Chapitre 3. L’émergence d’une culture du corps dans les années 1920
p. 37-64
Texte intégral
1On peut observer chez Musil, tout au long de sa vie, un intérêt actif pour le sport, tant comme une pratique personnelle que comme une curiosité intellectuelle. Cet intérêt se doublait d’une réflexion plus générale sur la culture du corps et sur l’émergence du sport professionnel qui traverse tous ses écrits, incluant des textes littéraires proprement dits, mais aussi des entrées de journal et des publications journalistiques. Ce noyau thématique traverse plusieurs types de discours, et Musil l’articule en le connectant à plusieurs problématiques plus spécifiques dont nous allons traiter par la suite, en particulier la question du sujet et celle du statut de l’écrivain dans la culture contemporaine. Il se prête donc à merveille pour introduire la dimension interdiscursive des textes de Musil, sur laquelle se centreront par la suite nos analyses.
En observant l’avènement d’une ère de sport
2C’est au deuxième chapitre de L’homme sans qualités que le lecteur peut rencontrer pour la première fois le protagoniste de ce roman. Il se tient debout près de la fenêtre de son studio, avec une montre à la main, en train d’observer et de mesurer l’activité qui se déroule dans la rue devant lui. Puis, ayant abandonné sa pose scientifique, il s’engage dans une longue réflexion découlant de ce qu’il a pu observer :
Könnte man die Sprünge der Aufmerksamkeit messen, die Leistungen der Augenmuskeln, die Pendelbewegungen der Seele und alle die Anstrengungen, die ein Mensch vollbringen muß, um sich im Fluß einer Straße aufrecht zu halten, es käme vermutlich – so hatte er gedacht und spielend das Unmögliche zu berechnen versucht – eine Größe heraus, mit der verglichen die Kraft, die Atlas braucht, um die Welt zu stemmen, gering ist, und man könnte ermessen, welche ungeheure Leistung heute schon ein Mensch vollbringt, der gar nichts tut.
Denn der Mann ohne Eigenschaften war augenblicklich ein solcher Mensch. Und einer der tut ?
„ Man kann zwei Schlüsse daraus ziehen“sagte er sich.
Die Muskelleistung eines Bürgers, der ruhig einen Tag lang seines Wegs geht, ist bedeutend größer als die eines Athleten, der einmal im Tag ein ungeheures Gewicht stemmt ; das ist physiologisch nachgewiesen worden, und also setzen wohl auch die kleinen Alltagsleistungen in ihrer gesellschaftlichen Summe und durch ihre Eignung für diese Summierung viel mehr Energie in die Welt als die heroischen Taten ; ja die heroische Leistung erscheint geradezu winzig, wie ein Sandkorn, das mit ungeheurer Illusion auf einen Berg gelegt wird. Dieser Gedanke gefiel ihm.
Aber es muß hinzugefügt werden, daß er ihm nicht etwa deshalb gefiel, weil er das bürgerliche Leben liebte ; im Gegenteil, es beliebte ihm bloß, seinen Neigungen, die einstmals anders gewesen waren, Schwierigkeiten zu bereiten. Vielleicht ist es gerade der Spießbürger, der den Beginn eines ungeheuren neuen, kollektiven, ameisenhaften Heldentums vorausahnt ? Man wird es rationalisiertes Heldentum nennen und sehr schön finden. Wer kann das heute schon wissen ?! […]„ Man kann tun, was man will“sagte sich der Mann ohne Eigenschaften achselzuckend„ es kommt in diesem Gefilz von Kräften nicht im geringsten darauf an !“Er wandte sich ab, wie ein Mensch, der verzichten gelernt hat, ja fast wie ein kranker Mensch, der jede starke Berührung scheut, und als er, sein angrenzendes Ankleidezimmer durchschreitend, an einem Boxball, der dort hing, vorbeikam, gab er diesem einen so schnellen und heftigen Schlag, wie es in Stimmungen der Ergebenheit oder Zuständen der Schwäche nicht gerade üblich ist.
Si l’on pouvait mesurer les sauts de l’attention, l’activité des muscles oculaires, les oscillations pendulaires de l’âme et tous les efforts qu’un homme doit s’imposer pour se maintenir debout dans le flot de la rue, on obtiendrait probablement (avait-il songé, essayant comme par jeu de calculer l’incalculable) une grandeur en comparaison de laquelle la force dont Atlas a besoin pour porter le monde n’est rien, et l’on pourrait mesurer l’extraordinaire activité déployée de nos jours par celui-là même qui ne fait rien.
C’était, pour l’instant, le cas de l’Homme sans qualités.
Mais celui qui fait quelque chose ?…
« On en peut tirer deux conclusions », se dit-il.
L’activité musculaire d’un bourgeois qui va tranquillement son chemin tout un jour est considérablement supérieure à celle d’un athlète soulevant, une fois par jour, un énorme poids ; ce fait a été confirmé par la physiologie ; ainsi donc même ses petites activités quotidiennes, dans leur somme sociale et par la faculté qu’elles ont d’être sommées, produisent infiniment plus d’énergie que les actes héroïques ; l’activité héroïque finit même par sembler absolument dérisoire, grain de sable posé sur une montagne avec l’illusion de l’extraordinaire. L’Homme sans qualité fut enchanté par cette idée.
Il est toutefois nécessaire d’ajouter que si elle lui plaisait, ce n’était pas qu’il aimât la vie bourgeoise ; mais simplement qu’il aimait contrecarrer un peu ses penchants, naguère tout autres. Peut-être est-ce précisément le petit-bourgeois qui pressent l’aurore d’un nouvel héroïsme, énorme et collectif, à l’exemple des fourmis. On le baptisera « héroïsme rationalisé », et on le trouvera fort beau. Qui pourrait, aujourd’hui déjà, le savoir ? […] « On peut faire ce qu’on veut » se dit l’Homme sans qualités, en haussant les épaules, « dans cet imbroglio de forces, cela n’a aucune importance ! » Il se détourna, comme un homme qui a dû apprendre à renoncer, presque comme un malade que tout contact brutal effraie ; et quand, traversant le cabinet de toilette contigu, il passa devant un punching-ball qui y était suspendu, il lui donna un coup d’une rapidité et d’une violence telles qu’on n’en voit guère dans une humeur résignée ou dans un état de faiblesse1.
3Ce passage nous offre un excellent point de départ pour analyser la façon dont Musil intègre les sports contemporains dans ses activités d’intellectuel, de scientifique et d’écrivain. Il vaut la peine de s’attarder sur ce passage, car toutes les réflexions de Musil sur les sports peuvent y être rattachées. Je propose d’y distinguer deux niveaux. D’abord, celui du contenu propositionnel des réflexions d’Ulrich ; ensuite, celui des implications pragmatiques, c’est-à-dire la mise en scène narrative de ces mêmes réflexions.
4À l’égard de son contenu, le Gedankenexperiment enjoué d’Ulrich traite de l’action humaine et de la constitution du sujet d’action : le héros. Il développe et oppose par la suite deux manières d’aborder cette question. On pourrait même parler de deux théories de l’action. D’un côté est posé un sujet individuel extrêmement fort, capable d’une grande performance ponctuelle et isolée, appelée un acte héroïque. De l’autre, il y a le citoyen quelconque de tous les jours, dont les efforts minimaux et insignifiants, mais répétés s’additionnent en une impressionnante performance globale, même si elle n’a individuellement rien d’héroïque. Ce sujet collectif, manifesté justement par les nombreux passants anonymes qu’Ulrich aperçoit dans la rue, serait à l’origine d’un nouveau type d’héroïsme, collectif à l’image des fourmis, sur la base de la somme statistique d’actes infinitésimaux qu’exécutent les individus anonymes qui le constituent. On reconnaît ici l’antagonisme entre deux théories du sujet, et leurs formations discursives concomitantes que Musil observe dans la première moitié du xixe siècle et dont nous analyserons dans les chapitres à venir les représentations et expérimentations littéraires auxquelles il les soumet : l’opposition entre la morale du génie (Geniemoral) et la loi statistique des grands nombres (das Gesetz der großen Zahl).
5Si l’on considère également la manière dont cet antagonisme est mis en scène, le traitement littéraire de cette double théorie gagne en complexité. À première vue, la théorie plus ancienne des « actes héroïques » semble céder la place à la théorie d’un « héroïsme rationalisé ». Plus exactement, Ulrich se plaît à résister à son propre penchant, quelque peu nostalgique, pour l’ancienne théorie. Il semble privilégier la nouvelle théorie – que ce soit par résignation ou par abdication de sa propre volonté. Toutefois, cette nouvelle théorie se trouve être traitée de manière ironique dès son énonciation même. La comparaison avec une société de fourmis (ameisen-haft), mais aussi l’attribution de ce nouvel héroïsme aux petits-bourgeois comme exécutants – Spießbürger en allemand a une connotation encore plus négative que « petit-bourgeois » en français – ne manquent pas d’ironiser ce qui est énoncé tant par Ulrich que par la voix narrative. De plus, une révocation situationnelle de ce qui est énoncé se produit quand Ulrich contredit ses propos par un geste « athlétique » en donnant un coup rapide et puissant dans le punching-ball qui se trouve sur son chemin.
6En tant que protagoniste d’un récit romanesque, Ulrich est en fait un « héros » très particulier, puisqu’il est décrit comme un homme « qui ne fait rien » (en opposition à « celui qui fait quelque chose »). En réalité, son activité consiste en sa réflexion ; elle est entièrement intellectuelle et discursive. Ainsi, la mise en scène de sa réflexion dans ce passage pose un problème très particulier de la relation entre l’esprit et le corps : pendant que son esprit développe et énonce une nouvelle théorie, son corps la contredit par un acte qui semble en être totalement déconnecté, si ce n’est opposé à ce que fait son esprit. C’est comme si – par habitude ou par nostalgie – le corps d’Ulrich tenait à réaffirmer l’acte héroïque individuel, tandis que son intellect est en train de mobiliser des arguments pour en prouver l’inanité.
