Chapitre 9. D’une crise à l’autre : Musil romantique, moderne, postmoderne ?
p. 171-188
Texte intégral
1Après ce corps-à-corps analytique avec le texte du roman, ce chapitre propose un regard plus englobant sur le travail de Musil. En même temps, après cette illustration de l’analyse interdiscursive, il revient sur la question de la réception, déjà abordée au troisième chapitre, afin d’explorer quelques-unes des multiples possibilités interprétatives auxquelles s’ouvre la pratique interdiscursive de notre auteur. Il s’agit d’examiner diverses interpellations émanant de ses écrits et d’évaluer leur actualité. En termes gadamériens, on s’engagera ici dans un entretien interprétatif avec ses textes, tout en déplaçant les horizons historiques. Il s’avérera que le riche potentiel de sens que comportent ces textes peut encore s’actualiser de manière à acquérir de la pertinence pour nous aujourd’hui.
2Même s’il n’est plus aussi vif que dans les années 1980, l’intérêt pour « Vienne au tournant du siècle » ne s’est pas démenti depuis. Qu’on le nomme « Vienne fin de siècle », ou encore « Vienne 1900 » pour y projeter un écho entre les fins de siècle 1900 et 2000, ce paradigme n’a cessé d’attirer, voire de fasciner les historiens, et plus particulièrement les historiens de la culture, de l’art et de la littérature. D’où la question que Michael Pollak a formulée dès 1984, et que nous faisons ici la nôtre : « D’où vient notre fascination pour la Vienne au tournant du siècle1 ? »
3Or, il s’agira d’éviter la réponse déjà rejetée par Pollak et qui consisterait à s’engager dans un jeu de miroirs et à établir un parallélisme trop mécanique entre la Vienne d’il y a environ cent ans et notre actualité historique. Il faudra, au contraire, interroger de manière plus précise et plus critique la relation que nous entretenons avec cet objet historique. Notre intérêt pour « Vienne 1900 » indique bien un lien entre les phénomènes de crise que nous vivons et ceux qui se sont manifestés à Vienne au tournant du siècle, mais ceux-là ne sont pas simplement les reflets de ceux-ci, un peu dans le sens d’un « éternel retour », ou encore dans le sens de ce que Musil appelle, dans le titre de la première partie de son roman L’homme sans qualités, « seinesgleichen geschieht », et que Jaccottet traduit par « toujours la même histoire ». Car dire d’une crise passée qu’elle est identique à la nôtre, c’est effacer, ou du moins ignorer la distance historique qui nous en sépare. Et pourtant, il n’est pas faux de considérer le modernisme esthétique viennois – pour rétrécir ainsi le champ de l’objet historique – comme un moment de la crise de la modernité au même titre que notre époque contemporaine a vu naître le terme de « postmodernité ». Ainsi faudrait-il plutôt mettre la crise au pluriel et parler des crises de la modernité. Dans ce sens, la tâche qui nous incomberait serait de nous engager dans une archéologie des crises de la modernité.
4Nous nous sommes déjà penchés sur la notion de crise et sur certains de ses traitements plus récents qui précisent cette notion, surtout dans son application à des phénomènes historiques2. Nous en retenons en particulier le fait que la crise est à penser comme un phénomène historique à deux versants : le premier présentant la dissolution événementielle de structures données ; le second, l’émergence de nouvelles structures et configurations. Dans ce sens, « Vienne au tournant du siècle » représente le chronotope modèle d’une crise, à condition qu’on étende le tournant du siècle jusqu’à la chute de l’empire austro-hongrois. Selon plusieurs ouvrages, datant surtout des années 19803, Vienne, en tant que ville, société, capitale d’empire, centre de la région culturelle Mitteleuropa, semble en effet avoir subi les transformations historiques sur le mode de l’accélération, de l’intensification et de la concentration par rapport au reste de l’Europe contemporaine4. Vienne était alors, à peu près en même temps, le centre d’un séisme politique majeur (la Première Guerre mondiale, suivie de la chute de l’Empire austro-hongrois) et le lieu d’émergence de beaucoup de nouveaux développements qui ont marqué, jusqu’à nos jours, l’évolution en arts, en philosophie, en psychanalyse, en sciences naturelles, en théorie politique et juridique, etc.
5Que la Vienne qui nous intéresse ici ait été le lieu et le moment d’une crise historique paraît donc hors de doute. Mais de quelle crise s’agit-il au juste ? Et en vertu de quoi nous intéresse-t-elle et nous affecte-t-elle aujourd’hui encore ? Car il paraît également évident, aujourd’hui, que ce qui se passait à Vienne alors a eu des répercussions qui dépassent le cas d’une ville particulière à un moment spécifique de son histoire, et ce, dans le temps et dans l’espace.
6Pour Robert Musil, l’événement historique qui a représenté la crise de manière exemplaire de son vivant, et qui est par la suite devenu le temps historique représenté dans le roman L’homme sans qualités, c’est l’éclatement de la Première Guerre mondiale, avec la période d’incubation qui l’a précédée5. Et cette incubation, il la situera à Vienne, dans l’empire austro-hongrois, car, comme il dira dans une entrée de ses Journaux de 1920 : « Aber dieses groteske Österreich ist nichts anderes als ein besonders deutlicher Fall der modernen Welt » (« Mais cette Autriche grotesque n’est qu’un cas particulier, et particulièrement révélateur, du monde moderne »)6. Cette remarque est très intéressante pour nous, car Musil y propose de considérer l’Autriche comme une illustration particulièrement révélatrice de quelque chose qu’il appelle « le monde moderne ». Si, dans son roman, il met en scène l’empire austro-hongrois et sa capitale – surtout dans l’intrigue narrative de l’action parallèle, ainsi que dans le pays fictif appelé Cacanie (Kakanien) –, ce n’est donc pas par un intérêt exclusif pour l’Autriche et pour Vienne ni pour en brosser un tableau historique à valeur documentaire, mais pour les mettre en relation avec quelque chose qui les dépasse et dont, comme un microcosme, elles ne font que donner une manifestation d’une netteté exceptionnelle.
