Généalogie et historicisme critique : deux modèles de l’Aufklärung dans les écrits de Horkheimer et Adorno
p. 45-68
Texte intégral
1Dans la façon de considérer l’histoire de la Théorie critique prévalant aujourd’hui, La dialectique de la raison1 fait généralement office de magnum opus de la « première génération » de « l’École de Francfort ». L’un des nombreux problèmes soulevés par ce point de vue tient à ce qu’il obscurcit les divergences importantes qui existaient entre Horkheimer et Adorno à la fin des années 1920 et 1930, et les déplacements importants survenus dans la conceptualisation d’ensemble de la Théorie critique dans les années 1930 et 1940. Dans ce qui suit, j’examinerai en détails l’une des divergences frappantes qui se dessine dans les années 1930 entre le concept d’Aufklärung de Horkheimer et celui d’Adorno, et comment ces divergences ont été en partie résolues dans La dialectique de la raison, de par l’infléchissement de la position de Horkheimer en faveur de celle d’Adorno2. Après avoir brossé une brève présentation de l’interprétation de l’Aufklärung historique dans l’Europe moderne proposée par Horkheimer, j’examinerai le nouveau concept d’Aufklärung que Horkheimer et Adorno introduisent ensuite dans La dialectique de la raison. Alors que Horkheimer insiste dans ses premiers écrits sur le caractère critique et anti-autoritaire de l’Aufklärung historique – tout particulièrement en France –, au contraire, Horkheimer et Adorno ensemble mettent l’accent sur les aspects répressifs, voire « totalitaires » de l’Aufklärung, qu’ils envisagent désormais comme une forme de rationalité bourgeoise propre à la civilisation occidentale prise comme un tout. En dépit de la prépondérance de ce second concept dans La dialectique de la raison, j’aimerais également montrer qu’on trouve dans ce texte des traces non négligeables du concept forgé antérieurement par Horkheimer. Comme nous le verrons, Horkheimer et Adorno envisageaient La dialectique de la raison comme la première étape d’un projet plus large consistant à préparer le terrain à un concept d’Aufklärung qui soit plus positif, et plus authentiquement critique et émancipateur, projet qu’ils n’ont cependant jamais mené à bien. J’aimerais avancer ici l’idée que, pour ceux qui souhaiteraient donner une suite aux efforts que Horkheimer et Adorno ont fournis, de manière impressionnante, pour développer un concept émancipateur d’Aufklärung et une théorie critique de la domination sociale dans les sociétés capitalistes modernes, un réexamen du modèle historico-critique de l’Aufklärung tel qu’on le trouve dans les premiers écrits de Horkheimer offre un point de départ plus prometteur que le concept généalogique d’Aufklärung qui prend ensuite le pas dans leurs écrits du milieu des années 1940.
***
2Examinons rapidement l’interprétation de l’Aufklärung historique telle qu’on la trouve dans les premiers écrits de Horkheimer. Dans ce qui suit, je m’appuie principalement sur une série de cours sur l’histoire de la philosophie moderne donnés par Horkheimer à la fin des années 19203 ; toutefois le modèle d’Aufklärung que l’on y trouve reste relativement constant jusqu’à la fin des années 19304. Alors que de nombreux spécialistes ont souligné l’unité d’ensemble de l’Aufklärung5, Horkheimer, à ses débuts, insiste sur son caractère disparate, variable selon le contexte national. Il fait remonter les causes de ces différences au développement inégal de la société bourgeoise en Angleterre, en France et dans l’Europe centrale germanophone6. Il avance que si l’Aufklärung a atteint sa forme paradigmatique avec les Lumières françaises, cela tient à la constellation particulière des forces sociales, économiques et politiques alors en présence. Contrairement à l’Angleterre qui avait déjà réalisé une révolution politique bourgeoise en 1688 et qui était déjà bien engagée dans la mise en place d’une société de marché moderne au cours du xviiie siècle, la France accusait un retard dans l’établissement d’institutions politiques bourgeoises. C’était le cas aussi, de manière plus prononcée encore, dans les principautés fragmentées de l’Europe centrale allemande. La société bourgeoise ayant déjà établi sa domination en Angleterre au cours du xviiie siècle, la pensée formée par l’Enlightenment du xviiie siècle ne présentait pas les tendances politiques prononcées et souvent radicales qui ont été la marque des Lumières françaises. Horkheimer attire l’attention sur les aspects positifs de l’économie politique britannique à la même époque et sur le scepticisme résigné de David Hume, dans lesquels il voit les symptômes d’une société bourgeoise déjà bien établie7. Le retard économique et politique relatif de l’Allemagne, en revanche, se manifeste philosophiquement, selon Horkheimer, par le maintien d’une prépondérance de la théologie et de la métaphysique – comme les efforts de Kant pour sauver une métaphysique des mœurs8. La société bourgeoise avait fait des avancées considérables en France au xviiie siècle, mais elle était toujours entravée par une aristocratie puissante ainsi que par la monarchie absolue. En vertu de ces relations sociales historiquement déterminées, la philosophie des Lumières a adopté, en France, une forme résolument politique et bien souvent radicale9. Selon Horkheimer, les principes critiques à tendance matérialiste des Philosophes10 n’étaient pas seulement l’expression d’une société bourgeoise française en pleine ascension ; ils faisaient signe au-delà d’elle et anticipaient nombre d’idéaux socialistes du xixe siècle.
3À titre de remarque préliminaire à la comparaison que l’on fera avec le modèle de l’Aufklärung proposé plus tard dans La dialectique de la raison, examinons brièvement certains traits saillants des Lumières françaises qui constituent un cas paradigmatique pour l’étude du concept d’Aufklärung tel qu’il se présente dans les premiers écrits de Horkheimer. Ce dernier insiste sur le caractère matérialiste et non absolu des concepts de raison et de vérité chez les Philosophes, ces concepts étant formulés comme autant de critiques à l’encontre des philosophes idéalistes bâtisseurs de systèmes de la métaphysique rationaliste du xviie siècle11. Reprenant la critique lockienne des idées innées, les Philosophes des Lumières étendent et radicalisent son épistémologie sensualiste, en en faisant la base de leur conception matérialiste de la raison. Selon cette dernière, la conscience était toujours fondée dans son autre et dépendait de lui, que cet autre soit la nature ou l’histoire et la société humaines. La raison et la recherche de la vérité n’avaient pas de valeur en elles-mêmes, comme cela avait pu être le cas chez les rationalistes du xviie siècle comme Descartes ou Leibniz, mais étaient envisagées comme des moyens d’atteindre le bonheur humain. Contrairement aux concepts englobants et abstraits de la métaphysique, les Philosophes maintenaient que la raison devait être enracinée dans l’expérience et employée pour répondre aux problèmes de l’époque. En même temps, le concept de raison des Lumières françaises n’était pas purement subjectif ou pragmatique, dans la mesure où il était gouverné par des idéaux politiques substantiels, tels que la justice, l’égalité et l’humanisme. Par exemple, pour les Philosophes, l’argument de Locke selon lequel tous les hommes sont à la naissance une tabula rasa était à interpréter comme une critique universaliste du système hiérarchique des ordres dans la France de l’Ancien Régime. Les Philosophes ont ainsi tiré les conséquences politiques des arguments abstraits et épistémologiques de Locke. Tout comme les sociologues de la connaissance du xxe siècle, ils ont mis en exergue les facteurs sociaux fondamentalement contingents qui déterminent les distinctions de classe et de statut social. Puisque de telles conditions étaient créées par les hommes, elles pouvaient tout aussi bien être transformées. Horkheimer souligne, en particulier, la critique conjointe des Philosophes à l’encontre de l’autoritarisme et des préjugés. Selon les matérialistes les plus radicaux parmi les Philosophes, tels que d’Holbach et Helvétius,
« l’autorité se croit communément intéressée à maintenir les opinions reçues ; les préjugés et les erreurs qu’elle juge nécessaires pour assurer son pouvoir, sont soutenus par la force, qui jamais ne raisonne12 ».
4Les Philosophes considéraient la diffusion de telles critiques comme un effort actif pour changer non seulement les façons de penser, mais aussi les conditions sociales et politiques qui réglaient la vie de leurs contemporains. Le lien causal significatif entre les Lumières françaises et la Révolution française, admis par Hegel et tant d’autres, établit clairement que leurs tentatives intellectuelles avaient effectivement des répercussions pratiques.
