Chapitre 2. Un auteur autrichien à Paris : 1935 et 1981
p. 19-36
Texte intégral
1Commençons par un retour en arrière dans l’histoire de la réception de Musil, et plus particulièrement de sa réception en France et dans la francophonie. En contrastant deux moments historiquement distants – 1935 et 1981 –, il est possible de mettre en relief la différence entre deux moments historiques, d’une part, et de faire apparaître la profonde évolution de cette réception à travers le temps, d’autre part.
2Pourquoi 1935 et 1981 ? En 1935, Musil figure parmi les invités du Congrès international des écrivains pour la défense de la culture, où il prononça une conférence. En 1981 paraît la traduction en français par Philippe Jaccottet de ses Journaux. En 1935, Musil est physiquement présent à Paris, à la Maison de la Mutualité, et participe à un événement de portée internationale qui s’inscrit dans le militantisme antifasciste de l’heure des intellectuels et artistes de gauche. En 1981, dans un contexte idéologiquement moins chargé, il se situe au centre d’un événement littéraire dont son œuvre est le protagoniste. Dans le cadre d’un intérêt international pour le paradigme « Vienne au tournant du siècle », Musil réussit à sortir du statut du Geheimtip pour se glisser avantageusement à l’avant-scène de la critique littéraire parisienne.
3Le discours de Musil1 est accueilli avec méfiance, voire hostilité, en 1935 et son œuvre avec enthousiasme en 1981. Comment expliquer ce renversement de l’accueil fait à un auteur non francophone à Paris ?
1935
4Reportons-nous à l’année 1935, lorsque Musil est invité à parler devant le Congrès international des écrivains pour la défense de la culture. L’impératif de défendre la culture en 1935 s’inscrit dans un contexte historique très dramatique et, pour les organisateurs du congrès2, dans le choix entre esclavage fasciste et libération communiste. Même si Musil a déjà senti la menace du régime fasciste – c’est sous cette menace qu’il est retourné avec sa femme de Berlin à Vienne en 1933 –, il rejette le carcan manichéen de ce schéma implicite et parle, en termes plus généraux, mais non sans se référer à la situation actuelle, de relations d’interaction entre l’individu et le collectif, le national et l’international et, bien sûr, la culture et la politique – relations qui déterminent et structurent la production culturelle, et donc aussi son propre travail d’écrivain. Il essaie de gagner une certaine distance et une certaine hauteur dans son propos par rapport à la situation immédiate. Son traitement nuancé est toutefois inscrit dans le cadre de ce qui, depuis l’expérience de la Première Guerre mondiale, est devenu de plus en plus clairement une de ses hypothèses historiques : un changement radical est en train de s’opérer en Europe dans la configuration du sujet. Des ruines de « l’homme libéral » émerge un « homme collectiviste ». Voici la formulation qu’il a insérée à ce sujet dans la version dactylographiée corrigée de son discours de Paris :
Die Geschichte unseres Zeitalters entwickelt sich in der Richtung eines verschärften Kollektivismus. Ich brauche nicht zu sagen, wie sehr sich dieser Kollektivismus in seinen Formen unterscheidet und wie verschieden3 sein Zukunftswert wahrscheinlich zu beurteilen ist.
L’histoire de notre époque va dans le sens d’un collectivisme croissant. Je n’ai pas besoin de préciser combien les formes prises par ce collectivisme diffèrent et combien doivent sans doute différer les jugements sur leur valeur d’avenir4.
5À peine une allusion à son hypothèse ! Six mois plus tôt, dans une conférence donnée à Vienne sous le titre « L’écrivain dans notre temps », il l’a élaborée davantage :
Und diese Entwicklung seit dem Kriege, die sowohl eine neue Zusammen-gehörigkeit in sich schließt als auch die Zweifel an der vergangenen, möchte ich die kollektivistische nennen, um das, was den„ freien Geist“am meisten angeht, an ihr hervorzuheben. Mussolini soll dieses Wort als erster, und zwar vom Totalen Staat gebraucht haben. Aber der Kollektivismus ist nicht nur als staatlicher Anspruch aufgetreten, sondern auch als nationaler und als Klassenanspruch und hat je nach den historischen Umständen in Italien, Russland, Deutschland verschiedene Formen angenommen, ja sogar solche, die im schärfsten Gegensatz zueinander stehen. Gemeinsam ist ihnen allen aber das Übergewicht kollektiver, gesamtheitlicher Interessen gegenüber den individuellen, und ihre mehr oder weniger rücksichtslose Geltendmachung in unserem Zeitalter.
Or, cette évolution de l’après-guerre, qui comporte aussi bien une cohésion nouvelle qu’une vive méfiance à l’égard de l’ancienne, je l’appellerai volontiers « collectiviste », pour souligner en elle l’aspect qui concerne le plus directement les « esprits libres ». C’est Mussolini qui aurait employé le premier ce terme, à propos de l’État total. Or, le collectivisme n’est pas apparu seulement sous forme d’exigence politique, mais aussi comme une exigence nationale et une exigence de classe ; selon les circonstances historiques, il a pris en Italie, en Russie, en Allemagne, des formes différentes, et même quelquefois violemment antithétiques. Mais toutes ont en commun la prépondérance des intérêts collectifs sur l’intérêt individuel, et leur mise en valeur plus ou moins brutale dans notre temps5.
6Dans l’exploration de ce qu’il voit émerger comme une nouvelle configuration du sujet, Musil n’hésite pas à identifier ce qu’il appelle le mouvement prolétaire ou bolcheviste de même que le mouvement fasciste comme deux formes différentes d’un même développement historique majeur : l’émergence, après l’idéologie libérale qui est en train d’agoniser, d’un homme grégaire et d’une organisation sociopolitique collectiviste. Dans son roman L’homme sans qualités, ce changement historique est figuré dans le face-à-face de la « morale du génie », en crise, et de la « loi des grands nombres », nouveau paradigme de la pratique sociale et de la pensée du social.
7Bien sûr, il y a autre chose dans son discours de Paris. D’une manière générale, Musil y défend la liberté de la culture contre sa prise en charge et son instrumentalisation par la politique. Mais laisser entendre qu’on pourrait mettre dans le même paradigme émergent du collectivisme le bolchevisme russe et le national-socialisme allemand était totalement inadmissible dans le contexte du congrès de Paris en 1935, où il y allait de la défense de la culture contre le fascisme. Ceci explique la réception très négative de son discours.