7L’intégration des deux niveaux nous met face à une situation complexe : la question de l’action humaine est articulée de manière antithétique, mais dans une succession qui semble donner raison à la nouvelle, et tort à l’ancienne théorie. Toutefois, des filtres ironiques, introduits par la voix narrative, nous mettent dans l’impossibilité de décider laquelle des deux théories se trouve en fin de compte affirmée par le texte. La question reste indécidable, son articulation adoptant la forme logique d’un quasi-paradoxe.
8Ce regard d’analyse détaillée sur ce passage du roman s’avère important pour la problématique traitée dans ce chapitre. Cette première apparition du corps de l’athlète donne le ton et annonce la complexité discursive avec laquelle Musil approche la question du sport dans l’ensemble de ses écrits. Dans ce sens, ce passage est typique de la manière ambivalente avec laquelle notre auteur aborde cette thématique. En fait, dans cette citation, ce sont trois différents corps d’athlète qui jouent un rôle ; la signification du passage résulte de leur mise en relation narrative. Le premier est Atlas, qui supporte sur ses épaules la voûte du ciel. Comme un géant qui personnifie la force physique, il appartient au monde mythologique des Grecs anciens. Sa présence ici au début du xxe siècle, peu après la réactivation des Jeux olympiques à Athènes en 1896, confirme que la question du sport, de l’éducation physique et de l’athlétisme est souvent articulée sur l’arrière-plan du modèle et idéal de l’Antiquité. Le deuxième est l’athlète haltérophile sans nom qui serait l’équivalent d’Atlas dans les sports modernes. Le troisième, finalement, est Ulrich lui-même, en pose de boxeur, même si ce n’est que dans un geste furtif.
9La première conclusion de ce passage littéraire nous permet d’affirmer que le corps de l’athlète est très présent dans les écrits de Musil. Dans cet extrait, plus exactement, sa présence est structurellement associée à l’héroïsme de la morale du génie (Geniemoral), c’est-à-dire à une théorie – présentée comme désuète par Ulrich – de l’action et de l’agencement humains. Cela nous permet de formuler une première hypothèse, que je prends toutefois la précaution de mettre en forme interrogative : la figure du corps d’athlète serait-elle utilisée pour représenter ce qui paraît être un concept suranné du sujet ? Ou, dans une formulation plus générale, mais plus osée : cette image du sport et donc du sujet sportif assurerait-elle la survie questionnable d’une configuration discursive qui est devenue problématique dans ce qui a été appelé « la crise du sujet2 » ? Cette hypothèse peut même être extrapolée au-delà de l’œuvre de Musil : le sport – et plus particulièrement le sport professionnel, avec sa fonction de divertissement – serait-il devenu le domaine socioculturel où le sujet individuel, et, avec lui, « l’acte héroïque » d’un individu, survivent anachroniquement ? Le sport offrirait-il ainsi un terrain fertile pour y projeter nostalgiquement l’héroïsme individuel ?
10Avant de proposer des réponses à ces questions, j’aimerais élargir le champ d’investigation en passant de ce seul passage littéraire à toute l’œuvre de Musil, car, à mes yeux, cette œuvre n’est pas seulement représentative pour la relation qu’entretiennent certains intellectuels des années 1920 avec le domaine du sport, mais elle nous offre, avec une grande acuité critique, une exploration du monde émergent des sports professionnels3. Dans les journaux de Musil, on trouve en fait beaucoup d’entrées sur le sport en général et sur des disciplines sportives spécifiques, plus particulièrement sur le football, la boxe, le tennis et l’athlétisme. Comme c’était le cas pour d’autres domaines, il se servait de ses journaux pour suivre et enregistrer ce qui se passait dans le sport. Il a également rédigé et publié quelques essais journalistiques, qui offrent ses propres réflexions et sa réaction face à la croissante professionnalisation et commercialisation du sport4.
11Une raison pour laquelle Musil suivait la scène des sports de si près est qu’il n’était, dans ce domaine, pas qu’un observateur ou un spectateur. Bien au contraire, pendant son éducation et plus particulièrement pendant sa formation pour devenir un officier de l’armée k. u. k. austro-hongroise, il a lui-même pratiqué plusieurs sports5. Il en témoigne dans deux de ses essais :
An dieser Stelle muß ich zugeben, daß ich selbst sehr viel Sport getrieben habe [suit une énumération des différents sports qu’il a pratiqués]. Ich glaube genügende Beweise dafür zu besitzen, daß der Geist des Jahrhunderts rechtzeitig in mich gefahren ist6.
[Ich], der ich fast ? jeden Sport ausgeübt habe u. heute alle Sportberichte lese, deren ich habhaft werden kann7.
Je dois ici admettre que j’ai moi-même fait beaucoup de sport [suit une énumération des différents sports qu’il a pratiqués]. Aussi crois-je détenir assez de preuves pour affirmer que l’esprit du siècle m’a envahi à temps.
Moi qui ai pratiqué presque ? tous les sports et qui lis aujourd’hui tous les comptes rendus sportifs sur lesquels je peux mettre la main8.
12Entre 1899 environ et 1942, l’année de sa mort, Musil a tenu un journal, non pas pour documenter autobiographiquement ses activités et émotions, mais pour enregistrer des processus culturels et discursifs qui l’entouraient. Le sport en particulier, en tant que phénomène culturel, a subi des transformations importantes durant sa vie. Selon VanderZwaag, qui distingue sept phases dans le développement du sport, Musil aurait été témoin du passage de la phase 4 à la phase 5, c’est-à-dire du « sport pour tout le monde » à l’émergence des sports professionnels9. Il n’a pas seulement reconnu cette évolution importante, mais il a bien enregistré les changements que la professionnalisation du sport ainsi que sa contribution à une culture de masse dans la « société du spectacle10 » ont apportés aux pratiques culturelles. Comme d’autres artistes de son temps11, il n’était pas seulement fasciné par le phénomène général du sport, mais il l’a observé de près afin d’arriver à comprendre l’effet qu’il avait sur les arts et sur tout le paysage des pratiques culturelles en général.
13Dans ses Journaux, de même que dans ses essais et, comme nous venons de le voir, dans son roman également, il traite du sport dans le sens le plus vaste du terme. Toutefois, ses entrées de journal portant sur le sport sont de nature très objective et ne semblent représenter que son travail permanent de cueillette d’informations. Dans ses essais, en revanche, il adopte une attitude bien plus ambivalente. D’une part, il sent fortement l’appel des sports et montre, en conséquence, un authentique intérêt pour tout ce qui relève du sport ; d’autre part, il traite la professionnalisation et la « spectacularisation » des sports avec une bonne dose d’ironie ; il tire ainsi sa représentation de ces nouveaux développements du côté de la satire. En voici un exemple :
Jahrelang haben sich in England Männer vor einem kleinen Kreis von Liebhabern mit der nackten Faust Knochen gebrochen, aber das war so lange kein Sport, bis der Boxhandschuh erfunden worden ist, der es gestattete, dieses Schauspiel bis auf fünfzehn Runden zu verlängern und dadurch marktfähig zu gestalten. Jahrhundertelang haben sich Leute als Schnell- und Dauerläufer, Springer und Reiter sehen lassen, aber sie sind„ Gaukler“geblieben, weil ihre Zuschauerschaft nicht sportlich„ durchorganisiert“gewesen ist. Zweiundzwanzig Männer kämpfen mit der Mäßigung von Berufsmenschen um einen Fußball und einige Tausende, von denen die meisten einen solchen Ball niemals berührt haben, geraten in die Leidenschaft, die sich die Ausübenden ersparen. So entsteht der Geist des Sports. Er entsteht aus einer umfangreichen Sportjournalistik, aus Sportbehörden, Sportschulen, Sporthochschulen, Sportgelehrsamkeit, aus der Tatsache, daß es Sportminister gibt, daß Sportsleute geadelt werden, daß sie die Ehrenlegion bekommen, daß sie immerzu in den Zeitungen genannt werden, und aus der Grundtatsache, daß alle am Sport Beteiligten, mit Ausnahme von ganz wenigen, für ihre Person keinen Sport ausüben, ja ihn möglicherweise sogar verabscheuen.
Pendant de longues années en Angleterre, des hommes se sont cassé des os à poings nus devant un petit cercle d’amateurs ; mais cela ne devait devenir un sport qu’avec l’invention du gant de boxe qui permit de prolonger ce spectacle jusqu’à quinze rounds et de le rendre parfaitement vendable. Pendant des siècles il y a eu des gens qui se sont produits comme coureurs rapides ou coureurs de fond, comme sauteurs ou cavaliers, mais ils sont restés des « saltimbanques », car leurs publics n’avaient pas été organisés de manière sportive. Vingt-deux hommes se battent autour d’une balle avec une discipline de professionnels et quelques milliers d’autres, dont la plupart n’ont jamais touché à une telle balle, explosent dans une passion dont se préservent les exécutants. C’est ainsi que l’esprit du sport prend naissance. Il se forme à partir d’un abondant journalisme de sport, d’institutions sportives, d’écoles et d’universités de sport, d’érudition sur le sport, et du fait qu’il existe des ministres du sport, que des sportifs sont anoblis, qu’ils reçoivent la Légion d’honneur, qu’on ne cesse de les nommer dans les journaux, ainsi que du fait fondamental que la plupart de ceux qui participent aux sports ne font pas, à l’exception d’une minorité, eux-mêmes du sport, et qu’il est même possible qu’ils détestent en faire12.
14Ce court texte se lit comme une histoire burlesque du sport, et surtout de l’avènement d’un « esprit du sport ». Une tonalité critique l’accompagne d’un bout à l’autre, mais il n’en énumère pas moins objectivement les principaux éléments de la professionnalisation du sport : en premier lieu, la dimension économique et plus particulièrement financière (marktfähig gestalten) ; ensuite, il mentionne en grand détail son développement institutionnel, il fait allusion à son exploitation politique et reconnaît l’importance qui revient aux médias13. Musil insiste aussi sur la transformation concomitante des sports en spectacle, ce qu’on appellera plus tard un show-business. Il reconnaît clairement que cette dernière avancée détourne le « sport pour tout le monde » de son objectif éducationnel et l’oriente vers une fonction de divertissement (entertainment) qui va de pair avec la séparation entre le petit nombre d’acteurs performants – les vrais athlètes – et le grand nombre de spectateurs.