5En bref, Horkheimer a développé de la fin des années 1920 jusqu’au milieu des années 1930 un modèle de l’Aufklärung profondément critique et fondé sur une interprétation matérialiste d’ensemble de l’histoire de la philosophie moderne occidentale en tant qu’elle est une expression médiatisée du développement inégal de la société bourgeoise. Dans d’autres écrits datant de cette époque, Horkheimer montre à quel point les idéaux critiques et utopiques des Lumières françaises et plus généralement de l’Aufklärung ont été peu à peu vidés de leur contenu et mis au service du statu quo, à la suite du triomphe de la bourgeoisie et de la réponse donnée par cette dernière aux contestations soulevées par l’irruption du mouvement socialiste au xixe siècle. Il reste que, dans le contexte de la montée en puissance de courants de pensée nationalistes et irrationnels au sein de la République de Weimar, Horkheimer estimait qu’il était important de se réapproprier les idéaux critiques et universalistes des Lumières françaises. À la différence de nombre de ses contemporains de gauche, tels que Ernst Bloch, Walter Benjamin et Herbert Marcuse, Horkheimer était fortement préoccupé par la facilité avec laquelle les courants anti-rationalistes tels que la phénoménologie ou le vitalisme pouvaient être mis au service d’un projet politique de révolution conservatrice, comme ce fut le cas chez Heidegger, Carl Schmitt, Hans Freyer et d’autres encore. Son application à retrouver les dimensions critiques et anti-autoritaires des Lumières françaises doit être comprise comme une réponse à cette constellation intellectuelle spécifique, dont relèvent aussi les appels chauvinistes à la Kultur allemande présentée comme supérieure au rationalisme prétendument superficiel de la civilisation13 anglaise et française. En dépit de l’indéniable influence que les débats intellectuels de l’époque de Weimar ont exercée sur le concept d’Aufklärung de Horkheimer à cette époque, ce concept transcende aussi son contexte d’élaboration dans la mesure où il place résolument l’Aufklärung dans le cadre plus large du développement historiquement constitué de la société bourgeoise. Par cette approche historico-critique, Horkheimer se montre attentif aux formes et aux fonctions mouvantes des idées, et cela non seulement aux différents stades de la société bourgeoise, mais aussi dans des contextes nationaux divers.
6Au début des années 1940, au moment où Horkheimer et Adorno se mettent à travailler vraiment à La dialectique de la raison, le contexte dans lequel ils vivent et écrivent est foncièrement différent. Horkheimer est aux États-Unis depuis 1934. Adorno a quitté Oxford pour s’installer à New York en 1938, avant d’emménager comme Horkheimer dans le sud de la Californie en 1941. Dans ce qui suit, je voudrais soutenir qu’il y a une tension, dans La dialectique de la raison, entre, d’une part, le concept prédominant d’Aufklärung en tant que notion déshistoricisée de la raison instrumentale et de la domination de la nature et, d’autre part, venant contrebalancer cette notion, un concept d’Aufklärung comme moyen d’exprimer la transformation de la société bourgeoise. Le premier concept renvoie principalement aux écrits d’Adorno des années 1920 et 1930, ainsi qu’à ceux de Walter Benjamin à la même époque, tandis que comme nous l’avons vu, les origines du second se trouvent dans les premiers écrits de Horkheimer. La prépondérance du second concept d’Aufklärung, déshistoricisé et entendu comme raison instrumentale, peut en partie être expliquée par l’évolution déjà mentionnée du contexte intellectuel et social, qui, semble-t-il, eut un plus grand impact sur la pensée de Horkheimer que sur celle d’Adorno. Alors que pour Horkheimer, les courants de pensée anti-rationalistes puissants – surtout dans leurs formes populaires – avaient constitué la menace la plus sérieuse dans l’Allemagne de Weimar, après son arrivée aux États-Unis la montée d’un positivisme dénué de toute réflexivité, profondément enraciné dans la tradition intellectuelle anglo-américaine et renforcé par l’appui que lui donnaient les représentants, fraîchement émigrés, de l’École de Vienne, lui parut être une menace encore plus grande pour la pensée critique. De son côté, Adorno a toujours été moins sensible à la tradition philosophique empiriste, de telle sorte que son émigration aux États-Unis a simplement renforcé des tendances déjà présentes dans sa pensée14. L’essai de Horkheimer de 1937, « La dernière attaque contre la métaphysique », dans lequel il critique de manière véhémente le positivisme logique, peut être compris comme le début d’un mouvement qui le rappro chera de l’interprétation, plus radicalement critique, qu’Adorno fait de la tradition empiriste. Toutefois, même dans cet essai, Horkheimer replace la montée du positivisme dans le contexte plus large de la transformation de la société bourgeoise ; il continue d’interpréter les tendances empiristes, « proto-positivistes », de la première modernité comme des fers de lance de la liberté intellectuelle et de la rationalité contre les traditions ossifiées de la théologie catholique et du rationalisme métaphysique.
***
7Afin de montrer la tension à l’œuvre au sein de La dialectique de la raison entre les deux modèles d’Aufklärung que nous avons présentés, examinons d’abord quelques-unes des principales façons dont le second concept d’Aufklärung, qui prédomine dans l’ouvrage, est défini. Dans le chapitre d’ouverture de l’étude, explicitement consacré à ce nouveau « concept d’“Aufklärung ”», Horkheimer et Adorno décrivent L’Aufklärung comme suit15 : l’« assujettissement de tout ce qui est naturel au sujet despotique » (p. 18) ; « la Raison est la radicalisation de la terreur mythique » (p. 33) ; « tout ce qui ne se conforme pas aux critères du calcul et de l’utilité est suspect à la Raison » (p. 24) ; « la technologie est l’essence du savoir » (p. 22, trad. modifiée) ; « la Raison est totalitaire » (p. 24). Contrairement au concept d’Aufklärung développé antérieurement par Horkheimer, lequel prenait pour paradigme les tendances critiques et anti-autoritaires des Philosophes, le concept forgé par Horkheimer et Adorno se concentre principalement sur le triomphe de la forme à tendance « totalitaire » de la raison subjective, qui trouve son expression la plus pure dans le positivisme logique du xxe siècle, mais dont le principe sous-jacent de « conservation de soi » est dévoilé comme étant « la devise de toute la civilisation occidentale » (p. 45). Marx a affirmé que « l’anatomie des hommes est la clef de l’anatomie des singes », voulant dire par là que les éléments du futur présents de manière latente dans le passé ne peuvent être aperçus que depuis le point de vue réflexif de l’époque historique en cours (voir p. 24). D’une part, Horkheimer et Adorno semblent marcher dans les pas de Marx quand ils déclarent que les formes actuelles, les « plus avancées », de l’Aufklärung – comme le positivisme logique – détiennent la clé de l’Aufklärung dans son entier. Ils écrivent, par exemple, que « [b]ien avant Turgot et d’Alembert, la philosophie bourgeoise des Lumières s’était perdue dans son moment positiviste » (p. 56). Mais d’autre part, j’aimerais avancer ici que Horkheimer et Adorno échouent à suivre le précepte de Marx lorsqu’ils accordent une signification d’ordre causal beaucoup plus grande aux « origines » prétendues de la forme viciée de l’Aufklärung, devenues manifestes depuis leur propre point de vue historique. Tandis que la méthode de Marx reste historico-critique de par son insistance sur le fait que le déploiement des potentialités latentes contenues dans les formes historiquement archaïques – comme la marchandise – est déterminé par les relations sociales ayant cours à l’époque historique contemporaine, le concept transhistorique d’Aufklärung de Horkheimer et Adorno explique en revanche les développements présents à l’aune de leurs origines archaïques, projetant ainsi les relations bourgeoises sur des époques historiques antérieures16. C’est précisément pour cela que je voudrais qualifier de généalogique l’approche théorique sous-jacente à ce second concept d’Aufklärung : elle cherche à saisir une grande variété de précédents intellectuels et historiques qui fassent montre de signes révélateurs d’un concept défaillant d’Aufklärung voué depuis le début à se détruire lui-même17. L’une des caractéristiques déterminantes de ce concept funeste d’Aufklärung, qui devint manifeste au moment où l’Aufklärung s’est muée en positivisme, était son manque de réflexivité. La critique implacable de Horkheimer et Adorno à l’égard de ce concept avorté d’Aufklärung avait pour but de remédier à sa perte de réflexivité et, ce faisant, de « préparer un concept positif de l’Aufklärung qui puisse le libérer des rets dans lesquels le retient la domination aveugle » (p. 18). En 1946, ils caressent brièvement l’idée d’écrire un volume qui ferait pendant à La dialectique de la raison et viserait à sauvegarder un concept positif d’Aufklärung, mais le projet n’a pas été mené à bien18. Une des questions que je souhaite poser ici consiste à savoir si le concept d’Aufklärung des premiers écrits de Horkheimer, dont on trouve encore des reliquats dans La dialectique de la raison, peut fournir un fondement aux tentatives actuelles des théoriciens critiques pour développer ce « concept positif ».
