Chapitre 5. Qu’est-ce qu’un trait discursif ?
p. 89-98
Texte intégral
1Après ce survol de l’étendue et des implications de phénomènes interdiscursifs dans le roman de Musil, le prochain pas consiste à approfondir l’analyse d’un cas particulier : il s’agit de la description des faits. Une question préliminaire se pose : comment peut-on identifier ce qui est textuellement manifesté par la séquence des trois mots « das Tatsächliche bezeichnen » comme un trait discursif ? Il est important de répondre à cette question afin de jeter les fondements de la démarche critique proposée ici.
2Ma réponse s’inspirera d’un procédé herméneutique traditionnel. Il consiste à insérer un passage textuel qui résiste à l’interprétation dans une série de passages parallèles (Parallelstellen) afin d’en déterminer le sens. C’est en vertu de leurs similarités structurales et sémantiques que ces passages jettent alors une lumière sur celui qui est soumis au travail interprétatif. Ces passages parallèles peuvent provenir de différents ensembles textuels ; on en distinguera ici deux en particulier : d’abord, les passages tirés du même ouvrage ; ensuite, des passages tirés d’autres textes du même auteur.
3Dans L’homme sans qualités, « le factuel », « la factualité », « le monde factuel » ou encore simplement « les faits » constituent un champ sémantique important. Cependant, constater l’existence de cet élément sémantique en tant que tel ne permet pas de répondre à notre question, même si cela constitue l’amorce d’une réponse. Nous devons y ajouter un critère supplémentaire et considérer plus particulièrement des occurrences du « factuel » dans lesquelles il se trouve relié au problème de sa représentation discursive. De tels passages sont en fait nombreux. Ils traitent principalement de la difficulté de s’appuyer sur le langage pour le référer généralement à des faits, et plus particulièrement de faire correspondre des concepts à des faits dans un acte discursif. Le monde factuel est posé comme donné en dehors du langage, et les concepts, en tant qu’artéfacts humains, doivent être amenés à les rendre adéquatement dans le langage :
[…] und wer vorsichtig denkt, sagt einfach, die Welt sei nicht geschaffen, um menschlichen Begriffen zu entsprechen. […]
Nun aber, so gewiss die Welt nicht geschaffen ist um menschlichen Forderungen zu entsprechen, so gewiss sind die menschlichen Begriffe geschaffen, um der Welt zu entsprechen, denn das ist ihre Aufgabe.
[…] celui qui pense avec prudence dit simplement que le monde n’a pas été fait pour correspondre aux concepts humains. […]
Toutefois, aussi sûrement que le monde n’est pas fait pour correspondre aux exigences humaines, les concepts humains, eux, sont faits pour s’adapter au monde, car ils n’ont pas d’autre tâche1.
[…] les gens lucides assurent que le monde n’est pas fait pour répondre aux représentations humaines. Mais à l’inverse, celles-ci sont pourtant créées pour correspondre au monde2.
Toutefois, aussi sûrement que le monde n’est pas fait pour correspondre aux exigences humaines, les concepts humains, eux, sont faits pour s’adapter au monde, car ils n’ont pas d’autre tâche3.