15C’est n’est donc pas sans une acerbe ironie satirique que Musil annonce : « das kommende Sportzeitalter » (« l’avènement d’une ère du sport »). Son attitude est plus sérieuse quand il affirme que ses contemporains sont les témoins d’une « culture du corps » en émergence : « Gegen die Tatsache, daß wir heute eine Körper-Kultur besitzen, ist also nichts zu machen » (« Il n’y a ainsi rien à faire contre le fait que nous possédions aujourd’hui une culture du corps »)14. Toutefois, l’ironie revient quand il parle de l’idée ambiante d’une « renaissance du corps » (« die Wiedergeburt des Leibes »)15, surtout en concluant, d’un renversement antithétique de la relation entre esprit et corps, que la culture du corps représente l’« esprit du siècle » (« Geist des Jahrhunderts »)16.
Le dévoilement du corps
16L’importance croissante du sport offre certainement une des manifestations les plus évidentes de cette culture du corps. Non seulement la pratique sportive est-elle fondée sur l’exercice et sur la performance du corps humain, mais elle requiert le dévoilement, le déshabillage du corps et, par conséquent, son exposition à l’œil du spectateur. Dans ce développement des sports, et en particulier dans les grands événements du sport professionnel, le corps redevient visible. Ce dévoilement du corps dans divers sports est accompagné d’un discours qui le promeut et le justifie en s’appuyant sur une argumentation tirée des domaines physiologique et médical. Dans son bref traité sur le sport de 1908, Robert Hessen insiste beaucoup sur la nécessité de se déshabiller avant d’entreprendre des activités sportives. Il finit par résumer son postulat dans la phrase : « das rationale Ausziehen » (« le déshabillement rationnel »)17.
17Or, ce dévoilement du corps s’effectue à différentes vitesses dans différents sports, ce qui est dû à des facteurs variés. Il est évident que le ski, par exemple (un des nouveaux sports18), n’est pas le sport qui est le plus à même de révéler la nudité du corps d’athlète. À l’opposé, la boxe professionnelle – probablement le sport qui exerce la plus grande fascination sur les intellectuels, mais aussi sur les grandes masses dans les années 1920 – offre un spectacle de première classe du corps athlétique en action19. Je reviendrai à la boxe, qui occupe une place importante dans l’imaginaire et dans les écrits de Musil.
18Jetons d’abord un coup d’œil sur ce que Musil appelle un sport conservateur : le tennis. Le tennis figure parmi les sports traditionnels. Il est longtemps resté associé à la classe sociale supérieure qui le pratiquait :
Dieser konservative Grundzug des Tennis hängt wahrscheinlich damit zusammen, daß er lange Zeit ein Sport der„ Gesellschaft“gewesen ist, die es zum Vergnügen spielte und die Nacktheit nicht für einen neuen Geist hielt, sondern für ein Geheimnis des Garderobeschranks, das man nur selten tragen darf, weil es immer das gleiche bleibt.
Ce fondement conservateur du tennis vient probablement du fait qu’il a longtemps été un sport de la bonne société, qui en jouait pour son plaisir et qui ne tenait pas la nudité pour un nouvel esprit, mais pour un secret de l’armoire de garde-robe que l’on ne doit porter que rarement, car il reste toujours le même20.
19Quant au code vestimentaire du tennis, Musil remarque que fréquenter un court de tennis était comme entrer dans une machine à voyager dans le passé récent. Même dans les années 1920, quand les femmes portaient déjà des robes plutôt courtes dans la rue, la mode sportive sur les courts de tennis semblait en retard de plusieurs années. Le corps humain restait encore largement invisible :
Hier reichten die Röcke noch bis zur halben Wade und die Taille bis zu den Handgelenken, als sich der Dress anderswo längst schon auf die Größe eines Bogens Briefpapier, wenn nicht gar einer Eintrittskarte zusammengezogen hatte ; ja, was die Herren angeht, so stecken sie bekanntlich heute noch in weißen Futteralen, und nur die Damen verlieren von den Armen und Beinen zusehends ihre Kleidung.
Ici les jupes allaient encore jusqu’à mi-mollet et le corsage jusqu’aux poignets, alors que le vêtement s’était ailleurs depuis longtemps rétréci à la dimension d’une feuille de papier à lettres, si ce n’est à celle d’un ticket d’entrée ; quant aux messieurs, à vrai dire, on sait qu’ils sont aujourd’hui encore engainés de blanc, et ce sont seulement les dames qui perdent à vue d’œil l’habillement de leurs bras et de leurs jambes21.
20Après avoir établi de la sorte ce retard dans le dévoilement du corps au tennis, Musil raconte l’histoire d’une expérience intéressante qu’il a vécue dans un établissement de tennis, lors d’une compétition féminine. Parmi les joueuses, il y en avait une qui se distinguait par sa tenue sportive :
Eine bekannte deutsche Spielerin hatte herrlich gebräunte Arme und Beine von der gleichen Farbe, die in kurzen Söckchen stacken ; es war am ersten Tag des Turniers die große Sensation, nach der einer der Zuschauer den andern fragte, ob diese Beine nackt seien, aber gegen Abend war es entschieden, daß diese hübsche Dame raffinierte Strümpfe trug […]. Nicht groß und etwas breit gebaut, erinnerte sie in der diskretesten Weise an ein schönes Südseemädchen.
Une célèbre joueuse allemande avait les bras et les jambes – flanquées de courtes chaussettes – bronzés de la même teinte ; le premier jour du tournoi, cela fit sensation, les spectateurs discutaient entre eux pour savoir si ces jambes étaient nues, mais en début de soirée il était décidé que la jolie dame portait des bas raffinés […]. De taille moyenne et de constitution plutôt large, elle faisait penser de la manière la plus discrète à une jolie fille des mers du Sud22.
21Il est intéressant d’observer que Musil relie cette simulation vestimentaire du corps nu – ou du moins de certaines parties du corps – à la représentation du corps en peinture. « Südseemädchen » fait allusion aux tableaux de Gauguin et aux connotations exotiques de portraits contemporains du corps féminin. Musil établit un lien entre les nus de Gauguin, et de façon plus générale entre les nus que la société bourgeoise accroche sur les murs de ses salles à manger, et les joueurs et joueuses de tennis bien habillés que la même société aime voir sur ses courts de tennis, pendant que la société en général relâche les codes vestimentaires, spécialement pour les activités sportives, et ceci selon une tendance générale qui va vers une affirmation du corps.
Zu einer Zeit, wo jede bessere Berliner Familie einen nackten Gauguin oder Pechstein23 im Speisezimmer hängen hat, wo die jungen Mädchen in Hosen reiten, bergsteigen, radfahren oder gar in Ärmel- und Hosenlosen Badetrikots auf den Pferderücken sitzen, berührt das wie ein Hauch entschwundener Entzückungen, fast wie ein Menuett auf einer alten Spieldose…
À une époque où chaque bonne famille berlinoise a un nu de Gauguin ou de Pechstein dans sa salle à manger, où les jeunes filles portent des pantalons en faisant du cheval, de l’escalade, de la bicyclette, ou s’assoient même sur le dos d’un cheval en costume de bain sans manches ni jambes, cela nous touche comme un souffle des ravissements passés, presque comme un menuet joué par une vieille boîte de musique24.
22C’est ainsi, non sans une marque d’ironie, que Musil constate cette non-contemporanéité, conditionnée socialement, de différents codes vestimentaires dans différentes pratiques culturelles. Et pourtant, en dépit de ces décalages, la tendance générale s’articule en faveur d’une présence visuelle du corps dans le contexte de sa « cultivation ». Le développement des sports profite de cette réorientation culturelle, et la propage activement.
23Comment peut-on interpréter cette affirmation culturelle du corps, et plus particulièrement la contribution du sport et surtout du sport professionnel à cette évolution ? Après une période d’« idéalisme », c’est-à-dire la subordination si ce n’est la négation du corps, elle peut être comprise comme un retour du pendule vers un équilibre entre esprit et corps (mind and body), vers une intégration des deux principes et instances. Ou est-ce que le pendule va jusqu’à l’autre extrême et produit une inversion symétrique de la répression du corps par des instances immatérielles, telles que le res cogitans, l’âme, l’esprit, Geist ?
24Il est bien connu que Musil n’est pas un penseur binaire : l’habitus de sa pensée est plutôt non disjonctif et intégratif. Dans son écriture littéraire, il déconstruit les binarismes et développe une logique du tiers inclus. Il se hasarde dans la construction de tierces positions, telles que « l’autre état ». Qu’est-ce que cela veut dire, en ce qui concerne son intérêt authentique pour la scène du sport, son traitement de l’émergence des sports professionnels ? Il n’y a pas de réponse simple ; voilà pourquoi je la décompose en divers aspects qui coexistent dans ses écrits sur le sport :
En tout premier lieu, Musil n’aborde pas le phénomène général du sport, dans ses différentes manifestations, en spécialiste de ce qu’il appelle ironiquement une « érudition des sports » (Sportgelehrsamkeit)25. Il s’y intéresse plutôt comme un vaste phénomène culturel qui doit être analysé en interaction avec d’autres pratiques culturelles, y compris dans le domaine des arts.
D’une manière générale, Musil continue à endosser l’idéal humaniste du « mens sana in corpore sano », c’est-à-dire d’un développement intégré de corps et d’esprit. C’est vers cet idéal qu’incline Ulrich, mais il essaie de le surmonter avec des arguments spécieux et de manière provocatrice dans le Gedankenexperiment que nous avons analysé plus haut. Sur le plan idéologique, une grande partie de l’émergence de l’éducation physique populaire, ainsi que du sport professionnel, est récupérée par la réactivation de cet idéal ancien26. Dans bien des textes contemporains, on trouve l’invitation à retourner aux anciens, à chercher l’inspiration dans la Grèce ancienne et dans la Rome des premiers temps27, à imiter ces ancêtres distants, mais idéalisés. Cela s’applique à la discussion sur le dévoilement du corps dans les sports, de même qu’à des aspects iconographiques ou à l’architecture du sport28, entre autres éléments.