8Jusqu’à présent, nous avons vu Horkheimer et Adorno décrire l’Aufklärung en termes de domination de la raison subjective sur la nature extérieure, de réduction de la pensée à des formules et probabilités mathématiques, d’esprit de système19 à tendance totalitaire et de perte de réflexivité inhérente à une forme déréglée de conservation de soi qui en arrive à se sacrifier elle-même. À cette liste, on peut ajouter la domination de la nature en soi-même et le développement de méthodes systématiques pour exercer une domination sur les autres, une philosophie de l’histoire fondée sur la compulsion à reproduire des catégories et des conditions déjà existantes, qui excluent la possibilité de toute expérience qualitativement nouvelle, la célébration de la notion idéaliste de l’autonomie absolue, qui reste aveugle aux conditions d’hétéronomie qui la rendent possible, la sécularisation du sacrifice mythique par la transformation du rituel extérieur en devoir intérieur, et enfin le triomphe des moyens sur les fins à la fois dans la théorie – comme le montre Weber avec son concept de rationalité visant des fins [Zweckrationalität] – et dans la pratique – comme le reflète le concept de capital chez Marx. On note d’emblée que nombre des caractéristiques fondamentales de ce concept négatif d’Aufklärung s’opposent clairement aux caractéristiques de l’Aufklärung présentes dans la première formulation du concept par Horkheimer. Mais avant de regarder de plus près cette contradiction, examinons d’abord La dialectique de la raison, afin de voir pourquoi et en quel sens son concept prédominant d’Aufklärung est transhistorique.
9De manière attendue, les tendances transhistoriques de La dialectique de la raison émergent le plus distinctement dans la première digression sur l’Odyssée, qui a été principalement conceptualisée et écrite, comme l’ont à présent établi les spécialistes, par Adorno20. Dans les débats avec Horkheimer datant de la fin des années 1930, Adorno avait déjà défendu la thèse selon laquelle « le mythe lui-même est déjà Raison, et la Raison se retourne en mythologie » (p. 18), et c’est ce qui est développé dans la digression sur l’Odyssée. Dans ces discussions, Adorno exprime de manière répétée ses réserves à l’égard des méthodes historicistes qui influencent selon lui les essais publiés par Herbert Marcuse et par Horkheimer lui-même dans la Zeitschrift für Sozialforschung, comme « Le caractère affirmatif de la culture » et « Le concept d’essence » de Marcuse, ou les essais de Horkheimer intitulés « La dernière attaque contre la métaphysique » et « Montaigne et la fonction du scepticisme21 ». Dans ces essais, on trouve l’analyse de la transformation des principaux concepts philosophiques et culturels bourgeois dans le cadre plus large de la « dialectique de la société bourgeoise » à l’époque moderne22. À l’encontre des efforts de Marcuse et de Horkheimer pour montrer comment le contenu des concepts bourgeois a changé et comment leur fonction critique a été sapée au xixe siècle, Adorno souligne « à quel point la pensée bourgeoise a peu changé dans ses principes23 ». Influencé par les réflexions de Benjamin sur la persistance du mythe dans la modernité, Adorno soutient que les formes de pensée « bourgeoises » ont émergé dans les documents les plus précoces de la civilisation humaine.
10De tels arguments réapparaissent dans La dialectique de la raison et ils y sont développés en particulier dans la digression sur l’Odyssée. À propos d’Ulysse, les auteurs écrivent : « le héros des aventures apparaît comme le prototype de l’individu bourgeois dont la notion prend son origine dans cette affirmation de soi cohérente » (p. 58) et « Ulysse vit selon le principe originel constitutif de la société bourgeoise » (p. 75). La ruse d’Ulysse illustre parfaitement la clé de l’échec de l’Aufklärung « bourgeoise », que l’on trouve dans le concept transhistorique de domination de la nature, en soi et en dehors de soi, au service de la notion fatale d’auto-affirmation. Ils écrivent : « L’histoire de la civilisation est l’histoire de l’introversion du sacrifice » (p. 68) et cette « affirmation de soi est, [...] comme dans toute civilisation, négation de soi » (p. 80). Alors que Marx avait lié émancipation et lutte pour la reconfiguration de la relation entre le règne de la liberté et le règne de la nécessité, qu’il comprenait comme une possibilité objective se déployant au sein du capitalisme moderne24, le concept d’Aufklärung forgé par Horkheimer et Adorno nivelle la spécificité historique des différentes formes de domination sociale à différentes époques et, ce faisant, obscurcit les possibilités spécifiques à chaque époque de promouvoir l’émancipation dans le présent.
11Un autre exemple de ces fondements transhistoriques du concept d’Aufklärung se trouve dans le lien que Horkheimer et Adorno postulent entre celui-ci et la division du travail, laquelle est conçue en termes transhistoriques.
« Tout comme les premières catégories représentaient l’organisation de la tribu et son pouvoir sur l’individu, l’ensemble de l’organisation logique – la dépendance, la connexion, la progression et la combinaison des concepts – se fonde sur les rapports correspondants de la réalité sociale, c’est-à-dire sur la division du travail. » (p. 38)
12Dans La dialectique de la raison, Horkheimer et Adorno établissent également le lien entre la division du travail et l’autoconservation individuelle et sociale. Ils indiquent que « [l] a division du travail à laquelle tend la domination sert à l’autoconservation du groupe dominé » (p. 38). Mais ici aussi, le concept d’autoconservation est conçu de manière transhistorique.
« La proposition de Spinoza : “Conatus sese conservandi primum et unicum virtutis est fundamentum” [L’effort d’un être pour se conserver est le premier et unique fondement de la vertu, Éthique, IV, XXII] est la devise de toute la civilisation occidentale, où se réconcilient toutes les divergences religieuses et philosophiques de la bourgeoisie. [...] Mais plus le processus d’autoconservation est assuré par la division bourgeoise du travail, plus il exige l’auto-aliénation des individus qui doivent modeler leur corps et leur âme sur des équipements techniques. » (p. 45, trad. modifiée, je souligne)
13On peut voir là clairement la divergence entre l’importance que Horkheimer accordait dans les années 1930 aux différences significatives du contenu et de la fonction de la pensée bourgeoise à l’époque moderne, et l’approche de La dialectique de la raison, où l’on « enterre » ces différences et où tout est réduit au plus petit dénominateur commun de la raison instrumentale. On pourrait penser que le fait qu’ils invoquent ici la division bourgeoise du travail est une référence aux conditions historiques spécifiques du capitalisme moderne, mais comme nous l’avons vu, Horkheimer et Adorno soutiennent désormais que ces conditions existaient déjà dans l’Antiquité classique, sinon plus tôt encore. L’argument qu’ils avancent ici ressemble fortement à celui qu’Alfred Sohn-Rethel a tenté de formuler afin de mettre en rapport l’émergence des catégories philosophiques idéalistes et la division du travail intellectuel et physique dans la Grèce ancienne. Mais ces arguments s’opposent à la théorie que Marx développe dans sa maturité ou à la théorie critique de Horkheimer dans les années 1930, où les formes de pensée sont présentées comme étant ancrées dans les relations sociales propres à une époque, plutôt que dans une notion abstraite, transcendant son époque, de « division du travail25 ».
14Pour donner un autre exemple des hypothèses transhistoriques à l’œuvre dans La dialectique de la raison, j’aimerais examiner succinctement certains passages qui interprètent l’histoire comme étant circulaire. D’une part, une interprétation circulaire de l’histoire n’exclut pas le changement, dans la mesure où l’histoire progresse par étapes ; d’autre part, si ces étapes ne cessent de se répéter, alors l’émergence de quoi que ce soit de qualitativement nouveau est exclue et la théorie reste par conséquent captive de ses hypothèses transhistoriques. Considérons le passage suivant :
« Aux grands tournants de la civilisation occidentale, de l’avènement de la religion olympienne à la Renaissance, à la Réforme et à l’athéisme bourgeois, chaque fois que des peuples ou des classes nouvelles expulsaient fermement le mythe, la crainte que leur inspirait la nature incontrôlée et menaçante [...] était rabaissée au niveau d’une superstition animiste, et le but absolu de la vie était la domination de cette nature, – en soi et en dehors de soi. » (p. 47)
15On voit ici comment les différentes étapes de l’histoire de la « civilisation occidentale » – de l’Antiquité classique jusqu’à aujourd’hui – sont considérées comme équivalentes, cette réduction caractérisant le traitement que Horkheimer et Adorno réservent à l’idée de division du travail. Le lien entre division bourgeoise du travail et conception circulaire de l’histoire est également manifeste dans la célèbre analyse de la rencontre d’Ulysse avec les Sirènes, lorsque celui-ci bouche les oreilles de ses rameurs et se fait ligoter au mât de façon à pouvoir profiter du chant de celles-ci.