8Évidemment, dans ce contexte, ne pas prendre position pour le marxisme et contre le fascisme, mais, au contraire, les mettre sur un pied d’égalité comme relevant d’un même type d’organisation sociale, comme contribuant indifféremment à enterrer l’époque du moi libéral, et surtout comme s’appuyant sur un même type d’exercice de pouvoir, c’était se créer des adversaires dans le public parisien. Selon le texte « Erinnerungen an Musil » d’Édouard Roditi, il aurait même été sifflé6. Musil savait que son refus de la partialité ainsi que son opposition aux pensées en raccourci et aux solutions préconstruites allaient rencontrer l’hostilité d’un public acquis à une cause.
9Le bilan de son intervention parisienne porte les traces d’une certaine amertume mêlée à la déception. Dans sa réaction à un compte rendu signé par Egon Erwin Kisch et Bodo Uhse – réaction qu’il a élaborée en détail7 mais qu’il n’a jamais publiée – il réfléchit à son propre échec. Il se sent mal compris et parle de malentendus à répétition, tout en essayant de se justifier. Dans une réflexion lucide, il déclare que « le sentiment dominant parmi la majorité des participants du congrès » ne pouvait logiquement pas accepter le droit dont il se prévalait : le droit de « poser des questions théoriques, au lieu d’emboîter le pas8 ». Il admet que ses propos ont peut-être manqué de force de persuasion, mais il reste convaincu que sa position était la bonne.
10De 1935 à 1981, cette position n’a guère changé, mais nous la connaissons mieux désormais. Le « message » de Musil est resté le même et, à la lumière des événements historiques, a acquis une certaine valeur prophétique : en pleine crise historique, la tâche de l’artiste et de l’intellectuel est moins d’adhérer à un mouvement avec une partisanerie qui comporte toujours une part de cécité (par exemple, celle qui a frappé bien des intellectuels occidentaux à l’égard du stalinisme), mais de faire l’analyse critique de tous les mouvements. Poussée assez loin, cette analyse risque de produire une certaine indifférenciation entre les divers choix et tendances. À droite comme à gauche, Musil voit l’homme moderne engagé, embrigadé dans des projets collectifs dont les fonctionnements quant à la relation entre individu et collectivité, quant à la latence de la violence, quant à l’exercice du pouvoir, se ressemblent et se valent, quelles que soient leurs divergences idéologiques. Au lieu de participer activement à la réalisation d’un de ces systèmes, il se tient à l’écart en position critique, observant l’homme moderne en crise et interrogeant toutes les poses et habitudes qui tendent à s’automatiser. Dans ce sens, le discours littéraire lui paraît le plus apte à devenir le lieu et l’instrument d’une telle intervention critique. Dans cette mise en suspens des engagements pour s’accorder la liberté d’un travail critique radical et permanent, Musil et son personnage Ulrich se ressemblent : Musil poursuit ce travail jusqu’à sa mort dans son roman, et Ulrich ne met jamais de terme au « congé de la vie active », figure fictionnelle de la mise en suspens, qui devait être limité à un an.
1981
11Ce qui a changé de 1935 à 1981, en revanche, c’est la manière dont ce « message » et cette posture de Musil ont été perçus et reçus. Pour le formuler dans les termes de l’École de Constance, qui a développé une théorie de la réception littéraire, c’est l’horizon d’attente qui s’est déplacé. Si Paris et par extension le monde francophone réservaient, en 1981, un accueil favorable aux écrits de Musil, c’est qu’une conjoncture culturelle et intellectuelle y a créé la possibilité d’une réception plus que positive. Il est vrai que la cote de Musil était alors à la hausse un peu partout, mais c’est à Paris qu’on a profité du centenaire de la naissance de l’auteur en 1980 pour, en 1981, monter en événement littéraire la publication de la traduction des Journaux.
12La formulation « on a monté un événement littéraire » indique que le phénomène culturel en question, d’une part, ne se présente pas de manière spontanée et, d’autre part, que ses acteurs déterminants font partie du domaine du « on » : c’est-à-dire que, même s’ils sont individuellement identifiés, ils participent d’un phénomène qui relève du transindividuel, dépassant en cela la conscience et la volonté des opérateurs particuliers.
13Comment analyser un tel événement ?
14Même si la réception de Musil à Paris n’atteint un premier paroxysme qu’en 1981, au point de devenir un événement littéraire d’après les dires de quelques critiques participants eux-mêmes de cet événement, bien des signes avant-coureurs l’ont annoncé. À quelques titres près, la critique française sur les écrits de Musil ne commence que dans les années 1950. Elle demeure pendant quelque temps l’affaire de rares initiés, parmi lesquels on trouve Maurice Blanchot. Allant à contre-courant d’un certain refus de recevoir alors la culture germanophone, il devient un pionnier de la réception française de l’œuvre de Musil, mais aussi de celle d’autres auteurs de langue allemande. De son côté, et dès les années 1940, le Suisse Philippe Jaccottet a commencé à traduire les textes de Musil. En 1957- 1958 paraît son excellente traduction de L’homme sans qualités, qui fait de lui, en quelque sorte, le traducteur attitré de Musil en France et l’engage dans une activité qui trouve son couronnement, en 1981, dans la publication des Journaux. Comme l’éditeur Adolf Frisé en Allemagne, le traducteur Philippe Jaccottet est alors devenu le « Monsieur Musil » de la France.