7On reviendra plus tard au prédicat de « modernité » que Musil attribue à la réalité historique entourant la crise viennoise. Ce qui retient d’abord notre attention, c’est la manière dont il aborde cette crise en l’utilisant comme une figure historique – une espèce de synecdoque métaphorique : une partie qui est comme le tout – qui donnerait accès à un savoir historique d’une étendue presque sans bornes. Moyennant cette mise en relation de Vienne avec quelque chose de plus vaste et de plus général, Musil adopte en quelque sorte un point de vue extérieur. Du moins offre-t-il une médiation entre un regard intérieur et restreint et un regard extérieur et élargi. La perspective ainsi créée n’est pas sans une certaine ressemblance structurale avec notre propre regard sur Vienne : nous sommes fascinés par « Vienne au tournant du siècle » et par l’épais tissu d’événements, de personnages, d’ouvrages qu’elle nous permet d’observer, mais notre intérêt porte moins sur ces objets en tant que tels que sur les relations qu’ils nous convient et nous obligent même à établir avec ce qui les dépasse dans le temps et dans l’espace, en particulier avec notre propre « monde moderne », ou peut-être même avec ce qu’on a appelé « la condition postmoderne ».
8Nous proposons ici de profiter de cette homologie des regards afin de formuler, à travers et à partir de l’œuvre de Robert Musil, des questions qui finissent par s’adresser à nous et à notre appropriation cognitive de l’objet « Vienne au tournant du siècle ».
9Quelques précisions s’imposent avant de faire cet usage à la fois heuristique et herméneutique des textes de Musil. Non seulement rétrécissons-nous de la sorte considérablement l’approche au champ d’objet en nous limitant à des textes littéraires et essayistes, mais encore nous éloignons-nous doublement de l’objet premier : d’abord parce que Musil n’est pas exclusivement un auteur viennois, du moins ne l’est-il pas au même titre que, par exemple, Hugo von Hofmannsthal, Arthur Schnitzler ou Karl Kraus ; ensuite, parce que son œuvre – et surtout son grand roman – appartient davantage à la période de l’entre-deux-guerres qu’à celle du début du siècle.
10Du point de vue biographique, Musil n’est pas que viennois. Né à Klagenfurt, il a grandi loin de la capitale et a fait une partie de ses études en Allemagne. Il n’aura passé, tout compte fait, qu’une partie de sa vie à Vienne. De plus, il a fait de longs séjours en dehors de son pays d’origine, avant même de quitter l’Autriche définitivement en 1938 pour s’exiler en Suisse. Son regard sur Vienne est donc autant intérieur qu’extérieur, ce qui le rapproche de nous, tout en lui conférant la fiabilité du « témoin oculaire ». Les notes critiques sur Vienne dans ses Journaux, ainsi que le traitement satirique de la Cacanie dans L’homme sans qualités, manifestent clairement cette double position de Musil.
11Sur l’axe du temps historique, l’auteur de L’homme sans qualités occupe également la position d’un médiateur entre nous et le tournant du siècle 1900. Même si, dans son roman, il a fictivement représenté les années précédant immédiatement la Première Guerre mondiale, le travail du romancier et l’œuvre romanesque elle-même appartiennent surtout aux années 1920 et 1930. Cela confirme la double position de Musil : il est à la fois un contemporain de « Vienne au tournant du siècle » et en fait en quelque sorte partie, et un héritier intellectuel et artistique de la crise viennoise. En tant qu’héritier, il explore et représente le vécu historique en vue d’en élaborer une meilleure compréhension. Cette dernière activité est également la nôtre, ce qui, encore une fois, nous rapproche de Musil.
12Les écrits de Musil donnent accès à « Vienne 1900 » une troisième fois, de manière indirecte. C’est qu’il n’était pas historien ni chroniqueur, même si dans les Journaux, il s’adonnait à une activité permanente qui consistait à enregistrer et commenter les événements pratiquement au jour le jour, et même si son roman se prête sans difficulté à une lecture de type documentaire et référentiel. Dans notre traitement des écrits romanesques et essayistes, nous ne les réduisons cependant pas au statut de documents historiques. Le roman musilien n’est pas qu’un reflet de son temps ; il représente plus qu’une simple réaction à son époque ; il ne se laisse pas ramener, par conséquent, au statut d’une œuvre d’art entièrement déterminée et donc explicable exhaustivement par ses conditions de production historiques. Ainsi, du point de vue herméneutique, son sens n’est pas donné une fois pour toutes, car déposé par l’auteur dans son travail qui date d’avant 1942, mais ouvert au travail d’interprétations à venir. Nous avons commencé à le lire ici comme une écriture de la crise, et cela dans les trois aspects différents qui s’y superposent : il représente la crise historique7, il y participe en y intervenant au niveau de la pratique discursive ; finalement, il explore, dans le matériau discursif, des voies qui pourraient tracer une sortie de la crise. Dans ce troisième sens, le roman de Musil est un véritable laboratoire de formations discursives, orienté vers l’avenir, dont l’utopisme nous interpelle encore aujourd’hui.
13La figure et les écrits de Musil sont donc triplement médiateurs entre « Vienne 1900 » et nous. Musil a déjà fait un premier pas vers nous et nous aide de la sorte à franchir la distance spatiale et temporelle qui nous sépare de notre objet. Il a surtout fourni une première interprétation qui est production et transformation, car elle a donné naissance à une œuvre importante et transcrit la complexité du vécu historique et culturel dans le tissu non moins complexe de la discursivité romanesque.
14Nous nous référons donc ici au paradigme « Vienne 1900 » à travers les matériaux discursifs tels qu’ils sont manifestés et travaillés dans le texte du roman. Quelques caractéristiques de ces matériaux sont à signaler avant même de les aborder. Il s’agit des aspects parodique-critique, expérimental et inchoatif de la méthode musilienne.
15Un des traits marquants de L’homme sans qualités est le procédé de la reprise critique. Musil réutilise massivement et systématiquement des matériaux qui ont échoué sur les plages de l’histoire (le résiduel)8, mais aussi ceux qui supportent et reflètent la structure des pratiques sociales et scientifiques contemporaines (le dominant)9. Cette réutilisation, dans la plupart des cas, est de nature parodique ; elle dissout les structures solidifiées, voire fossilisées, elle problématise les évidences acquises et en fait apparaître le fonctionnement sous un jour critique. Ce qui, par contrecoup, lui est étranger, c’est le geste de la table rase, la grande envolée théorique, la pose du manifeste. Il travaille toujours et méthodiquement avec les matériaux donnés, qu’il a d’ailleurs pris un soin infatigable à réunir, à observer et à commenter dans ses Journaux. Pour le dire avec Judith Schlanger, Musil pense, ou plutôt écrit, « la bouche pleine10 ».
16Un second trait peut être qualifié d’expérimental et d’utopiste. La manière méthodique dont il s’y prend a en fait quelque chose d’expérimental au sens scientifique du terme. Dans des situations fictives déterminées – proches des conditions de laboratoire –, il soumet des formations discursives ou leurs constituantes à des modifications que le discours romanesque enregistre avec précision. Ces expérimentations mettent en jeu surtout la dimension interdiscursive du roman et se soldent par des explorations utopistes de nouvelles possibilités discursives.