« L’esclave reste asservi corps et âme, le maître régresse. Aucune domination n’a encore su éviter de payer ce prix, et la cyclicité de l’histoire s’explique en partie par cette déréliction, qui est l’équivalent du pouvoir. L’humanité, dont l’adresse et la connaissance se sont affinées grâce à la division du travail, est en même temps ramenée de force à des niveaux anthropologiques plus primitifs car, dans une existence facilitée par la technique, la persistance de la domination conditionne le blocage des instincts par une oppression accrue. » (p. 51)
16L’argumentation de Horkheimer et d’Adorno se rapproche ici dangereusement des théories de l’essor et du déclin cycliques des civilisations promues par les théoriciens conservateurs et contre-révolutionnaires, de Joseph de Maistre et Arthur Gobineau à Vilfredo Pareto et Oswald Spengler26. Contrairement à Hegel et Marx, qui insistaient tous deux sur le caractère qualitativement nouveau de la société bourgeoise moderne par rapport à l’Europe médiévale et à l’Antiquité classique, Horkheimer et Adorno semblent défendre ici l’idée que la dynamique de toute époque « démythologisée27 » est fondamentalement la même. Les différences entre Moïse et Kant, dont les « lois froides ne connaissaient ni amour ni bûcher », s’estompent à la faveur de la place commune qu’elles occupent dans le cycle répétitif du mythe et de l’Aufklärung (p. 122).
17Enfin, pour donner un dernier exemple des tendances transhistoriques présentes dans La dialectique de la raison, examinons succinctement le traitement que Horkheimer et Adorno réservent à la mimésis dans le dernier chapitre, intitulé « Éléments de l’antisémitisme : les limites de la Raison », qui reformule un argument donnant à voir l’Aufklärung comme domination exercée sur la nature et dans lequel origines archaïques et manipulations plus récentes de l’« idiosyncrasie » sont comprises comme étant les sources principales de l’antisémitisme. Il faut remarquer que l’usage du terme « idiosyncrasie » renvoie au sens allemand, psychologique, de « l’aversion ou de la répugnance insurmontable envers certains êtres humains déterminés28 », et non au sens anglais ou français d’un trait de caractère particulier ou excentrique. On peut trouver dans une lettre d’Adorno adressée à Horkheimer le 18 septembre 1940 un indice important permettant de mieux comprendre les origines des préjugés idiosyncrasiques telles que les explique La dialectique de la raison. Dans cette lettre, Adorno avance la théorie spéculative d’une archéologie (Urgeschichte) de l’antisémitisme qui s’expliquerait par le refus des Juifs de renoncer intégralement à leur mode de vie nomadique et par le ressentiment que ce refus susciterait chez les Gentils, qui se sont résignés de mauvaise grâce à une vie sédentaire et aux formes stables de travail qui vont de pair avec elle. Adorno écrit :
« Une théorie adéquate de l’antisémitisme, qui aille au-delà du pluralisme des “raisons singulières de la haine des Juifs”, devrait dépendre du succès d’une histoire originaire de l’antisémitisme. [...] À une étape très précoce de l’histoire de l’humanité, les Juifs ont soit dédaigné la transition du nomadisme à la sédentarité, soit ne l’ont accomplie que de façon insuffisante et apparente. [...] Le concept occidental du travail, et le renoncement pulsionnel qui y est lié, ont dû coïncider précisément avec le fait de devenir sédentaire. [...] Mais plus le monde de la sédentarité apparaissait comme un monde du travail qui reproduisait l’oppression, plus le vieil ordre apparaissait comme une chance dont on ne devait pas autoriser la pensée, qu’il fallait interdire. Cet interdit est l’origine de l’antisémitisme, les expulsions des Juifs sont des tentatives ou bien pour mener à son terme, ou bien pour imiter l’expulsion hors du Paradis29. »
18L’argument de base réapparaît ensuite dans La dialectique de la raison sous une forme altérée, en accentuant davantage la mimésis, qui est réprimée en tant qu’elle fait partie de la vaste domination de la nature par la rationalité éclairée accompagnant le passage à la civilisation sédentaire. Cette répression donne libre cours au ressentiment idiosyncrasique, sous la forme d’un retour du désir de mimésis mis au service d’un antisémitisme organisé. Le fascisme perfectionne cette technique en donnant à ses adeptes la permission d’agir mimétiquement au cours de rituels fascistes et dans les théâtres publics, mais aussi dans l’imitation sadique des Juifs, qui deviennent officiellement des cibles autorisées de persécutions, à cause de leur refus supposé d’accepter intégralement les conditions répressives d’une civilisation fondée sur la rationalité de l’Aufklärung. Horkheimer et Adorno écrivent :
« [Ce fils légitime de la civilisation païenne, l]ui qui est enraciné, voit l’égalité, l’humanité, dans ce qui le différencie avec le Juif ; mais cela induit en lui un sentiment d’antagonisme, source de xénophobie. C’est ainsi que les impulsions qui sont normalement tabous et incompatibles avec l’organisation dominante du travail sont transformées en idiosyncrasies conformistes. [...] Déguisé en accusation, le désir subconscient des autochtones, qui est de revenir à une pratique mimétique, trouve un accomplissement conscient. Et quand toute l’horreur de la préhistoire qui a été écrasée par la civilisation est réhabilitée comme intérêt rationnel par sa projection sur les Juifs, il n’y a plus de frein. » (p. 193 sq.)
19Autrement dit, la domination « rationnelle » de la nature est perfectionnée à un degré tel que même les pulsions rebelles sont exploitées et mises au service de la domination rationnelle de l’homme sur l’homme, qui atteint de nouveaux sommets de perfection dans le fascisme30.
20Même si Horkheimer et Adorno déclarent bien que le niveau de répression de la mimésis augmente dans les sociétés modernes bourgeoises31, cet aspect de leur argumentation reste peu développé et marginal, se résumant à la déclaration que cette répression est « la condition de la civilisation » de manière générale. Comme tel, cet argument souffre des mêmes faiblesses que celui, plus général, portant sur la domination de la nature, dans la mesure où il repose sur la tendance transhistorique du concept de répression. L’argument ne prend pas en compte les manières spécifiques dont les niveaux de répression et les diverses formes de manipulations varient selon les époques et des sociétés. Il semble au contraire poser l’existence d’un « antisémitisme éternel » – ou coextensif à la civilisation sédentaire – du même type que celui qu’Hannah Arendt et d’autres ont condamné de manière convaincante32. Alors que chez Marcuse, dans Éros et civilisation, ou dans premiers écrits de Horkheimer, on trouve une tentative de distinguer les différents niveaux de répression, nécessaire ou excédentaire, variant selon le niveau de développement de la société moderne bourgeoise33, au contraire, les formes « idiosyncrasiques » d’antisémitisme appartiennent à la théorie d’une répression de la mimésis caractéristique de la « civilisation » en général – conceptualisée comme « victoire de la société sur la nature » (p. 194) – qui ressemble fortement au concept transhistorique de principe de réalité que l’on trouve dans Malaise dans la civilisation ou dans d’autres écrits de Freud. En s’efforçant ici, de manière louable, de comprendre les pulsions réprimées comme une source d’énergie qui serait canalisée dans le préjugé antisémite, Horkheimer et Adorno laissent en suspens la question de savoir si réprimer la mimésis revient à réprimer une pulsion. En tout cas, d’autres thèses sur l’antisémitisme fournissent des analyses historiques plus convaincantes ; par exemple, Horkheimer et Adorno rapportent « l’antisémitisme bourgeois » à la façon, spécifique au capitalisme moderne, dont la domination se dissimule dans la production. Ils reconnaissent que les formes politiques et racialistes (völkisch) de l’antisémitisme populaire étaient liées à l’émergence de nouvelles formes de nationalisme radical et de populisme de droite à la fin du xixe siècle en Europe, émergence qui représentait, à son tour, une nouvelle phase du développement contradictoire de la société bourgeoise. Sans ces théories historico-critiques, l’explication généalogique des sources archaïques de l’antisémitisme a une faible vertu explicative.
***
21À présent, j’aimerais me pencher sur une tendance présente dans La dialectique de la raison, qui tient compte de l’historicité et contrebalance ainsi la première, en ce qu’elle reconnaît la spécificité nouvelle, critique et utopique, de l’Aufklärung dans la période moderne, même si elle décrit en même temps comment ces spécificités ont été éradiquées du fait de la transformation historique de la société bourgeoise aux xviiie, xixe et xxe siècles. Je soutiendrai que cette tendance doit être vue principalement comme un reliquat du concept positif d’Aufklärung formulé par Horkheimer à la fin des années 1920 et 1930. Aussi n’est-il pas surprenant que cette tendance soit plus manifeste dans la seconde digression « Juliette, ou Raison et morale », qui, selon les spécialistes, a été principalement écrite par Horkheimer34. Comme je l’ai soutenu ailleurs, Horkheimer s’est rapproché de la conception de l’Aufklärung qui était celle d’Adorno à la fin des années 1930 et au début des années 194035, ce qui explique la prédominance de cette position dans La dialectique de la raison dans son ensemble ; toutefois, des traces non négligeables de la position précédemment défendue par Horkheimer sont toujours perceptibles dans le texte, et c’est ce que je souhaiterais démontrer dans ce qui suit.
