Chapitre 10. Le montage de citations et la question du sujet
Une comparaison entre L’homme sans qualités et Macunaíma, o hérói sem nenhum caráter
p. 189-212
Texte intégral
Vor dem Totenbett der Zeit stehe ich […]
Mein Amt war […] nicht auszusprechen, nachzusprechen, was ist.
Nachzumachen, was scheint. Zu zitieren und zu photographieren.
Und Phrase und Klischee als Grundlage eines Jahrhunderts zu erkennen1.
1En fin de parcours, ce chapitre ouvre une dimension comparative qui replace la critique musilienne dans un nouveau contexte. Il appert, en fait, que certains enjeux de l’écriture de Musil trouvent ailleurs, chez d’autres auteurs, dans d’autres langues et d’autres littératures nationales, de surprenants échos, qui attestent tant la contemporanéité que la congénialité de réalisations littéraires comparables. Ici, il y va de la secondarité du texte romanesque sous forme d’intertexte et d’interdiscours, c’est-à-dire du montage de citations, déjà mentionné au chapitre 7, comme un procédé qui vide le sujet individuel de sa substance propre.
Sur le montage de citations
2Le xxe siècle auquel se réfère Karl Kraus, avec sa plume acérée de satiriste, est déjà passé. Mais en généralisant son propos, on ne se trompe guère en affirmant que la réutilisation de vieux morceaux textuels pour produire un nouveau tout doit être aussi vieille que l’est l’art d’écrire même.
3On ne s’engagera pas ici à retracer sources et origines de telles réutilisations. Il s’agit plutôt d’explorer les caractéristiques d’un développement historique que Karl Kraus dit typique de son siècle copieur (nachsprechend), qui s’adonne à la reprise de ce qui a déjà été dit. Or, il est normal que le déroulement d’un développement historique ne s’offre dans toute sa logique à la connaissance qu’a posteriori, sous le regard des historiographes. Cette logique est, en quelque sorte, une construction heuristique qui aide à connaître et à comprendre le processus historique. C’est dans ce sens que j’essaierai ici de retracer la trajectoire d’un développement historique, qui est celui du montage littéraire par citations – tout en admettant que le choix de son point de départ, de même que de son point d’arrivée, n’est pas dépourvu d’arbitraire.
4Comme point de départ, je choisis un tournant dans le parcours de Gustave Flaubert comme écrivain. Au milieu de son récit de jeunesse, Novembre, de 1842, la narration à la première personne s’interrompt abruptement et une narration à la troisième personne prend sa place. Une des raisons expliquant ce changement inopiné – la raison qui nous intéresse le plus ici –, est que le héros et narrateur de son histoire échoue dans sa tentative de vivre sa propre histoire d’amour et de la représenter adéquatement. « Adéquatement » voulant dire, ici, de manière personnelle et originale. En fait, ce qui est en jeu, c’est le postulat de l’originalité de la création artistique – plus exactement le postulat d’une correspondance exacte entre l’authenticité du vécu et l’originalité de son expression artistique. La production de cette correspondance finit par s’avérer impossible dans le récit de Novembre. Le narrateur et protagoniste à la première personne découvre que tous les lieux – au sens propre et figuré (lieux communs, ou topoi) – ont déjà été parcourus par d’autres et sont donc déjà occupés.
5Toute l’histoire d’amour en élaboration s’avère n’être que la répétition d’un modèle romantique, les métaphores révèlent leur état d’usure. Le jeune héros finit par n’avoir d’autre choix que de marcher dans les traces de prédécesseurs inconnus, et de réutiliser les inventions verbales de modèles inconnus2. Parti dans ses élans poétiques pour se constituer sujet original par un usage du langage qui lui serait propre, le héros doit douloureusement se rendre à l’évidence : qu’il le veuille ou non, il n’a à sa disposition plus que la reprise d’usages du langage prédonnés.
6La conséquence de cet insupportable échec, que j’identifie ici comme le symptôme de crise d’un paradigme de la création artistique, est que la voix narrative à la première personne se tait et disparaît complètement. Un autre prend la place du narrateur pour continuer le récit, cette fois-ci à la troisième personne. De sujet qui aspire à se constituer sujet moyennant l’usage qu’il fait du langage, le héros devient objet de narration, ayant abandonné toutes les illusions romantiques.
7Au point d’arrivée de l’évolution qui a ainsi commencé se situe la généralisation de cet échec, et son renversement en un projet positif. Nous y trouvons l’exemple d’une entrée de journal que Musil a faite deux fois autour de 19203, et qui dit brièvement « Einen Menschen ganz aus Zitaten zusammensetzen ! » (« Composer un homme uniquement de citations ! »)4. Le contexte de cette entrée ne laisse aucun doute : il s’agit d’un projet littéraire qui consisterait à créer un personnage par un pur montage de citations. Comme nous le verrons, cet énoncé programmatique a une grande portée en vue du traitement de la question du sujet dans le texte littéraire.
8Entre le jeune Flaubert et Musil, c’est-à-dire entre la résignation reconnaissant que l’originalité individuelle littéraire est devenue une impossibilité et le projet provocateur d’un simple montage de citations, une revalorisation complète a eu lieu. Qu’est-ce qui aura provoqué ce changement ? Comment un projet poétique si radical a-t-il pu voir le jour ? Où faut-il le situer historiquement ? Que signifie-t-il pour la question de la constitution du sujet ? Voilà les questions auxquelles je voudrais élaborer des éléments de réponse.
9La trajectoire historique ainsi tracée va de l’impossibilité d’éviter les lieux communs qui détruisent l’originalité jusqu’à l’intention esthétique de concevoir le travail créateur comme le montage de lieux communs, ou de morceaux textuels préexistants. S’agit-il d’une manière de convertir un défaut, voire un échec de force créatrice, en une vertu5 ?
10En fait, Novembre de Flaubert se concentre sur la découverte douloureusement négative que même la recherche d’originalité et de singularité individuelles finit par ne rencontrer, pour s’auto-constituer, plus que des matériaux déjà utilisés par autrui. Cette découverte est si grave que le programme narratif de Flaubert de raconter une histoire d’amour originale se mue en un récit sur l’impossibilité de raconter une histoire d’amour originale. Au point final de ce développement négatif, chez Flaubert, on trouve les deux figures Bouvard et Pécuchet dont le travail narratif consiste en une collection monumentale de morceaux de savoir de seconde et de tierce main. Le montage de ces morceaux, loin de produire un tout encyclopédique, aboutit à une somme de la bêtise6.
11Il s’agit donc chez Flaubert de problématiser un projet poétique de la constitution du sujet. L’inversion négative de ce projet, dans sa propre pratique, équivaut au congédiement de tout un paradigme, et de toute une période de création littéraire. En contraste, l’entreprise consistant à « composer un homme uniquement de citations ! » fait l’effet d’un défi que nous avons à situer dans les années 1920, même si cette entreprise, vue à partir du postmodernisme, nous paraît d’une inquiétante familiarité. On constate en fait que ce qui pouvait alors avoir un air expérimental et provocateur est presque devenu, après quelques décennies, un canon culturel7.
12Mentionnons ici, sans aucune prétention d’analyse, un projet parallèle à celui de Musil : le Passagen-Werk de Walter Benjamin. Il est parallèle, car contemporain – Benjamin l’a commencé en 1927 et y a travaillé jusqu’à sa mort, en 1940 – mais surtout parce qu’il consiste, en premier lieu, en une collection de citations, parsemée de fragments textuels de Benjamin ; finalement, aussi parce que les difficultés initiales de son édition et de sa réception ont fait place à un accueil presque enthousiaste quand, en 1982, l’édition Gesammelte Schriften, aux soins de Rolf Tiedemann, lui a consacré deux gros volumes. Dans son introduction, Tiedemann parle de « masses écrasantes de citations » (erdrückende Zitatenmassen) et du « principe de montage » (Prinzip der Montage)8, et raconte les différentes phases du travail d’édition, qui a d’abord considéré l’exclusion du lourd corps de citations, pour finir par l’inclure. Là où les projets de Musil et de Benjamin divergent, c’est dans la question du sujet. Chez Benjamin, on est loin de la problématique du sujet individuel, son ouvrage étant une contribution à une histoire matérielle du xixe siècle. On peut se demander toutefois, comme Tiedemann le documente par une note de l’auteur, si Benjamin n’a pas visé un transfert du sujet individuel vers un sujet collectif9, cherchant à explorer une espèce d’inconscient collectif d’une époque.