15Il va sans dire que ces traductions sont la base et la condition pour une réception française plus active. En 1975, et réédité quelques années plus tard, le numéro de Critique intitulé « Vienne, début d’un siècle » – faisant écho au livre Fin-de-siècle Vienna de Carl Schorske – présenta, en plus de deux études consacrées à Musil, un examen de la vie culturelle viennoise de l’époque. La Vienne des années 1900, ou Wittgenstein̓s Vienna, pour citer encore un titre connu, était devenue un peu le microcosme de toute une modernité littéraire et intellectuelle en émergence. En 1978, on dédia à Musil et à ses écrits un numéro spécial de la revue L’Arc, ce qui équivaut à un rite de consécration sur une certaine scène parisienne. Ayant ainsi acquis, en quelque sorte, ses lettres de crédit dans la république des lettres françaises, Musil avait donc déjà gagné une certaine notoriété au-delà d’un public d’initiés, quand, en 1980, le centenaire de sa naissance servit de tremplin pour l’exploitation de sa modernité. Cependant, ce n’est qu’en 1981 que déferla sur Paris la grande vague musilienne, apportant avec elle, outre une exposition au Centre Georges Pompidou et le lancement des Journaux en français, plusieurs rééditions ; l’année se termina, par ailleurs, avec la parution d’un numéro spécial des Cahiers de l’Herne consacré à Robert Musil9.
16L’événement littéraire que constitue ce retour triomphal de Musil à Paris étant ainsi historiquement circonscrit, il reste à essayer d’en faire la radiographie. Notre analyse se concentrera sur le face-à-face – tantôt complémentaire, tantôt conflictuel – entre la critique journalistique et la critique académique. Ces deux critiques – bien que soumises à des règles de jeu différentes, si on les considère, avec Wittgenstein, comme des jeux de langage, et bien qu’elles occupent différents lieux et différentes fonctions dans l’ordre du discours ainsi que dans l’institution littéraire – contribuent à parts égales à cet événement littéraire et à la détermination de ce qu’on appelait autrefois le goût. Le critique académique et le journaliste ont chacun des contraintes à respecter : leurs discours s’inscrivent dans des circuits communicatifs différents, avec d’autres commettants, un autre public ; ils suivent différents échéanciers institutionnels (les années jubilatoires, la rentrée, le calendrier des colloques et des congrès, etc.) et n’ont pas recours aux mêmes registres de langage.
17Cette diversification des fonctions et des moyens déployés pour les remplir ne doit cependant pas être réduite à une différence de qualité. Si différence il y a, il ne faut pas non plus penser la critique académique et la critique journalistique comme deux systèmes totalement séparés, en quelque sorte hermétiques l’un à l’autre. On constate, au contraire, une subtile interpénétration, une circulation d’idées, de clichés, d’approches, d’intérêts d’un réseau à l’autre, sans qu’il soit d’emblée facile d’établir dans lequel des deux cette mobilité prend son origine.
18En l’espace de deux ans, les écrits de Musil ont donc réussi à s’imposer à ces réseaux et à devenir un lieu de convergence et des objets de connivence pour les deux systèmes critiques. L’unanimité s’est faite sur l’importance capitale de ces écrits. Après des décennies de quasi-silence, découvrir Musil, le lancer massivement sur le marché et en faire la figure de proue d’une certaine modernité se sont avérés des opérations concomitantes. Cette montée en flèche d’un « nouvel » auteur n’est pas sans rappeler les phénomènes de la mode, intellectuelle ou autre. Rares sont les critiques qui, comme ici Jean-François Peyret, tout en participant à la construction de cet événement littéraire, sont prêts à objectiver avec un brin d’ironie la spécificité de la réception française de Musil :
[…] il nous paraît aller de soi que nous pouvons nous approprier son projet littéraire. En témoigne notre hâte (en France, celle des retardataires, il est vrai) à hisser Musil sur le podium de la Modernité, à côté de Proust et Joyce, médaille de bronze sans doute10.
19Quelles sont les modalités de ce processus d’appropriation ? Il y a d’abord le geste classificateur : il faut donner à cet auteur encore peu connu et étranger qu’est Musil une identité en lui attribuant une case dans l’histoire littéraire, en lui apposant une étiquette. Constituer le triumvirat Proust-Joyce-Musil – auquel viennent parfois se joindre Kafka et Thomas Mann – répond à ce besoin de familiarité. Il existe un autre cliché de la réception musilienne, qui prend peut-être son origine dans l’éloge funèbre de Hermann Broch : il s’agit d’identifier Musil à un « témoin tragique de l’effondrement d’un empire », à un « chantre et témoin d’un monde qui s’écroule », et son œuvre au « tableau d’un monde crépusculaire »11. Si de telles formulations tendent à consacrer le grand écrivain en lui attribuant un rôle public dans l’histoire européenne récente, d’autres modalités d’appropriation visent davantage la construction d’une identité privée.
20Ainsi, à travers les textes critiques sur Musil en langue française, assiste-t-on à la fabrication – en filigrane et aussi très explicitement – d’une légende du grand écrivain. Cette hagiographie d’un des saints de l’écriture moderne confère à « l’énigme Musil » une « maladive incertitude ». Elle parle de « la puissance du génie », mais d’un « génie encombré de scrupules ». Son « extraordinaire intelligence » fait de lui un « scientifique de la pensée » qui « se refus[e] à toutes les formes de la facilité » et résiste de la sorte aux « paranoïas collectives » de son temps. Cette « honnêteté de l’homme » le condamne cependant à « aller à contre-courant » et à devenir « le grand connaissant méconnu » de l’époque.
21À ce portrait légendaire du héros intellectuel et solitaire, et quelque peu prophète, s’ajoutent, peu à peu, des échos du mythe du poète maudit. Sa grande aventure de la pensée et de l’écriture (« il lui était essentiel de se consacrer uniquement à l’écriture ») a comme corollaire misère et souffrance existentielles : « jusqu’à la fin de sa vie, il reste à peu près seul et proche de la misère », ou bien : « sa vie se terminera en Suisse dans l’exil et la misère ». Même si ces citations tirées de la critique journalistique ne sont réunies qu’après coup et même si le collage est de seconde main, on voit bien que tous les matériaux du mythe romantique du créateur malheureux et solitaire, mais puissant et profond en raison justement de cette souffrance, s’y trouvent réunis. Pour compléter l’image du poète maudit, il manque encore l’aventure tragique, la tératologie titanesque et les gestes scandaleux. Les voici : « Musil est un dément, il va chercher au-delà de ses forces. Celui qui est mort de littérature, c’est Musil ». Il a un « visage de chat oriental pensif et sagace », il est « insaisissable » et fait figure de « monstre à apprivoiser » ; « il y a déjà dans un tel destin de quoi fasciner »12.