4Malheureusement, et ce, pour toutes sortes de raisons, les concepts ne remplissent leur tâche que de manière insuffisante ; on ne saurait donc s’y fier pour une représentation adéquate des faits. Par exemple, la citation précédente continue, dans une réflexion attribuée indirectement aux « jumeaux volontaires4 » Ulrich et Agathe, en constatant ce défaut : « Pourquoi n’y parviennent-ils [c’est-à-dire les concepts] jamais, et justement dans le domaine du Bon et du Beau, c’est une question qui demeure étrangement ouverte ? » (« und warum sie [die Begriffe] es gerade im Bereich des Rechten und Schönen nie zuwege bringen, bleibt damit schließlich doch eine seltsam offene Frage »)5. Musil développe cette difficulté le plus dramatiquement dans le cas de Moosbrugger, ce meurtrier d’une prostituée qui devient l’objet de plusieurs discours. Les représentants professionnels de ces discours prétendent classifier et décrire avec précision, et par la suite expliquer, juger, réguler, etc. les faits se référant au comportement et à l’expérience de Moosbrugger. Ils le font en y appliquant différentes grilles conceptuelles. Mais leur souci principal concerne davantage leurs propres concepts que la correspondance entre ces concepts et les faits. C’est ce qui déclenche cette remarque ironique de la voix narratrice :
Die Genauigkeit zum Beispiel, mit der der sonderbare Geist Moosbruggers in ein System von zweitausendjährigen Rechtsbegriffen gebracht wurde, glich den pedantischen Anstrengungen eines Narren, der einen freifliegenden Vogel mit einer Nadel aufspießen will, aber sie kümmerte sich ganz und gar nicht um die Tatsachen, sondern um den phantastischen Begriff des Rechtsguts. Die Genauigkeit dagegen, die die Psychiater in ihrem Verhalten zu der großen Frage, ob man Moosbrugger zum Tode verurteilen dürfe oder nicht, an den Tag legten, war ganz und gar exakt, denn sie traute sich nicht mehr zu sagen, als daß sein Krankheitsbild keinem bisher beobachteten Krankheitsbild genau entspreche, und überließ die weitere Entscheidung den Juristen.
Par exemple, la précision avec laquelle l’esprit singulier de Moosbrugger avait été introduit dans un système de notions juridiques vieilles de deux mille ans ressemblait aux efforts pédants que fait un fou pour embrocher sur une épingle un oiseau en plein vol : sans le moindre souci des faits, elle s’attachait uniquement à la notion imaginaire de loi. En revanche, la précision dont faisaient preuve les psychiatres dans leur attitude à l’égard de l’importante question de savoir si l’on pouvait ou non condamner Mossbrugger à mort, était parfaitement exacte, car tout ce qu’ils osaient dire était que sa description clinique ne correspondait exactement à aucune description clinique connue, abandonnant aux juristes la décision6.
5Le ton ironiquement accusateur de ce passage vise le fait que les deux pratiques discursives mentionnées et les faits qu’elles sont censées représenter ont perdu toute correspondance véridictionnelle.
6Moosbrugger lui-même, quand le narrateur lui donne la parole, confirme ce diagnostic négatif. Il ne reconnaît aucun lien de représentation entre la réalité de sa propre expérience, c’est-à-dire ce qu’il considère être les connections réelles (die wirklichen Zusammenhänge) et le discours des avocats : « Die Juristen konnten zwar besser reden als er und hielten ihm alles mögliche entgegen, aber von den wirklichen Zusammenhängen hatten sie keine Ahnung » (« Bien que les juristes pussent parler mieux que lui et lui opposer toutes les raisons imaginables, ils n’avaient pas la moindre idée de la situation réelle »)7. La convergence de ces passages pointe vers l’existence d’une crise discursive. On attend de certains discours qu’ils offrent une description adéquate du monde factuel, mais ils sont de moins en moins capables de répondre à cette attente. Ainsi, ce qui est dit ici très explicitement sur les discours juridique et psychiatrique problématise exactement le même trait discursif que nous avons pu identifier dans le premier paragraphe du roman. Malgré la différence des trois types de discours en jeu, et malgré la différence de leur manifestation textuelle dans le roman, en ce qui concerne une analyse des discours, c’est le même trait discursif qui est en jeu. C’est la relation entre le discours et la factualité à laquelle il fait référence qui est devenue problématique. C’est ainsi que la fiction peut examiner des traits discursifs sur un mode critique, même s’ils n’ont pas, en premier lieu, leur place appropriée dans le discours fictionnel.