17Cependant, et c’est là le troisième aspect de sa stratégie d’écriture, il ne conclut jamais. Il ne produit pas de résultats. Plus exactement, sitôt qu’une instance de l’univers fictif avance un résultat ou affirme de manière univoque une prise de position théorique, une autre instance du même univers surgira pour en révoquer la validité, ou simplement pour interrompre l’expérimentation, qui en devient un processus de possibilisation permanente et d’exploration critique sans conclusion. C’est dans ce sens qu’on peut parler d’une écriture inchoative.
18Ces trois aspects représentent, certes, des paramètres structurants de l’univers fictionnel musilien, mais ils sont loin de le décrire exhaustivement. Il s’agit de trois caractéristiques originales déterminant la manière spécifique dont Musil participe, moyennant son médium littéraire, de la crise de « Vienne 1900 », tout en la dépassant et en nous la transmettant dans le texte romanesque.
19À considérer la réception de l’œuvre de Musil, on constate que cette transmission a connu des hauts et des bas, des moments forts et des moments plus calmes. Nous en avons rendu compte dans ce volume sous le paradigme restreint « Musil à Paris ». Musil n’a en tout cas pas connu de son vivant le succès qu’il enviait et reprochait à la fois à Thomas Mann, qu’il qualifiait de Großschriftsteller. Comme celle de Walter Benjamin, sa réception active a été tardive, bien après la Deuxième Guerre mondiale11. Ensuite, comme nous l’avons montré dans le chapitre « Musil à Paris », nous pouvons presque parler d’un « boom musilien » dans les années 1980, en rapport avec le 100e anniversaire de sa naissance et la publication de ses Journaux, surtout dans le monde francophone où la réception prend presque les allures d’une « musilomanie ». En 2012, finalement, Hans-Ulrich Gumbrecht constate que Musil serait devenu un Geheimtip pour les intellectuels et mériterait d’être mieux connu.
20Comme l’engouement francophone pour Musil coïncidait et se confondait en partie avec le boom du poststructuralisme12 parisien et avec l’impact de « la condition postmoderne », on est porté à se demander quels liens d’alliance et de ressemblance ont bien pu s’établir entre Musil et la postmodernité ou, plus exactement, à travers l’œuvre de Musil, entre Vienne et le poststructuralisme, respectivement le postmodernisme.
21C’est à l’élaboration d’une réponse à cette question que seront consacrées les réflexions qui suivent. Pour y parvenir, commençons par distinguer de manière schématique trois positions : moderne, romantique et postmoderne. Appliquée à l’écriture romanesque de Musil, cette triade nous permettra de mettre en scène une espèce de triangulation méthodologique. Nous espérons, de la sorte, répondre également aux questions d’ordre historique, formulées plus haut, en montrant, d’une part, que le romantisme et le postmodernisme sont deux moments historiquement différents d’une même crise de la modernité, et d’autre part, que l’alliance de Musil avec des postulats romantiques contre certaines positions de la modernité admet ou facilite une lecture postmoderne de son roman, ce qui ne va pas cependant sans gommer l’enjeu éthico-historique de son travail littéraire, enjeu qui s’inscrit de manière univoque dans le projet de la modernité13.
22Procédons par deux séries contrastives, l’une opposant la modernité au romantisme, l’autre la postmodernité à la modernité.
23À travers toute son œuvre, mais surtout dans ses Essais et Journaux, Musil articule une critique du rationalisme de l’Aufklärung. Devant l’évidence de ses résultats historiques et sur la base de sa valorisation unilatérale d’un usage instrumental de la raison, il rejette le projet d’une émancipation trop exclusivement rationnelle visant à instaurer l’être humain maître de son sort, de son monde et de son bonheur. À la fin du xixe siècle, ce projet lui parvient sous la forme d’un de ses avatars, le positivisme scientifique, se traduisant dans le discours littéraire en naturalisme. Dans un premier temps, on voit ainsi Musil s’allier à certaines positions du premier romantisme, celui qui avait articulé une critique très générale de la modernité rationaliste. Ce geste a une valeur stratégique, plutôt qu’historiquement régressive, étant donné qu’il s’agit de réactiver le potentiel critique d’un matériau discursif résiduel afin de dépasser la domination de certaines formes de rationalisme. La critique romantique de l’Aufklärung – surtout philosophique et littéraire – était la seule historiquement disponible qui avait de l’ampleur et de la cohérence. C’est dans ce sens que Musil a consciemment assumé l’héritage du premier romantisme.
24Cette alliance stratégique se manifeste d’abord sous la forme de l’intertextualité. Grâce à plusieurs travaux qui traitent des questions d’influences et de sources, nous sommes en mesure d’évaluer l’importance de l’intertexte romantique chez Musil14. Il appert nettement que l’auteur romantique que Musil cite, mentionne et commente le plus souvent est Novalis. Au niveau de la forme romanesque, cette complicité avec l’héritage romantique se manifeste par la reprise de plusieurs caractéristiques qui font partie intégrante de la poétologie du premier romantisme allemand. Trois sont à mentionner comme les plus importants : la réflexivité, la fragmentarité-œuvre et la performativité.
25Pour son roman L’homme sans qualités, Musil a choisi un intellectuel comme protagoniste. Il l’appelle, non sans ironie, « un prince de l’esprit15 ». C’est là un terrain parfait pour mettre en scène la figure logique de la réflexivité du sujet et, par conséquent, ce que la critique allemande appelle la Fiktionsironie16. En termes rhétoriques, il s’agit de la figure de la parecbasis, répétée en série, et potentiellement à l’infini. Examinons un exemple seulement : quand Ulrich, l’homme sans qualités, ne sait plus comment se débattre avec ses sentiments, surtout à l’égard de sa sœur Agathe, il décide d’écrire un journal qu’il consacre presque exclusivement à l’exploration de la notion de Gefühl. Cette écriture du journal17 se déroule comme suit : chaque jour, il revient sur ce qu’il a écrit la veille, le révoque en le reprenant, tout en le dépassant18. Il y a donc une superposition de niveaux d’énonciation, avec la particularité que celui du lendemain annule et assume, tout en le dépassant, l’énoncé de la veille dans un acte réitéré de réflexion. Ce modus operandi reproduit grosso modo le procédé de l’ironie romantique19.
