalisation et a le devoir de faire valoir, de façon absolument antitotalitaire, le singulier. Adorno va formuler cela bien plus tard de la manière suivante : « La réalisation du matérialisme signifie sa propre abolition, c’est-à-dire l’abolition de la dépendance aveugle [des hommes] à l’égard des conditions matérielles29 ».
Notes de bas de page
1 Gunzelin Schmid Noerr, « Nachwort des Herausgebers. Die Stellung der Dialektik der Aufklärung in der Entwicklung der Kritischen Theorie », in Max Horkheimer, Gesammelte Schriften, vol. V, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1987, p. 423.
2 Max Bense (1910-1990) est un philosophe et écrivain allemand qui a travaillé en philosophie des sciences et en logique, mais aussi en esthétique.
3 François Bondy (1915-2003) est un intellectuel suisse, journaliste et écrivain.
4 Pour approfondir ce point, voir Alex Demirović, Der nonkonformistische Intellektuelle. Die Entwicklung der Kritischen Theorie zur Frankfurter Schule, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1999.
5 Jürgen Habermas, Le discours philosophique de la modernité, trad. fr. par Christian Bouchindhomme et Rainer Rochlitz, Paris, Gallimard, 1988, p. 155.
6 Jürgen Habermas, Le discours philosophique de la modernité, trad. fr. par Christian Bouchindhomme et Rainer Rochlitz, Paris, Gallimard, 1988, p. 142.
7 Jürgen Habermas, Le discours philosophique de la modernité, trad. fr. par Christian Bouchindhomme et Rainer Rochlitz, Paris, Gallimard, 1988, p. 153
8 Jürgen Habermas, Le discours philosophique de la modernité, trad. fr. par Christian Bouchindhomme et Rainer Rochlitz, Paris, Gallimard, 1988, p. 128
9 Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, t. I : Rationalité de l’agir et rationalisation de la société, trad. fr. par Jean-Marc Ferry, Paris, Fayard, 1987, p. 390.
10 Alex Demirović, Der nonkonformistische Intellektuelle. Die Entwicklung der Kritischen Theorie zur Frankfurter Schule, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1999.
11 Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, t. I : Rationalité de l’agir et rationalisation de la société, trad. fr. par Jean-Marc Ferry, Paris, Fayard, 1987.
12 Max Horkheimer, Raison et conservation de soi, trad. fr. par Jacques Laizé, in Éclipse de la raison, Paris, Payot, 1974, p. 199.
13 Max Horkheimer, « Autorité et famille », in Théorie traditionnelle et théorie critique, trad.fr. par Claude Maillard et Sibylle Muller, Paris, Gallimard, 1996, p. 229-320.
14 Max Horkheimer, « Théorie traditionnelle et théorie critique », in Théorie traditionnelle et théorie critique, trad. fr. par Claude Maillard et Sibylle Muller, Paris, Gallimard, 1996, p. 34 (trad. modifiée).
15 Max Horkheimer, « Théorie traditionnelle et théorie critique », in Théorie traditionnelle et théorie critique, trad. fr. par Claude Maillard et Sibylle Muller, Paris, Gallimard, 1996, p. 38 sq.
16 Max Horkheimer, « Théorie traditionnelle et théorie critique », in Théorie traditionnelle et théorie critique, trad. fr. par Claude Maillard et Sibylle Muller, Paris, Gallimard, 1996, p. 39 (trad. modifiée).
17 Max Horkheimer, « Théorie traditionnelle et théorie critique », in Théorie traditionnelle et théorie critique, trad. fr. par Claude Maillard et Sibylle Muller, Paris, Gallimard, 1996, p. 40.
18 Max Horkheimer, Theodor W. Adorno, « Philosophie et division du travail », in « Notes et esquisses », in La dialectique de la Raison. Fragments philosophiques, trad. fr. par Éliane Kaufholz, Paris, Gallimard, 1974, p. 265 (trad. modifiée).
19 Max Horkheimer, « Théorie traditionnelle et théorie critique », in Théorie traditionnelle et théorie critique, trad. fr. par Claude Maillard et Sibylle Muller, Paris, Gallimard, 1996, p. 40.
20 Max Horkheimer, Theodor W. Adorno, La dialectique de la Raison. Fragments philosophiques, trad. fr. par Éliane Kaufholz, Paris, Gallimard, 1974, p. 265. Toutes les pages données directement entre parenthèses dans la suite du chapitre renvoient à cette édition ; la traduction a souvent été modifiée.
21 Max Horkheimer, « Autorité et famille », in Théorie traditionnelle et théorie critique, trad.fr. par Claude Maillard et Sibylle Muller, Paris, Gallimard, 1996, p. 270.
22 Max Horkheimer, « Autorité et famille », in Théorie traditionnelle et théorie critique, trad.fr. par Claude Maillard et Sibylle Muller, Paris, Gallimard, 1996, p. 238.
23 Max Horkheimer, « Autorité et famille », in Théorie traditionnelle et théorie critique, trad.fr. par Claude Maillard et Sibylle Muller, Paris, Gallimard, 1996, p. 256.
24 Max Horkheimer, « Autorité et famille », in Théorie traditionnelle et théorie critique, trad.fr. par Claude Maillard et Sibylle Muller, Paris, Gallimard, 1996, p. 258.
25 Max Horkheimer, « L’État autoritaire », in Théorie critique. Essais, trad. fr. par le Groupe de traduction du Collège de Philosophie, Paris, Payot, 2009, p. 319.
26 Max Horkheimer, « L’État autoritaire », in Théorie critique. Essais, trad. fr. par le Groupe de traduction du Collège de Philosophie, Paris, Payot, 2009, p. 307 et 318.
27 Max Horkheimer, Theodor W. Adorno, « Zur Neuausgabe », in Max Horkheimer, Gesammelte Schriften, vol. V : Dialektik der Aufklärung und Schriften 1940-1950, éd. par Alfred Schmidt et Gunzelin Schmid Noerr, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1987, p. 13.
28 Pour une analyse détaillée, voir Alex Demirović, Der nonkonformistische Intellektuelle. Die Entwicklung der Kritischen Theorie zur Frankfurter Schule, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1999.
29 Theodor W. Adorno, Modèles critiques : interventions, répliques, trad. fr. par Éliane Kaufholz et Marc Jimenez, Paris, Payot, 2003, p. 23.
Auteur
Chercheur en philosophie et en sciences sociales, a écrit Der nonkonformistische Intellektuelle : Die Entwicklung der Kritischen Theorie zur Frankfurter Schule, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1999, et a dirigé Modelle kritischer Gesellschaftstheorie : Traditionen und Perspektiven der kritischen Theorie, Stuttgart, J.B. Metzler Verlag, 2003.
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