7Ceci confirme notre hypothèse selon laquelle « décrire les faits » (das Tatsächliche bezeichnen) ne renvoie pas à une instance extratextuelle, mais à une fonction discursive mise en scène dans le texte, et en fait, à une fonction très importante : la tâche de véridiction de certains discours, leur obligation de dire vrai et de le faire en produisant une vérité référentielle. Ce trait discursif ne saurait être réduit à ses composantes textuelles sans qu’on sacrifie sa nature discursive. Il identifie une performance discursive, la production de vérité référentielle qui est montrée dans le roman comme problématique et se trouvant dans un état de crise.
8Si nous portons maintenant le procédé de la comparaison de passages parallèles à l’ensemble des écrits du même auteur, nous découvrons que cette vaste problématique est déjà préfigurée dans la thèse de doctorat de Musil sur Ernst Mach. Ce procédé peut ainsi corroborer la confirmation de notre hypothèse. Ce texte universitaire de Musil constitue même un cas plus solide encore, dans la mesure où il expose la relation problématique entre concept et fait dans son propre champ discursif, qui est celui de la physique et des questions épistémologiques qui en relèvent.
9 Tatsache (fait) et, dans une moindre mesure, das Tatsächliche (le factuel) sont parmi les éléments textuels les plus fréquents de cette dissertation. Cette fréquence est imputable tant aux théories de Mach qu’à la discussion de Musil sur ces théories. On est en droit d’affirmer que toute cette dissertation est centrée sur la relation entre concepts et faits dans les sciences naturelles. Cette relation est exprimée par un vaste échantillonnage de verbes :
Nachbilden, vorbilden (die Tatsachen in Gedanken) : copier, ou préfigurer les faits dans les pensées
Anpassen (Gedanken an Tatsachen) : adapter les pensées aux faits
Übereinstimmen (Bild und Tatsache, begrifflich) : correspondance conceptuelle entre images et faits
Ausdrücken (der Tatsachen durch Gleichungen) : exprimer les faits par des équations
Wiedergeben (des Tatsächlichen) : reproduire le factuel
Darstellen (Tatsachen) : représenter les faits
Rekonstruieren (Tatsachen mit Begriffen) : reconstruire les faits par des concepts
10Quelle que soit la nature exacte de cette relation, telle que rendue par ces différents verbes, elle consiste à connecter les faits et le factuel d’un côté avec le contenu et les processus de la pensée (Gedanken, Begriffe), plutôt qu’avec le langage. Pourrait-on alors parler d’un discours mental et intériorisé qui ne serait pas réalisé dans des signes langagiers ? Toutefois, il en est autrement dès que le discours fictionnel prend en charge cette relation et la rapporte dans un ouvrage narratif où elle sera traitée comme un trait discursif, non pas comme de la vie mentale.
11Le changement historiquement important que Mach propose et que Musil commente consiste dans le fait que, dans le discours scientifique, la référence à un monde ontologiquement donné ne serait plus de première importance. L’accent serait mis désormais sur la nature fonctionnelle et pratique de cette référence. L’activité cognitive en science ne viserait plus la substance des choses ou « la structure réelle des événements » derrière les phénomènes observables8. Selon Mach, ce serait l’intérêt pratique du scientifique9 ou encore son objectif scientifique qui détermineraient quel aspect spécifique des faits est important et doit être appréhendé scientifiquement. Cela permettrait de contrôler et de manipuler les faits avec plus d’efficacité scientifique et logique (« die Tatsachen beherrschen10 »).