Musil avait des doutes sérieux sur la possibilité de réaliser un tel idéal. Il était un observateur trop pénétrant, il était trop porté à faire des analyses non complaisantes pour ne pas reconnaître l’écart qui s’ouvrait entre l’usage idéologique qu’on faisait d’un idéal et son développement réel. Ce que ses observations donnent à voir alors, c’est plutôt la séparation progressive de l’esprit et du corps (mind and body), moyennant une concentration sur le corps de l’athlète, qui est instrumentalisé pour obtenir des performances de plus en plus spectaculaires. Pour Musil, l’accent mis sur l’athlète sportif illustre cette cultivation séparée du corps. Aussi observe-t-il, dans bien des secteurs de la vie publique, la transformation de la figure du héros en un héros du corps.
25L’ensemble de ces trois aspects, simultanés et superposés, constitue la position de Musil. Leur combinaison est responsable de la complexité de sa position, ainsi que de son ambivalence envers le sport. Cette ambivalence résulte d’une distance critique (souvent obtenue par des moyens ironiques et satiriques) aux phénomènes émergents du sport professionnel, mais qui va de pair avec un authentique intérêt plongeant ses racines dans sa propre expérience de la pratique sportive active.
Le corps dépourvu d’esprit
26Dans un jeu de mots, Musil parle de son propre état salutaire et heureux de « Geistesabwesenheit29 » pendant sa pratique des sports. Geistesabwesenheit peut se traduire par « distraction », mais ce mot composé veut littéralement dire « absence d’esprit ». À travers cette signification littérale du mot, Musil peut désigner une tendance, dans le développement des activités sportives et plus généralement dans l’émergente culture du corps, qui serait complètement anti-idéaliste. Cet intérêt exclusif porté au corps se solde par une séparation du corps par rapport à l’esprit et par la cultivation exclusive de la partie physique de l’être humain. Ainsi, l’exercice corporel devient une activité entièrement non spirituelle (« ungeistig30 »). En fin de compte, l’équilibre corps et esprit se transforme totalement en faveur d’une cultivation unilatérale du corps. Musil parle alors du « grand triomphe du sport sur l’esprit » (« ein großer Triumph des Sports über den Geist31 »).
27Dans une culture qui a opté pour ce développement, le corps de l’athlète devient de la sorte valeur suprême et icône :
Wenn nun die Kunst, die uns einen Körper geben soll, nichts Schöneres und Tieferes findet als die Körper von athletischen Spezialisten oder überhaupt die von Athleten, so ist das zweifellos ein großer Triumph des Sports über den Geist.
Si désormais l’art devant nous donner un corps ne trouve rien de plus beau ou de plus profond que les corps de spécialistes athlétiques ou, plus généralement, d’athlètes, cela représente sans aucun doute un grand triomphe du sport sur l’esprit32.
28Voilà comment, à l’extrémité de ce développement, le sport signifie l’affirmation exclusive du corps, et la figure de l’athlète est réduite à un corps spécialement entraîné pour être « utilisé » dans des disciplines sportives spécifiques. Ce corps devient alors l’objet de représentations publiques ; Musil mentionne à plusieurs reprises l’érection de statues représentant de grands hommes sportifs dans des espaces publics. Il devient également un objet économique. Il s’agit désormais d’un corps qui peut être programmé et techniquement conditionné pour répondre à des besoins sportifs spécifiques. C’est dans ce sens que Musil parle de l’élaboration de normes corporelles différenciées pour des disciplines sportives particulières : « Die Japaner erzeugen heute schon durch bestimmte Fütterung große fette Ringkämpfertypen neben dem trocken-breit-kleinen Dschiudschitsutypus » (« De nos jours les Japonais ont déjà recours à une alimentation déterminée pour produire des types grands et gros pour la lutte, à côté du type sec, large et petit pour le jiu-jitsu »)33.
29Finalement, cette culture exclusive du corps dans les sports a l’avantage d’introduire une détermination et évaluation précise des performances humaines. On n’a plus besoin d’interprétations ni d’évaluations subjectives ; les performances peuvent désormais être mesurées positivement en termes quantitatifs :
Will man also genau sein, so wird wohl nichts übrig bleiben als den Begriff des Genies psychotechnisch zu normen. Sein Hauptbestandteil ist das Unvergleichliche und dieses läßt sich natürlich auf Geschwindigkeiten, Muskeln, körperliche Treffsicherheit udgl. viel eindeutiger anwenden als auf geistige Leistungen.
Si l’on tient à être précis, on n’aura pas d’autre choix que de standardiser la notion de génie de façon psychotechnique. Sa composante principale réside dans l’incomparable, et cela s’applique naturellement de manière plus univoque à des vitesses, des muscles, à la dextérité corporelle, etc. qu’à des performances spirituelles34.
30C’est ainsi que le génie, incomparable par définition, devient mesurable et peut désormais se traduire en secondes, kilos, centimètres, etc. Dans le passage de L’homme sans qualités analysé plus haut, on trouve déjà une claire mention de cette préférence pour une mesure scientifiquement positive des performances humaines. Toutefois, dans une tournure ironique, la somme des gestes insignifiants du quotidien de tout le monde y est présentée comme supérieure à celle de l’exploit du plus grand athlète.
31En outre, un autre avantage semble découler de cette affirmation unilatérale du corps, ou encore de la réduction de sa propre expérience à son côté purement physique dans la pratique des sports. Cette fois-ci, la perspective est subjective, puisque Musil se réfère à sa propre expérience d’homme sportif :
Ich war fast ganz und gar ungeistig, nur um am nächsten Tag geistig frisch zu sein. Es kam mir beim Ringen wenig Seelisches in den Sinn, und wenn ich mich wie ein Tier betrug, so war mir eben gerade das erwünscht.
Je restais presque totalement sans activité de l’esprit, rien que pour être frais d’esprit le lendemain. En faisant de la lutte, peu de choses spirituelles passaient par ma tête, et je me comportais comme un animal parce que c’était précisément cela à quoi j’aspirais35.
32Ici, le corps est présenté comme la part animale de l’être humain – il s’agit d’ailleurs d’une tradition très ancienne et qui trouve son expression dans le « Great Chain of Being36 » néoplatonicien. Il peut paraître étonnant que l’expérience de sa propre animalité en sport soit dite ici être désirable et positive. Une telle perception peut être reliée à deux choses : d’une part, mythologiquement, à un état de bonheur d’avant la Chute, et d’autre part, psycho-sociologiquement, à une fonction thérapeutique du sport. En fait, dans une société qui devenait de plus en plus exigeante envers le sujet individuel, la pratique sportive était fortement recommandée comme une espèce de soupape de sécurité pour l’individu sous pression.
33Aucun autre sport n’illustre mieux que la boxe cette revalorisation ambivalente du corps humain. D’une manière ou d’une autre, la plupart des intellectuels des années 1920 étaient fascinés par la boxe. Plusieurs ont enrichi leurs écrits, dans différents domaines, de métaphores empruntées à la boxe. Musil n’a pas fait exception à ce sujet. Il constate que le boxeur est le nouveau héros de son époque. Dans une entrée de son journal, datée des années 1920, il résume l’importance de la boxe en des termes très concis : « Die Zeit. Liebt Boxer – mit nicht ganz gutem Gewissen » (« L’époque. Aime les boxeurs – pas en toute bonne conscience »)37. Dans une autre entrée, il explore la cause de cette « mauvaise conscience » qui accompagne la fascination pour la boxe. C’est que le boxeur est un homme violent (« ein Gewaltmensch ») ; il emploie l’expression « roh wie ein Boxer » (« brutal comme un boxeur »)38.
34Parmi les entrées de journal des années 1919-1920, on trouve un projet assez élaboré pour un drame satirique qui n’a cependant jamais abouti39. Un des protagonistes devait être un boxeur professionnel, en fait le champion du monde des poids lourds, avec le nom de mauvais augure « Faust Magenschlag » (« Faust frappe-dans-l’estomac »). En plus de la réduction de ce personnage à la force physique, ce dernier est caractérisé par un manque de sophistication culturelle, ce qui provoque des commentaires de la part de sa partenaire féminine, comme :
„ Daß Sie das rechte Verständnis für das Geistige vermissen lassen“(« que la juste compréhension de l’esprit vous fait défaut »)
„ Sie sind ein Verächter des Geistigen“(« Vous êtes un contempteur de l’esprit »)
„ Warum tun Sie so wild ohne Kultur ?“(« Pourquoi pratiquez-vous cela si sauvagement, comme un inculte ? »)
35Une des clés pour comprendre ce personnage satirique est sans doute son prénom « Faust », qui est à la fois le mot allemand signifiant « poing » et le titre de la célèbre pièce de théâtre de Goethe. Il n’en est que plus hilarant d’entendre ce personnage demander : « Übrigens wer war Goethe ? » (« d’ailleurs, qui était Goethe ? »)40.
36Je laisse ouverte la question de savoir si cette figure littéraire d’un boxeur – un héros athlétique du type Miles gloriosus avec un sérieux sous-développement spirituel et culturel – correspond à la réalité du sport professionnel de l’époque, ou n’en représente qu’une projection satirique. Elle manifeste certainement la perception pénétrante que Musil avait d’une certaine tendance culturelle dans les années 1920. Dans son exagération satirique, elle manifeste l’attitude critique que Musil adopte envers cette tendance41.
L’extase corporelle ou les saints du sport
37L’objet visé par la critique de Musil ici n’est pas telle ou telle autre manifestation culturelle, mais bien plutôt leur logique sous-jacente, qui peut rendre compte de diverses pratiques discursives et culturelles, et servir de matrice pour les générer. La question générale consiste à savoir comment des configurations de sujet sont produites et vécues dans un contexte socioculturel donné. Dans ce sens, ce que Musil observe sur la scène sportive est le transfert des qualités de ce qu’il appelle « l’homme libéral » – et plus particulièrement de sa version héroïque, le sujet individuel exceptionnel appelé « génie » ou héros – sur le corps de l’athlète. On peut résumer ce processus comme suit : l’incapacité croissante du sujet libéral de remplir son rôle en société a donné lieu à l’émergence d’une espèce d’ersatz corporel de ce sujet, exécuté par des professionnels et offert en spectacle public.