13Qu’est-ce au juste qu’un « montage de citations » ? Même si la notion de montage a désormais une place assurée dans le domaine des études littéraires, il me paraît important de rappeler une de ses origines. C’est que, au début du xxe siècle, cette notion a pu pénétrer dans la création artistique chargée du prestige de la modernité technologique et médiatique : l’art doit être monté, comme on monte une machine. Très tôt déjà, on rencontre, en art, des justifications pour identifier l’artiste comme un monteur : « Dieser Name entstand dank unserer Abneigung, Künstler zu spielen, wir betrachteten uns als Ingenieure […], wir behaupteten unsere Arbeiten zu konstruieren, zu montieren » (« Cette dénomination se doit à notre refus de jouer à l’artiste, nous nous considérions des ingénieurs […], nous entendions construire, monter nos travaux »)10.
14Des précurseurs du principe de montage existent depuis longtemps déjà – qu’on pense aux portraits montés du peintre italien Arcimboldo du xvie siècle. Mais les spécialistes s’accordent à évoquer le contexte des avant-gardes historiques et la question de la reproductibilité technique de l’œuvre d’art pour expliquer que ce principe soit érigé en une importante modalité de production artistique. Le rapide développement des médias de la photographie et du cinéma, pour lesquels le montage représente un procédé technique intrinsèque, peut y avoir joué un rôle important au début du xxe siècle. Il n’est donc pas étonnant qu’un premier traitement théorique ainsi que des tentatives pour consolider ce procédé conceptuellement proviennent de ces domaines médiatiques et sont reliés à des noms comme Heartfield, Koulechov et Eisenstein11. Par conséquent, il est hautement probable que les techniques du montage littéraire, d’une part, et leurs élaborations conceptuelles dans la critique et dans la théorie littéraires, d’autre part, aient été influencées par ces médias, si ce n’est qu’elles en ont simplement été transférées12.
15Malgré plusieurs tentatives d’une détermination terminologique13, le « montage », appliqué à la littérature, continue à avoir une frange de flou. En particulier, son champ sémantique recoupe en partie celui du terme voisin « collage », qui est également d’origine non littéraire. Je ne m’engagerai pas ici dans un débat conceptuel et j’adopterai plutôt une définition formelle du « montage », non sans toutefois me soumettre à l’obligation de contextualiser historiquement les innovations formelles dans la création artistique. À part les éléments conceptuels de fragmentation, discontinuité et hétérogénéité qui font partie du noyau définitoire du « montage », il faut considérer, pour un emploi littéraire, encore des éléments qui sont spécifiques de l’art littéraire :
16La secondarité. Contrairement au « papier collé », le montage n’utilise pas comme matériaux des fragments réels au premier degré. Ses matériaux sont de nature textuelle et discursive ; ils relèvent donc d’une réalité symboliquement médiatisée. En tant que citations, ce sont des morceaux textuels ou discursifs réutilisés qui sont, de ce fait, toujours secondaires par rapport à un premier emploi.
17L’instance médiatrice. La réinsertion des matériaux réutilisés dans un nouveau contexte se fait sous la régie d’une instance médiatrice. La manifestation de cette instance admet un grand éventail de variations qui s’étendent d’une mise en scène explicite et bien visible jusqu’à une efficacité implicite et invisible. Dans des textes narratifs, c’est souvent la voix narrative qui assume ce rôle de médiateur ou de metteur en scène de la citation.
18Pour ne donner qu’un seul exemple, qui remonte à une époque qui précède les avant-gardes historiques, dans Bouvard et Pécuchet de Flaubert, la tâche de l’instance médiatrice est confiée aux deux personnages principaux. De ce fait, elle devient visible comme une action romanesque narrée. Le texte littéraire raconte comment Bouvard et Pécuchet extraient des morceaux hétérogènes de diverses sources et les juxtaposent dans un montage qui n’arrive jamais à une synthèse. Dans le roman de Musil, par contraste, il est bien plus difficile de voir l’instance médiatrice à l’œuvre et donc de l’identifier. C’est que les personnages romanesques sont moins les agents du montage que ses produits. C’est sous cette forme spécifique que la crise du sujet se concrétise en littérature14.
Montage de citations et crise du sujet
19Au début du xxe siècle, le projet de « composer un homme uniquement de citations » s’inscrivait encore clairement dans un champ de tension très ambivalent. Des valeurs contradictoires occupaient ce champ. D’une part, ce projet signifiait encore la perte de l’intégrité identitaire et de l’autonomie du sujet ; d’autre part, il marquait l’émergence d’une nouvelle constitution du sujet et son expérimentation formelle. Dans sa valorisation négative, il se situait – en termes psychanalytiques – quelque part entre le travail du deuil et la mélancolie. Dans sa valorisation positive, il contribuait à l’utopie optimiste du « nouvel homme », qui est devenu un leitmotiv affiché par bien des courants, du futurisme jusqu’à l’expressionnisme.
20On peut aussi l’interpréter comme le symptôme d’une crise. Dans ce cas, il réunit à nouveau les deux versants de la crise : d’un côté perte, dissolution, destruction ; de l’autre côté, émergence de nouvelles formes, morphogénèse. Cela se confirme dans la double valeur des affects. La psychopathologie de la fin de siècle 1900 enregistre et examine la défaillance de l’autonomie subjective et le déclin de la force et substance individuelle comme une expérience douloureuse et négative. Nous ne donnons ici en exemple qu’un seul cas de « dépersonnalisation » qui date de 1906 et que Musil avait lu et retenu dans son Journal :
„ Ich meide Bekanntschaften, weil ich nichts sagen kann“. Auf Befragen erklärt er, daß er Menschenscheu jedoch nicht habe. […]„ Die Inhaltslosigkeit meines ganzen Ich suche ich Bekannten gegenüber zu verdecken durch Zitieren.“ Auch gibt er an, er zitiere oft und habe das auch schon früher getan, weil er selbst nichts mehr finden konnte. Man gab ihm den Spitznamen : Zitazitus. „ Es war mir oft so, als ob durch eine bloße Assoziation das Zitat hervorgerufen wird. Ich brauchte Zitate, die gar keinen wirklichen Zusammenhang mit dem Gespräch hatten, sondern einen bloßen Wortzusammenhang, und die deshalb komisch wirkten.“Selbst mit Freunden könne er nichts Rechtes mehr sprechen. „ Außenstehende wissen das nicht, auf die machen solche Zitate Eindruck. Sie wissen gar nicht, dass ich es rein automatisch gesprochen habe, ohne selbst etwas zu empfinden.“
« J’évite les connaissances, car je ne peux rien dire. » Si on l’interroge, il explique qu’il n’est pourtant pas timide. […] « J’essaie de cacher l’absence de contenu de mon moi à des personnes de ma connaissance par le recours à des citations. » Il signale aussi qu’il cite souvent, et qu’il l’a déjà fait auparavant, parce qu’il ne pouvait lui-même plus rien trouver. On lui a donné le petit nom : Zitazitus15. « Souvent, j’avais l’impression que la citation se produisait par pure association. Je faisais des citations qui n’avaient aucun lien avec la conversation, seulement un lien de mot à mot, et qui, par conséquent, faisaient un effet comique. » Même avec des amis, il ne pouvait plus s’entretenir de manière sensée. « Les tierces personnes qui ne le savent pas sont impressionnées par de telles citations. Elles ne savent même pas que j’ai parlé par pur automatisme, sans que je ne ressente moi-même quoi que ce soit16. »
21Ce texte décrit un syndrome de psychopathologie en faisant état d’un dysfonctionnement pathologique de la constitution du sujet. Frappé par une incapacité maladive de se constituer en sujet dans l’interaction discursive avec son entourage social en puisant dans la substance intérieure du moi, le patient a recours à la citation comme un ersatz. Ce geste apparaît nettement comme un comportement compensatoire prenant la place d’un comportement normal qui ne fonctionne plus. Cela lui permet ainsi de construire et de maintenir la façade d’un moi, même si derrière cette façade, il n’y a que du vide, de l’absence et du manque affectif. Cette pathologie porte donc atteinte au postulat d’une correspondance entre l’intérieur et l’extérieur, c’est-à-dire à la mimesis en tant qu’expression.