22Il est vrai que la malédiction fascinante de Musil relève moins du biographique proprement dit, comme cela se doit pour un certain profil de poète maudit, mais elle n’en est pas moins attestée et se concentre alors davantage sur son aventure pénible de l’écriture. À cette aventure fait écho celle de la lecture. Elle se trouve en quelque sorte authentifiée par les labeurs de la lecture, dont maints lecteurs en 1981 se sentent appelés à témoigner. La lecture de L’homme sans qualités est présentée sous le signe de l’impossible, devient un travail de Sisyphe, s’avère inachevable. Voici un témoignage :
Je veux dire que ce livre est une des plus grandes lectures que j’aie jamais faites et que c’est un livre éminemment obscur, illisible et irrésistible, que la lecture est une mystérieuse corvée, presque insurmontable pour la plus grande part des lecteurs.
23J’ai déjà fait état ici de ma propre expérience de lecteur de Musil. La critique va plus loin encore dans la qualification de cette lecture. Il y est question d’une véritable lecture-épreuve, qui prend une tournure initiatique. De là, il n’y a qu’un pas à la lecture-suicide : « L’homme sans qualités invite à une lecture qui est plutôt un suicide, une lecture-suicide. » La difficulté de la lecture du roman n’est pas toujours dramatisée à ce point, mais elle semble vite recevoir sa place sous l’entrée « Musil » dans le dictionnaire littéraire des idées reçues. Elle semble être le prix à payer pour qui veut accéder au cœur de la Modernité. Et elle a un effet sélectif, car « la plupart des lecteurs de L’homme sans qualités n’ont pas le goût du suicide, sentent que ça tourne mal en général vers la cent cinquantième page et reviennent sans bruit au port ». Ceci explique peut-être pourquoi le premier volume du roman en français est demeuré introuvable en librairie durant de longs mois. Par ailleurs, cela fait apparaître un autre aspect dans la structuration de l’événement littéraire ; d’une part, il y a les élus qui sont peu nombreux : « je connais trois, quatre personnes qui sont parvenues à investir les deux mille pages de L’homme sans qualités », d’où l’idée du Geheimtip de Gumbrecht. Ayant accompli le travail initiatique de la lecture difficile, ils sont appelés au sacerdoce de la modernité littéraire. D’autre part, il y a les autres, « la plupart des lecteurs », les fidèles qui, même s’ils reculent devant les difficultés, auront au moins contribué à augmenter les chiffres de vente et auront la satisfaction d’« en être ».
24Cette esquisse rapide de quelques aspects de la stratégie d’appropriation dont fait usage l’institution littéraire, et plus particulièrement la critique journalistique, en face de la différence et de la nouveauté, donne à penser. D’un même geste, on introduit la nouveauté, on la célèbre même, et on l’efface en faisant appel à un vaste arsenal de clichés déposés dans le discours critique. Il s’agit de la manière devenue traditionnelle depuis l’époque romantique de célébrer le potentiel innovateur du « grand génie créateur », tout en l’authentifiant par sa misère existentielle, en construisant une légende coulée dans le moule discursif de l’homme-et-l’œuvre. Or, peu de critiques ont vraiment reconnu et relevé le défi lancé par Musil. C’est que sa nouveauté comporte à son tour une puissante critique susceptible de « dissoudre » (« auflösen », une des métaphores préférées de Musil) les habitudes et les clichés de leur discours, de déjouer d’avance toute stratégie d’appropriation. L’embarras créé par cet effet « dissolvant » n’a guère été ressenti par la critique, malgré son insistance sur la modernité de Musil. La critique semble donc suivre davantage son intérêt consistant à reproduire ses propres assises institutionnelles plutôt que celui de déterminer la spécificité de son objet. Il y a pourtant une voix dissidente :
De là notre embarras : nous ne savons quoi en [du roman de Musil] faire. De plus, tout commentaire académique prétendant disposer du sens de l’œuvre ou produire des vérités ou un savoir sur Musil est par avance disqualifié.
25À en juger d’après le peu de retentissement qu’a connu cet avertissement dans une réception qui fonctionne massivement par écho et par reprise, il faut le qualifier de cri dans le désert. Je propose de lui donner une certaine résonance en l’appliquant maintenant à ce qui constitue, à l’intérieur de la réception française de Musil, l’événement proprement dit, c’est-à-dire la publication de ses Journaux.
26L’accueil des Journaux, dans les revues littéraires, a reproduit un des schémas herméneutiques les plus classiques. Il s’est d’emblée inscrit dans la recherche du sens pour une œuvre aussi difficile à lire que l’est L’homme sans qualités. Pour le ramener à une formule qui pèche par une trop grande simplification : les Journaux ont été accueillis comme la clé d’une œuvre « impossible », « illisible », « insaisissable ». Enfin, on pouvait disposer du sens de l’œuvre !
27Voyons de plus près les étapes de l’accueil réservé aux Journaux. Leur publication en langue française, à la fin de 1981, intervient dans une conjoncture propice. Elle s’inscrit dans un intérêt privilégié pour le journal, pour l’ébauche, pour le commentaire ; elle profite d’un préjugé favorable chez le public averti pour le processus d’élaboration, pour le travail de l’écrivain plutôt que pour le produit fini. Qu’on pense à l’émergence et à la rapide implantation de la critique génétique en France dans les années 1970. En plus, le public est déjà sensibilisé à Musil par plusieurs indices et événements, préparant l’opération massive de sa réception. Un accueil positif leur était donc assuré, mais leur succès dépasse aussitôt les attentes. Que s’est-il passé ?
28Tout d’abord, une surprise : ce ne sont pas des confessions ; ce n’est pas non plus le récit autobiographique au jour le jour d’une vie intime d’artiste et de génie. Les Journaux de Musil ne répondent pas à une attente fondée sur la connaissance du genre « journal » ni de modèles connus : « Rien… du ton de la confidence toujours quelque peu narcissique du journal au sens où l’entendait Gide. » Donc, pas de récit intime, pas de lié narratif. Encore une fois, le lecteur est déconcerté devant un texte musilien ; ses habitudes de lecture n’ont aucune prise, car il se trouve non pas devant une œuvre, mais devant « des matériaux », de « la matière brute » :
Le désordre même de cette matière brute sédimentée par couches superposées durant près d’un demi-siècle, son extraordinaire diversité qui nous fait circuler dans un véritable grenier de la pensée humaine, ne facilite pas la lecture des Journaux.