12Musil n’est pas entièrement d’accord avec cette position radicale. Il a recours à des arguments logiques pour montrer que Mach ne réussit pas à se débarrasser de toutes les implications ontologiques et métaphysiques. Voilà pourquoi, en tant que romancier, il ne les écarte pas simplement, mais il les problématise par un jeu de réinscription qui comporte les moments de décontextualisation et de recontextualisation. C’est ainsi que, par la bouche d’Ulrich, il explore une théorie générale de l’image ou de la représentation sans ressemblance (Bildsein ohne Ähnlichkeit) dans laquelle on peut retracer des allusions à Ernst Mach11. Ulrich, l’homme sans qualités, expose cette théorie à Agathe, sa sœur :
Erinnerst du dich an das, was ich von der geistigen Abbildung der Natur gesagt habe, vom Bildsein ohne Ähnlichkeit ? Man kann irgendetwas in sehr verschiedener Hinsicht als das genaue Abbild von etwas anderem auffassen ; aber immer muß alles, was in dem Bild vorkommt oder sich aus ihm ergibt, in eben dieser bestimmten Hinsicht ein Abbild von dem sein, was die Durch-forschung des Urbilds zeigt. Bewährt sich das auch dort, wo es ursprünglich nicht vorhergesehen werden konnte, so ist das Bild dann gerechtfertigt, wie es nur sein kann. Das ist ein sehr allgemeiner und sehr unsinnlicher Begriff von Bildlichkeit. Er setzt ein bestimmtes Verhältnis zweier Bereiche voraus und gibt zu verstehen, daß es sich als Abbildung auffassen lasse, wenn es sich ohne Ausnahme über beide erstrecke.
Te rappelles-tu ce que je t’ai dit de la reproduction de la nature par l’esprit, de l’image sans ressemblance ? Il est beaucoup de manières de considérer une chose comme la reproduction exacte d’une autre chose ; mais il faut toujours que tout ce qui apparaît dans ce tableau ou en résulte soit, de ce point de vue précis, une reproduction de ce que l’analyse de l’original révèle. Si tout cela est sauvegardé là où, originellement, on ne pouvait pas le prévoir, alors le tableau est justifié de la seule façon possible. C’est là une conception très répandue et très concrète de la figuration. Elle suppose un rapport précis entre deux domaines et laisse entendre que peut être compris comme reproduction tout ce qui s’étend sur les deux domaines à la fois, sans exception12.
13Ce passage nous sert ici à documenter la manière dont le texte du roman traite très explicitement le trait discursif de la « véridiction ». Dans un chapitre à venir, un extrait encore plus long de cette théorie d’Ulrich sera analysé plus en détail, surtout son intégration dans le texte fictionnel et son lien avec trois expérimentations narratives qui le précèdent dans le même chapitre du roman.
14Ici, ce passage peut illustrer deux choses en particulier :
- La validité générale et interdisciplinaire de la théorie. En fait, Ulrich se situe à un niveau de généralité très élevé. Son argumentation porte sur de très vastes enjeux épistémologiques qu’on pourrait résumer par une théorie générale de la représentation sans implications métaphysiques. Toutefois, affirmer le terme de représentation et rejeter sa dimension métaphysique est un geste paradoxal, comme l’est le recours continu à l’usage des termes Urbild et Abbild (original et copie, mais aussi image originale et image reproduite) quand il est question de Bildsein ohne Ähnlichkeit (image, mais aussi représentation, reproduction sans ressemblance), c’est-à-dire de descriptions et représentations en termes purement logiques et fonctionnels plutôt qu’ontologiques.
- L’aspect pratique et pragmatique de la théorie. La mise en relation de deux domaines (Verhältnis zweier Bereiche) n’est dite être une « image » (Abbildung) qu’en rapport à un contexte ou objectif concret. Le processus de représentation ne peut être évalué qu’eu égard à des considérations qui sont étrangères à la substance ou à la nature ontique des deux domaines soumis à cette mise en correspondance. C’est l’insistance de Musil sur ce « en rapport à » ou « eu égard à » et également sur « en considérant » (in Hinsicht auf) qui opère une réorientation théorique décisive.