22Cet affaiblissement de la présence psychique – appelé psychasthénie17 – ainsi que des forces et instances intérieures sur lesquelles est fondée la constitution individuelle du sujet représente une crise pour le type de sujet conçu de telle façon. La crise peut s’aggraver jusqu’à la « dépersonnalisation », c’est-à-dire la perte de la personnalité et, par là, jusqu’à l’incapacité totale du sujet de fonctionner. Dans cette situation, le sujet individuel perd son unité et son autonomie, deux prédicats entrant dans sa définition. C’est dans cette situation que le comportement compensatoire prend la forme d’un montage de citations. Quand le patient a perdu la capacité de se constituer en sujet souverain dans la parole, un nouvel usage de la langue, une nouvelle pratique de la parole s’y substitue. Trois aspects de cette nouvelle pratique sont à retenir. D’abord, ce qui est dit ne correspond plus à aucun vécu subjectif (« sans que je ne ressente moi-même quoi que ce soit »). La parole n’est plus fondée ou ancrée référentiellement dans une intériorité subjective (« l’absence de contenu de mon moi »). Ensuite, la parole se soumet à des lois de pure association extérieure (« la citation se produisait par pure association ») ; il s’établit un automatisme mécanique (« j’ai parlé de manière automatique »), qui est dissocié du contrôle par le sujet individuel, mais qui peut bien produire un effet de sujet18. Finalement, la parole se réduit à n’être plus que reproduction de ce qui a déjà été dit, ailleurs et par autrui. La citation se généralise. La parole copiée et impropre devient la seule parole possible et par là, paradoxalement, la parole propre, dans le double sens du terme « propre » : qui appartient à un sujet et qui le caractérise.
23De manière presque inquiétante, le cas pathologique en vient à coïncider avec le projet esthétique de Musil. Du moins le romancier, lors de ses enregistrements tous azimuts dans son journal, a-t-il porté un intérêt tout particulier au cas de « dépersonnalisation » de Zitazitus. Quel lien y a-t-il donc entre psychopathologie et esthétique, c’est-à-dire entre la crise d’un sujet individuel et la recherche littéraire de nouvelles configurations du sujet ? Je tiens d’abord à rappeler une différence importante qui tend aujourd’hui à être passée sous silence. Dans le cas de Zitazitus, l’expérience affective qui sous-tend le montage de citations est de nature dysphorique. Le patient y a recours suite à un vide, à un manque douloureux qui l’affecte au niveau existentiel, tandis que le projet esthétique envisagé par Musil pour faire face à une situation de crise (historique) s’est dissocié de cet ancrage existentiel et de son contexte historique pour se muer en un principe de production artistique, devenu dominant dans le contexte postmoderne. Et sa perception peut devenir euphorique, produisant une expérience esthétique agréable. La psychopathologie a cédé la place à la ludicité esthétique. Ce n’est donc pas le procédé du montage de citations qui a radicalement changé, mais c’est sa perception et sa valorisation. Ce qu’il avait de désagréable s’est esthétisé, et le psychisme négatif qui l’accompagnait s’est mué en une forme d’art positive.
Robert Musil : « l’homme sans qualités »
24Le procédé littéraire expérimental du montage de citations envisagé par Musil ainsi que son utilisation au service d’un engagement politique (ce qui est le cas surtout dans le Photomontage de Heartfield) peuvent être considérés comme une transition entre la psychopathologie dysphorique et la ludicité euphorique. Musil a réservé une grande place dans son travail à la méthode expérimentale, devenue chez lui la stratégie d’écriture essayiste. Essayer et expérimenter sont des activités tant thématiquement que performativement importantes dans son œuvre. Dans son traitement, l’expérimentation littéraire s’ouvre sur une ambivalence sémantique, selon laquelle elle peut devenir tout autant une exploration systématique qui vise un résultat qu’une mise à l’essai ludique sans résultat visé.
25L’expérimentation musilienne dans le domaine de la constitution du sujet est consacrée à l’exploration de nouvelles configurations du sujet. Il y va, d’une part, de la liquidation du sujet individuel souverain (Musil parle même de « la mort de l’homme libéral ») et, d’autre part, de la mise à l’essai de nouvelles possibilités de concevoir et configurer le sujet. La technique du montage de citations s’inscrit dans ces deux variantes, mais surtout dans la seconde.
26Dans ses entrées de journal, de même que dans ses essais, Musil entretient une discussion sur un des concepts-clés du sujet entré en crise : le caractère. Son attitude critique à l’égard de ce concept inclut par moments une posture polémique. Le « caractère » s’avère en fait être un élément conceptuel constitutif de la constellation du sujet qui est entré en dysfonctionnement. C’est sur ce concept qu’est fondé le postulat – considéré comme illusoire par Musil – selon lequel le sujet individuel peut être fixé durablement, et peut, de ce fait, rester identique à lui-même19. Ce postulat est déterminant pour le fonctionnement sociopolitique du sujet « homme libéral ».
27Le caractère est essentiellement un faisceau d’attributs permanents que possède une personne. Un individu qui a un caractère est donc une personne qui a des qualités stables20. À l’inverse, l’absence de telles qualités, ou de qualités tout court, correspond à l’absence ou au manque de caractère et représente un obstacle à la constitution d’un sujet fonctionnel. D’où le projet pédagogique qui vise la formation du caractère pour le jeune individu. Comme le Bildungsroman représentait la version narrative de la formation de l’individu jusqu’à son entrée réussie dans la société bourgeoise, le projet de Charakterbildung est la variante éducative qui le prépare à pouvoir assumer un rôle actif et positif dans la société libérale. Dans les Journaux, on peut retracer l’intérêt de Musil pour la pédagogie de son époque, en particulier pour les écrits d’un des plus grands pédagogues réformateurs de la première moitié du xxe siècle, Georg Kerschensteiner. Son ouvrage Charakterbegriff und Charaktererziehung de 191221 fait de la formation du caractère chez le jeune élève l’enjeu central d’une insertion réussie du futur adulte dans la société, et ce, dans le contexte d’une école qui intègre le travail manuel et le jardinage dans son programme. Kerschensteiner est le fondateur du modèle de l’Arbeitsschule, qui a eu un grand succès en Allemagne. Par ce projet et par ce modèle, il réagissait à ce qui était perçu comme un échec du système scolaire, qui ne « produisait » pas des citoyens fonctionnels en vertu de leurs qualités, ce qui peut être interprété comme une facette de la crise du sujet22. C’est que le manque de caractère de l’individu était alors considéré comme le germe d’une dissolution sociale souvent désigné par – et résumé sous – le terme de « décadentisme » autour de 1900.
28La problématique de la formation du caractère constitue sans aucun doute un contexte important pour le roman L’homme sans qualités, qui véhicule de manière massive et variée la critique musilienne du concept de caractère. Cette critique représente l’aspect négatif d’une entreprise littéraire de longue haleine, dont nous connaissons l’aspect positif sous la forme d’un projet esthétique : « Composer un homme uniquement de citations ! »
29Ce projet joue un rôle primordial dans le travail littéraire de Musil, même s’il ne l’a jamais réalisé tel quel23, surtout pas sous la forme d’un montage de citations dans lequel l’instance médiatrice et organisatrice deviendrait invisible et qui ne donnerait à lire dans le texte littéraire que son résultat : la juxtaposition pure et simple de citations. Néanmoins, il est juste d’affirmer que, dans le cadre de ce projet, Musil a beaucoup expérimenté, surtout dans L’homme sans qualités. Mais dans aucun cas, il s’agit exclusivement d’un montage de citations, comme nous les connaissons, entre autres, des dadaïstes24 ou d’auteurs plus récents. Les procédés littéraires de Musil se rapprochent davantage – et ceci dans un sens presque artisanal – des techniques des collages cubistes. Du point de vue formel, c’est-à-dire en tant que technique narrative, leur résultat n’en est que plus subtil.
30Il ne serait pas utile ici de s’engager dans leur analyse détaillée dans le roman : cela demanderait un instrumentarium analytico-descriptif qui permettrait de préciser et d’opérationnaliser les termes-clés que sont « citation » et « montage » pour les adapter à l’analyse du texte romanesque. En particulier, la notion de citation devrait être élargie pour inclure certaines formes de discours indirect et d’allusion, ce qui lui donnerait une portée plus large. Elle devrait également inclure la différence entre intertextualité et interdiscursivité que nous avons déjà traitée dans cet ouvrage, car, comme il y a des citations textuelles, il peut aussi y avoir des citations discursives. Le terme « montage » devrait permettre de considérer également l’interaction complexe entre personnage romanesque et voix narrative, et plus particulièrement la mobilité caméléonesque de l’instance narrative chez Musil. Des parties de ce type d’analyse ont déjà été réalisées ici. Je me contenterai donc, dans ce qui suit, d’évoquer la façon dont, dans certains personnages romanesques de Musil, est mis en œuvre le procédé du montage de citations.