38Dans ce sens, l’émergence d’une culture unilatérale du corps, avec sa professionnalisation simultanée dans les sports, a offert un nouveau terrain pour le sauvetage d’une configuration du sujet qui était entrée en crise. Nous pouvons interpréter ce phénomène comme la projection nostalgique sur le corps d’un heiles Subjekt42 , qui était en réalité devenu de plus en plus dysfonctionnel, et plus spécifiquement de sa manifestation héroïque sur le corps de l’athlète professionnel. Dans son évolution moderne en tant que profession et spectacle, le sport offre ainsi une espèce de rédemption pour un sujet en crise, dont Musil a retracé la dissolution dans la figure littéraire d’un « homme sans qualités ». Ou encore, dans une interprétation moins historique qui penche du côté de l’anthropologie, on pourrait affirmer que la société a un besoin anthropologique de héros, et qu’il est donc logique que le héros culturel de type spirituel puisse être doublé, et même remplacé, en temps de crise, par son simulacre corporel.
39Du moins sont-ce là des idées qui habitent le champ d’expérimentation de Musil. Ses expérimentations évoluent dans deux directions différentes. D’une part, en prolongation de son enregistrement des pratiques discursives, il observe ce transfert des qualités du génie (esprit et corps) à un génie sportif (seulement corps) et au-delà (animal). D’autre part, il explore l’expérience subjective de l’athlète en performance dans sa proximité avec des expériences religieuses.
40La première de ces voies expérimentales est bien connue par les lecteurs de L’homme sans qualités. Musil la concentre, dans son roman, en une expression qu’Ulrich découvre lorsqu’il cède au plaisir de lire des reportages d’événements sportifs43. Il y est question d’un « cheval de course génial » (ein geniales Reitpferd). Je reproduis ici un long passage, avec peu de commentaires de ma part, car, dans le style essayiste typique de Musil romancier, ce texte offre lui-même une analyse de cette expérimentation et de ses implications :
Und eines Tages hörte Ulrich auch auf, eine Hoffnung sein zu wollen. Es hatte damals schon die Zeit begonnen, wo man von Genies des Fußballrasens oder des Boxrings zu sprechen anhub, aber auf mindestens zehn geniale Entdecker, Tenöre oder Schriftsteller entfiel in den Zeitungsberichten noch nicht mehr als höchstens ein genialer Centrehalf oder großer Taktiker des Tennissports. Der neue Geist fühlte sich noch nicht ganz sicher. Aber gerade da las Ulrich irgendwo, wie eine vorverwehte Sommerreife44, plötzlich das Wort„ das geniale Reitpferd“. Es stand in einem Bericht über einen aufsehenerrengenden Rennbahnerfolg, und der Schreiber war sich der ganzen Größe des Einfalls gar nicht bewußt gewesen, den ihm der Geist der Gemeinschaft in die Feder geschoben hatte. Ulrich aber begriff mit einemmal, in welchem unentrinnbaren Zusammenhang seine ganze Laufbahn mit diesem Genie des Rennpferdes stehe. Denn das Pferd ist seit je das heilige Tier der Kavallerie gewesen, und in seiner Kasernenjugend hatte Urich kaum von anderem sprechen hören als von Pferden und Weibern und war dem entflohn, um ein bedeutender Mensch zu werden, und als er sich nun nach wechselvollen Antrengungen der Höhe seiner Bestrebungen vielleicht hätte nahefühlen können, begrüßte ihn von dort das Pferd, das ihm zuvorgekommen war.
Das hat wohl gewiss zeitlich seine Berechtigung, denn es ist noch gar nicht lange her, daß man sich unter einem bewunderungswürdigen männlichen Geist ein Wesen vorgestellt hat, dessen Mut sittlicher Mut, dessen Kraft die Kraft einer Überzeugung, dessen Festigkeit, die des Herzens und der Tugend gewesen ist, das Schnelligkeit für etwas Knabenhaftes, Finten für etwas Unerlaubtes, Beweglichkeit und Schwung als etwas der Würde Zuwiderlaufendes gehalten hat. Zum Schluß ist dieses Wesen allerdings nicht mehr lebendig, sondern nur noch in den Lehrkörpern von Gymnasien und in allerhand schriftlichen Äußerungen vorgekommen, es war zu einem ideologischen Gespenst geworden, und das Leben mußte sich ein neues Bild der Männlichkeit suchen. Da es sich danach umsah, machte es aber die Entdeckung, daß die Griffe und Listen, die ein erfinderischer Kopf in einem logischen Kalkül anwendet, wirklich nicht sehr verschieden von den Kampfgriffen eines hartgeschulten Körpers sind, und es gibt eine allgemeine seelische Kampfkraft, die von Schwierigkeiten und Unwahrscheinlichkeiten kalt und klug gemacht wird, ob sie nun die dem Angriff zugängliche Seite einer Aufgabe oder eines körperlichen Feindes zu erraten gewohnt ist. Sollte man einen großen Geist und einen Boxlandesmeister psychotechnisch analysieren, so würden in der Tat ihre Schlauheit, ihr Mut, ihre Genauheit und Kombinatorik sowie die Geschwindigkeit der Reaktionen, auf dem Gebiet, das ihnen wichtig ist, wahrscheinlich die gleichen sein, ja sie würden sich in den Tugenden und Fähigkeiten, die ihren besonderen Erfolg ausmachen, voraussichtlich auch von einem berühmten Hürdenpferd nicht unterscheiden, denn man darf nicht unterschätzen, wieviele bedeutende Eigenschaften ins Spiel gesetzt werden, wenn man über eine Hecke springt. Nun haben aber noch dazu ein Pferd und ein Boxmeister vor einem großen Geist voraus, daß sich ihre Leistung und Bedeutung einwandfrei messen läßt und der Beste unter ihnen auch wirklich als der Beste erkannt wird, und auf diese Weise sind der Sport und die Sachlichkeit verdientermaßen an die Reihe gekommen, die veralteten Begriffe von Genie und menschlicher Größe zu verdrängen.
Or, un beau jour, Ulrich renonça même à vouloir être un espoir. Alors déjà, l’époque avait commencé où l’on se mettait à parler des génies du football et de la boxe ; toutefois, les proportions demeuraient raisonnables : pour une dizaine, au moins, d’inventeurs, écrivains et ténors de génie apparus dans les colonnes des journaux, on ne trouvait encore, tout au plus, qu’un seul demi-centre génial, un seul grand tacticien du tennis. L’esprit nouveau n’avait pas encore pris toute son assurance. Mais c’est précisément à cette époque-là qu’Ulrich put lire tout à coup quelque part (et ce fut comme un coup de vent flétrissant un été trop précoce) ces mots : « un cheval de course génial ». Ils se trouvaient dans le compte rendu d’une sensationnelle victoire aux courses, et son auteur n’avait peut-être même pas eu conscience de la grandeur de l’idée que l’esprit du temps lui avait glissée sous la plume. Ulrich comprit dans l’instant quel irrécusable rapport il y avait entre toute sa carrière et ce génie des chevaux de course. Le cheval, en effet, a toujours été l’animal sacré de la cavalerie ; dans sa jeunesse encasernée, Ulrich n’avait guère entendu parler que de femmes et de chevaux, il avait échappé à tout cela pour devenir un grand homme, et voilà qu’au moment même où, après des efforts divers, il eût peut-être pu se sentir proche du but de ses aspirations, le cheval, qui l’avait précédé, de là-bas le saluait…
Le fait a sans doute sa justification historique : il n’y a pas si longtemps encore, un homme digne d’admiration était un être dont le courage est un courage moral, la force une force de conviction, la fermeté celle du cœur et de la vertu, un être qui juge la rapidité puérile, les feintes illicites, la mobilité et l’élan contraires à la dignité. Cet être, il est vrai, a fini par ne plus subsister que dans le corps enseignant secondaire et dans toute espèce de déclarations purement littéraires, c’était devenu un fantôme idéologique, et la vie a dû se trouver un nouveau type de virilité. Comme elle le cherchait des yeux autour d’elle, elle découvrit que les prises et les ruses dont se sert un esprit inventif pour résoudre un problème logique ne diffèrent réellement pas beaucoup des prises d’un lutteur bien entraîné ; et il existe une combativité psychique que les difficultés et les improbabilités rendent froide et habile, qu’il s’agisse de deviner le point faible d’un problème ou celui d’un ennemi en chair et en os. Si l’on devait analyser un grand esprit et un champion national de boxe du point de vue psychotechnique, il est probable que leur astuce, leur courage, leur précision, leur puissance combinatoire, comme la rapidité de leurs réactions sur le terrain qui leur importe, seraient en effet les mêmes ; bien plus, il est à prévoir que les vertus et les capacités qui font leur succès à chacun ne les distingueraient pas beaucoup de tel célèbre steeple-chaser ; on ne doit pas sous-estimer les qualités considérables qu’il faut mettre en jeu pour sauter une haie. Puis, un cheval et un champion de boxe ont encore cet autre avantage sur un grand esprit, que leurs exploits et leur importance peuvent se mesurer sans contestation possible et que le meilleur d’entre eux est véritablement reconnu comme tel ; ainsi donc le sport et l’objectivité ont pu évincer à bon droit les idées démodées qu’on se faisait jusqu’à eux du génie et de la grandeur humaine45.
41Ici, le Gedankenexperiment développé par la voix narrative est déclenché par un article sur le sport qui attribue du génie à un cheval de course. On confère de la sorte à un animal ce qui définit la grandeur humaine, et par là, les caractéristiques de ce sujet humain extraordinaire qu’on appelait un génie. Cette voix, avec son commentaire, ne semble suivre que la logique de l’esprit des temps, qui est en voie d’opérer ce déplacement dans la définition des fonctions du sujet héroïque. Toutefois, une ironie insidieuse se glisse dans cette voix, qui s’avère en réalité critiquer ce qu’elle ne semble faire que reproduire dans une logique imperturbable. C’est que le résultat de cette logique est soit scandaleux, soit absurde : le plus grand sujet humain pourrait être un animal. Si l’animalité du corps humain ainsi que sa culture athlétique peuvent devenir le centre de l’action héroïque humaine, cette conclusion paraît logiquement s’imposer46.