26Comme chez les premiers romantiques, le roman devient chez Musil une œuvre encyclopédique. L’écriture romanesque développe la capacité de tout inclure, tout en combinant différents genres littéraires et différents types de discours. Même si Musil n’élabore pas, à l’instar des romantiques, une théorie du roman comme un super-genre de la totalisation et du mélange, dans sa pratique il adopte, pour certains aspects du moins, une forme de plus en plus proche des romantiques : l’écriture romanesque prolifère dans plusieurs sens, au fur et à mesure qu’elle progresse ; son inachèvement s’accentue, le projet dépassant constamment toute réalisation possible. Le travail sur le roman se transforme en une activité permanente. Ainsi, d’inachevé, le roman devient inachevable. Et il représente aujourd’hui pour les éditeurs le même type de casse-tête que certains textes fragmentaires des romantiques. Cette fragmentarité qu’est l’œuvre in actu rend indécidable la question de savoir si l’inachèvement de L’homme sans qualités est biographiquement accidentel ou esthétiquement nécessaire20, ce qui est également le cas de Lucinde de Friedrich Schlegel et de Heinrich von Ofterdingen de Novalis.
27Finalement, le roman de Musil est performatif en ce sens qu’il est à la fois pratique et théorie du roman. En même temps qu’il affirme ce qu’est le roman et commente la transformation du genre romanesque, il applique ce savoir théorique dans ce roman. Entre les deux moments ou niveaux, il n’y a pas d’écart logique ni temporel. On y reconnaît le refus romantique de la théorie comme un métadiscours se référant, de l’extérieur et à distance, à une pratique discursive, par exemple celle du roman, qui est visé comme son objet. Rappelons que Friedrich Schlegel et Novalis cherchaient à produire une théorie de la poésie qui soit elle-même poétique, une théorie du roman qui soit romanesque, mais aussi une pratique des deux qui comporte sa propre « formule », c’est-à-dire sa théorie. Cette recherche d’une intégration de la théorie et de la pratique revient dans L’homme sans qualités sous la forme spécifique de l’interaction entre narration et réflexion ou, plus précisément, sous la forme de l’intégration de la réflexion sur le roman dans la narration romanesque, les deux se situant au même niveau logique et étant tributaires de la même voix narrative.
28Les ressemblances et reprises romantiques sont en fait importantes et bien retraçables. Elles ont cependant des limites qui se manifestent, d’une part, dans leur extension textuelle ; elles ont un caractère local et se situent dans un environnement discursif tout autre que l’environnement romantique. D’autre part, elles sont sujettes à une mise en question qui vise leur propre utilité ou validité, ce qui se réalise dans la plupart des cas sur le mode ironique et parodique. Même si Musil y trouve un appui stratégique, il ne se contente pas d’imiter ou de reproduire un modèle littéraire romantique ou la philosophie idéaliste qui le sous-tend. Bien au contraire, son usage de certaines pratiques qu’on peut identifier comme inspirées du romantisme a pour effet de leur enlever ce socle conceptuel qu’est la philosophie idéaliste. Même si son écriture, par certaines caractéristiques formelles, est proche des postulats et pratiques du groupe d’Iéna, Musil n’est pas pour autant fichtéen ni schellingien. Loin de là, sa réutilisation de ces modèles le rapproche plutôt de ce qui pourrait être identifié aujourd’hui comme postmoderne dans le discours littéraire. Examinons de plus près le sort qu’il réserve aux trois traits romantiques que nous venons d’identifier dans son roman.
29La figure de la réflexion fichtéenne, ou de l’ironie romantique, n’est mise en œuvre que de manière locale. C’est une pose discursive qu’adopte Ulrich momentanément, quitte à l’abandonner pour une raison quelconque, ou sans raison aucune. Dans ce sens, en ce qui a trait à la réalité fictive, son apparition est contingente et sa disparition due au hasard. Morceau de bravoure attribué à l’homme sans qualités, elle reste comme suspendue dans le vide. Nous sommes bien obligés de l’interpréter comme une citation discursive qui tourne à la parodie et révèle ainsi la non-viabilité du modèle et surtout de ses implications conceptuelles, voire idéologiques, dont la plus importante est la constitution réflexive et transcendantale du sujet.
30Chaque fois qu’Ulrich « endosse » un habit discursif préexistant, il finit par l’enlever et par se placer à côté de cet « habit », qui devient alors un objet à reconnaître comme différent de son porteur. C’est ainsi que Musil dirige notre regard à la fois cognitif et critique sur diverses formations discursives. Aucune de celles qu’il pratique localement dans son roman n’échappe à ce regard. C’est la manière spécifique dont il inscrit dans son roman le climat de la Sprachkritik viennoise, avec la différence, cependant, qu’il ne critique pas la langue tout court, en quelque sorte ontologiquement dans son incapacité radicale d’appréhender le réel, mais des usages du langage spécifiques par rapport à des situations (historiques, sociales, politiques, culturelles, etc.) concrètes.
31Quant à la fragmentation du roman musilien, elle ne fait aucun doute, mais elle prend également une tournure différente par rapport à son modèle romantique. Ce roman est bien un work-in-progress, comme l’affirment Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy dans leur monographie sur la poétique du premier romantisme allemand intitulée L’absolu littéraire. Mais cette écriture en progrès n’a plus pour horizon conceptuel le Système, pour emprunter encore un terme-clé du romantisme idéaliste. Chez Musil, la fragmentation au niveau de l’objet textuel (das Reale, comme disaient les romantiques) n’est pas relevée par une totalisation toujours différée à celui de l’idée (das Ideale). L’homme sans qualités, en tant qu’œuvre d’art, est dépourvu de cet ancrage vertical qui, en combinant le geste du renversement ironique avec celui de différer toute totalisation réelle – les deux pouvant être répétés à l’infini – permettait aux romantiques de réconcilier l’idée de l’œuvre avec la fragmentarité textuelle.
32S’il n’est pas exclu que Musil ait été tenté par la totalisation romanesque, il est du moins certain qu’il a lutté pour l’achèvement de son roman. Mais cet effort était continuellement déjoué par la pratique de son écriture romanesque, car, plus il avançait, plus les noyaux narratifs se multipliaient et le tissu de son texte devenait complexe, et, partant, inachevable21. Avec sa tendance autonome à la prolifération, cette écriture faisait éclater le « fil rouge » du récit pour se répandre dans tous les sens.