22La tendance inverse, celle qui interprète l’Aufklärung en prenant en compte sa spécificité historique, diffère de la tendance prédominante à maints égards. Par exemple, elle met en avant le caractère qualitativement nouveau de l’Aufklärung à l’époque moderne, qui est plus critique et utopiste que toutes les formes antérieures d’Aufklärung. Elle se fonde également sur une interprétation matérialiste de la transformation de l’Aufklärung dans le cadre plus large de la transformation de la société bourgeoise au xixe siècle.
« [L’Aufklärung] de l’ère moderne fut placée dès le début sous le signe du radicalisme : en cela, elle se distinguait de toutes les phases précédentes de la démythologisation. [...] [L’Aufklärung] ne s’arrête pas même devant le minimum de foi sans lequel le monde bourgeois ne peut exister. Elle ne rend pas à la domination les services loyaux que lui ont toujours rendus les idéologies antiques. Sa tendance anti-autoritaire qui communie [...] avec l’utopie implicite dans le concept de raison, finit par la rendre aussi hostile à la bourgeoisie victorieuse qu’à l’aristocratie dont elle est d’ailleurs très vite devenue l’alliée. » (p. 102)
23Naturellement, cette seconde conception de l’Aufklärung, plus critique et utopiste, a vite été elle-même désamorcée et défaite. Mais les raisons de sa défaite ne sont pas cherchées dans la continuité qu’elle entretient avec d’autres formes d’Aufklärung, apparues plus tôt quelle. Sa défaite est le fait de la transformation de la société bourgeoise elle-même. Les auteurs écrivent : « Au service du mode de production dominant, la Raison qui tend à miner l’ordre devenu répressif se décompose elle-même » (p. 103).
24Dans le passage de la digression sur « Juliette » que l’on vient de citer, Horkheimer et Adorno montrent comment les moments critiques et utopistes de l’Aufklärung moderne sont morcelés et préservés : dans le domaine des idées, avec la philosophie et la musique allemandes, et de manière pratique dans le mouvement socialiste du xixe siècle. Ils écrivent :
« Quand l’utopie, dont la Révolution française avait tiré l’espoir, pénétra – à la fois puissante et impuissante – dans la musique et la philosophie allemandes, l’ordre bourgeois établi a complètement fonctionnalisé la raison. » (p. 99)
25 L’instrumentalisation de la raison résulte de la position sociale de la bourgeoisie au xixe siècle où elle devient minorité hégémonique. Afin qu’une minorité domine une majorité, les déclarations universalistes de l’Aufklärung sont réduites à un formalisme abstrait dont on peut d’ailleurs faire usage pour dénoncer la persistance de l’universalisme dans le mouvement socialiste, taxé d’« utopisme » dans le mauvais sens du terme. Le formalisme bourgeois est une sorte de ruse, dans la mesure où il permet le maintien d’une domination sociale particulariste. Il trouve sa quintessence dans l’idéologie de « l’échange des équivalents ». « La ruse », écrivent Horkeimer et Adorno, est « un moyen d’échange au cours duquel tout se passe comme il faut, le contrat est honoré alors même que l’un des partis est trompé [...] » (p. 74, trad. modifiée). Cette irrationalité de la raison à l’œuvre dans la ruse est « l’adaptation de la raison bourgeoise à toute raison qui la confronte à un pouvoir plus puissant qu’elle » (p. 74, trad. modifiée)36. Dans la digression sur « Juliette », ils explicitent clairement le lien entre la transformation de la raison et la réponse bourgeoise aux mouvements socialistes des xixe et xxe siècles :
« [L]’utopie qui annonçait la réconciliation entre la nature et le sujet et qui était dissimulée dans la philosophie allemande, sortit de sa cachette en même temps que l’avant-garde révolutionnaire ; à la fois irrationnelle et raisonnable, elle se manifesta comme idée de l’association des hommes libres et attira sur elle l’indignation de la ratio. » (p. 101)
26Il est clair que la contre-révolution que constitue la List der Vernunft, la ruse de la raison dont il est question ici, est qualitativement distincte, non identifiable à la conception critique et utopiste de l’Aufklärung qui, dans les travaux précédents de Horkheimer, trouvait son expression quintessentielle dans les Lumières françaises.
27On peut même trouver des traces significatives du concept historique d’Aufklärung dans les deux derniers chapitres de La dialectique de la raison, écrits soit conjointement, soit en majeure partie par Adorno. Par exemple, maladroitement juxtaposé à leur analyse de l’idiosyncrasie et de la répression de la mimésis dans le chapitre sur les « Éléments de l’antisémitisme », on trouve le passage suivant, qui, d’un même tour de main, célèbre l’Aufklärung historique et décrit son dépérissement causé par l’affermissement de l’hégémonie bourgeoise au xixe siècle. Horkheimer et Adorno écrivent alors :
« La culture s’est répandue grâce à la propriété bourgeoise. Elle avait repoussé la paranoïa dans les zones obscures de la société et de la psyché. Mais comme l’émancipation réelle des hommes ne s’est pas faite en même temps que l’émancipation de l’esprit, la culture elle-même fut atteinte. Plus la distance entre la conscience éduquée et la réalité sociale grandissait, plus cette conscience était soumise à un processus de réification. » (p. 205, trad. modifiée)
28Ici, tout comme dans les autres citations extraites du chapitre « Juliette », ils expliquent la défaite de l’Aufklärung historique non pas à l’aune de ses propres failles archaïques, mais comme étant le résultat de la transformation de la société bourgeoise aux xixe et xxe siècles. Conformément à l’argument historico-critique et matérialiste, la dialectique de la raison résulte d’une dialectique plus profonde de la société bourgeoise moderne.
29Le chapitre sur « l’industrie culturelle » peut également être réinterprété selon ces lignes. Son sous-titre « Raison et mystification des masses » frappe le lecteur en ce qu’il représente une éclatante contradiction avec l’une des – si ce n’est la – caractéristiques fondamentales de l’Aufklärung historique, à savoir le mouvement de diffusion du savoir en vue d’émanciper les « masses » non éduquées – et l’humanité en général – de l’autorité irrationnelle et du mythe. Rien n’illustre mieux ce que Horkheimer et Adorno ont voulu dire par transformation de l’Aufklärung en son contraire, que l’accusation qu’ils portent sur elle d’avoir dégénéré en « mystification des masses ». En effet, c’est précisément l’emploi du concept d’Aufklärung dans le but de décrire une technique de « mystification des masses » qui met en lumière l’impossibilité de saisir l’Aufklärung historique en s’appuyant sur leur concept général d’Aufklärung comme domination de la nature, en soi et en dehors de soi – c’est un point sur lequel je reviendrai. En tout cas, décrire l’Aufklärung en termes de « mystification des masses » soulève le problème de savoir comment et pourquoi s’est produite cette transformation en son contraire. Cela est-il dû au fait que les concepts de raison, de rationalité et d’Aufklärung dans la société occidentale dans son ensemble étaient fatalement viciés depuis le début, ou au développement plus récent de la société bourgeoise moderne ? Sans donner ici plus de détails, il vaut la peine de mentionner que Jürgen Habermas, dans L’espace public, fournit d’amples éléments de preuve en faveur de la deuxième interprétation. Alors que ses derniers travaux suivent des hypothèses formalistes et évolutionnistes, à l’inverse, cette première étude de Habermas, qui fut d’importance, peut être lue comme une réinterprétation et un développement historico-critiques et matérialistes de la thèse de l’industrie culturelle. L’examen auquel Habermas soumet le travail de sape progressif de la sphère publique dans le cadre d’une transformation plus large de la société bourgeoise, et cela dans divers contextes nationaux, fait pendant à l’interprétation de l’Aufklärung formulée dans les premiers écrits de Horkheimer. À nouveau, apparaissent clairement les avantages de l’interprétation historiciste, au rebours de l’interprétation transhistorique de l’Aufklärung.