29On dirait que le problème de la lecture difficile ou impossible n’a fait que se déplacer. Le lecteur qui cherchait dans les Journaux une clé pour aborder le roman de Musil commence à être pris de vertige. C’est que le matériau textuel de ces cahiers ne se laisse appréhender sous aucun principe d’ordre. Aussi est-il intéressant d’observer les tactiques adoptées par la critique devant la tâche difficile de décrire ce « désordre ».
30La description se fait tout d’abord sur le mode négatif qui fait état de ce que le texte n’a pas, ou n’est pas. Il est dit être « inépuisable », « inachevé », « sans transition » ; il manque d’élaboration, d’organisation. C’est un texte fragmentaire, d’une diversité de matières inorganisées où « la haute philosophie côtoie sans cesse le quotidien ». La juxtaposition d’éléments hétérogènes : voilà le principe de son désordre. Rien d’étonnant donc si, faute de mieux, les critiques ont recours presque sans exception au procédé de l’énumération pour en rendre compte. C’est un procédé mimétique consistant à représenter le « bric-à-brac » des Journaux en le reproduisant tout simplement en résumé. En voici un échantillon :
On passe là sans transition d’une note de détail sur une rencontre à une longue citation d’un ouvrage scientifique, historique ou philosophique ; des remarques sur les événements du moment, la guerre de 14, la montée du nazisme, à des pages entières de calculs mathématiques ; de listes bibliographiques des données démographiques.
31Presque chaque critique écrivant sur les Journaux a recours, à un moment donné, à ce procédé, et parfois l’énumération disparate se termine – ou plutôt s’ouvre – en points de suspension indiquant de la sorte qu’il s’agit d’une série sans fin.
32Le texte des Journaux manque donc d’unité : il n’a pas de limites claires ni de cohérence interne, et surtout, il est dépourvu de centre, c’est-à-dire qu’on ne peut le totaliser. Voilà les défauts congénitaux qui font des Journaux un texte mal formé et qui provoquent son expulsion de la catégorie « texte », et a fortiori de la catégorie « œuvre ». Ces défauts ont donné du fil à retordre aux critiques, qui se sont tous sentis appelés à soutenir et à compléter cette « œuvre quasi autonome » en y apportant de l’extérieur des béquilles conceptuelles. Nous allons nous pencher sur leurs tactiques de tuteurs dans un instant.
33Rappelons brièvement les difficultés qu’ont posées les Journaux à Adolf Frisé, l’éditeur allemand. Il s’est trouvé aux prises avec les problèmes qu’a tout éditeur devant un corpus fragmentaire et inachevé : quel ordre donner à ces fragments ? Où tracer les marges du recueil ? C’est surtout la seconde question qui préoccupait Frisé, comme en rendent compte les pages XIV et XV de son introduction. Il y justifie sa décision de ne rien exclure et de présenter « une édition rigoureusement intégrale » : « tout devait y trouver place »13. Si Frisé a donc eu l’ambition de recueillir tous les matériaux textuels, s’il a produit de la sorte une totalisation matérielle des Journaux, sa tentative n’en a pas moins été inspirée de sa conviction qu’une cohérence profonde, mais invisible, animait ce corpus fragmenté et attribuait à chaque élément une fonction et une place précises. C’est ainsi que, dans son esprit, la totalité des matériaux ne constituait pas seulement une somme complète, mais devait former un Tout. L’agrégat d’éléments disparates se transforme ainsi en système, l’informe prend forme, le superflu devient nécessaire. Et sur la toile de fond de cette opération apparaissent les ombres métaphysiques de l’Un et du Tout.
34La critique française, qui a un parti pris plus résolument moderniste, ne réussit pas pour autant à bannir ces ombres. Bien que de manière légèrement différente, elle procède à une même prestidigitation totalisante. On dirait qu’elle part de l’idée de Frisé, qui déclare les Journaux « œuvre quasi autonome », « œuvre parallèle à l’œuvre »14. L’idée décisive consiste toutefois à mettre les Journaux en rapport avec L’homme sans qualités. Il faut – et ce ton prescriptif n’est pas rare – lire les matériaux disparates à travers les lunettes du « projet-pour-une-œuvre ». C’est ainsi que s’opère la rédemption de leur statut précaire. C’est ainsi que les Journaux prennent sens, la subtilité de l’opération consistant à placer le lieu du sens, c’est-à-dire le centre, à l’extérieur du corpus, dans l’œuvre à venir.
35S’inspirant d’Adolf Frisé, mais développant encore cette parousie différée et excentrique du sens des Journaux, Philippe Jaccottet se fait le porte-parole de cette idée :
De cette masse véritablement encyclopédique d’informations et de réflexions, de matériaux bruts ou élaborés, on pourrait craindre qu’elle ne fût un chaos ; si l’on ne s’avisait peu à peu, comme la préface d’Adolf Frisé citée plus haut l’explique longuement, que tout cela constitue en fait un immense entrepôt en même temps qu’un chantier où chaque élément est conservé dans la perspective presque tyrannique de l’œuvre à réaliser […]. C’est dans cette perspective seulement que ces cahiers, nullement destinés à la publication, prennent leur sens ; mais ils le font, dès lors qu’on l’a compris, pleinement, au point que les Journaux doivent être considérés comme le complément indispensable de la lecture du roman15.
36D’autres critiques – ils sont moins nombreux – renoncent à imputer à Musil la nostalgie ou l’utopie d’une totalisation. Ils abandonnent le face-à-face du projet totalisant et de l’œuvre éclatée. Leur approche est plus radicale, puisque, pour adopter une de leurs formules, ils sont amenés à reconnaître en Musil un « constructeur de ruines » et à renoncer dans leur propre discours au concept d’œuvre. C’est du moins ce qu’une certaine logique leur demanderait de faire.