33Pour les derniers chapitres du roman en particulier, réunis dans le Nachlaß (fonds des textes posthumes) les éditeurs du roman se trouvent devant la tâche difficile d’établir la succession des chapitres et de choisir la « bonne » version, ou du moins la dernière. Un coup d’œil sur les feuilles manuscrites que nous a laissées Musil permet de visualiser cette fragmentation proliférante et, en la rendant matériellement tangible, fait comprendre le travail « sisyphien » des éditeurs qui continuent à chercher la formule magique pour une édition critique. Même la technologie informatique, appelée à la rescousse, n’a pas eu raison de cet étoilement du texte22. C’est qu’il n’y va pas d’un problème quantitatif ou formatable, mais de l’éclatement du concept de texte en tant qu’œuvre et livre.
34Pour ce qui est du postulat romantique de la performativité en tant qu’intégration de la pratique et de la théorie du roman, il subit un sort analogue. Par rapport à la narration, la réflexion – qui dépasse d’ailleurs de loin la réflexion théorique sur le genre romanesque – occupe une place de plus en plus démesurée et induit la pratique narrative traditionnelle en crise. Musil s’est plaint lui-même que la surcharge de réflexions essayistes parasite le corps du roman et rend l’achèvement du projet romanesque impossible. Pour paraphraser Musil lui-même, le roman devient une histoire sur l’impossibilité de raconter une histoire. Mais cet « échec », qui s’avère être une difficulté constitutive de son écriture romanesque, n’est pas racheté par l’élaboration d’une nouvelle théorie du roman, projet que les romantiques avaient poursuivi très activement. Car, chez Musil, l’activité théorique est à son tour essayiste et se répand dans bien des directions, pourtant sans rien conclure. Cependant, si l’on parle d’échec et d’inachèvement, il faut préciser que ces termes négatifs se réfèrent à une forme romanesque relativement traditionnelle dont « l’impossibilisation » par Musil a donné naissance à de nouvelles possibilités formelles. Certaines de ces nouvelles possibilités rapprochent son écriture romanesque de la « métafiction » postmoderne.
35Pour conclure sur cette première série contrastive, on constate que le modèle romantique, né historiquement d’une prise de position critique à l’égard du projet moderne des Lumières, est assez systématiquement déplacé chez Musil par rapport à son cadre idéaliste. Coupée de son soubassement conceptuel (qui comportait en particulier l’unité idéelle de l’œuvre, sa totalisation dans l’horizon du Système, la constitution du sujet comme activité réflexive), la réutilisation de ses formes donne lieu à une écriture romanesque à l’allure tout à fait contemporaine pour les années 1960 et 1970 qui marquent le début d’une réception active de Musil. C’est ainsi que L’homme sans qualités peut jouir d’une réception extrêmement positive en résonance avec l’émergence du postmodernisme, du moins dans un milieu culturel qui favorise cette émergence et s’identifie avec le nouveau paradigme.
36Dans une seconde série contrastive, on fera ressortir encore davantage les traits formels qui favorisent une lecture postmoderne, pour les opposer, par la suite, à ce par quoi Musil continue d’adhérer au projet de la modernité.
37Il y a tout d’abord la massive réutilisation parodique de toutes sortes de matériaux prélevés à partir de l’environnement discursif au sens le plus vaste du terme. D’une part, ces matériaux se trouvent réaffirmés par le geste de leur réinscription, mais d’autre part, ils deviennent problématiques par leur insertion dans un nouveau contexte, en plus de subir diverses modalités de transformation formelle qui les rendent étranges. De la sorte, ils gagnent une certaine opacité, ce qui les expose à une activité cognitive et critique de la part du lecteur. Ceci n’est pas à confondre avec un rejet, voire une liquidation, des matériaux ou des modèles dont ils proviennent. Cette complicité avec les modèles critiqués constitue, selon les spécialistes de la parodie, un des traits spécifiques qui distinguent la parodie postmoderne23 de la parodie moderne. Cette réinscription avec complicité, mais néanmoins différante, rapproche la pratique parodique musilienne de la déconstruction derridienne.
38Cette réutilisation produit des combinaisons et des juxtapositions de matériaux hétéroclites, comme on les trouve, par exemple, dans la bouche du général Stumm von Bordwehr, entre l’esprit civil et l’esprit militaire. Aucune instance unifiante ne transcende le niveau où ont lieu ces rencontres inattendues. Quand une telle instance – personnage ou narrateur – est tout de même mise en scène, sa fiabilité comme autorité unifiante finit régulièrement par se révéler n’être qu’un leurre. Ainsi, par exemple, Ulrich, qui pratique tous les discours et à travers qui parlent toutes les voix – au sens bakhtinien du terme – essaie d’organiser cette rencontre de l’hétéroclite de manière méthodique et quasi scientifique, comme s’il voulait obtenir de nouveaux résultats moyennant des combinaisons inédites. Mais ses essais ne mènent pas loin : il les interrompt abruptement, les abandonne. Ou alors, souvent, il se trouve être ironisé dans ses tentatives, soit par des événements hors de son contrôle dont il subit les contrecoups, soit par la voix narrative, soit encore par la situation d’énonciation.
39À l’hétérogénéité des matériaux réutilisés s’ajoute leur non-contemporanéité24. Les éléments ainsi juxtaposés n’ont pas la même identité historique. Il y a des matériaux résiduels, dominants et émergents qui cohabitent dans le texte du roman. Leur mise en ordre historique est annulée dans cette cohabitation ; la dimension historique s’en trouve aplatie, voire évacuée25. L’histoire ne semble plus conçue comme une action humaine orientée et se déroulant dans le temps, mais se réduit à n’être qu’un réservoir de formes et de matériaux qui peuvent être cités et réutilisés pêlemêle. Ainsi le traitement de la voix narrative par Musil, par exemple, constitue-t-il une véritable anthologie de toutes les poses possibles qu’elle a pu adopter à travers l’histoire des formes narratives, de la pose la plus autoritaire jusqu’à son effacement. L’instance de la voix narrative en devient maximalement mobile ; on peut presque affirmer qu’elle est à la fois partout et nulle part. Elle manifeste ainsi mobilité, pluralité et indétermination : trois caractéristiques qui définissent également les relations mouvantes entre personnages et narrateur.
40Comme nous l’avons déjà constaté, l’œuvre se fragmente jusqu’au point où sa composition devient indéterminable, tant pour son propre auteur que pour ses éditeurs. Ce processus affecte tout particulièrement l’ordre linéaire et causal de la narration comme une succession sur l’axe temporel, doublée d’une consécution logique (post hoc ergo propter hoc). Le schéma d’action de type moderne, caractérisé par la séquence projet-action-résultat en devient dysfonctionnel. C’est la temporalité à la fois historique et narrative – avec comme trait commun une certaine linéarité téléologique – qui se trouve ainsi mise en question, sinon détruite. Il devient impossible soit de raconter une histoire, soit de faire de l’histoire. Le texte romanesque travaille ainsi à la dissolution de ce qui constitue l’épine dorsale du projet de la modernité – le concept d’histoire comprenant, en position-clé, celui de projet. Par sa pratique romanesque, Musil serait-il donc déjà entré dans la « posthistoire »26 ?