***
30Bien que des traces non négligeables de l’interprétation historiciste de l’Aufklärung persistent dans La dialectique de la raison, elles sont éclipsées par l’interprétation à tendance transhistorique, qui repose sur l’hypothèse que l’Aufklärung historique, moderne, souffre des mêmes failles que celles dont a toujours souffert l’Aufklärung depuis les origines archaïques de la civilisation occidentale, ainsi que sur l’hypothèse que ces failles sont la principale source de la mutation de l’Aufklärung historique en son contraire à une époque plus récente. Cependant, en s’efforçant de soutenir cet argument, afin de démontrer que l’Aufklärung historique n’est en rien différente des formes antérieures d’Aufklärung – que « la façon de penser bourgeoise a toujours été la même » comme le dit Adorno – Horkheimer et Adorno s’exposent à de nombreux problèmes. Qu’il s’agisse de déclarations contredisant cet argument, comme celle citée plus haut, en mettant en exergue l’aspect qualitativement nouveau, sans précédent et radical de l’Aufklärung historique, ou des appels explicites ou implicites aux idéaux de l’Aufklärung historique qui parcourent leur œuvre, il est attesté qu’il n’est pas possible de subsumer purement et simplement l’Aufklärung historique sous un concept général d’Aufklärung compris comme domination rationnelle. Horkheimer et Adorno concentrent leur critique de l’industrie culturelle sur les façons dont celle-ci maintient ses consommateurs dans un état de « selbstverschuldete Unmündigkeid37 » mais aussi sur la façon dont elle liquide, dans l’acte cognitif, l’élément actif et réflexif, qui constituait également le cœur de la philosophie de Kant. Leurs critiques de la domination sur la nature et de l’antisémitisme comme forme de projection pathologique sont façonnées par la critique matérialiste de l’épistémologie idéaliste, qui réduit l’objet à une pure création du sujet. Mais, comme on l’a remarqué plus haut, Horkheimer, dans ses premiers écrits38, ainsi que d’autres spécialistes plus récents de l’Aufklärung, ont souligné que la principale tendance épistémologique des Lumières françaises et anglaises (si ce n’est de l’Aufklärung allemande) était une révolte contre les tendances totalisantes du rationalisme du xviie siècle et contre la métaphysique rationaliste, ainsi qu’une réhabilitation des sens comme sources de savoir, ce qui permet également le développement de l’esthétique comme discipline philosophique au xviiie siècle39. Ils accusent l’Aufklärung de réduire toute connaissance à ce qui est mathématiquement quantifiable, alors qu’en fait, une critique de ces tendances allait souvent de pair avec la critique du rationalisme émise par les Philosophes40. Ils accusent l’Aufklärung de contraindre les individus à « renoncer à leur aspiration au bonheur » et de supprimer leurs émotions (p. 162 sq. et p. 183 sq.), alors que l’Aufklärung historique – tout particulièrement en France – était marquée par la réhabilitation des passions et une revendication du droit non seulement à la vie et à la liberté, mais aussi à la poursuite du bonheur41. Leur critique de l’antisémitisme s’appuie sur la critique faite par l’Aufklärung historique contre les préjugés, même s’ils ont raison de souligner – comme nous allons le voir – l’insuffisance de la théorie de l’idéologie développée par les Philosophes. Il n’en est pas moins vrai que leur critique fait appel aux idéaux de tolérance et de cosmopolitisme, qui sont férocement défendus par les Philosophes. Enfin, Horkheimer et Adorno font également appel à un universalisme et à un humanisme « authentiques » tout au long de La dialectique de la raison, pour critiquer ce qui, à leurs yeux, constitue une détérioration de l’Aufklärung et sa transformation en une nouvelle forme de domination particulariste. On peut difficilement nier que les idéaux universalistes et humanistes soient au cœur de l’Aufklärung historique en général, et en France en particulier. Quant à savoir si les Philosophes comprenaient de bout en bout les obstacles qui s’opposaient à la réalisation de ces idéaux et qui se manifesteraient de plus en plus clairement au cours du xixe siècle, c’est une autre question.
31Même dans ses premiers écrits, Horkheimer avait parfaitement conscience des limites de l’Aufklärung historique. Mon intention n’était pas de minimiser ni de négliger ces limites. Plus que toute autre, au nombre des limites de l’Aufklärung historique mises en lumière par Horkheimer dans ses premiers écrits il y a son incapacité à saisir comment la structure historique spécifique à chaque société influence les formes existantes de connaissance et de conscience. Horkheimer, même dans ses premiers textes, admettait que l’Aufklärung historique ne parvenait pas à élever le concept même de société au niveau d’autoréflexivité atteint par la suite par Hegel et Marx42. L’exemple le plus important de cet argument – reliant ainsi les premiers écrits de Horkheimer à la critique de l’antisémitisme dans La dialectique de la raison – est sans doute sa critique de la théorie bourgeoise de l’idéologie, que l’on pourrait, sans exagérer, désigner par l’expression de « théorie conspirationniste de l’idéologie ». Déjà dans l’une de ses premières publications, Les débuts de la philosophie bourgeoise de l’histoire, Horkheimer opposait les conceptions de l’idéologie développées par Machiavel et Hobbes, comme supercherie consciente et intéressée d’une minorité dominante aux dépens d’une majorité dominée, à la conception de Vico, qui, par sa compréhension plus fine des déterminations sociales et historiques de la connaissance et du mythe, anticipait Hegel, Feuerbach, et même Marx. Horkheimer écrivait :
« Si l’on fait valoir la doctrine de Vico concernant l’origine historique de la mythologie contre les récits naïfs de la duplicité des prêtres – récits qui correspondaient à la façon dont l’Aufklärung en ces temps-là ou quelques décennies plus tard traitait de la religion –, alors seulement on en mesure véritablement la contribution. [...] Contrairement à l’Aufklärung, Vico nous enseigne que les fausses religions ne trouvent pas leur origine dans la duperie individuelle mais sont plutôt le résultat d’un développement nécessaire. [...] Ainsi exprime-t-il la conviction que les conceptions mythologiques ne sont pas de libres créations de l’esprit, mais une réalité sociale, bien que reflétée de manière déformée43. »
32Lorsqu’elle refait surface dans d’autres circonstances sous l’aspect de l’antisémitisme racial et radical du national-socialisme, la théorie conspirationniste de l’idéologie, même si elle a été élaborée à l’origine par l’Aufklärung dans le but de justifier une rébellion progressive du Tiers-État contre la domination particulariste de l’aristocratie et de la monarchie, ne laisse aucun doute sur les limites de l’Aufklärung historique44, ainsi que sur le besoin d’une théorie critique de la société contemporaine qui s’appuie sur Marx et sa fine compréhension des déterminations sociales de l’idéologie45.
33Dans cet article, j’ai identifié dans les écrits de Horkheimer et Adorno deux modèles d’Aufklärung qui reflètent deux approches théoriques distinctes. Le premier, qui, je pense, a guidé les premiers écrits de Horkheimer, mais qui est malgré tout présent comme tendance contradictoire dans La dialectique de la raison, je l’appelle « historicisme critique » parce qu’il s’appuie sur une tentative de saisir de manière réflexive les conditions sociales spécifiques à une période de l’histoire, lesquelles ont déterminé et continuent de déterminer la forme que l’Aufklärung a revêtue dans les sociétés capitalistes modernes. Le second modèle, qui prend le pas sur le premier dans La dialectique de la raison, je l’appelle « généalogique » dans la mesure où il repose sur un concept de raison instrumentale à tendance transhistorique, existant déjà comme telos de la rationalité « bourgeoise » ou « occidentale » dès les commencements, avant l’avènement de la société capitaliste moderne. Cette dernière interprétation est problématique dans la mesure où elle subsume l’Aufklärung historique sous une conception bien plus large de l’Aufklärung, coextensive à la civilisation occidentale dans son ensemble. Cette interprétation n’échoue pas seulement à rendre justice aux complexités et aux aspects véritablement émancipatoires de l’Aufklärung historique, elle ne parvient pas non plus à saisir l’Aufklärung historique et sa détérioration ultérieure en rationalité « technique », « instrumentale », « positiviste » du fait de la transformation de la société bourgeoise moderne. Alors que le concept d’Aufklärung présent dans les premiers écrits de Horkheimer insistait sur les aspects critiques, utopistes et émancipatoires de l’Aufklärung historique – sans pour autant négliger ses limites –, au contraire, Horkheimer et Adorno mettent en valeur dans La dialectique de la raison la façon dont Aufklärung historique était déjà sujette à des tendances instrumentale et positiviste. À cet égard, cette interprétation partage certaines des faiblesses de la Némésis philosophique de Horkheimer, et surtout d’Adorno, à savoir Martin Heidegger, lorsqu’elle s’en prend à la rationalité occidentale dans son ensemble, l’estimant fondamentalement défectueuse, et qu’elle ne parvient pas à distinguer adéquatement les différentes manifestations de la rationalité ni à expliquer comment ces manifestations sont liées à des époques historiques distinctes (et à des périodes au sein de ces époques) ainsi qu’aux changements correspondants dans les relations sociales. Si l’une des caractéristiques essentielles de la pensée dialectique est la réflexivité critique et historique, le concept d’Aufklärung de Horkheimer et Adorno, compris comme domination de la nature inhérente à la civilisation occidentale dans son ensemble, ne se montre pas à la hauteur de la tâche.
Notes de bas de page
1 Aufklärung est traduit dans la version française de l’ouvrage par « Raison » ou par « Lumières », le concept renvoyant indistinctement à une dimension ontologique et historique. Pour plus de clarté, nous avons maintenu ici le concept allemand d’origine toutes les fois où l’anglais « Enlightenment » était utilisé, à l’exception des mentions spécifiques de l’Enlightenment anglais et des Lumières françaises (N.d.T).