15 Pour Musil, la description du factuel comme un trait discursif, ainsi que le projet concomitant de produire de la connaissance sous la forme d’une vérité référentielle (« die Frage ob es wahr ist13 ») ne peuvent pas être dissociés de la question de la juste vie (« die Frage des richtigen Lebens14 »). Après sa thèse de doctorat de 1908, le traitement que Musil accorde à ces problématiques dans la fiction dépasse de loin les considérations exclusivement gnoséologiques auxquelles il était obligé de les limiter en tant que candidat au doctorat. En fiction, où il est libre de ces contraintes institutionnelles, il ne laisse toutefois pas tomber ces préoccupations, mais il les intègre dans des contextes bien plus vastes que le genre du roman permet à un auteur d’inventer et d’assumer à sa guise.
16Après cette incursion dans l’épistémologie de la physique, nous voici de retour au discours de la fiction. J’espère avoir montré de manière convaincante que « la description du factuel » est en fait un trait discursif qui n’a pas son lieu propre en fiction. Cependant, il peut être transféré en fiction où, dans ce que Musil a lui-même appelé une pratique essayistique, il peut subir un traitement expérimental susceptible de révéler son fonctionnement, ses implications et ses problèmes. Dans ces traitements, le texte fictionnel performe des fonctions de critique discursive. En fait, la théorie de « l’image sans ressemblance », à peine affirmée, se trouve modifiée d’une manière problématisante, en vertu justement de son traitement fictionnel. Sa validité est restreinte, voire questionnée radicalement, par le fait qu’Ulrich, son auteur fictionnel, n’y voit qu’un essai ou une tentative (deux possibles traductions de « Versuch ») de développer une théorie qui, même affirmée de manière positive, en fin de compte, ne prétend pas avancer des solutions définitives.
17Aussi, au bout d’un moment, n’est-il plus satisfait de son avancée théorique. Il l’interrompt abruptement et va jusqu’à la révoquer en partie :
Ulrich machte eine Pause. […] Es befriedigte ihn nicht, sich bei diesem Versuch zu beobachten. […]
„ Natürlich hätte ich es nicht ganz so sagen sollen“erwiderte Ulrich. Es ist alles in allem noch eine unklare Frage.
Ulrich fit une pause. […] Il était mécontent de se surprendre dans cette tentative. […]
« Bien entendu, je n’aurais pas dû m’exprimer exactement comme ça », répondit Ulrich. En fin de compte, ce problème reste obscur15.
18Que signifie, pour le lecteur du roman, ce geste de repli, défaisant, du moins partiellement, ce qu’Ulrich vient d’énoncer ? Le texte fictionnel ne propose pas vraiment de théorie élaborée sur la manière dont une pratique discursive en général peut se référer au monde factuel. Il propose plutôt ce trait discursif comme un thème, un objet rapporté, à l’intérieur de la réalité fictionnelle représentée, tout en lui faisant subir une expérimentation en recourant à l’arsenal de dispositifs dont se prévaut le discours fictionnel : le personnage, la diégèse, le point de vue et son changement, le faire-semblant, l’ironie, etc. Il est typique pour l’usage que Musil fait du discours fictionnel que cette expérimentation soulève bien plus de questions qu’elle n’apporte de réponses sur un thème proposé.
19Ce traitement essayiste problématise bien plus qu’il n’affirme ou ne rassure. Il est fondamentalement un processus ouvert et sans fin, sans offrir ou laisser deviner une position d’autorité qui pourrait être prise pour le « message » ou la « conviction » de l’auteur. N’importe quelle prise de position dans une telle pratique discursive est sujette à être renversée ou, du moins, modifiée. La manière particulière dont la théorie de la « description du factuel » est intégrée dans la fiction narrative ne fait donc que confirmer ce que nous avons pu observer dès le premier paragraphe du roman, et ensuite à travers tout le premier chapitre où, parmi d’autres, le thème discursif de la description des faits présente et en même temps effectue sa propre logique discursive. Toutefois, puisque cette logique ne porte que sur des « faits » (das Tatsächliche) qui sont fictionnellement posés, et, par-dessus le marché, sur des faits insignifiants, son traitement dans le roman n’a pas d’autre résultat que de nous faire découvrir le fonctionnement problématique de ce trait discursif spécifique. C’est de cela, entre autres choses, que nous prévient le titre du premier chapitre du roman : « D’où, chose remarquable, rien ne s’ensuit ».