31Le personnage de Clarisse est un cas patent. Dans L’homme sans qualités, elle est la figure nietzschéenne par excellence, ce qui veut dire qu’elle est maximalement constituée de « réminiscences » de l’œuvre de Nietzsche. Tôt dans le roman, elle reçoit en cadeau d’Ulrich une édition des œuvres du grand philosophe. Ce cadeau se révèle être une espèce de cheval de Troie pour elle. Non seulement Clarisse devient-elle alors une lectrice presque obsessionnelle de Nietzsche, mais elle applique progressivement ce qu’elle a lu à sa propre personne et à son entourage social. Elle devient ainsi une espèce de texte nietzschéen ambulant. Il est important d’observer, toutefois, qu’elle lit de manière sélective et, ce faisant, soumet le texte à une déformation qui prend des allures de caricature. Son idée fixe consiste à se croire investie de la mission de sauver le monde en le libérant de la médiocrité ambiante. Elle croit reconnaître dans la figure de Moosbrugger, emprisonné pour le meurtre d’une prostituée, la victime de cette médiocrité et veut en faire l’instrument de son action nietzschéenne. Elle réussit à le faire libérer avec le résultat qu’il tue une seconde prostituée. Avec la figure de Clarisse, Musil a ainsi créé un cas de monomanie textuelle et illustré le chemin qui peut mener de la lecture à la folie. C’est l’histoire d’une personne qui se constitue, tant dans son autoperception que dans son action, comme le montage de citations tirées d’un seul auteur25.
32Le poète Feuermaul est également une figure monotextuelle. Son modèle est Franz Werfel. Sa construction textuelle est toutefois moins fondée sur le montage de citations que sur une imitation du comportement extratextuel de son modèle. Feuermaul est davantage une caricature satirique du comportement de Werfel qu’un montage de textes ou d’idées extraits de son œuvre.
33Un cas analogue est celui du Dr Arnheim. Un « ingrédient » important dans la construction de cette figure est le modèle de Walter Rathenau, industrialiste et politicien du début du xxe siècle. Pour son « montage », Musil utilise à la fois des éléments tirés de la vie (type de relation Feuermaul-Werfel) et des écrits (type de relation Clarisse-Nietzsche) de Rathenau. Mais, vu dans son ensemble, le Dr Arnheim est une figure d’une facture plus complexe que Clarisse ou Feuermaul, car les textes cités ou fournissant sous une autre forme les autres éléments qui constituent sa substance de sujet fictif appartiennent à plus d’un auteur. Il ne s’agit pas d’une monomanie eu égard à l’origine des matériaux textuels réutilisés. Sa substance en tant que figure littéraire contient aussi du Thomas Mann (que Musil a qualifié de Großschriftsteller) et du Goethe (la belle âme), pour ne mentionner que deux de ses « ingrédients » hétéroclites.
34La figure la plus intéressante de tout le roman, bien que la plus difficile à analyser en vertu de sa complexité, est sans aucun doute Ulrich, l’homme sans qualités. Il n’est pas seulement un personnage fabriqué de citations, mais il est lui-même auteur de montages de citations. Il a beaucoup lu, est très instruit et – comme nous l’avons déjà bien montré – sait manipuler du matériau textuel de même que discursif de diverses origines. En ce sens, son comportement est presque diamétralement opposé à celui de Clarisse. Non seulement sait-il réutiliser les matériaux textuels les plus hétéroclites, mais il sait aussi les utiliser de manière contextuellement adéquate et sensée. Et s’il transgresse les règles de ce qui est pragmatiquement adéquat, il le fait avec intention et en pleine conscience de son geste. Dans sa stratégie, il faut toutefois distinguer deux modalités. La première le voit utiliser des citations de manière polémique, comme des instruments, sinon des armes, contre d’autres personnages, en général pour révéler l’inanité de leurs postures figées. La seconde le rapproche d’un comportement de ventriloque ; il « essaie » un texte d’autrui, comme on essaie un habit, en se glissant dans la pose d’énonciateur de ce texte. En ce sens, il effectue une auto-expérimentation avec des textes ou discours étrangers. Dans les deux modalités, il maintient le contrôle du monteur qui sait ce qu’il est en train de faire et qui ne laisse jamais glisser de ses mains la régie de ses reprises. Aussi sait-il abandonner ses essais avec des matériaux empruntés quand des conséquences contraignantes en découleraient, ou tout simplement quand il n’a plus envie de les poursuivre.
35Dans la figure d’Ulrich, Musil nous donne un exemple de ce qu’on pourrait appeler sa critique performative du concept de « caractère ». Le personnage-titre du roman est un sujet sans qualités. Il a le rôle du protagoniste, sans avoir la traditionnelle substance qui le qualifierait comme héros. En tant que telle, la figure d’Ulrich fonctionne d’une manière analogue à celle du cas psychopathologique de Zitazitus : il est un sujet, vide de la substance propre nécessaire pour lui donner un caractère, qui se constitue fonctionnellement en manipulant des morceaux de textes et de discours empruntés. À l’inverse, on pourrait aussi dire qu’il s’agit de qualités qui ne sont plus réunies dans le faisceau d’une instance de sujet, ou qui trouveraient dans une fonction de la vie active leur lieu de focalisation et d’application. C’est ainsi que la transformation de la figure du protagoniste chez Musil, dans le sens d’une impossibilisation de son fonctionnement traditionnel, est étroitement reliée au procédé du montage de citations. Et, comme nous l’avons déjà vu, c’est loin d’être le seul procédé auquel il a recours pour déconstruire le porteur d’action littéraire traditionnel, ou le character, comme on dit en anglais.
Mário de Andrade : « le héros sans caractère »
36En 1928, deux ans avant la publication du premier volume de L’homme sans qualités, l’auteur brésilien Mário de Andrade publie son roman Macunaíma, qui est presque devenu une épopée nationale brésilienne. C’est comme si, par ce roman, à des milliers de kilomètres, il avait réalisé le projet musilien de « composer un personnage uniquement de citations ». On peut en fait considérer ce roman comme une des plus fidèles exécutions du projet de Musil. D’une part, il s’agit d’un véritable montage de citations, et ceci dans un sens formellement assez étroit. D’autre part, la formulation de son sous-titre, « un héros sans aucun caractère » (« o herói sem nenhum caráter »), capte de manière assez précise l’approche littéraire de Musil concernant la problématique du sujet individuel : comment fabriquer un héros sans caractère, c’est-à-dire sans qualités héroïques ?
37Cette étonnante ressemblance nous induit à formuler une question comparatiste, avant d’examiner ces deux aspects dans le roman brésilien : jusqu’à quel point ces deux textes littéraires sont-ils comparables ?
38À première vue, la base pour une telle comparaison est assez solide. Ces deux textes appartiennent à la même époque et au même genre. Mais surtout, ils traitent une même problématique qui s’exprime de manière programmatique déjà dans le titre, respectivement dans le sous-titre des deux romans. On ne mobilisera pas ici le concept d’un Zeitgeist commun aux deux œuvres, bien que Mário de Andrade ait une fois suggéré un tel argument à l’occasion de la traduction de son roman :
A sátira além de dirigível ao brasileiro em geral, de que mostra alguns aspectos característicos, escondendo os aspectos bons sistematicamente, o certo é que sempre me pareceu também uma sátira universal ao homem contemporâneo.
Cette œuvre s’adresse, en tant que satire, au Brésilien en général, dont elle montre quelques aspects caractéristiques tout en escamotant systématiquement les bons aspects. Il est certain qu’elle m’a toujours paru comme une satire universelle de l’homme contemporain26.
39Malgré la grande généralité de l’expression « l’homme contemporain », il est possible de connecter le roman brésilien à la démarche de Musil, qui consiste à offrir des services maïeutiques pour la naissance du « nouvel homme ».