41Il serait plus juste de dire que la notion de projet s’est en quelque sorte miniaturisée dans la notion d’essai. Cette transformation a entraîné une prolifération plurielle. Ulrich est le prototype de l’essayiste : il tente toutes sortes d’expérimentations qui portent en général sur des matériaux discursifs et qui, régulièrement interrompues ou avortées, tournent la méthode scientifique en parodie. Il ne reste de cette activité essayiste, essentiellement inchoative dans sa réalisation, qu’une permanente et multiple ouverture du réel sur le possible, du Wirklichkeitssinn sur le Möglichkeitssinn, comme l’exprime la voix narrative dès le quatrième chapitre du roman :
Wenn es aber Wirklichkeitssinn gibt, und niemand wird bezweifeln, daß er seine Daseinsberechtigung hat, dann muß es auch etwas geben, das man Möglichkeitssinn nennen kann.
Wer ihn besitzt, sagt beispielsweise nicht : Hier ist dies oder das geschehen, wird geschehen, muß geschehen, sondern er erfindet : Hier könnte, sollte oder müßte geschehen ; und wenn man ihm von irgendetwas erklärt, daß es so sei, wie es sei, dann denkt er : Nun, es könnte wahrscheinlich auch anders sein. So ließe sich der Möglichkeitssinn geradezu als die Fähigkeit definieren, alles, was ebensogut sein könnte, zu denken und das was ist, nicht wichtiger zu nehmen als das, was nicht ist.
Mais s’il y a un sens du réel, et personne ne doutera qu’il ait son droit à l’existence, il doit bien y avoir quelque chose que l’on pourrait appeler le sens du possible.
L’homme qui en est doué, par exemple, ne dira pas : ici s’est produite, va se produire, doit se produire telle ou telle chose ; mais il imaginera : ici pourrait, devrait se produire telle chose ; et quand on lui dit d’une chose qu’elle est comme elle est, il pense qu’elle pourrait aussi bien être autre. Ainsi pourrait-on définir simplement le sens du possible comme la faculté de penser tout ce qui pourrait être « aussi bien », et de ne pas accorder plus d’importance à ce qui est qu’à ce qui n’est pas27.
42En fait, la pratique romanesque musilienne répète de multiples façons ce passage du réel – toujours au singulier – au possible – par principe au pluriel. Cette multiplication toujours associée à l’inachèvement, devenue congénitale de l’essai-expérimentation, exerce ainsi une critique radicale de l’histoire pensée comme la réalisation d’un projet.
43D’autres traits pourraient s’ajouter à cette énumération très rapide, mais il appert d’ores et déjà que le roman de Musil se prête effectivement à une lecture postmoderne, surtout si l’on ne tient compte que de ses techniques et formes. Cependant, dès qu’on considère également le projet théorique qui devait présider à leur mise en œuvre, il bascule du côté de la modernité. Car le travail d’écrivain est, selon Musil, bel et bien inscrit dans un projet. L’écrivain doit, selon sa propre formulation, contribuer à la « geistige Bewältigung der Welt », c’est-à-dire à la maîtrise du monde par l’esprit, ou, dans une traduction plus libre : donner à penser le monde. Cette formulation rappelle le projet des Lumières. En plus, elle comporte une espèce d’impératif éthique, ce qui confirme l’interaction étroite entre l’esthétique et l’éthique, qui caractérise l’œuvre de Musil28.
44Dans ce sens, le travail de Musil écrivain est historiquement orienté. Il se conçoit comme une exploration du chemin laborieux qui devra indiquer l’issue de la crise historique. Il s’agit de trouver un usage du langage, c’est-à-dire d’inventer des pratiques discursives qui soient adaptées à la situation de l’homme contemporain. Ce ne sera plus l’homme libéral, que l’histoire a enterré, comme le constate Musil dans les années 1930. Mais, comme le temps historique représenté dans le roman est antérieur à la Première Guerre mondiale, il y va effectivement de la crise du sujet individuel qui se cache dans l’expression « l’homme libéral ». Dans un essai des années 1920, Musil affirme qu’au tournant du siècle 1900, on cherchait fébrilement et avec optimisme « un homme nouveau » et qu’après la Grande Guerre, cette recherche, bien que toujours en cours, avait désormais adopté une allure pessimiste. Cet « homme nouveau », sera-ce « l’homme collectiviste » dont Musil décrit l’émergence intervenue après 1917 ? Toutefois, le romancier ne se contente pas de constater les changements et les nouveaux faits historiques. Son écriture est une intervention dans le faire historique, une contribution active à la création d’un nouvel équilibre entre les formations discursives et les pratiques sociales, car c’est la perte de cet équilibre qui illustre la crise pour lui. Contrairement à certains auteurs des Lumières, il n’offre cependant pas d’anticipation fictive de ce nouvel équilibre. Il cherche plutôt à préparer le terrain sur lequel il devra advenir historiquement. Dans ce sens précis, le roman de Musil, bien que traversé d’un utopisme puissant, n’est pas une utopie29.
45À la lumière de ces prises de position théoriques, il est possible de repérer beaucoup de traits modernes dans le texte du roman. On découvrira qu’à travers une technique romanesque qui produit l’indétermination et la mobilité des instances narratives, la fragmentation du texte et la prolifération de ses morceaux, la juxtaposition hétérogène, une ironisation généralisée, à travers tous ces traits formels, Musil poursuit un projet qui se veut historique au sens moderne du terme. En fin de compte, la réutilisation parodique de tous les matériaux s’inscrit dans une recherche systématique qui vise à ouvrir la possibilité de faire un nouvel usage, socialement plus adéquat, des formes et termes anciens. Il s’agit d’explorer la possibilité de dégager certains matériaux langagiers de leur usage « libéral » en les soumettant aux procédés d’une parodie critique et de les rendre ainsi disponibles pour un nouveau « jeu de langage » : celui qui doit émerger après la crise.