Bilan intermédiaire
20Si nous centrons notre intérêt critique sur la dimension interdiscursive du texte littéraire, il devient impossible que la critique littéraire aborde son objet comme isolé, voire retranché, des discours non littéraires. Le défi d’une telle pratique critique découle de notre obligation de concevoir et d’approcher la littérature comme un parmi beaucoup de types de discours et réside dans la conséquence théorique et méthodologique qui s’ensuit : il faut approcher la littérature comme n’étant historiquement déterminée que dans sa relation changeante aux autres discours dans son environnement discursif. Cela change radicalement la nature de notre objet, ainsi que la visée de notre recherche. Nous ne travaillons pas avec une nature essentielle (que d’aucuns ont appelé la littérarité), mais avec des relations et des pratiques.
21Cette nouvelle perspective peut être localisée dans une relation binomique entre littérature et science. Le face-à-face des deux entités constituant cette relation interdiscursive particulière, qui jouit déjà d’une reconnaissance institutionnelle16, serait, selon Wolf Lepenies17, à penser dans une logique de système des discours. Toutefois, je ne pense pas que la spécificité fonctionnelle de la littérature en rapport avec la science à l’intérieur du même système puisse être limitée à la « fonction conservatoire », comme le fait valoir Lepenies. En tentant d’établir une liste schématique des différentes fonctions que la littérature peut assumer par rapport à la science, je dépasserais même la distinction proposée par Karl Eibl18 entre une fonction subsidiaire et une fonction complémentaire, en proposant trois types de relation qui nous permettent de rendre compte des différentes interactions historiquement documentées entre littérature et sciences :
Divulgation
22Le discours littéraire a la fonction auxiliaire de divulguer les accomplissements et résultats scientifiques. C’est le cas, par exemple, dans la littérature didactique du xviiie siècle.
Application
23La littérature reconnaît le discours scientifique comme un modèle et s’efforce de l’appliquer dans son propre domaine. Musil rejette une relation si asymétrique qui assigne à la littérature le rôle d’un discours subordonné. Il considère le projet de Zola pour un « roman expérimental » dans ce contexte et s’oppose à ce que la littérature soit soumise à la science, et plus particulièrement à une idéologie de type positiviste.
Interaction
24Sur la base d’une matrice épistémique commune, le texte littéraire peut présenter et mettre en scène des traits discursifs empruntés à la science (ou encore à d’autres types de discours) et les soumettre à une expérimentation fictionnelle. Au début du xxe siècle, cette interaction eut lieu principalement dans le roman et contribua de manière décisive au développement de ce genre. Avec Joyce et Döblin, entre autres, Musil est un des principaux représentants de ce nouveau développement, pour lequel il a même élaboré sa propre pratique appelée « essayisme ».
25On peut donc affirmer que ce qui est appelé « la crise du roman » coïncide avec, révèle et effectue un état de crise qui affecte tout le système discursif à cette époque. Musil a développé un style narratif qui lui permet d’expérimenter, avec un éventail remarquablement étendu d’éléments discursifs. En les intégrant dans un univers romanesque hautement mobile, il a pu explorer les diverses conséquences de leur intégration par une performance fictionnelle. Cela lui a donné la possibilité non seulement de travailler en réponse à une situation historique donnée, mais aussi d’explorer de nouvelles possibilités pour la formation discursive.