2 Cet essai constitue une tentative pour étoffer l’interprétation de La dialectique de la raison que j’ai mentionnée, sans pouvoir la mener véritablement à bien, dans mon ouvrage Max Horkheimer and the Foundations of the Frankfurt School (voir John Abromeit, Max Horkheimer and the Foundations of the Frankfurt School, Cambridge, Cambridge University Press, 2011, p. 425-432).
3 Max Horkheimer, Gesammelte Schriften, éd. par Alfred Schmidt et Gunzelin Schmid Noerr, vol. IX etX, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1987.
4 John Abromeit, Max Horkheimer and the Foundations of the Frankfurt School, Cambridge, Cambridge University Press, 2011, p. 101 sq. et p. 410-413.
5 Peter Gay, The Enlightenment : An Interprétation, vol. I : The Rise of Modern Paganism, New York, Knopf, 1966 et vol. II : The Science of Freedom, New York, Knopf, 1969.
6 Max Horkheimer, Gesammelte Schriften, éd. par Alfred Schmidt et Gunzelin Schmid Noerr, vol. IX, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1987, p. 346-400.
7 Max Horkheimer, Gesammelte Schriften, éd. par Alfred Schmidt et Gunzelin Schmid Noerr, vol. IX, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1987, p. 445 et p. 456 sq.
8 Max Horkheimer, Gesammelte Schriften, éd. par Alfred Schmidt et Gunzelin Schmid Noerr, vol. IX, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1987, p. 346-353. Voir aussi Max Horkheimer, Gesammelte Schriften, éd. par Alfred Schmidt et Gunzelin Schmid Noerr, vol. X, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1987, p. 24-63.
9 Max Horkheimer, Gesammelte Schriften, éd. par Alfred Schmidt et Gunzelin Schmid Noerr, vol. IX, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1987, p. 353-391.
10 En français dans le texte. Les occurrences suivantes de ce terme sont indiquées par une majuscule (N.d.T).
11 Max Horkheimer, Gesammelte Schriften, éd. par Alfred Schmidt et Gunzelin Schmid Noerr, vol. IX, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1987, p. 352 sq. Sur ce point, Horkheimer s’accorde avec Peter Gay pour dire que « la glorification de l’esprit critique [par les Philosophes] ainsi que leur rejet nuancé de la métaphysique rendent évident le fait que L’Aufklärung n’était pas un âge de Raison, mais une révolte contre le rationalisme » (The Enlightenment : An Interprétation, vol. I : The Rise of Modern Paganism, New York, Knopf, 1966, p. 141). Sur le concept anti-métaphysique et anti-absolutiste de vérité dans les Lumières, voir l’ouvrage de David W. Bates, Enlightenment Aberrations : Error and Révolution in France, Ithaca (N.Y.), Cornell University Press, 2002.
12 Citation d’Holbach, Système de la Nature, première partie, chap. 9, édition de 1770, p. 154.
13 En français dans le texte (N.d.T.).
14 Pour trouver un exemple intéressant et symptomatique de la manière dont, dans ses premiers écrits, Horkheimer était en désaccord avec Adorno sur la valeur de l’empirisme philosophique, voir la discussion entre eux sur le rôle des impressions sensibles dans la théorie de la connaissance et de la société : Max Horkheimer, Gesammelte Schriften, éd. par Alfred Schmidt et Gunzelin Schmid Noerr, vol. XII, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1987, p. 367-372. Adorno, après s’être installé aux États-Unis en 1938, éprouva un choc en se trouvant confronté à l’attitude positiviste qui y était prépondérante ; cela s’est exprimé, entre autres, par son rejet de l’entreprise de Paul Lazarsfeld visant à « quantifier la culture » dans le Princeton Radio Research Project, mais aussi par les attaques acérées contre le positivisme dans La dialectique de la raison. Peu après, néanmoins, Adorno énonce un jugement plus favorable sur la valeur de la recherche sociale expérimentale – surtout lorsqu’elle est influencée par la théorie freudo-marxiste de la société – et l’on peut dire qu’il s’est par là rapproché du modèle de la théorie critique propre à Horkheimer dans les années 1930. Sur ce revirement d’Adorno à propos de l’empirisme et de la recherche sociale expérimentale au cours de son exil aux Etats-Unis, voir l’ouvrage de David Jenemann, Adorno in America, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2007, p. 1-47 ; Thomas Wheatland, The Frankfurt School in Exile, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2009, p. 191- 263 ; et le récit qu’en fait Adorno lui-même, « Recherches expérimentales aux États-Unis », dans l’ouvrage Modèles critiques, Paris, Payot, 2003, p. 265-300. Sur la vague montante du positivisme dans la vie intellectuelle aux États-Unis dans les années 1940, voir Cari Schorske et Thomas Bender (dir.), American Academic Culture in Transformation : Fifty Years, Four Disciplines, Princeton, Princeton University Press, 1997.
15 Nous avons emprunté les citations à la traduction française d’Éliane Kaufholz : La dialectique de la raison, Paris, Gallimard, 1974. Elle traduit ici par « Raison » ce que nous avons laissé inchangé sous le terme d’Aufklärung dans cet article (N.d.T.). Toutes les pages indiquées directement dans le texte entre parenthèses dans ce chapitre renvoient à cette édition.
16 Si l’on considère le contexte de la citation de Marx, il est clair qu’il s’oppose à ce type d’approche : « L’anatomie de l’homme est une clef pour l’anatomie du singe. Cela dit, les indications qui font signe, chez les espèces animales subordonnées, vers le supérieur, ne peuvent être comprises que si on connaît déjà le supérieur. L’économie bourgeoise fournit donc la clef de l’économie antique, etc. Mais cela en aucun cas à la manière des économistes, qui effacent toutes les distinctions historiques et voient dans toutes les formes de société la forme de société bourgeoise » (Karl Marx, Grundrisse der Kritik der politischen Ökonomie, Berlin, Dietz, 1953, p. 26. En français : Contribution à la critique de l’économie politique, trad. fr. par Guillaume Fondu et Jean Quétier, Paris, Éditions sociales, 2014, p. 52 sq. Je souligne).
17 Pour présenter de manière plus complète mon utilisation, ici, du concept de généalogie, je voudrais le distinguer non seulement de celui de Marx, mais aussi de celui de Nietzsche. Comme Marx, qui souligne notre capacité à réinterpréter le passé à la lumière des développements actuels sans affirmer que le passé archaïque détermine le présent d’une manière téléologique, Nietzsche, avec son concept de généalogie, critique la quête de causes originelles dans le passé lointain et porte au contraire son attention sur les manières, nombreuses et imprévisibles, dont la signification des concepts, comme la morale, est transformée au cours des développements historiques plus récents. La signification et la fonction sociale de quelque chose comme la morale aux différentes époques historiques n’ont pas d’ascendant téléologique sur sa signification actuelle. En identifiant les origines archaïques des vices fondamentaux de l’Aufklärung moderne, Horkheimer et Adorno s’appuient sur une méthode généalogique qui ressemble davantage à l’entreprise de Heidegger, qui retrouve la trace des vices fondamentaux de la rationalité occidentale dans l’oubli de l’être qui s’est produit par le passage des philosophes présocratiques à Socrate et Platon, et par la traduction en latin des concepts philosophiques grecs. Même si le contenu de l’argument de Horkheimer et Adorno diffère bien sûr de celui de Heidegger, leur affirmation que la civilisation occidentale en son entier est dominée par un concept de rationalité qui est fondamentalement biaisé et relativement constant, et dont les origines ont mis en place des modèles – ou du moins des limites – pour tous les développements ultérieurs, présente en effet une ressemblance frappante avec Heidegger.
18 Max Horkheimer, Gesammelte Schriften, éd. par Alfred Schmidt et Gunzelin Schmid Noerr, vol. XII, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1987, p. 593-605.
19 En français dans le texte (N.d.T.).
20 Voir la postface de l’édition anglaise de La dialectique de la raison : Gunzelin Schmid Noerr, « Editor’s afterword », in Max Horkheimer, Theodor W. Adorno, Dialectic of Enlightenment : Philosophical Fragments, éd. par Gunzelin Schmid Noerr, Stanford (Calif), Stanford University Press, 2002, p. 219-224.
21 Concernant les critiques d’Adorno à l’égard de ce qu’il appelle « l’histoire intellectuelle matérialiste », voir ses lettres à Horkheimer du 26 mai 1936 (Max Horkheimer, Gesammelte Schriften, éd. par Alfred Schmidt et Gunzelin Schmid Noerr, vol. XV, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1987, p. 537-541) et du 28 octobre 1937 (Max Horkheimer, Gesammelte Schriften, éd. par Alfred Schmidt et Gunzelin Schmid Noerr, vol. XVI, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1987, p. 264-268).
22 Sur le concept de « dialectique de la société bourgeoise », voir John Abromeit, Max Horkheimer and the Foundations of the Frankfurt School, Cambridge, Cambridge University Press, 2011, p. 4, p. 394 sq. et p. 429-432.