46Dans une large mesure, les techniques d’indétermination, de pluralisation et de dissolution des habitudes discursives figées peuvent être interprétées comme une stratégie romanesque mise au service d’un projet historique. Musil y poursuit l’objectif de dégager à nouveau les questions-clés des décombres historiques dans lesquelles les a enterrées le séisme de la crise : il s’agit en tout premier lieu de la question du sujet. Après l’homme libéral, quelle configuration du sujet correspondra aux nouvelles réalités historiques ? Mais il y va également de la question de la vérité, et plus particulièrement de la production discursive de la vérité. Dès le premier chapitre du roman, cette question se formule ainsi : quel type de discours produit la vérité adéquate à une situation donnée ? Il est particulier à Musil de ne pas avoir dissocié la question de la vérité de celle de la « richtigen Lebens », c’est-à-dire de la question « de savoir comment bien conduire sa vie ». C’est ainsi qu’à travers toute l’épaisseur encyclopédique des matériaux réutilisés, on reconnaît la configuration traditionnelle qui alignait le vrai, le bien et le beau. Pour Musil, il est historiquement urgent de retravailler chacun de ces termes, et ce, non pas dans le discours théorique, mais dans une reprise critique des matériaux charriés et déposés par l’histoire. Il admet lui-même que, inséré dans la situation historique, son travail de romancier contribue davantage à la dissolution des structures encore dominantes, quoiqu’en crise, qu’à l’établissement d’une nouvelle synthèse. Et pourtant, ce travail active les deux versants de la crise. Musil pratique effectivement une écriture de la crise, non pas pour s’y installer, mais pour faire une contribution à la tâche historique de la traverser.
47Pour conclure sur la manière dont il participe du paradigme « Vienne au tournant du siècle 1900 », force nous est de constater un état de choses très complexe dont voici les points saillants :
48La théorie et l’engagement éthique qui animent l’infatigable Musil dans son métier de romancier s’inscrivent bien encore dans la prolongation d’un projet de la modernité, même si une lecture particulièrement attentive aux techniques et formes narratives pourrait n’y reconnaître qu’une critique, voire une impossibilisation de cette modernité. Ce double aspect de L’homme sans qualités peut être interprété comme un écart entre théorie et pratique du roman. Un tel écart a cependant quelque chose de surprenant dans un texte qui adopte le principe de la performativité romantique. On est porté à se demander si le travail dans la matérialité textuelle – à la vue des pages manuscrites de Musil, ce terme n’a rien de métaphorique – a développé ses propres règles allant à l’encontre du projet poursuivi par l’auteur et devant le mener à son inachèvement.
49Sur le plan des techniques et des formes, nous avons proposé un rapprochement – qui peut surprendre d’aucuns – entre l’héritage du premier romantisme allemand et des traits que s’est appropriés la dénomination postmoderne. Du moins ces traits apparaissent-ils suffisamment contemporains pour susciter une lecture dans une perspective postmoderne. Le roman de Musil révèle donc une étonnante non-contemporanéité du romantique et du postmoderne comme la manifestation discursive de deux moments historiquement distincts de la même crise de la modernité, l’un proto-industriel, l’autre postindustriel. Entre les deux, « Vienne 1900 » représente un chronotope de crise particulièrement concentré et intense.
50Ce sont deux moments historiquement différents où se fait jour la conscience de l’insuffisance et de la non-viabilité d’une certaine modernité. Leurs ressemblances sont dues, du moins en partie, à la commune référence négative ou simplement à la volonté d’une différenciation par rapport à la même configuration : la modernité. Contrairement au postmodernisme, et à l’instar du projet de la modernité, le romantisme s’est constitué comme un contre-courant et s’articulait comme un contre-projet qui se proposait, en fin de compte, de refonder le projet moderne en y injectant des valeurs qui auraient dû le « sauver »30. Il reproduisait ainsi, ne fût-ce que par voie négative, la conception moderne de la temporalité historique. La postmodernité, en revanche, consciente de ce piège, et faisant face à un dysfonctionnement plus sérieux d’une modernité qui était dès lors entrée dans une phase plus avancée – sa propre « Spätzeit », sa phase tardive – ne se veut plus projet ni contre-projet, sortant ainsi de la conception moderne de l’histoire tout court. L’enjeu de la « postmodernité », dès lors qu’on renonce à l’interpréter comme une nouvelle période historique « après » la modernité, est autre : comment créer des pratiques discursives pour « perlaborer » et congédier la modernité sans être rattrapé par ses pièges31 ? Dans ce sens, le travail romanesque de Musil a largement adopté cet enjeu.
Notes de bas de page
1 Michael Pollak, « Vienne fin de siècle. Les limites de l’exemple historique », Vingtième siècle. Revue d’histoire, no 4, octobre 1984, p. 49.
2 Un bon exemple d’une telle application se trouve dans le livre de José Antonio Maravall sur la culture baroque (La cultura del barroco : análisis de una estructura histórica, Barcelone, Ariel, 1975). Dans son livre Neo-Baroque Aesthetics and Contemporary Entertainment (Cambridge [Mass] et Londres, MIT Press, coll. « Media in transition », 2004), Angela Ndalianis reprend cet usage de la notion et, en l’appliquant également à l’époque contemporaine, établit un pont d’homologie structurelle entre deux moments de crise très distants qui génèrent des paradigmes culturels analogues.
3 Référence est faite, à nouveau, aux livres de Carl E. Schorske, d’Allan Janik et de Stephen Toulmin, mais aussi à ceux de William M. Johnston (L’esprit viennois. Une histoire intellectuelle et sociale, 1848-1938, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Perspectives critiques », 1985), de Robert Waissenberger et al. (Vienne 1890-1920, Fribourg, Office du Livre, 1984) et de Michael Pollak (Vienne 1900. Une identité blessée, Paris, Gallimard, coll. « Archives », 1984).
4 Cf. l’article de Michael Pollak cité plus haut.
5 Ainsi note-t-il dans ses Journaux, en 1920 : « Alles, was sich im Krieg und nach dem Krieg gezeigt hat, war schon vorher da » (Tagebücher I, p. 353) ; « tout ce qui s’est manifesté pendant et après la guerre était déjà là avant » (Journaux I, p. 438).
6 Tagebücher I, p. 354 ; Journaux I, p. 439.
7 Voir, par exemple, dans L’homme sans qualités, le chapitre 16 de la première partie : « Une mystérieuse maladie d’époque » (« Eine geheimnisvolle Zeitkrankheit »).
8 Il s’agit de matériaux devenus historiquement « résiduels ». Qu’on pense, par exemple, à la manière presque philologique dont Musil explore, dans le texte de son roman, des notions-clés d’un discours dominant entré en crise : Gefühl, Seele, Geist, Genie, erlösen, ou encore à sa reprise du discours mystique qui remonte à Jakob Böhme.