42Toutefois, dans le déroulement narratif de ce chapitre, le traitement imperceptiblement ironique, et partant critique, de cette logique saute aux yeux dans le paragraphe final du chapitre. C’est là que Musil situe, à la suite du « cheval de course génial » qui a croisé le parcours et l’esprit de son protagoniste, la décision d’Ulrich de devenir un « homme sans qualités », ou plutôt un homme qui a perdu le sens de l’utilisation pratique qu’il pourrait faire de ses qualités, et donc de se constituer sujet d’action, en prenant un congé de la vie pratique :
In wundervoller Schärfe sah er, mit Ausnahme des Geldverdienens, das er nicht nötig hatte, alle von seiner Zeit begünstigten Fähigkeiten und Eigenschaften in sich, aber die Möglichkeit ihrer Anwendung war ihm abhandengekommen ; und da es schließlich, wenn schon Fußballspieler und Pferde Genie haben, nur noch der Gebrauch sein kann, den man von ihm macht, was einem für die Rettung der Eigenheit übrigbleibt, beschloß er, sich ein Jahr Urlaub von seinem Leben zu nehmen, um eine angemessene Anwendung seiner Fähigkeiten zu suchen.
Avec une merveilleuse netteté, il voyait en lui, à l’exception du sens de l’argent dont il n’avait pas besoin, toutes les capacités et toutes les qualités en faveur à son époque, mais la possibilité de les appliquer lui avait échappé ; et puisque en fin de compte, si les footballeurs et les chevaux eux-mêmes ont du génie, seul l’usage qu’on en fait peut encore vous permettre de sauver votre singularité, il résolut de prendre congé de sa vie pendant un an pour chercher le bon usage de ses capacités47.
43L’autre voie expérimentale est également en rapport avec l’exploration générale que Musil entreprend dans le domaine d’une nouvelle configuration du sujet, qu’on pourrait subsumer sous un slogan de l’époque : « der neue Mensch » (« l’homme nouveau »). Dans cette exploration, il s’intéresse de manière ciblée à des situations et expériences de crise qui ont pour effet – accidentellement ou volontairement – la dissolution de la « souveraineté du moi ». On pourrait dire qu’il l’expérimente avec la formule de Freud, « Wo Es war, soll Ich werden48 », en explorant son inversion : « Wo Ich war, soll Es werden ». Ainsi s’intéresse-t-il à diverses situations extrêmes que subit le sujet individuel sous des conditions très variées : des expériences traumatiques, l’état de transe, l’extase ou l’union mystique. Et, apparemment, l’expérience vécue par un homme de sport au moment maximal de sa performance physique peut être considérée comme faisant partie de cette série.
44Musil est en fait fasciné, et ceci à partir de son expérience personnelle, par l’idée que, afin de maximiser la performance physique, la composante spirituelle ou consciente du sujet – celle qui doit exercer un contrôle sur le sujet selon les idéologies idéalistes – doit être mise en suspens, du moins temporairement :
Man muß einige Tage vor dem Wettkampf sogar das Training einstellen, u. das geschieht aus keinem anderen Grund, als um den Muskeln u. Nerven die letzte Verabredung untereinander zu ermöglichen, ohne daß sie von Wille, Absicht u. Bewußtsein dabei gestört werden. Das ist einer der größten Reize des Sports. Im Augenblick der Ausführung springen u. fechten dann die Muskeln u. Nerven mit dem Ich, nicht dieses mit ihnen, u. sowie nur ein etwas größerer Lichtstrahl von Überlegung in dieses Dunkel gerät, fällt man schon aus dem Rennen.
On doit cesser l’entraînement quelques jours avant la compétition, et ceci pour aucune autre raison que celle de permettre aux nerfs et aux muscles l’ultime entente entre eux sans qu’ils soient dérangés par la volonté, l’intention et la conscience. C’est là un des plus grands attraits du sport. Au moment de l’exécution ce sont alors les muscles et les nerfs qui se démènent et font de l’escrime avec le moi, pas celui-ci avec eux, et dès qu’un rayon de réflexion de quelque importance vient se perdre dans cette obscurité, on a déjà perdu la course49.
45Dans un autre essai, Musil formule une de ses conclusions typiquement ambivalentes, ne permettant justement pas de conclure. Il y pousse la contradiction du moi qui serait complètement réduit à sa corporalité à une formulation paradoxale : « Das Wesen des Ich leuchtet in den Erlebnissen des Sports aus dem Dunkel des Körpers empor, und auch sonst leuchtet dabei allerhand Dunkles » (« Dans les expériences sportives l’essence du moi se met à briller depuis l’obscurité du corps, et bien d’autres choses obscures brillent par là »)50. Cette identification obscure du moi avec l’expérience de son propre corps, ici dans les termes d’un discours qui semble parodier le discours mystique, relie en fait les discours du sport et de la religion dans un geste surprenant. La suite du texte Durch die Brille des Sports, dans lequel Musil rapporte sa propre identification « geistesabwesend » avec le corps en performance, culmine dans une expression qui appartient au vocabulaire religieux : « Das ist aber nichts anderes als ein Durchbruch durch die bewußte Person, eine Entrückung » (« Mais ceci n’est rien d’autre qu’une éruption à travers la personne consciente, un ravissement »)51. Et le texte continue, très logiquement, en évoquant la possibilité que, dans un développement ultérieur, le sport ait ses propres saints : « Noch erheben unsere Sportsleute nicht den Anspruch, heilig gesprochen zu werden » (« Encore nos sportifs ne prétendent pas avoir droit à la canonisation »)52. Dans un autre texte, cette sainteté du grand homme sportif semble déjà acquise : « der große Sportsmann ist nicht nur ein Genie, sondern […] auch ein Heiliger » (« Le grand sportif n’est pas seulement un génie […] mais aussi un saint »)53.
46« Entrückung » peut être traduit par « ravissement » ou « extase ». Dans le discours religieux, ce terme désigne le moment de saisissement du sujet humain par une présence divine, son rapt par une divinité. Il est bien connu que l’art baroque privilégiait l’expression de cet état d’abandon total et se spécialisait dans la représentation de l’effet corporel que provoquait la présence divine dans la personne humaine. Ce n’est pas par hasard que L’extase de Sainte Thérèse par Bernini est devenu une espèce d’emblème de l’art baroque. Comparée à cet accent artistique mis sur le corps qui exprime une expérience religieuse, la performance athlétique peut produire des effets similaires sur le corps. Toutefois, son rapprochement du domaine religieux est fondé sur un renversement paradoxal qui est subversif pour la pensée religieuse traditionnelle. En sport, il ne s’agit pas d’un corps visité par une présence spirituelle ou divine, mais bien au contraire, d’un sujet sans esprit (geistesabwesend) qui s’est rétracté complètement dans sa corporalité. Le corps, dans sa pure immanence, devient lui-même principe divin.
47En concluant sur ces deux voies d’exploration expérimentale, on observe tout d’abord qu’elles sont pratiquées par un auteur qui s’intéresse aux conséquences ultimes d’une ère du sport à venir. Bien sûr, par extrapolation et par exagération, ces expérimentations sont poussées au-delà de la réalité historique et culturelle et créent des situations paradoxales qui paraissent absurdes, mais qui ont la valeur cognitive de faire apparaître, en les concrétisant tout en les problématisant, des tendances culturelles et des logiques discursives qui, du temps de Musil, pouvaient être observées dans la vie quotidienne.
Jouer dans le domaine artistique : athlète contre poète
48Par moments, on est tenté de penser que le traitement que Musil accorde au corps de l’athlète dans les pratiques culturelles environnantes reviendrait à rejeter, par une critique très négative, le phénomène du sport professionnel et le sport comme show-business. Ce serait négliger de considérer un aspect particulier de ce traitement, qui montre au contraire qu’il prend ce phénomène très au sérieux. Musil s’engage en effet souvent dans des comparaisons entre l’athlète et le poète, et de ce fait, entre le statut qui revient au sport et celui qui revient à l’art dans son époque. Le résultat de ces comparaisons tend à déboucher sur une rivalité entre les deux figures, et donc entre les fonctions culturelles qu’elles représentent.
49Comme on l’a déjà remarqué, il est important de reconnaître que Musil ne s’intéresse pas au sport comme à un phénomène isolé qui pourrait être compris exclusivement dans sa propre logique, en quelque sorte comme une activité sui generis. Ses efforts sont bien plus portés sur la compréhension du changement global que subit la scène culturelle avec le développement rapide du sport. En ce sens, son attention se concentre plus particulièrement sur la relation entre sport et art et sur l’importance relative que ces deux activités acquièrent dans une situation donnée. Il les considère comme deux systèmes en interaction.
50Pour commencer, il établit ce qu’on pourrait appeler une base anthropologique commune entre ces deux systèmes. Dans une de ses entrées de journal du début des années 1930, il constate : « Der Spieltrieb, einst für die Kunst in Anspruch genommen, befriedigt sich heute im Sport » (« L’instinct du jeu, jadis mobilisé par l’art, s’assouvit aujourd’hui dans le sport »)54. Cette affirmation renvoie à une origine commune du sport et de l’art : le jeu55. Il s’agirait d’un principe sous-jacent aux deux activités, mais, selon Musil, dans l’évolution des deux systèmes, le sport aurait gagné du terrain sur l’art comme une activité répondant à la pulsion ludique de l’être humain.
51C’est ainsi que Musil considère l’importance croissante du sport comme un indicateur de l’importance décroissante de l’art. C’est pourtant le point de vue du poète déchu qu’il adopte souvent en observant la rivalité entre les deux domaines, qui découle de cette évolution. Et ce n’est pas sans une certaine dose de ressentiment qu’il reconnaît la perte d’influence publique de la poésie. À travers divers carnets, de même que dans d’autres écrits, il compare l’accueil inégal que l’espace public réserve aux poètes d’un côté et, de l’autre, aux boxeurs, aux joueurs de tennis, aux nageurs et aux athlètes en général dans sa société.