40Il est un argument qui ne saurait justifier la comparaison : c’est celui d’une influence soit unilatérale, soit réciproque. Les deux auteurs ne se connaissaient pas, et rien ne documente qu’ils avaient connaissance chacun de l’œuvre de l’autre. Par ailleurs, il faut faire valoir la grande différence de leur contexte de production. Nous avons déjà suffisamment évoqué le contexte d’écriture de L’homme sans qualités. Du côté de Macunaíma, le contexte est certainement moins connu ; en bref, il se résume en deux termes-clés : le modernisme brésilien et la condition postcoloniale.
41Le mouvement du modernismo brésilien commença exactement cent ans après l’indépendance politique du Brésil avec un événement culturel à São Paulo, en 1922, et il se prolongea sur quelque 25 années27. Son programme culturel était doublé d’un programme politique postcolonial selon lequel le Brésil devait entrer dans la modernité moyennant la création d’un État national moderne. La tâche qui revenait, dans ce contexte, aux créateurs culturels consistait à produire et promouvoir une culture nationale autonome. Ils devaient développer un esprit brésilien et inverser le flux de biens culturels, qui était toujours grevé d’un excédent d’importation coloniale, en un mouvement d’exportation. Or, la plupart des œuvres littéraires qui émanent du mouvement moderniste entretiennent une relation ambivalente avec ce programme politico-historique. Elles le traduisent en fait dans le domaine artistique, mais non sans le traiter de manière critique. C’est le cas de Macunaíma.
42Comme mentionné, le roman de Mário de Andrade peut tout à fait être lu comme une épopée nationale, et a en réalité été reçu comme telle. La figure-titre apparaît alors comme une figure nationale, c’est-à-dire comme une incarnation du caractère brésilien tout court. Cette réception de l’œuvre a en fait eu lieu, très tôt, dans le contexte idéologique et politique du modernismo. Toutefois, Mário de Andrade qui a eu du fil à retordre dans l’interprétation de son propre roman28, a commencé très tôt à se poser des questions au sujet du sens à donner à l’absence de caractère de son héros. Il le fit, entre autres, dans deux brouillons pour une introduction, qu’il a fini par ne pas publier. Confronté au paradoxe que contient le sous-titre (« un héros sans aucun caractère »), et qui est confirmé par l’histoire racontée dans le roman, il avait schématiquement le choix entre trois types d’argumentation :
Interpréter l’absence de caractère comme une détermination négative du personnage principal, ce qui correspond au paradigme de l’antihéros.
Interpréter l’absence de caractère, bien plus radicalement encore, comme un manque total de caractère, comme un sujet amorphe29 et, par conséquent, une sortie de toute problématique reliée à la notion de caractère.
Choisir une argumentation a contrario en interprétant l’absence d’un caractère positif et stable comme une version particulièrement originale de la notion de caractère.
43De plus, toutes ces trois possibilités admettent une application en deux variantes différentes : elles peuvent se référer soit à un sujet individuel, soit à un sujet collectif. Tout au contraire de Musil, Mário de Andrade ne peut s’empêcher de toujours projeter sur la scène collective les questions sur le sujet que soulève son « héros »30. Une telle projection découle du contexte du modernisme brésilien. Il y va d’une exploration du caractère national brésilien, si ce n’est de sa production, afin que le sujet national puisse enfin se constituer comme porteur d’action de sa propre histoire.
44Mário de Andrade fait preuve d’une étonnante indécision face à cette question. Tantôt il s’engage dans une argumentation du deuxième type en constatant avec regret – Telê Porto Ancona Lopez parle de mélancolie – que le Brésilien/le Brésil est dépourvu d’un caractère national propre : « O brasileiro não tem caráter porque não possui civilização própria nem consciencia tradicional. Os francêses têm caráter e assim os jorubas e os mexicanos » (« Le Brésilien n’a pas de caractère, parce qu’il ne possède pas de civilisation propre ni de conscience traditionnelle. Les Français ont un caractère, de même que les Yoroubas et les Mexicains »)31. Après ce constat négatif, le moderniste Mário de Andrade peut enchaîner un projet qui se situe tout à fait dans la logique du modernismo. Il transforme le « pas » de « pas de caractère » en un « pas encore » et peut donc annoncer que ce manque pourra être comblé dans un temps à venir où le Brésil aussi aura développé un caractère national. C’est que le caractère national brésilien serait déjà en voie de formation : « A convicção a que eu chegara de que o brasileiro não tinha caráter moral, alem do incaracterístico físico de uma raça ainda em formação » (« La conviction que j’avais atteinte que le Brésilien n’avait pas de caractère moral, en plus du physique sans caractère d’une race encore en voie de formation »)32. Cette projection utopique d’une formation du caractère national dans l’avenir serait une solution selon la logique de la modernité. Mais Mário de Andrade ne l’adopte pas vraiment, puisqu’il continue à explorer l’absence de caractère de Macunaíma en essayant de la déterminer sémantiquement. Cette tentative produit plusieurs prédicats qui – avec un regard sur Musil – ne nous surprennent point :
45Il manque de moralité, de qualités morales :
Eu não deixava de sofrer pelo meu herói, sofrer a falta de organização moral dele.
Je ne cessais de souffrir pour mon héros, souffrir de son manque d’organisation morale33.
A imoralidade do livro é uma das coisas que mais me preocupa.
L’immoralité de mon livre est une des choses qui me préoccupent le plus34.
46Il manque d’ordre et d’homogénéité :
Sempre imaginei fazer um poema se ocupando dos homens sem caráter nenhum. Produto mesmo do caos humano, mexendo-se no abismo brasileiro, reflexo de elementos disparados na arritmia gostosa a indicar o maravilhoso destino da nossa gente.
J’ai toujours pensé faire un poème qui porterait sur les hommes sans aucun caractère. Un véritable produit du chaos humain, s’agitant dans l’abîme brésilien, réflexe d’éléments lancés dans l’arythmie savoureuse pour indiquer le merveilleux destin de nos gens35.
47Il manque de totalité ou d’intégrité :
Macunaíma não pode ser símbolo do brasileiro, simplesmente porque„ símbolo“empregado asim, sem mais nada, implica necessariamente totalidade psicológica. E essa Macunaíma propositalmente não possui.
Macunaíma ne peut pas être un symbole du Brésilien, simplement parce que « symbole » utilisé de la sorte, sans aucun ajout, implique nécessairement une totalité et une intégrité psychologique. Et de l’intégrité, Macunaíma n’en a pas, et ceci à dessein36.
48Il manque de continuité :
O caráter que demonstra num capítulo, ele desfaz noutro.
Le caractère qu’il démontre dans un chapitre, il le défait dans le suivant37.
49C’est à cause de ce manque de qualités positives qui définissent le sujet individuel fonctionnel que Macunaíma ne peut pas figurer le caractère collectif du Brésilien :
Macunaíma não é símbolo do brasileiro.
Macunaíma n’est pas le symbole du Brésilien38.
Não tive intensão de fazer de Macunaíma um símbolo do brasileiro. Mais se ele não é o Brasileiro ninguém não poderá negar que ele é um brasileiro e bem brasileiro por sinal.
Je n’avais pas l’intention de faire de Macunaíma un symbole du Brésilien. Mais, même s’il n’est pas le Brésilien, personne ne saurait nier qu’il est un Brésilien, et bien brésilien en fin de compte39.
Macunaíma não pode ser símbolo do brasileiro.
Macunaíma ne peut pas être un symbole du Brésilien40.
50Cette manière de dénier son propre projet moderniste peut offrir une possible solution au paradoxe que nous avons relevé dans le sous-titre. Mais elle laisse ouverte la problématique de type psychanalytique de la dénégation. Cela s’exprime ensuite dans la paralogie, qui renverse en quelque sorte le paradoxe en érigeant l’absence de caractère sans façon en un nouveau type de caractère :
Fiz questão de mostrar e acentuar que Macunaíma como brasileiro que é não tem caráter.
Il m’importait de montrer et de mettre en relief le fait que Macunaíma, en tant que Brésilien, n’a justement pas de caractère41.
Macunaíma vive por si, porém possui um caráter que é justamente o de não ter caráter.
Macunaíma vit tout en lui-même, et pourtant il possède un caractère qui consiste justement à ne pas avoir de caractère42.
51Il résulte de cette longue discussion que l’auteur mène dans sa correspondance avec ses amis au sujet de son « héros sans aucun caractère » que ce qui serait typiquement brésilien, ce qui constituerait l’identité d’un caractère national brésilien et donc d’un héros national, ce qui ferait de lui un sujet caractéristique, singulier et authentique, ce serait paradoxalement son absence ou manque de caractère. Comme nous l’avons vu, ce manque se manifeste dans le chaos moral, la fragmentation, la discontinuité, l’hétérogénéité et le mélange.