37Musil nous fournit lui-même l’argument en faveur de cette logique, car, pour peu qu’on veuille accorder aux déclarations d’intention, aux réflexions théoriques, bref au projet énoncé par l’auteur lui-même un certain poids, il faut sérieusement les prendre en considération. C’est le cas de certaines réflexions de Musil sur le concept d’œuvre, par exemple, ainsi que de son attitude à prendre face à l’obligation de « faire œuvre ». Dans un texte de 1918, portant sur les écrits de son ami Franz Blei, il reconnaît que cette obligation fait partie des attentes que la société fait peser sur le travail de l’écrivain. Cette attente est une réalité qu’il ne peut nier, mais il peut déjouer ce qu’elle comporte de contraignant. La contrainte consiste en l’unité et l’accomplissement postulés par l’œuvre. Or, Musil rejette unité et accomplissement tout en acceptant l’obligation de « faire œuvre », puisqu’il tient à être lu par ses contemporains. De cette situation paradoxale émane une stratégie d’écriture personnelle qui explique peut-être en partie la double réaction de la part de la critique. Elle consiste essentiellement à faire semblant de « faire œuvre », à produire un semblant d’œuvre, ein Scheinwerk16 . Cette apparence, ce sera le roman. C’est sous le couvert du genre « roman » qu’il s’adonnera à un travail d’écriture inachevable, activité infinie et sans but atteignable. Il résume cette activité de déconstruction de l’œuvre sous le terme d’essai, ou mieux encore d’essayisme. Établir une façade d’œuvre et, sous cette façade, faire sauter les principaux prédicats de l’œuvre : voilà le projet musilien, si projet il y a. Inutile de dire que, engagé dans cette stratégie d’écriture, il a mis autant de soin à construire la façade qu’à la déconstruire, et que les exigences du genre romanesque l’ont autant préoccupé que les ruses essayistes aptes à les déjouer. À la fin, si fin il y a, l’essayisme a rendu le roman impossible, c’est-à-dire inachevable.
38Cette stratégie d’écriture relève d’une espèce de gageure qui n’a pas toujours été facile à soutenir pour Musil. Dans les Journaux, on peut en retracer les hauts et les bas. Dans la plupart des entrées où l’auteur en parle, c’est pour documenter cette difficulté qui lui paraît parfois comme un labeur de Sisyphe, comme dans cette entrée du Cahier 31 qui date des années 1930 à 1936 :
Ein anderer Gedankengang : Ich mußte gestern rasch die Korrekturen von 300 Seiten überprüfen und war ganz niedergeschlagen von der Überladenheit des Romans mit Essayistischem, das zerfließt und nicht haften bleibt.
Autre processus mental : j’ai dû revoir rapidement, hier, les corrections de 300 pages, et j’ai été très abattu de trouver le roman à ce point encombré de pages d’essai qui se défont sans tenir au reste du texte17.
39C’est à la critique de trouver une ruse pour rendre compte de cette œuvre impossible. Et elle la trouve encore chez Adolf Frisé. Celui-ci offre en fait cette formule presque magique qui rend possible l’impossible : « L’acte d’écrire est plus important que l’œuvre, l’acte d’écrire est l’œuvre » (« Das Schreiben ist wichtiger als das Werk, das Schreiben ist das Werk »)18. Non seulement le concept d’œuvre est-il ainsi sauvé, bien que radicalement transformé, mais cette formule réunit enfin journal et roman sous une même perspective. Plus besoin de régler des questions de préséance ou de hiérarchie.
40Grâce à cet « eurêka » de Frisé, repris par Jaccottet à qui font écho presque tous les critiques français, le sens est enfin trouvé. La recherche du sens s’arrête, paradoxalement, sur un mouvement infini. Que le sens ne se situe plus ni dans l’œuvre en tant que produit fini ni dans le projet d’œuvre, mais dans la performance même d’une écriture infinie, c’est là l’indice d’un changement majeur dans la théorisation du fait textuel et littéraire. Il y a eu changement de paradigme, et peut-être touchons-nous enfin à l’un des traits caractéristiques de la modernité si omniprésente et pourtant si fuyante dans la réception de Musil à Paris. Peut-être réussirons-nous maintenant à mieux le cerner, sinon à le fixer, car malgré son message de mobilité absolue, cette modernité prend parfois la fixité d’un dogme.
41On s’arrête donc sur l’idée d’une œuvre qui est écriture in actu, un processus d’écriture : un work-in-progress. Et nous voici soudain en présence d’une idée qui a déjà fait son apparition sur la scène littéraire parisienne sous le titre L’absolu littéraire, en 197819. Nous voici en présence d’un phénomène intéressant de triangulation entre cette « scène », Musil et le premier romantisme allemand. Est-ce à dire que la modernité en question est déjà le fait d’une tradition littéraire allemande dont Paris, après les travaux préparatoires d’un Albert Béguin, d’un Maurice Blanchot et d’un Roger Ayrault, est enfin en train de prendre connaissance ? Ou est-ce que, sous l’effet de la réception française, des auteurs et textes aussi différents que ceux du groupe d’Iéna et de Musil relèveraient du même paradigme littéraire ? Ou serait-ce plutôt le fait d’une modernité, telle qu’élaborée à Paris, en 1981, qui a besoin de s’appuyer et de faire ricochet sur une différence allemande pour s’énoncer ?
42Les réponses ne sont pas faciles à donner, et pour les donner, il faudrait faire une analyse de réception bien plus exhaustive que ce qui est proposé dans cette étude. Qu’il suffise donc ici de constater qu’autour de 1980, dans la réception française de Musil, l’idée centrale du work-in-progress superpose les premiers romantiques allemands et Musil dans un même paradigme de la modernité littéraire. Ceci a l’avantage de nous amener à découvrir les ancêtres de cette modernité, qui est caractérisée par la fragmentation du texte, par l’écriture performative et par le mélange des genres et des langages. Ce paradigme, en fait, a déjà une assez longue tradition qui remonte tout droit au groupe d’Iéna. Il était important, en 1978, que certains des textes émanant de ce groupe deviennent enfin accessibles en français afin que notre dette à l’égard de ce romantisme puisse mieux s’évaluer. Mais cela ne devrait pas nous induire à renoncer aux distinctions qui sont à faire dans le camp des modernes20. Évitons de traiter Musil en romantique. L’erreur d’un critique qui attribue à Musil une phrase tirée des Fragments critiques de Friedrich Schlegel (« les romans sont les dialogues socratiques de notre temps ») est révélatrice à ce sujet et montre qu’il y a là un vrai problème.