52Sur le plan économique, Musil n’a lui-même pas vécu richement de son activité d’écrivain, ses dernières années dans l’exil suisse ayant été particulièrement difficiles pour lui. Ce n’est donc pas seulement avec un certain plaisir amusé, mais aussi avec une part d’envie qu’il mentionne avec fréquence la disparité entre les montants d’argent que gagne un champion de boxe victorieux, par exemple, et un poète quand il reçoit un prix. À la fin des années 1920, il note dans son journal : « Der bedeutendste Dichter kann nicht 5000 Schilling erhalten u. für Sport- usw. Vereine geht das Geld hinaus. Der Minister empfängt den Boxer » (« L’écrivain le plus signifiant n’arrive pas à décrocher 5000 schillings, alors que, pour les sociétés sportives et autres, l’argent coule à flots. Le ministre reçoit le boxeur »)56. Quelques années plus tôt déjà, dans son projet pour un drame satyrique que nous avons mentionné plus haut, Musil a exploité cette inégalité. Son champion de boxe Faust Magenschlag calcule ce qu’il a gagné par minute lors d’un combat qui lui a valu le titre des poids lourds : « Ich habe zu meinem Kampf um die Weltmeisterschaft 23’ gebraucht und kann mir ausrechnen […] daß meine Hand 25000 Mark in der Minute wert ist » (« J’ai conquis mon titre de champion du monde en 23’ et je puis calculer […] que mon poing vaut 25000 marks/minute »)57. Et il contraste ce montant avec « le prix Schiller pour le meilleur feuilleton pour ces deux dernières années […] Bah ! Deux mille marks ! » (« Schillerpreis für das beste Feuilleton der letzten zwei Jahre […] Pah ! Zweitausend Mark ! »)58. Le message est clair : il n’y a pas de comparaison économique entre le salaire du boxeur et le prix honorifique du poète ou écrivain.
53Sur le plan politique également, le poète est perdant. Grâce à leurs triomphes en présence de grandes foules, et grâce à la couverture médiatique de leurs exploits, les athlètes deviennent d’importantes figures publiques. Au point que les politiciens ambitieux aiment être associés à ces triomphes et exploits en se montrant au grand public en compagnie des athlètes victorieux. D’où la petite phrase de Musil : « Der Minister empfängt den Boxer » (« le ministre reçoit le boxeur »). Voici encore une autre entrée de journal qui documente un traitement analogue d’un champion de boxe avec des implications politiques :
Dem Boxer Roth wird zugesichert, falls er in Wien die Weltmeisterschaft im Halbschwergewicht (gegen Lazek) abnimmt : die Ehrenbürgerschaft von Antwerpen, ein Automobil, ein Gartengrund (er ist Gärtner) mit Steuerfreiheit.
On promet au boxeur Roth, s’il enlève à Lazek, à Vienne, le titre mondial des poids moyens : la bourgeoisie d’honneur d’Anvers, une automobile, un terrain propre au jardinage (il est jardinier) et exonéré d’impôts59.
54Musil observe également l’exploitation et la récupération d’événements sportifs pour des fins politiques. L’émergence de régimes totalitaires de son vivant lui offre un champ d’observation particulièrement riche à ce sujet. En 1936, par exemple, il copie des articles de la presse écrite sur la présence et sur les interventions du Führer lors des Jeux olympiques de Berlin60.
55Finalement, Musil note également l’augmentation de la valeur symbolique publique des athlètes et des icônes représentant leur corps dans la société contemporaine. Bien des athlètes victorieux récoltent la reconnaissance publique par l’érection de statues pour les honorer et pour promouvoir le sport : « Dem Schwimmer Csik wird sogar ein Denkmal errichtet » (« On élève même un monument au nageur Csik »)61. En 1931, Musil décrit un projet viennois qui sanctionnerait définitivement le triomphe du sport sur l’art. Le Künstlerverein (l’association des artistes) propose d’installer sur le Prater une série de monuments représentant de célèbres athlètes. Ainsi l’art serait-il mis au service du sport et assumerait-il la tâche de consacrer la valeur de l’activité sportive en représentant artistiquement le corps des athlètes. Et Musil de conclure – avec, on pourrait dire, un mélange de protestation et de résignation :
Und wenn nun die Kunst, die uns einen Körper geben soll, nichts Schöneres und Tieferes findet als die Körper von athletischen Spezialisten oder überhaupt die von Athleten, so ist das zweifellos ein großer Triumph des Sports über den Geist.
Si l’art devant nous donner un corps ne trouve rien de plus beau ou de plus profond que les corps de spécialistes athlétiques ou, plus généralement, d’athlètes, cela représente sans aucun doute un grand triomphe du sport sur l’esprit62.
56À aucun de ces différents niveaux de comparaison et de rivalité – économique, politique, symbolique – entre sport et art, et plus exactement entre les figures publiques de l’athlète et de l’artiste, ce dernier n’a le dessus. D’une manière générale, aux yeux de Musil, le sport avance et l’art recule, en tant que pratiques culturelles. Il est évident que ce constat le concerne personnellement en tant qu’écrivain ; voilà pourquoi le ton de ses remarques est parfois amer, ou du moins désillusionné. Mais cela ne lui fait pas perdre de vue l’analyse systémique. Dans un mode plus objectif, il reconnaît en fait que les changements observés entre sport et art pourraient faire partie d’une transformation plus générale de tout le système culturel. L’entrée suivante peut donner une idée de la façon dont ce processus de restructuration pourrait être abordé et compris :
Bezeichnend : es gibt heute aufs weiteste eine geradezu geniale Artistik in allen Lebensgebieten, in Sport, Tanz, Akrobatik, Abenteuern aller Art […] und es gibt sehr wenig geniale Kunst.
Significatif : on trouve aujourd’hui un peu partout des exemples d’une virtuosité artistique vraiment géniale dans tous les domaines de la vie, sport, danse, acrobatie, aventures en tous genres […] ; et il y a très peu d’art génial63.
57À travers toute notre analyse du traitement du sport par Musil, il a été difficile de trouver l’établissement par lui d’un ordre simple et exclusivement hiérarchique qui situerait l’art comme clairement supérieur au sport. Il considère les deux domaines comme des systèmes en interaction, répondant, chacun à sa manière, à une pulsion ludique fondamentale de l’espèce humaine. Cette interaction peut changer à travers les époques, le début du xxe siècle représentant à ce sujet une période particulièrement dynamique et mouvementée. Dans le passage cité, Musil élargit sa perspective en intégrant, dans les systèmes considérés par lui, davantage d’activités qui appartiennent à une culture du corps plus générale : sport, danse, acrobatie, aventures. Et il propose le concept englobant d’« Artistik » pour nommer la totalité du domaine d’activités corporelles qu’elles constituent. « Artistik » est à la fois plus et moins qu’« art » : ce terme désigne un champ comprenant tous les savoir-faire impliquant une dimension technique qui sont exécutés avec habileté, tandis qu’« art » désigne un système plus restreint où l’exécution artistique d’une création exige une dimension esthétique. À nouveau, Musil observe – est-ce avec regret ? – la migration du génie de son domaine propre, qui était celui de l’art, vers le domaine plus vaste et plus général du faire artistique.
58L’attitude de Musil à l’égard des changements qu’il observe et analyse avec beaucoup de perspicacité n’est pas toujours claire : souvent, il ironise et critique ce qu’il décrit, mais le regrette-t-il aussi ? Écrit-il contre ses propres penchants envers ce qui est en train de quitter la scène historique, comme il le dit d’Ulrich dans le passage de L’homme sans qualité analysé au début de ce chapitre ? Ce qui est clair, pourtant, c’est qu’il opère une ouverture du champ observé en y incluant des pratiques culturelles populaires. Il crée ainsi la possibilité d’examiner différentes pratiques culturelles sans les préjugés traditionnels de leur mise en ordre hiérarchique. Son traitement du sport et de l’art, en quelque sorte sur un pied d’égalité, mais toujours en interaction, crée un défi intellectuel que seule l’attaque postmoderne contre la barrière entre le populaire et l’élitaire dans la culture, de même que l’intégration d’objets hétéroclites dans les études culturelles ont fini par accepter et instaurer sur une base plus large.
59Cette exploration thématique des questions ayant trait à la culture du corps et à l’émergence d’une ère du sport nous a permis de découvrir deux choses : d’abord, que la thématique traitée nous conduit au cœur même d’une des problématiques centrales chez Musil – qui est celle du sujet et de ses configurations historiquement changeantes – et que de ce lieu central, son traitement par l’auteur irradie dans une multitude de domaines et de pratiques, dont Musil retrace le réseau de manière systémique. Ensuite, que cette thématique s’avère d’une omniprésence remarquable dans toute l’œuvre de Musil. Nous en avons en fait trouvé des manifestations et des résurgences dans différents types d’écrits, des articles journalistiques aux essais, en passant par les journaux, et surtout également dans le grand roman.
60Il est vrai que cette vaste thématique se fragmente en divers thèmes plus sectoriels, tels que l’action héroïque, le sujet génial, le corps de l’athlète, l’expérience subjective de la pratique du sport, la mesure des performances humaines et animales, le changement de valeurs, la professionnalisation et la spectacularisation du sport, et d’autres. Mais, plutôt que de sectorialiser leur présentation, Musil les explore par différents types de savoirs et de discours, en faisant apparaître de la sorte la connectivité de ce qui affleure dans le journalisme, dans l’art, en religion, en science, et plus généralement dans les discours sur la société et sur l’histoire. Nous touchons ici à ce qui va constituer l’axe principal de notre exploration de l’œuvre de Musil : l’interdiscursivité. Notre regard va maintenant plus particulièrement se porter sur son fonctionnement dans le texte romanesque de L’homme sans qualités.
Notes de bas de page
1 MoE I, p. 12-13 ; HsQ I, §2, p. 35-36.
2 Bien que devenue monnaie courante, cette formule est toutefois problématique, car il ne s’agit pas, en vérité, de la crise du sujet tout court, mais de la crise d’une configuration historiquement spécifique du sujet. Il s’agit donc plutôt de la crise d’un certain type de sujet.