26Un des traits discursifs qui était entré en crise et se transformait était la prétention que, pour être vrai, le discours, et plus spécifiquement le discours scientifique, devait établir une correspondance sur une base ontologique avec le monde factuel. À travers la fiction, Musil a montré que cette prétention était problématique. Il a contesté le concept ontologique de vérité en illustrant la façon dont son application devient intenable dans des situations particulières qu’il inventait fictionnellement. En même temps il s’engageait à explorer de nouvelles solutions au vieux problème de la relation entre discours et monde, entre description et fait. Il a ainsi démontré de manière brillante et historiquement pertinente le potentiel de la fiction : elle peut représenter et réactiver n’importe quel trait discursif. Mais il a également démontré sa faiblesse pragmatique : elle ne saurait légiférer dans d’autres champs discursifs et y effectuer des changements réels.
Notes de bas de page
1 MoE IV, p. 1205 ; HsQ II, §47 [II. Variantes et ébauches des années 1938-1942], p. 657.
2 HsQ II, §47 [I. Vingt chapitres donnés à l’impression en 1937-1938], p. 525.
3 HsQ II, §47 [II. Variantes et ébauches des années 1938-1942], p. 657.
4 HsQ II, §47 [II. Variantes et ébauches des années 1938-1942], p. 657 (« freiwillige Zwillingsgeschwister », MoE IV, p. 1205).
5 HsQ II, §47 [II. Variantes et ébauches des années 1938-1942], p. 657 ; MoE IV, p. 1205.
6 MoE I, §62, p. 247-248 ; HsQ I, §62, p. 340-341.
7 MoE I, §59, p. 238 ; HsQ I, §59, p. 328.
8 Robert Musil, Zur Beurteilung der Lehren Machs, Berlin, Dissertationsverlag Carl Arnold, 1908, p. 33.
9 Ibid., p. 99.
10 Ibid., p. 102.
11 Voir particulièrement la distinction établie par Mach (Ernst Mach, Erkenntnis und Irrtum. Skizzen zur Psychologie der Forschung, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft Darmstadt, 1976, p. 220-231) entre « Ähnlichkeit » (ressemblance : une relation logique avec implications ontologiques) et « Analogie » (analogie : une relation purement logique).
12 MoE IV, p. 1342 ; HsQ II, §62 [Ébauches de 1938 et au-delà], p. 790.
13 MoE IV, p. 1343 : « on se demande si elle [c’est-à-dire l’image intellectuelle que la raison peut se faire de quelque chose] est vraie » (HsQ II, § 62 [Ébauches de 1938 et au-delà], p. 792).
14 La question de la « juste vie », ou, dans un sens plus restreint, de la « bonne conduite » est même présentée par Musil, dans le même chapitre, comme la finalité des « images » en tant que correspondances : « […] die Bilder, die wir uns im Leben machen, um richtig handeln und fühlen zu können […] », MoE IV, p. 1343 (« les images que nous nous formons dans la vie pour pouvoir agir et sentir correctement », HsQ II, §62 [Ébauches de 1938 et au-delà], p. 792). Ailleurs, dans le roman, il est dit d’Ulrich qu’il considère qu’« un seul problème méritait réellement qu’on y pensât, celui de la vie juste », HsQ I, §62, p. 351 (« daß nur eine Frage das Denken wirklich lohne, und das sei die des rechten Lebens », MoE I, p. 255).
15 MoE IV, p. 1343 ; HsQ II, §62 [Ébauches de 1938 et au-delà], p. 791-792.
16 Je pense à la Society for Literature and Science qui est issue, aux États Unis, d’une section de la Modern Language Association.
17 Référence est faite ici à « Hommes de science et écrivains. Les fonctions conservatoires de la littérature », in Informations sur les sciences sociales, vol. 18, no 1, 1979, p. 45-58. Voir aussi son livre : Das Ende der Naturgeschichte. Wandel kultureller Selbstverständlichkeiten in den Wissenschaften des 18. und 19. Jahrhunderts, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1978.
18 Karl Eibl, Kritisch-rationale Literaturwissenschaft. Grundlagen zur erklärenden Literaturgeschichte, Munich, Fink, 1976, p. 84, 99, 107 et 112.
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