52C’est ici que cette problématique de l’absence de caractère renvoie à la question de la forme littéraire sous laquelle ce héros est représenté et réalisé. Il ressort très clairement des commentaires de Mário de Andrade lui-même, mais aussi des critiques de son roman, que cette absence de caractère est clairement produite par le montage de citations.
53D’une manière générale, la critique insiste pour repérer dans Macunaíma toutes sortes de procédés d’une écriture de seconde main43. Il est question de rhapsodie44, de plagiat, de parodie, de cliché, de pastiche, de bricolage et de métissage45. La technique de l’auteur est qualifiée de syncrétisme, d’agglutination, d’amalgame ou d’emprunt. Toutes ces techniques ont en commun le procédé consistant à réutiliser ce qui est prédonné. Elles confèrent à l’écriture littéraire le statut de secondarité et soulèvent la question de la propriété littéraire46. En même temps, toutes ces techniques mentionnées comportent, comme dénominateurs communs, les principes de la fragmentarité et de l’hétérogénéité, qui sont constitutifs du procédé du montage.
54Les commentaires de l’auteur sur son œuvre pointent dans la même direction. À plusieurs reprises, il signale la fabrication hétérogène de son héros, que ce soit dans son contenu en termes moraux :
Meu Macunaíma nem a gente não pode bem dizer que é indianista. A maior parte do livro se passa em S. Paulo. Macunaíma não tem costumes indios, tem costumes inventados por mim e outros que são de varias classes de brasileiros.
On ne peut pas non plus dire que mon Macunaíma soit une œuvre indianiste. La plus grande partie du livre se passe à S. Paulo. Macunaíma n’a pas de mœurs indiennes, il a des coutumes inventées par moi, et encore d’autres qui sont propres à différents groupes de Brésiliens47.
55ou dans sa facture formelle et langagière :
[…] a fusão de características regionais.
[…] la fusion de particularités régionales48.
Quis escrever um livro em todos os linguajares do Brasil.
Je voulais écrire un livre dans tous les parlers régionaux du Brésil49.
56Ce qui est encore plus intéressant pour notre propos, ce sont ses renvois au réemploi de matériaux textuels préexistants et provenant d’autres mains. Dès 1927, dans une lettre à Carlos Drummond de Andrade, il mentionne cette technique très explicitement :
Não tem senão dois capítulos meus no livro, o resto são lendas aproveitadas com deformação ou sem ela.
Dans mon livre, il y a à peine deux chapitres qui sont de moi ; le reste, ce sont des légendes que j’ai utilisées avec ou sans transformation50.
57Cela veut dire que, déjà lors de la gestation du livre, il annonce et assume ce que la critique ne devait « découvrir » qu’a posteriori : que son roman ne contenait que peu de matériaux propres et qu’il était monté avec des matériaux provenant de légendes, retravaillées ou non.
58La « découverte » plus tardive de ce fait par la critique eut un effet dramatique, sinon traumatique, qui s’explique et se comprend dans l’horizon d’attente du mouvement moderniste. On s’attendait de la part des modernistes à ce qu’ils écrivent des livres à caractère brésilien ; qu’ils produisent des œuvres littéraires qui devaient exprimer, si ce n’est créer, avec une valeur positive la particularité brésilienne, et devaient par la suite devenir des biens culturels brésiliens à exporter51. La longue et insistante discussion de Mário de Andrade s’inscrit en plein dans ce contexte.
59Dans une première phase de sa réception, Macunaíma fut reconnu et célébré comme une réponse positive à cet horizon d’attente nationaliste. On identifia dans ce roman surtout l’originalité de son inspiration, l’authenticité brésilienne de sa force culturelle et la génialité nationale de son créateur.
60Mais très tôt, lors d’une deuxième phase de sa réception, des voix se firent entendre qui faisaient valoir que Mário de Andrade n’avait pas seulement puisé dans son propre génie, mais aussi dans des sources étrangères. Ces voix furent décriées comme de la calomnie contre un produit authentiquement brésilien, dont la brasilianité ne devait pas être ternie, mais bien plutôt célébrée. C’est ainsi que Raimundo Moraes est parti en guerre contre ces contestations :
Os maldizentes afirmam que o livro Macunaíma do festejado escritor Mário de Andrade é todo inspirado no Vom Roroima zum Orinoco do sábio (Koch-Grunberg). Desconhecendo eu o livro do naturalista germânico, não creio nesse boato, pois o romancista patrício, com quem privei em Manaus, possui talento e imaginação que dispensam inspirações extranhas.
Les calomniateurs affirment que le livre Macunaíma de l’auteur célébré Mário de Andrade serait entièrement inspiré de Vom Roroima zum Orinoco du savant (Koch-Grünberg). Même si je ne connais pas ce livre du chercheur allemand, je ne crois pas ces rumeurs, puisque le romancier et noble compatriote, que j’ai fréquenté à Manaus, possède assez de talent et d’imagination pour le dispenser d’inspirations étrangères52.
61En d’autres termes, on défend le produit propre issu du sol national contre toute influence étrangère, et ce, sans vérification des calomnies proférées. De telles influences seraient tout à fait impensables, étant donné la force créatrice propre de l’auteur national.
62Dans la troisième phase de la réception, cette défense patriotique s’avéra être un coup d’épée dans l’eau. L’auteur défendu contre la calomnie aggrava son cas en n’avouant pas seulement les citations étrangères découvertes par les critiques, mais bien plus :
Copiei sim, meu querido defensor. O que me espanta e acho sublime de bondade, é os maldizentes se esquecerem de tudo quanto sabem, restringindo a minha cópia a Koch-Grünberg, quando copei todos. E até o sr., na cena da Boiúna. Confesso que copiei, copiei as vezes textualmente. Quer saber mesmo ? Não só copiei os etnógrafos e os textos ameríndios, mais ainda, na Carta pras Icamiabas, pus frases inteiras de Rui Barboas de lingua dos colaboradores da Revista de Lingua Portuguesa.
Bien sûr que j’ai copié, mon cher défenseur. Ce que je trouve épouvantable et sublime de bonté, c’est que les médisants semblent oublier ce qu’ils doivent pourtant savoir, en limitant mon travail de copieur à Koch-Grünberg, étant donné que je les ai tous copiés. Même vous-même, Monsieur, dans la scène de la Boiúna. Je confesse que j’ai copié, par moments j’ai copié textuellement. Voulez-vous vraiment savoir ? Je n’ai pas seulement copié les ethnographes et les amérindiens, mais même, dans la Carta pras Icamiabas, j’ai mis des phrases entières de Rui Barbosa dans la langue des collaborateurs de la Revista de Lingua Portuguesa53.
63Cette auto-accusation provocatrice de Mário de Andrade marque un tournant dans la réception de son roman. Non pas que son aveu de copieur littéraire sans limites n’ait pas eu un effet de choc, mais son geste de provocation ironique initie une revalorisation de la technique du montage littéraire. En même temps, elle rend possible un travail critique à l’égard des postulats d’originalité et de propriété culturelle qui avaient reçu une nouvelle légitimation dans le contexte national-moderne et postcolonial du modernismo brésilien. C’est ainsi que l’auteur subvertit les tendances retotalisatrices, de nature conceptuelle et idéologique, qui faisaient partie du programme des modernistes brésiliens.
64Il s’avère qu’avec ce geste, Mário de Andrade a débrouillé l’argumentation ambivalente à laquelle il s’est lui-même livré en essayant de justifier son traitement littéraire de la problématique de l’identité nationale moyennant une figure romanesque. Il s’est ainsi clairement rangé du côté des critiques d’un caractère (national) conçu de manière essentialiste. En formulant les choses de manière plus précise : à travers la technique littéraire du montage de citations, il a su mobiliser la force critique qui, même si elle ne s’oppose pas diamétralement à de tels postulats, mine leur réalisation si radicalement qu’elle rend impossible la restauration d’une constitution du sujet, qui est historiquement entré en crise.