43Musil n’est pas un romantique, même si Novalis était un de ses auteurs préférés. Le traiter quand même en romantique, c’est refuser de relever le défi que son écriture lance aux assises même d’un discours critique par trop rassuré et rassurant. C’est que Musil a systématiquement fait le procès aux piliers conceptuels de ce discours, piliers souvent ancrés dans un usage romantique. Continuer à se servir sérieusement et de manière a-critique de termes comme « esprit », « génie », « œuvre », « sens » (au singulier, c’est-à-dire dans sa signification totalisante) après qu’ils ont subi le questionnement critique auquel les soumet le texte de L’homme sans qualités, c’est ne pas prendre Musil ni son travail d’écrivain au sérieux. Il y va de l’embarras que Musil doit causer à ses critiques, c’est-à-dire de l’effet qu’il a sur les habitudes du discours critique. On ne peut pas, sans tomber sous la critique de Musil lui-même, d’une part célébrer son écriture moderne et, d’autre part, continuer à en rendre compte dans les termes que cette écriture a radicalement problématisés.
44Comment expliquer cette cécité critique21 à l’égard de Musil ? D’abord par un réflexe d’autodéfense, qui confirme l’existence d’un ordre du discours et sa tendance à la stabilité dans sa propre reproduction. Ensuite, par l’incommensurabilité qu’il y a entre ces habitus discursifs, voire ces modes intellectuelles, et le travail musilien. L’écriture de Musil va à contre-courant : Musil écrit contre les systèmes d’ordre, contre les modes intellectuelles, contre les opinions établies, contre les évidences. Pourtant, son mode d’action n’est pas le conflit frontal dans lequel les positions antagonistes se ressemblent, à signes renversés, et ne font que reproduire une même logique de l’exclusion réciproque. Musil essaie – c’est peut-être là l’enjeu profond de son essayisme – de pratiquer une logique du tiers inclus, d’où sa renonciation aux prises de position tranchées, aux grands coups de gueule, aux manifestes, au geste de la table rase et sa préférence pour la réinscription de ce qui est soumis au travail critique. Tous les matériaux qu’il réutilise de la sorte – par exemple, les concepts d’esprit, de génie, d’œuvre, de sens – s’en trouvent questionnés, transformés. C’est une transformation par déplacement, par mise en suspens, par déprise, qui n’a rien de spectaculaire à première vue et qui finit par être d’autant plus radicale.
45Cette écriture transformatrice dissout les habitudes discursives tout en les rendant visibles, y compris celles de la critique littéraire, et voue d’avance à l’échec toute tentative d’appropriation. Au fond, elle ne fait que préfigurer ce qui, sur la même scène parisienne dont il est question ici, a également été dit et coexiste avec l’événement que nous analysons ici. Ces exhortations à soumettre des concepts totalisants, tels que « livre », « œuvre », « auteur », « origine », à une critique radicale sonnent comme une invitation à faire le travail que Musil a déjà fait :
Ces formes préalables de continuité, toutes ces synthèses qu’on ne problématise pas et qu’on laisse valoir de plein droit, il faut les [l’« œuvre », le « livre »] tenir en suspens […]. Il s’agit en fait de les arracher à leur quasi-évidence, de libérer les problèmes qu’ils posent22.
46Cette forme de mise en question, cet appel à faire un travail critique qui ne s’accorde pas la facilité de l’exclusion ni la réduction au geste négateur, nous permettent d’identifier encore un autre ancêtre de la modernité parisienne. L’apparition fulgurante de Musil en 1981 s’explique aussi par sa parenté avec ce qui s’est élaboré dans les années 1960 et 1970 à Paris. Cet effet de familiarité nous invite à proposer cette autre triangulation : Musil fait écho à Foucault, et vice-versa, dans la mesure où les deux renvoient à Nietzsche23. Dans ce sens, Musil, par personne interposée, c’est encore une fois la réception de Nietzsche. Un Nietzsche différent, il est vrai, en quelque sorte devenu romancier, mais dans lequel on se reconnaît. Il y a un effet de déjà-vu, et un effet de miroir, car dans Musil, on retrouve la modernité radicale qu’on a construite en partie sur la base d’une lecture de Nietzsche. Les biographes de Musil savent que cette superposition parisienne n’est pas sans fondement dans la vie du romancier autrichien. Elle a cependant ceci de narcissique qu’on aime et célèbre en Musil ce qu’on s’est déjà approprié une fois.
47Célébrer le génie, la démence, la monstruosité, l’impossibilité, tout en faisant le geste de les effacer par appropriation, a encore un aspect plus troublant : n’est-ce pas en quelque sorte s’attribuer le rôle de l’homme sans qualités ? C’est d’abord s’attribuer la génialité d’Ulrich – et celle de Musil, car Ulrich est un personnage « génial ». D’une intelligence extraordinaire, formé dans beaucoup de domaines différents dont il maîtrise les discours à la perfection, il a un esprit encyclopédique et interdisciplinaire à la fois. Grâce à cette maîtrise polyvalente, son esprit est d’une mobilité illimitée et peut devenir l’opérateur critique universel. Ulrich a donc le « beau rôle » du héros puissamment critique à qui rien ne résiste, mais qui n’a de contact avec le monde qu’à travers les discours qui le représentent et le structurent. Il est le héros intellectuel par excellence.
48L’envers de ce « beau rôle », c’est qu’Ulrich, s’il a toutes les qualités qu’on puisse souhaiter, a perdu la faculté de les appliquer à une situation historique, sociale et politique précise. L’exercice de sa puissance critique tous azimuts présuppose qu’il mette en suspens tous ses engagements concrets24. Tous les choix politiques et éthiques sont frappés par cette mise en suspens : il prend une année de congé de la vie pratique.
49Or, le problème de ce roman – et pour Ulrich et pour Musil –, c’est de ne pas savoir si et comment cette année pourrait se terminer. C’est ainsi que l’état exceptionnel finit par devenir un état permanent. N’y aurait-il pas là un autre effet de miroir – fascinant et angoissant à la fois – pour les intellectuels que sont la plupart des lecteurs de Musil ? Des intellectuels « exceptionnels », dans le double sens du terme, mais en quelque sorte « en désarroi ». Car l’intellectuel, dans les pays occidentaux, a perdu son rôle de conscience universelle, de porte-parole du corps social, de guide et d’arbitre. Il croit de moins en moins à des causes qu’il pourrait faire siennes et se méfie des positions partisanes, à droite comme à gauche. Dans ce sens, l’intelligentsia parisienne est-elle, autour de 1980, en train de se rallier aux positions qui étaient celles de Musil en 1935 ? Rien ne fait plus obstacle à son retour à Paris.