9 J’emprunte la triade conceptuelle « residual-dominant-emergent » à Raymond Williams dans Marxism and Literature, Oxford, Oxford University Press, coll. « Marxist Introductions », 1977, p. 121-127.
10 Judith Schlanger, Penser la bouche pleine, Paris et La Haye, Mouton, coll. « Archontes », 1975.
11 La première édition complète de Der Mann ohne Eigenschaften, aux soins d’Adolf Frisé, au Rowohlt Verlag (Reinbek), date de 1952.
12 Manfred Frank a insisté pour l’appeler « néo-structuralisme » dans son livre Was ist Neostrukturalismus ? (Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1984).
13 À l’instar de Jürgen Habermas, je rapproche « modernité » du projet des Lumières, qui visait l’émancipation individuelle et collective de l’être humain à travers le faire historique dont il se constitue lui-même le sujet. Cette conception de la modernité n’entraîne cependant pas automatiquement l’adhésion aux positions polémiques de Habermas contre les tenants du postmodernisme. Voir Jürgen Habermas, « La modernité : un projet inachevé », Critique, no 413, octobre 1981, p. 950-969.
14 Sont à mentionner, en particulier, les ouvrages de Maximilian Aue, Novalis und Musil. Eine Untersuchung der romantischen Elemente im Werk Robert Musils, Dissertation, Stanford University, 1973 ; Jochen Hörisch, « Selbsterziehung und ästhetische Autonomie – Versuch über ein Thema der frühromantischen Poetologie und Musils Mann ohne Eigenschaften », Euphorion, no 3, 1975, p. 350-361 et Marie-Louise Roth, Robert Musil. Ethik und Ästhetik : Zum theoretischen Werk des Dichters, Munich, Paul List Verlag, 1972.
15 « Ein Fürst des Geistes » – cf. le titre du chapitre 40 de la seconde partie du roman.
16 Cf. le livre de Walter Benjamin, Der Begriff der Kunstkritik in der deutschen Romantik, in Gesammelte Schriften, vol. 1 : 1, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1974, p. 7-122.
17 MoE IV, p. 1416-1429 ; HsQ II, §49-51 [Quatre ébauches de 1932], p. 1159-1175.
18 On reconnaît dans cette manière de procéder des ressemblances à la fois avec la notion de Reflexion de la Wissenschaftstheorie de Fichte et avec l’Aufhebung hégélienne, notion que Jacques Derrida a traduite par « relève ».
19 Ainsi que le procédé de ce que Walter Benjamin appelle dans sa thèse de doctorat (op. cit.) « Kunstkritik », qu’il dérive également de la réflexion fichtéenne.
20 Il nous reste toutefois à faire entendre une voix discordante : lors d’un séjour d’études au Musil-Zentrum à Klagenfurt, dirigé alors par Karl Dinklage, ce dernier m’exposait sa thèse selon laquelle Musil avait bel et bien achevé son roman en rédigeant, comme son dernier chapitre, « Atemzüge eines Sommertags » (« Souffles d’un jour d’été ») avant de trouver la mort suite à un exercice physique dangereux.
21 Dans sa biographie de Musil, Frédéric Joly retrace en détail le labeur du romancier sur une œuvre romanesque dont la logique interne tendait à échapper à son contrôle, ce qui s’exprimait aussi dans les démêlées difficiles de Musil avec ses éditeurs.
22 Il existe des éditions qui ont eu recours à la technologie informatique, par exemple : Der literarische Nachlaß. CD-ROM-Edition, édité par Friedbert Aspetsberger, Karl Eibl et Adolf Frisé, Rowohlt, Reinbek, 1992. (DOS-basierte Bedienungsoberfläche.) ; Robert Musil : Klagenfurter Ausgabe, édition digitale commentée rassemblant les œuvres complètes, la correspondance et les écrits posthumes, avec la reproduction des manuscrits, dirigée par Walter Fanta, Klaus Amann et Karl Corino, Klagenfurt, Robert Musil-Institut der Universität Klagenfurt, DVD-Version 2009. En date du 14 février 2014, l’éditeur Walter Fanta exlique sur Internet : « Warum das Update der Klagenfurter Ausgabe 2014 nicht erscheinen kann » (« Pourquoi la mise à jour de la Klagenfurter Ausgabe ne peut pas paraître en 2014 »).
23 Cf. Linda Hutcheon, A Theory of Parody : the Teachings of Twentieth-Century Art Forms, New York, Methuen, 1985.
24 Je me réfère ici à la notion de « Ungleichzeitigkeit » (« non-contemporanéité ») qu’Ernst Bloch a développée et utilisée dans Erbschaft dieser Zeit, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1962, p. 104 ss.
25 Dans son livre sur le postmodernisme, Fredric Jameson diagnostique un manque d’historicité dans la production culturelle postmoderne ; il va jusqu’à utiliser les expressions suivantes : « speech in a dead language », « bereft of historicity » ou encore « dehistoricization » (Postmodernism or the Cultural Logic of Late Capitalism, Durham, Duke University Press, coll. « Post-Contemporary Interventions », 1991, passim).
26 Cf. Hans-Ulrich Gumbrecht, « Posthistoire Now », in Hans-Ulrich Gumbrecht et Ursula Link-Heer, avec la collaboration de Friederike Hassauer, Armin Biermann, Ulrike Müller-Charles et Barbara Ulrich (dir.), Epochenschwellen und Epochenstrukturen im Diskurs der Literatur- und Sprachhistorie, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, coll. « Suhrkamp Taschenbuch Wissenschaft », 1985, p. 34-50.
27 MoE I, p. 16 ; HsQ I, §4, p. 40.
28 Cette interaction fait l’objet du livre de Marie-Louise Roth, Robert Musil. Ethik und Ästhetik : zum theoretischen Werk des Dichters, op. cit.
29 On trouve une distinction analogue déjà chez Kant, qui rejette les Robinsonaden. Celles-ci seraient des utopies sémantiquement réalisées dans une fiction, tandis que la dimension utopique de son Zum ewigen Frieden. Ein philosophischer Entwurf de 1795 (Un projet philosophique pour la paix éternelle) réside dans un projet de loi dont la force perlocutoire doit faire advenir la paix.
30 J’ai développé cet argument et cette réinterprétation du premier romantisme allemand dans ma monographie Romantisme et crises de la modernité. Poésie et encyclopédie dans le « Brouillon » de Novalis, op. cit.
31 Voir à ce sujet mon texte « Gianni Vattimo’s “Pensiero debole”. Or : Avoiding the Traps of Modernity ? », Minneapolis, Center for Humanistic Studies, CHS Occasional Papers, no 15, 1987.
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