Raconter les savoirs
Les récits de vulgarisation scientifique dans la seconde moitié du XIXe siècle
p. 289-307
Texte intégral
1Dans la seconde moitié du xixe siècle, la vulgarisation scientifique a connu un développement sans précédent marqué par l’abondance et la diversité de ses productions écrites : Bruno Béguet a en effet montré que, si le positivisme de la période a encouragé la multiplication des entreprises d’explication au grand public des découvertes de la science, cette « massification » de la vulgarisation à partir des années 1850 devait beaucoup aux effets conjoints d’une meilleure alphabétisation des Français et de la révolution qu’a connue l’édition au milieu du siècle (Béguet 1990).
2Cette période voit ainsi un nombre conséquent d’auteurs recourir, à côté des modes de publication classiques de la vulgarisation comme la presse ou le livre encyclopédique, à une forme romanesque pour diffuser les connaissances de leur temps. Ces « récits de vulgarisation scientifique » se différencient par leur visée proprement didactique des romans de Jules Verne, où « la science fait très intimement partie de l’intrigue alors qu’elle n’était qu’artificiellement surajoutée dans les autres livres » (Raichvarg et Jacques 1991 : 162), entendons les textes dont il est ici question. Le récit n’est en effet pour eux qu’un artifice pédagogique servant la transmission d’un savoir, comme le souligne Camille Flammarion dans la préface de l’Histoire d’une comète :
Le récit qui va suivre n’est pas un roman de pure fantaisie, éclos spontanément dans les champs trop fertiles de l’imagination ; il appartient pour le fond et par droit de naissance aux études positives : il est né sur le sol scientifique. […] De tous les phénomènes décrits, il n’en est pas un seul, même le moindre, qui soit légèrement inventé. La parole n’est pas venue errer à tort et à travers, mais elle est restée l’humble servante de son auguste maîtresse la Vérité. Telle est la trame solide du tissu que nous avons pris plaisir à broder à l’intention de nos lecteurs. (Flammarion 1873 : 239 sq.)
3La métaphore textile dit assez la primauté de l’information scientifique sur l’imaginaire et le romanesque : la minimisation du rôle de ces derniers relègue le fictionnel au rang de simple ornement, de broderie, il n’est que l’accessoire ou l’accidentel d’une littérature qui se définit par la véracité des connaissances qu’elle entend diffuser. C’est donc ici la littérature qui est au service de la science, et non l’inverse.
4Il serait alors tentant d’expliquer a posteriori l’apparition de ces récits au milieu du xixe siècle par l’opportunité qu’a créée la conjonction des âges d’or de la vulgarisation scientifique et du roman1 : la rencontre semblait aller de soi puisque l’exploitation de ce genre populaire lui permettait de s’adresser à un large lectorat, condition nécessaire au succès de sa mission éducative (la diffusion au plus grand nombre des savoirs) et à sa viabilité économique (ce mouvement étant en grande partie initié, promu et soutenu par l’édition alors en plein essor). Néanmoins, les réserves émises contre l’emploi de la fiction2, ainsi que la présence massive des sciences naturelles dans ces récits, au détriment d’autres savoirs traditionnels de la vulgarisation comme les savoirs techniques3, invitent à questionner aussi bien les raisons de l’émergence de ce genre tombé dans l’oubli que ses formes, et à se demander quel rôle ont pu jouer les récits de vulgarisation scientifique dans la diffusion des savoirs du vivant.