3 Dans son article « Sport und subjektive Lebenserfahrung bei Musil » publié dans Uwe Baur et Elisabeth Castex (dir.), Robert Musil. Untersuchungen, Königstein, Athenäum Verlag, 1980, Uwe Baur parle également de « Musils Sportkritik ». Mais il attribue à cette critique une dimension davantage sociologique et idéologique (p. 109), après avoir donné un sens psychologique à la culture du corps que pratiquait Musil lui-même (« mit jener neurotisch bedingten Disposition Musils », p. 105).
4 Ces essais se trouvent réunis dans le septième volume de Gesammelte Werke de 1978 (référence abrégée : GW 7) : « Als Papa Tennis lernte » (p. 685-691, « Quand papa a appris à jouer au tennis »), « Kunst und Moral des Crawlens » (p. 694-698, « L’art et la morale du crawl »), « Durch die Brille des Sports » (p. 792-795, « À travers les lunettes du sport »), « Randglossen zu Tennisplätzen » (p. 795-797, « Gloses marginales sur les courts de tennis »), et « Der Praterpreis » (p. 798-799, « Le prix du Prater »).
5 Et ce, jusqu’à la fin de sa vie. Sa mort, en 1942, aurait même été provoquée par des exercices physiques auxquels il s’adonnait, même s’ils étaient médicalement contre-indiqués.
6 GW VII, p. 688-689.
7 GW VII, p. 799.
8 Pour toutes les citations tirées du vol. 7 de Gesammelte Werke, je propose mes propres traductions, tout en remerciant Philippe Despoix de les avoir améliorées par sa relecture.
9 Harold J. VanderZwaag, Toward a Philosophy of Sport, Reading (Mass.), Addison-Wesley Publishing Company, 1972, p. 15-30.
10 Selon le livre de Guy Debord, La société du spectacle, Paris, Gallimard, 1992.
11 Le premier à mentionner ce sujet est certainement Bertolt Brecht. Cependant, je n’ai trouvé que très peu de références au sport chez Walter Benjamin ou Karl Kraus.
12 GW VII, p. 691 ; notre traduction.
13 Même si la première moitié du xxe siècle connaît déjà la transmission des événements sportifs par radio, Musil ne mentionne guère ce média. Il est bien plus intéressé par la couverture qu’offre la presse écrite de ces événements et du sport en général. Il doit avoir lu régulièrement les pages consacrées aux sports dans divers quotidiens, à en juger par les nombreux commentaires qu’il fait de ce qu’il appelle le Sportjournalismus dans ses journaux. Souvent, il copie de longs passages des pages sur le sport, en particulier pendant les Jeux olympiques de 1936 à Berlin. Cf. Tagebücher I, p. 865-866 ; Journaux II, p. 387-388.
14 GW VII, p. 688 ; notre traduction. Cf. aussi Tagebücher I, p. 139, où il parle d’une « Kultur des Körperlichen » (« une culture du corps ») ; Journaux I, p. 184.
15 GW VII, p. 690.
16 GW VII, p. 689.
17 Robert Hessen, Der Sport, Francfort-sur-le-Main, Rütten und Loening, 1908, p. 47. Hessen a recours à deux types d’arguments pour soutenir sa cause : d’une part, il renvoie au modèle grec ancien ; d’autre part, il plaide pour un mode de vie plus hygiénique : « unsere Lebensgewohnheiten hygienischer gestalten » (p. 65 : « introduire plus d’hygiène dans notre mode de vie »).
18 Voir, par exemple, l’intéressant texte de Carlo Felice Zanelli, I valori spirituali dello sci, Cortina d’Ampezzo, Associazione Sciatori Cortina, 1938. Pour promouvoir ce sport, l’auteur de ce texte mobilise toutes sortes de discours (médecine, aventure, santé publique, psychologie, etc.), et ce, dans l’intention d’attribuer à ce sport un rôle important dans le triomphe du régime fasciste italien.
19 Il ne faut pas oublier que la télévision, avec ses gros plans, n’existait pas encore et que les foules attirées par un combat de championnat pouvaient à peine voir les deux boxeurs à distance. Selon Hans Ulrich Gumbrecht, dans son livre sur l’année 1926 (In 1926. Living at the Edge of Time. Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1997), le combat pour le championnat des poids lourds entre Jack Dempsey et Gene Tunney le 23 septembre 1926 attira une foule d’environ 150 000 personnes, en plus d’un public radiophonique estimé à 15 millions d’auditeurs (p. 47-48).
20 GW VII, p. 687 ; notre traduction.
21 GW VII, p. 686 ; notre traduction.
22 GW VII, p. 795-796 ; notre traduction.
23 Peintre allemand, Hermann Max Pechstein (1881-1955) a appartenu au groupe Die Brücke.
24 GW VII, p. 796 ; notre traduction.
25 C’est exactement ce que Harold J. VanderZwaag propose en conclusion de son livre Toward a Philosophy of Sport (op. cit.) : le développement d’une nouvelle discipline scientifique appelée sport studies.
26 Dans ce contexte, il faut mentionner que la réactivation des Jeux olympiques remonte à l’année 1896, quand Musil avait 16 ans.
27 Entre autres, le mouvement fasciste italien des années 1920 et 1930 s’est massivement inspiré des Romains comme modèle culturel. Cela s’applique à la culture du corps et s’exprime dans une iconographie qui met en valeur la beauté du corps athlétique.
28 À titre d’exemple, voir Carl Diem, Die Anlage von Spiel- und Sportplätzen, Berlin, Weidmannsche Buchandlung, 1926.
29 GW VII, p. 691.
30 GW VII, p. 690.
31 GW VII, p. 690.
32 GW VII, p. 690 ; notre traduction.
33 GW VII, p. 800 ; notre traduction. Ironiquement, ces exemples de la production de normes corporelles dans le sport figurent dans un texte qui porte le titre Normung des Geistes.
34 GW VII, p. 794 ; notre traduction.
35 GW VII, p. 690-691 ; notre traduction.
36 Cf. Arthur O. Lovejoy, The Great Chain of Being : A Study of the History of an Idea, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1936.
37 Tagebücher I, p. 553 ; Journaux II, p. 38.
38 Tagebücher I, p. 435 ; Journaux I, p. 530.
39 Tagebücher I, p. 554-568.
40 Tagebücher I, p. 555 ; Journaux II, p. 40.
41 Je laisse également ouverte la question de savoir si cette satire comporte un idéal ou une utopie de la bonne pratique sportive affirmée par Musil et qui, selon Uwe Baur, consisterait en une « Durchgeistigung der Sinnlichkeit » (op. cit., p. 109).
42 « Heil », avec toute sa polysémie miroitante couvrant un champ sémantique qui va du corporel jusqu’au religieux, en passant par le moral, peut se traduire par « salutaire », « en bonne santé », « intact », « indemne » ou encore « moralement intègre ». Il est à noter que « heil » partage son radical sémantique avec « heilig » (« saint »).
43 Voir Sportberichte, GW VII, p. 798-799. Il y est dit : « Ich lese heute alle Sportberichte, deren ich habhaft werden kann. Man lernt sehr viel dabei. » Cf. GW VII, p. 798 (« Je lis aujourd’hui tous les comptes rendus sportifs sur lesquels je peux mettre la main. On y apprend énormément »).
44 Jaccottet traduit « wie eine vorverwehte Sommerreife » par « comme un coup de vent flétrissant un été trop précoce » ; je trouverais plus logique, dans ce contexte, d’adopter la traduction suivante : « comme une maturité estivale amenée par un coup de vent précoce. »
45 MoE I, p. 44-45 ; HsQ I, §13, p. 76-78.
46 On trouve une inversion du même genre déjà dans le texte de Kleist, Über das Marionettentheater (1810), où nous assistons à la supériorité en escrime d’un ours sur l’homme. Mais chez Kleist, la logique sous-jacente est bien différente, puisque la supériorité de l’animal réside dans son incapacité de s’engager dans le jeu des feintes humaines.
47 MoE I, p. 47 ; HsQ I, §13, p. 80.
48 Sigmund Freud, 31. Vorlesung « Die Zerlegung der psychischen Persönlichkeit », Studienausgabe, vol. 1, Francfort-sur-le-Main, S. Fischer Verlag, 1969, p. 516.
49 GW VII, p. 793 ; notre traduction.
50 GW VII, p. 690 ; notre traduction.
51 GW VII, p. 793 ; notre traduction.
52 GW VII, p. 793 ; notre traduction.
53 GW VII, p. 698 ; notre traduction.
54 Tagebücher I, p. 815 ; Journaux II, p. 333. Il se peut que cette affirmation s’inspire des Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme (1795) de Friedrich Schiller, qui accorde une place centrale au « Spieltrieb » dans la définition de l’art (en particulier dans les lettres 14 et 15). La notion de jeu se retrouve également au cœur de la détermination ontologique de l’œuvre d’art chez Hans Georg Gadamer (Wahrheit und Methode, 1re partie).
55 Dans beaucoup de langues, l’élément « jeu » entre massivement dans le vocabulaire du sport, qu’on parle, en allemand par exemple, d’un « Tennisspieler », d’un « Fußballspiel », de « Handball spielen » ou encore des « Olympische Spiele ». Le concept de jeu, ou encore la ludicité du sport, ne saurait donc être contourné dans toute réflexion sérieuse sur l’activité sportive, avec, en anglais, l’obligation de faire un choix, dans le champ sémantique du « jeu », entre l’usage lexématique de « play » et de « game ».
56 Tagebücher I, p. 683 ; Journaux II, p. 186.
57 Tagebücher I, p. 555 ; Journaux II, p. 39.
58 Journaux II, p. 39-40 ; Tagebücher I, p. 555.
59 Tagebücher I, p. 868 ; Journaux II, p. 390.
60 Tagebücher I, p. 865-866 ; Journaux II, p. 387-388.
61 Tagebücher I, p. 868 ; Journaux II, p. 390.
62 GW VII, p. 690 ; notre traduction.
63 Tagebücher I, p. 742 ; Journaux II, p. 251.
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