65En post-scriptum, on peut mentionner une quatrième phase de réception, devenue désormais prévisible et qui a en fait eu lieu, bien qu’avec un certain décalage historique. Les forces, méthodes et concepts critiques subissent une nouvelle revalorisation et sont récupérés par une argumentation qui remet de nouveau à jour des connotations essentialistes. Hétérogénéité, fragmentarité et secondarité seront alors recyclées et soudées ensemble sous le terme métaphorique de l’anthropophagie culturelle. Ce terme remonte également au modernisme brésilien, dont il représentait alors en quelque sorte l’envers conceptuel dans l’usage qu’en faisait Oswald de Andrade de manière ironique et pragmatique. Sans ironie ni force critique, l’anthropophagisme culturel est aujourd’hui célébré par beaucoup comme le caractère culturel brésilien, si ce n’est la brasilianité originale54.
66Retenons de cette mise en parallèle comparatiste de L’homme sans qualités et de Macunaíma. O herói sem nenhum caráter l’enjeu commun de la crise d’une configuration du sujet que les deux œuvres travaillent en exploitant les libertés du discours littéraire. Nous avons encore rétréci la base de comparaison en ciblant plus spécifiquement la technique du montage de citations que les deux auteurs partagent sous la forme d’un projet et de son exécution. Dans les deux romans, la réutilisation de matériaux textuels et discursifs « importés » peut être retracée massivement, même si leurs modalités de réinscription varient. Chez Mário de Andrade, la technique du montage est concentrée dans la fabrication du héros, tandis qu’on peut observer des méthodes citationnelles plus dispersées et plus diversifiées chez Musil. Néanmoins, la valeur programmatique de la figure-titre – « homme sans qualités » ou « héros sans aucun caractère » – renvoie clairement à la problématique commune de constituer le sujet dans une figuration littéraire. Et dans les deux cas, cette constitution s’avère problématique, parce qu’elle est en crise. Chez Musil, ce qui est visé par ce traitement critique est davantage ce qu’il appelle « l’homme libéral », c’est-à-dire l’idéal d’un sujet individuel autonome et fonctionnel, tandis que Mário de Andrade est empêtré dans la logique de l’allégorie nationale en situation postcoloniale qui projette la fabrication du héros littéraire directement sur les postulats idéologiques d’une identité nationale. Quelque différent que soit l’enjeu spécifique de chaque auteur dans son contexte, dans les deux cas, ils emploient délibérément les possibilités que le discours littéraire met à leur disposition pour traiter la question du sujet et la situation de l’homme contemporain avec un maximum de puissance critique.
Notes de bas de page
1 Karl Kraus, Die Fackel, no 401-403, 10 juillet 1914, p. 46.
2 Il ne s’agit donc pas de la problématique développée par Harald Bloom dans Anxiety of Influence (Anxiety of Influence. ATheory of Poetry, Oxford, Oxford University Press, 1973), où les prédécesseurs devenus des modèles écrasants sont, au contraire, très connus et bien identifiés comme des « father poets ».
3 En 1931, dans un essai, il fait le constat plutôt critique que « l’on pourrait comparer la littérature à un étang de citations » (Essais, p. 236 ; « die ganze schöne Literatur gleicht einem Zitatenteich », Essays, p. 1206),
4 Tagebücher I, p. 356 et p. 443 ; Journaux I, p. 440 et p. 539. À la page 539, Jaccottet traduit plus librement : « Fabriquer un homme exclusivement à coups de citations ! » Une autre entrée du Journal dit, à toutes fins pratiques, la même chose, même si « Reminiszenz » y prend la place de « Zitat » : « Menschen zeigen, wie sie ganz aus Reminiszenzen zusammengesetzt sind, die sie nicht kennen » (Tagebücher I, p. 570 ; « Peindre des êtres composés uniquement de réminiscences dont ils ne sont pas conscients », Journaux II, p. 57).
5 Tournée en argument, cette question pourrait se trouver dans une théorie de l’épigonisme, ou du décadentisme. Harold Bloom l’a adoptée en parlant de la faiblesse de ceux qui se contentent de leur rôle de puînés (« latecomers »).
6 Le poids des « que dit-on de…? » que Flaubert a collectionnés dans son Dictionnaire des idées reçues produit un résultat analogue.
7 À titre d’exemple, voici une des nombreuses études qui en témoignent : Maggie Kilgour, From Communion to Cannibalism : An Anatomy of Metaphors of Incorporation, Princeton, Princeton University Press, 1990.
8 Walter Benjamin, Gesammelte Schriften, vol. 5 : 1 Das Passagen-Werk, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1982, p. 13.
9 Ibid., p. 17.
10 L’auteur de ce texte est le dadaïste Raoul Hausmann, cité dans Volker Hage (dir.), Literarische Collagen. Texte, Quellen, Theorie, Stuttgart, Reclam, 1981, p. 8.
11 Le célèbre « effet Koulechov », une expérimentation de Lev Koulechov avec le montage cinématographique, date de 1920 environ (cf. Silvestra Mariniello, « Lev Kulešov », Il Castoro Cinema, no 141, mai-juin 1989, p. 1-151). Une importante étude d’Eisenstein date de 1938 : « Montage », in Réflexions d’un cinéaste, Moscou, Éditions en langues étrangères, 1958, p. 67-105. Pour une documentation de et sur le photomonteur Heartfield, cf. Roland März (dir.), John Heartfield. Der Schnitt der Zeit entlang, Dresde, VEB Verlag der Kunst, 1981.
12 Il faut toutefois préciser que, dans son étude de 1938, Eisenstein considère le montage d’abord comme un principe de création très général, et que ce n’est que dans un second temps qu’il distingue ses applications concrètes dans différents arts, dont le cinéma et la littérature.
13 Avec son livre Theorie der Avantgarde (Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1980), Peter Bürger devient une voix importante dans cette détermination, surtout en rattachant la notion de montage de manière intrinsèque à la métaphore de la non-organicité de l’œuvre d’art d’avant-garde. Le numéro spécial du journal savant LiLi, dirigé par Helmut Kreuzer en 1982, élargit le travail au concept de « collage ». Volker Hage y propose une différenciation conceptuelle entre montage et collage.
14 Dans ce qui suit, je me concentrerai sur la question du sujet comme objet de représentation ; il restera à se demander si la question du sujet représentant peut recevoir une réponse aussi triomphante que celle donnée ici par Rainer Friedrich : « Montage becomes the vehicle of the triumphant aesthetic subjectivity through which it displays its unfettered imagination and creativity and demonstrates its sovereign mastery over the diverse material » (« Brecht and Einstein », Telos, no 31, 1977, p. 157).
15 Ce petit nom s’obtient par une superposition du mot allemand pour « citation » : « Zitat », et du nom de l’auteur latin Tacitus.
16 Tagebücher I, p. 181 et II, p. 117 (notre traduction). La citation est tirée de Konstantin Österreich, « Die Entfremdung der Wahrnehmungswelt und die Depersonalisation in der Psychasthenie », Journal für Psychologie und Neurologie 1906-1907.
17 Les théories sur la force et la faiblesse de l’âme (sthénie-asthénie) ont une longue tradition et remontent au moins jusqu’au docteur écossais John Brown (1735-1788), qui a eu une grande influence sur les romantiques.
18 « Effet de sujet » est une expression qu’on trouvera, des décennies plus tard et dans le contexte de ce que certains ont appelé le poststructuralisme, dans l’œuvre de Michel Foucault.
19 Dans un essai de 1922, Musil le définit ainsi : « Charakter […] das ist die Forderung, daß der Mensch mit sich als einer Konstanten rechnen kann » (Essays, p. 1080 ; « “caractère”, c’est-à-dire l’exigence de pouvoir traiter l’homme comme une constante », Essais, p. 140).
20 La notion de caractère a une longue histoire, qui remonte jusqu’à Théophraste et passe par de multiples redéfinitions et formes littéraires – dont Les caractères de La Bruyère – jusqu’à nos jours. Une de ses variations importantes consiste à définir ces « qualités » soit comme innées, soit comme apprises au cours d’un processus d’éducation. Pour clarifier l’usage du terme dont il est question ici, on peut contraster les trois contextes-types où l’on peut insérer le mot en français : c’est un caractère, quelqu’un a du caractère et quelqu’un a un caractère ; ici, il y va de la version « avoir un caractère ». La version « être un caractère », surtout dans sa dimension physiologique et psychopathologique, a été développée par le neurologue et psychiatre Ernst Kretschmer. Musil s’intéressait à sa « caractérologie » publiée dans Körperbau und Charakter en 1921 (Ernst Kretschmer, Körperbau und Charakter, Tübingen, Julius Springer, 1921).