50En conclusion de ce parcours historique retraçant deux apparitions différentes de Musil à Paris, il y a lieu de revenir sur le statut et l’importance des Journaux dans ses écrits afin de préciser l’usage que nous allons en faire ici. Pour commencer, voici ce que ces journaux ne sont pas : il ne s’agit que très marginalement d’écrits intimes où un auteur étalerait ses états d’âme et son vécu au jour le jour. Ce ne sont pas non plus des écrits élaborés d’un point de vue littéraire, que l’auteur aurait rédigés en vue d’une publication. Et ce ne sont que très partiellement des projets ou des brouillons – ce qui est surtout le cas dans les premières années de leur rédaction – permettant de retracer la genèse de l’œuvre littéraire.
51Pour nous, ces Journaux sont en premier lieu une collection de matériaux. Ce sont des matériaux hétéroclites, qui documentent les lectures, les rencontres et les réflexions de Musil. Ils sont pleins de références, de citations et de commentaires apparaissant souvent en style abrégé. Voilà pourquoi le second volume de l’édition par Adolf Frisé25, qui offre un accès qu’on pourrait qualifier de décryptage à ces entrées, est plus volumineux que le premier, qui ne contient que le texte de Musil. Il est certain que ces matériaux ont un lien organique avec l’œuvre littéraire, et en particulier avec le roman L’homme sans qualités. On peut donc les considérer et les lire comme « l’atelier » ou « l’entrepôt » du travail littéraire de Musil. Mais il ne faudrait pas les soumettre entièrement à « l’œuvre ». Nous sommes d’avis que ces matériaux ont aussi une certaine autonomie, dans la mesure où Musil y fait un repérage de l’univers discursif de son temps. Et dans la mesure où cet univers était frappé de fortes secousses, on peut considérer son repérage par Musil dans ses Journaux comme un enregistrement sismographique d’un système des discours en crise.
Notes de bas de page
1 Selon Frédéric Joly, deux chapitres seulement du premier volume de L’homme sans qualités étaient disponibles en traduction française en 1935 (Frédéric Joly, Robert Musil. Tout réinventer, op. cit., p. 443).
2 Selon Otto Pächt, dans son propre post-mortem de cette intervention douloureuse, Musil aurait parlé de « crypto-communistes ». Cf. Robert Musil, Tagebücher, 2 volumes, édition établie par Adolf Frisé, Reinbek, Rowohlt, 1976, vol. 2 : Anmerkungen, Anhang, Register, p. 742 (à l’avenir, cité selon la formule abrégée Tagebücher II, p. 742).
3 Dans la première version, Musil avait inséré ici : « […] wie verschieden seine geschichtliche Stunde da und dort gewesen ist […]. » Robert Musil, Gesammelte Werke, Reinbek, Rowoht, 1978, vol. 8 : Essays und Reden, p. 1261 (à l’avenir, cité selon la formule abrégée Essays, p. 1261).
4 Essays, p. 1267. En ce qui concerne la traduction française : Robert Musil, Essais : conférences, critique, aphorismes et réflexions, textes choisis, traduits et présentés par Philippe Jacottet, Paris, Éditions du Seuil, 1984, p. 293 (à l’avenir, cité selon la formule abrégée Essais, p. 293).
5 Essays, p. 1245 ; Essais, p. 276.
6 Tagebücher II, p. 744.
7 Tagebücher II, p. 1255-1265.
8 Tagebücher II, p. 1259.
9 Cahiers de l’Herne, no 41, dirigé par Marie-Louise Roth et Roberto Olmi, publié officiellement en janvier 1982.
10 Quinzaine littéraire, 16 au 31 janvier, no 363, 1982, p. 5.
11 Les citations qui suivent sont extraites du dossier de la réception française de Musil autour de 1981, et choisies pour documenter l’aspect institutionnel du phénomène culturel. C’est donc à dessein que je renonce à l’identification individuelle de ces prélèvements de textes. Dans leur grande majorité, ils proviennent de la critique journalistique.
12 Une trentaine d’années plus tard, le biographe français Frédéric Joly a accordé une très grande place aux contrariétés existentielles contre lesquelles a dû lutter le grand écrivain. Aussi sa biographie comporte-t-elle une véritable isotopie sémantique négative : « pauvreté », « misère », « précarité », « désastre », « isolement », « dénuement », « effondrement », « désarroi », « désorientation », etc.
13 Repris par Philippe Jaccottet dans l’introduction à l’édition française, p. 13.
14 Tagebücher I, p. XII (« als solches beinahe autonom, Werk neben dem Werk »).
15 Journaux I, p. 15-16.
16 Essays, p. 1025.
17 Tagebücher, I, p. 816 ; Journaux II, p. 334. Dans les chapitres qui suivent, j’espère pouvoir montrer que traduire « Überladenheit des Romans mit Essayistischem » par « le roman […] encombré de pages d’essai » peut paraître réducteur face à la complexité de la stratégie d’écriture qu’est l’essayisme musilien.
18 Journaux I, p. 12 ; Tagebücher I, Introduction, p. XII.
19 Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, avec la collaboration d’Anne-Marie Lang, L’absolu littéraire. Théorie de la littérature du romantisme allemand, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 1978.
20 Dans un chapitre à venir, nous reviendrons sur cette question en la traitant plus en détail.
21 « Cécité » au sens que Paul de Man a donné à ce terme dans Blindness and Insight, op. cit.
22 Michel Foucault, Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1969, p. 37.
23 Comme un des trois « maîtres du soupçon » que Paul Ricœur identifie dans De l’interprétation. Essai sur Freud, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points Essais », 1965, p. 41 (les deux autres étant Marx et Freud).
24 Musil aurait-il ainsi figuré l’intellectuel comme la freischwebende Intelligenz de Karl Mannheim ?
25 Son sous-titre allemand est « Anmerkungen, Anhang, Register ».
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