Les récits de vulgarisation scientifique et leurs auteurs
5Dans cette seconde moitié du xixe siècle, le « monde des vulgarisateurs » (Benedic 1990), où se côtoient des professionnels du métier, qui vivent de cette activité, et des auteurs occasionnels, scientifiques, ingénieurs, enseignants ou polygraphes, se caractérise par son extrême hétérogénéité. Ce caractère composite se retrouve chez les écrivains de récits de vulgarisation, qu’il est possible de répartir selon les grands groupes proposés par Daniel Raichvarg, même si leurs frontières s’avèrent perméables (Raichvarg 2006 : 126-129) : le premier est formé par les pédagogues ou les enseignants, duquel se détachent deux figures majeures, Marie Pape-Carpantier (1815-1878), surtout connue pour avoir été en 1848 la fondatrice de l’école maternelle en remplacement des anciennes salles d’asile4, et Jean Macé (1815-1894), professeur d’histoire naturelle dans un établissement secondaire pour jeunes filles, resté dans les mémoires comme créateur du Magasin d’éducation et de récréation avec Hetzel en 1864, puis de la Ligue de l’enseignement en 18665 ; un deuxième groupe rassemble des littérateurs qui, à l’image d’Émile Desbeaux (1845-1903), critique d’art et de théâtre avant de devenir lui-même auteur de pièces, ou de deux amis de Balzac, Zulma Carraud6 (1796-1889) et Samuel-Henry Berthoud7 (1804-1891), étaient étrangers au monde de la science et sont venus à la vulgarisation par des voies détournées ; enfin le dernier regroupe des auteurs plus difficilement classables, en particulier trois vulgarisateurs de renom, le journaliste Arthur Mangin8 (1824-1887) et deux autres républicains convaincus, l’astronome Camille Flammarion9 (1842-1925) et le naturaliste Jean-Henri Fabre10 (1823-1915), qui, malgré leurs recherches, restèrent à la marge du monde scientifique et ne furent jamais considérés comme des savants.
6Ce panorama rapide des auteurs les plus représentatifs et les plus importants de ces récits met en lumière des lignes de force, malgré la grande disparité des origines et des trajectoires. Tout d’abord, très peu de scientifiques et d’universitaires, pour ne pas dire aucun, se sont essayés à ce type de vulgarisation, alors que les physiciens Jacques Babinet (1794-1872) et Jules Jamin (1818-1886), ou le physiologiste Paul Bert11 (1833-1886), écrivirent régulièrement dans la presse des articles de science simplifiée. D’autre part, le niveau de formation de ces auteurs – élémentaire pour Pape-Carpantier et Carraud ou universitaire pour Fabre – et la nature de celle-ci – littéraire pour Berthoud ou scientifique pour Macé et Mangin (mais il n’est pas biologiste) – importent peu : ces récits de vulgarisation, qui prennent pour thème l’histoire naturelle, ne sont pas obligatoirement écrits par des spécialistes de ces sciences, même s’il y en a parmi eux. Ce sont des motivations personnelles, nées d’un parcours éducatif singulier, ou idéologiques, marquées par un fort engagement pédagogique, qui semblent les rapprocher tous et les portent vers cette forme de transmission du savoir. Ces raisons sont partagées par leurs éditeurs les plus importants, en premier lieu Hachette, Flammarion et Hetzel, et dans une moindre mesure Garnier Frères, Dentu ou Delagrave. Les récits de vulgarisation vont ainsi chercher, à partir des années 1850, à contester la position dominante des éditeurs catholiques Mame, Ardant, Barbou… sur le marché du livre de prix et du livre d’étrennes, en proposant, en remplacement de la production moraliste et édifiante de ces derniers, une littérature plus « progressiste » et plus « positive ». Ils vont par la suite trouver une justification et un soutien institutionnels avec la mise en place en 1862 des bibliothèques scolaires, désireuses de promouvoir de « bonnes lectures » pour concurrencer la littérature de colportage à l’influence jugée néfaste, mais aussi de compléter ou de prolonger en dehors de la classe un enseignement parfois incomplet. C’est ici que le choix des sciences naturelles, discipline délaissée par l’école12, prend tout son sens : en assumant la charge de la diffusion de ces savoirs, les récits ont pu occuper un espace laissé vacant par l’instruction publique et remplir de fait la « mission éducative » dont se prévalait toute la vulgarisation du temps.