23 Comme Adorno le dit dans une lettre à Horkheimer du 26 mai 1936, in Max Horkheimer, Gesammelte Schriften, éd. par Alfred Schmidt et Gunzelin Schmid Noerr, vol. XV, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1987, p. 538.
24 Karl Marx, Le capital, livre III, chap. xlviii, sec. 3.
25 Dans ses premiers écrits, Marx aussi a parfois considéré la division du travail comme l’origine de la domination sociale. Voir, par exemple, sa discussion sur la division du travail dans la première section de L’idéologie allemande (Paris, Éditions sociales, 2014, p. 69-81). En revanche, dans ses écrits tardifs, il distingue entre la division du travail à l’usine et la division du travail dans la société. Dans les sociétés modernes capitalistes, la première est anarchiste et la seconde est rigoureusement autoritaire, bien que Marx voie ces vices comme inhérents non pas à la division du travail en tant que telle, mais à une forme historique particulière des relations sociales capitalistes. Contrairement à certains passages plus romantiques, d’inspiration fouriériste, de ses premiers écrits, il reconnaît dans ses écrits tardifs qu’une division du travail avancée, à l’usine ou dans la société, serait nécessaire et favorable à une société socialiste.
26 « La critique de la contre-révolution catholique prouva qu’elle avait raison contre l’Aufklärung, tout comme l’Aufklärung avait raison contre le catholicisme » (p. 100).
27 Max Horkheimer, Theodor W. Adorno, La dialectique de la Raison, p. 99. Également : « La désagrégation de la réalité économique sur laquelle se fondait toute superstition, libéra les forces spécifiques de la négation » (p. 122).
28 Duden Universal Wörterbuch A-Z, Mannheim, Dudenverlag, 1989, p. 751.
29 Max Horkheimer, Gesammelte Schriften, éd. par Alfred Schmidt et Gunzelin Schmid Noerr, vol. XVI, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1987, p. 761-764. Dans sa réponse à la lettre d’Adorno, Horkheimer écrit : « Dans le projet [ce qui deviendra La dialectique de la raison], le mieux sera d’utiliser l’esquisse [les hypothèses d’Adorno sur l’histoire primitive de l’antisémitisme] comme une digression dans la confrontation avec Freud, qui représente la dernière théorie de l’antisémitisme. Nous le ferons ensemble » (Max Horkheimer, Gesammelte Schriften, éd. par Alfred Schmidt et Gunzelin Schmid Noerr, vol. XVI, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1987, p. 765).
30 Horkheimer développe une version différente, plus historiquement détaillée, de cet argument dans la « Révolte de la Nature », in Max Horkheimer, Éclipse de la raison, Paris, Payot, 1974, p. 101-135.
31 Ils écrivent : « Dans le mode de production bourgeois, l’hérédité mimétique indélébile de toute expérience pratique est livrée à l’oubli » (p. 190).
32 Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, Paris, Gallimard, 2002.
33 Herbert Marcuse, Éros et civilisation, Paris, Éditions de Minuit, 1963, p. 78-105.
34 Voir Gunzelin Schmid Noerr, « Editor’s afterword », in Max Horkheimer, Theodor W. Adorno, Dialectic of Enlightenment : Philosophical Fragments, éd. par Gunzelin Schmid Noerr, Stanford (Calif.), Stanford University Press, 2002.
35 John Abromeit, Max Horkheimer and the Foundations of the Frankfurt School, Cambridge, Cambridge University Press, 2011, p. 394-432.
36 Horkheimer et Adorno se réfèrent ici clairement à la critique marxienne de l’idéologie bourgeoise-libérale des « échanges d’équivalents » qui, comme le montre Marx, est contredite par l’extraction de la plus-value.
37 « Selbstverschuldete Unmündigkeit » est traduit par « l’état de tutelle dont l’homme est lui-même responsable » dans Immanuel Kant, Qu’est-ce que les Lumières ? trad. fr. par Jean-François Poirier et Françoise Proust, Paris, Flammarion, 1991, p. 43.
38 Voir Max Horkheimer, Gesammelte Schriften, éd. par Alfred Schmidt et Gunzelin Schmid Noerr, vol. IX, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1987, p. 353-391.
39 Pour une discussion de l’émergence de l’esthétique comme discipline au xviiie siècle et sa relation avec le sensualisme philosophique, voir Herbert Marcuse, Éros et civilisation, Paris, Éditions de Minuit, 1963, p. 153-172.
40 Pour un exemple de la satire par les Lumières de la tentative rationaliste de comprendre le monde dans des formes purement mathématiques, voir Montesquieu, Lettres persanes, CXXXV.
41 Par exemple, La Mettrie écrit : « La fausse philosophie peut, comme la théologie, nous promettre un bonheur éternel ; et nous berçant de belles chimères, nous y conduire aux dépens de nos jours, ou de nos plaisirs. La vraie, bien différente et plus sage, n’admet qu’une félicité temporelle ; elle sème les roses et les fleurs sur nos pas, et nous apprend à le cueillir » (« Discours sur le Bonheur », in Œuvres philosophiques, Berlin, 1775, vol. II, p. 102 ; nouvelle édition de 1796, vol. II, p. 159 sq. ; rééd. Sur le bonheur, Paris, L’Arche, 2000, p. 34). Concernant la réhabilitation de l’épicurisme par les Lumières, voir Thomas Kavanagh, Enlightened Pleasures : Eighteenth-Century France and the New Epicureanism, New Haven, Yale University Press, 2010.
42 Par exemple, bien que Horkheimer fasse l’éloge de Voltaire pour ses importantes contributions à l’étude de l’histoire qui vont bien au-delà des modèles théologiques dominants au xviie siècle, il souligne également les limites de l’affirmation individualiste qui sous-tend son œuvre : « les individus dominés par l’amour propre sont ce que Voltaire étudie sous les oripeaux des légendes historiques. [...] Il ne sait pas encore que la société elle-même suit d’autres lois que l’individu et que l’on peut étudier celle-ci en s’appuyant sur l’individu isolé » (Max Horkheimer, Gesammelte Schriften, éd. par Alfred Schmidt et Gunzelin Schmid Noerr, vol. IX, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1987, p. 361 sq.).
43 Max Horkheimer, Gesammelte Schriften, éd. par Alfred Schmidt et Gunzelin Schmid Noerr, vol. II, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1987, p. 261 sq.
44 Pour une réflexion sur ces sujets, voir Detlev Claussen, Grenzen der Aufklärung : Die gesellschaftliche Genese des modernen Antisemitismus, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1987. Pour essayer de retracer le fil de la transformation d’une autre idéologie de l’Aufklärung – le discours des « producteurs vertueux contre les parasites décadents » depuis la Révolution française et tout au long du xixe siècle, jusqu’à l’appropriation finale qu’en a fait le fascisme, voir John Abromeit, « Transformations of producerist populism in Western Europe », in John Abromeit, York Norman, Bridget María Chesterton et Gary Marotta (dir.), Transformations of Populism in Europe and the Americas : History and Recent Tendencies, Londres, Bloomsbury, 2015.
45 Pour une étude plus approfondie de ces questions, voir l’article sur « l’idéologie » dans les Frankfurter Beiträge zur Soziologie, vol. IV : Soziologische Exkurse, éd. par Theodor W Adorno et Walter Dirks, Francfort-sur-le-Main, Europäische Verlagsanstalt, 1956, p. 162-181.
Auteurs
Professeur associé au département d’Histoire à la State University of New York (SUNY), Buffalo State. Il est l’auteur de Max Horkheimer and the Foundations of the Frankfurt School, Cambridge University Press, 2011 et de Herbert Marcuse : A Critical Reader (avec W. Mark Cobb), Routledge, 2004.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le concert et son public
Mutations de la vie musicale en Europe de 1780 à 1914 (France, Allemagne, Angleterre)
Hans Erich Bödeker, Michael Werner et Patrice Veit (dir.)
2002
Des cerveaux de génie
Une histoire de la recherche sur les cerveaux d'élite
Michael Hagner Olivier Mannoni (trad.)
2008
L’occulte
L’histoire d’un succès à l’ombre des Lumières. De Gutenberg au World Wide Web
Sabine Doering-Manteuffel Olivier Mannoni (trad.)
2011
L'argent dans la culture moderne
et autres essais sur l'économie de la vie
Georg Simmel Céline Colliot-Thélène, Alain Deneault, Philippe Despoix et al. (trad.)
2019
L’invention de la social-démocratie allemande
Une histoire sociale du programme Bad Godesberg
Karim Fertikh
2020
La société du déclassement
La contestation à l'ère de la modernité régressive
Oliver Nachtwey Christophe Lucchese (trad.)
2020
Le pouvoir en Méditerranée
Un rêve français pour une autre Europe
Wolf Lepenies Svetlana Tamitegama (trad.)
2020
La parure
et autres essais
Georg Simmel Michel Collomb, Philippe Marty et Florence Vinas (trad.)
2019