21 Publié en première édition chez Teubner, à Leipzig.
22 Dans ses Essais, Musil parle à plusieurs reprises de la Bildungskrise, qu’on peut traduire par « la crise de l’éducation » ; mais Bildung est sémantiquement plus inclusif que le terme « éducation », dans le sens où ce mot inclut aussi la notion de « formation », qui remonte à l’idéalisme allemand. Cf. Essays, p. 1121-1131 ; Essais, p. 176-186, où Jaccottet élargit encore l’acception du terme en traduisant « crise de la culture ».
23 Contrairement à des auteurs plus récents – que j’hésiterais pourtant à qualifier de postmodernes – qui se sont davantage rapprochés d’une telle réalisation. Je pense à Helmut Heissenbüttel (D’Alemberts Ende), Manuel Puig (La traición de Rita Hayworth, Boquitas pintadas) ou Maurice Roche (Opéra bouffe).
24 Dans l’ouvrage Literarische Collagen. Texte, Quellen, Theorie (op. cit., p. 32-35) dirigé par Volker Hage, on trouve un exemple de Kurt Schwitters.
25 La grande influence des lectures de Nietzsche sur Musil lors de ses propres années de formation est connue. Elle peut, entre autres choses, être retracée dans ses Journaux. J’ai l’impression qu’en créant cette figure caricaturale qui, ayant trop lu Nietzsche, s’est imbue de manière acritique du grand philosophe, Musil s’est donné un antidote lui permettant de se soustraire lui-même à l’influence que Nietzsche exerçait sur lui.
26 Mário de Andrade, Macunaíma. O herói sem nenhum caráter, édition critique dirigée par Telê Porto Ancona Lopez, Paris, Association Archives de la littérature latinoaméricaine, des Caraïbes et africaine du xxe siècle, coll. « Coleção Arquivos », 1988, p. 412 (à l’avenir, cité selon la formule abrégée Macunaíma). Notre traduction.
27 Cf. le numéro spécial du journal Europe sur le modernisme brésilien (37e année, mars 1979, no 599) et en particulier l’introduction rédigée par Wilson Martins (p. 19-26).
28 Il était lui-même pris dans un conflit d’interprétation. Ses hésitations à ce sujet traversent sa correspondance comme un leitmotiv (cf. Macunaíma p. 400, 402, 403, 406, 413 et 417). Dès l’année de production de Macunaíma, il écrivit à Alceu Amoroso Lima : « Pois diante de Macunaíma estou absolutamente incapaz de julgar qualquer coisa. As vezes tenho a impressão de que é a única obra-de-arte, de deveras artística, isto é, desinteressada que fiz na minha vida », Macunaíma, p. 400 (« Face à Macunaíma je suis absolument incapable de porter un jugement. Par moments, j’ai l’impression que c’est l’unique œuvre d’art, véritablement artistique, c’est-à-dire désintéressée que j’ai faite dans ma vie », notre traduction).
29 Qu’on pourrait rapprocher des réflexions de Musil sur le théorème de « l’amorphisme de l’être humain » (Essais, p. 346-358 ; « die Gestaltlosigkeit des Menschen », Essays, p. 1368- 1375), qui est à relier directement à la problématique de la crise du sujet. En voici juste un extrait : « Der Mensch existiert nur in Formen, die ihm von außen geliefert werden » (Essays, p. 1370 ; « L’homme n’existe que dans des formes qui lui sont fournies du dehors », Essais, p. 349), ce qui se traduit en une nouvelle question visant l’identité du sujet : « Es zeigt sich, daß die Frage des europäischen Menschen : was bin ich ? eigentlich heißt : wo bin ich ? Es handelt sich nicht um die Phase eines gesetzlichen Prozesses und nicht um ein Schicksal, sondern einfach, um eine Situation » (Essays, p. 1375 ; « Il apparaît que la question que se pose l’homme européen : que suis-je, devrait être en réalité : où suis-je ? Il s’agit, non pas d’une phase d’un processus régi par une loi, non pas d’un destin, mais, simplement, d’une situation », Essais, p. 354).
30 Dans ce sens, il obéit à ce qu’on pourrait appeler la loi de « l’allégorie nationale » de Fredric Jameson, selon laquelle, dans la littérature du « tiers monde », les protagonistes individuels sont à interpréter comme des figures allégoriques du collectif national : « all third-world texts are necessarily […] allegorical, and in a very specific way they are to be read as what I will call national allegories » (« Third-World Literature in the Era of Multinational Capitalism », Social Text, no 15, automne 1986, p. 65-88). Cette « loi » a provoqué un long débat, surtout de la part des partisans de la théorie postcoloniale, initié par Aijaz Ahmad, « Jameson’s Rhetoric of Otherness and the National Allegory », Social Text, no 17, automne 1987, p. 3-25).
31 Macunaíma, p. XXXVIII (notre traduction).
32 Macunaíma, p. 403 (notre traduction).
33 Macunaíma, p. 417 (notre traduction).
34 Macunaíma, p. 401 (notre traduction).
35 Macunaíma, p. 408 (notre traduction).
36 Macunaíma, p. 407 (notre traduction).
37 Macunaíma, p. 398 (notre traduction).
38 Macunaíma, p. 398 (notre traduction).
39 Macunaíma, p. 403 (notre traduction).
40 Macunaíma, p. 407 (notre traduction).
41 Macunaíma, p. 396 (notre traduction).
42 Macunaíma, p. 398 (notre traduction).
43 Par exemple, Eneida Maria de Souza parle d’« une écriture de seconde main » (« uma escrita de segunda mão ») et d’« un discours qui s’alimente d’autres discours » (« um discurso que se alimenta de outros »). Cf. « A pedra mágica do discurso », in Macunaíma, p. 299.
44 Un terme utilisé par les premiers romantiques allemands pour parler du « Mischgedicht » (poème-mélange) qu’était, selon eux, le roman et que Mário de Andrade aimait utiliser en se référant à son propre roman.
45 Cf. Macunaíma, p. 257-268.
46 Question traitée par Eneida Maria de Souza dans son « Os límites da propriedade literaria », in A pedra mágica do discurso. Jogo e linguagem em Macunaíma, Belo Horizonte, Universidade federal de Minas Gerais, coll. « Pesquisa cientifica », 1988, p. 23-24.
47 Macunaíma, p. 395 (notre traduction).
48 Macunaíma, p. 416 (notre traduction).
49 Macunaíma, p. 423 (notre traduction).
50 Macunaíma, p. 394 (notre traduction).
51 Cette métaphore économique pour définir la culture nationale se trouve au cœur du manifeste poétique d’Oswald de Andrade de 1924 : Poesia Pau-Brasil (Poésie Bois-du-Brésil), qui fait partie du groupe des modernistes.
52 Macunaíma, p. 426 (notre traduction).
53 Macunaíma, p. 427 (notre traduction).
54 J’ai analysé la figure de l’anthropophagie, ainsi que ses usages, appliquée au domaine de la culture dans « L’anthropophagie du Sud au Nord », in Zilá Bernd et Michel Peterson (dir.), Possibilités de recherche comparatiste entre le Brésil et le Québec, Candiac, Éditions Balzac, coll. « L’univers du discours », 1992, p. 113-151.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le concert et son public
Mutations de la vie musicale en Europe de 1780 à 1914 (France, Allemagne, Angleterre)
Hans Erich Bödeker, Michael Werner et Patrice Veit (dir.)
2002
Des cerveaux de génie
Une histoire de la recherche sur les cerveaux d'élite
Michael Hagner Olivier Mannoni (trad.)
2008
L’occulte
L’histoire d’un succès à l’ombre des Lumières. De Gutenberg au World Wide Web
Sabine Doering-Manteuffel Olivier Mannoni (trad.)
2011
L'argent dans la culture moderne
et autres essais sur l'économie de la vie
Georg Simmel Céline Colliot-Thélène, Alain Deneault, Philippe Despoix et al. (trad.)
2019
L’invention de la social-démocratie allemande
Une histoire sociale du programme Bad Godesberg
Karim Fertikh
2020
La société du déclassement
La contestation à l'ère de la modernité régressive
Oliver Nachtwey Christophe Lucchese (trad.)
2020
Le pouvoir en Méditerranée
Un rêve français pour une autre Europe
Wolf Lepenies Svetlana Tamitegama (trad.)
2020
La parure
et autres essais
Georg Simmel Michel Collomb, Philippe Marty et Florence Vinas (trad.)
2019