Lecteurs et lectures des récits de vulgarisation scientifique
7Si ces modes de diffusion particuliers et l’articulation forte avec l’école invitent à faire des récits de vulgarisation scientifique une des déclinaisons de la littérature pour enfants, alors en pleine expansion, une étude plus attentive révèle l’existence non pas d’un lectorat unique et homogène, mais d’une multitude de publics. Bien entendu, une partie importante de ces textes est destinée à de jeunes lecteurs, et cela parfois explicitement : l’Histoire d’une bouchée de pain (1861) a ainsi pour sous-titre Lettres à une petite fille sur la vie de l’homme et des animaux, et Jean-Henri Fabre, dans la dédicace « à [s]es enfants » ouvrant l’Histoire de la bûche (1867), affirme avoir composé son livre pour « d’autres, aussi blonds, aussi espiègles que vous, [qui] pourront donc à leur tour y trouver quelque intérêt » (Fabre 1867). Ces récits adoptent une rhétorique particulière faite d’adresses directes aux enfants, via des incises qui font appel à leurs émotions ou à leur bon sens, qui les questionnent13, et ils mettent en scène des personnages miroirs de petits garçons et de petites filles pour créer une proximité qui favorise l’identification. Néanmoins, un nombre non négligeable de récits de vulgarisation ne paraissent pas écrits exclusivement pour de jeunes lecteurs, comme en témoignent l’abondance de personnages adultes, certaines références osées14, le recours à des figures de pensée complexes ou le niveau parfois très honorable des connaissances exposées. L’Histoire d’une bouchée de pain est à ce titre particulièrement ambiguë : alors que Jean Macé dit s’y adresser à une écolière, et ceci à l’occasion dans un style quelque peu infantile, il présente en détail le système digestif, le système respiratoire et la circulation du sang des hommes en deux cent quarante pages denses, en n’hésitant pas à user d’ironie pour attaquer les positions qu’il combat, comme ici où elle est couplée à un raisonnement par l’absurde :
Il y a des demoiselles qui sont fières de savoir ce que c’est que Pharamond, et qui se croiraient déshonorées si elles savaient ce que c’est que l’oxygène. Il est convenu que les femmes ne doivent pas savoir ces choses-là, probablement parce que les enfants ne respirent pas, et qu’elles n’ont pas besoin d’y veiller. (Macé 1880 : 166)
8S’il existe bel et bien toute une littérature de vulgarisation scientifique dédiée à la petite enfance, en particulier la production des « vulgarisatrices en bas-bleus » (Barel-Moisan 2013), dont les Histoires et leçons de choses pour les enfants (1858) et l’Histoire du blé (1873) de Marie Pape-Carpentier, ou Les métamorphoses d’une goutte d’eau (1860) de Zulma Carraud sont des exemples, d’autres textes semblent viser un lectorat plus large et plus âgé, adolescent ou adulte : la distinction entre les deux pôles inlassablement répétés dans les publicités du Magasin d’éducation et de récréation, « l’enfance » et « la jeunesse », semble donc opérante ici, si l’on garde en tête qu’« après 1850, il devient difficile de différencier la lecture adulte de la lecture de jeunesse » (Le Men 1994 : 64), et cela alors que l’idéal de lecture en famille promu par cette même revue se généralise15. Les auteurs aiment d’ailleurs à souligner que la lecture de leurs récits peut profiter à tous, arguant de l’intérêt et de la nouveauté de leur contenu scientifique : après seulement quelques dizaines de pages, la petite fille à qui Jean Macé écrit est « déjà bien mieux renseignée que les plus grands savants d’il y a seulement cent ans » (Macé 1880 : 35).
9Cette littérature « tout public », présente aussi bien dans les maisons qu’à l’école, a ainsi pu bénéficier d’une très grande « visibilité », son omniprésence étant d’ailleurs renforcée par la presse qui, dans le Magasin d’éducation et de récréation, le Musée des familles, la Presse des enfants…, publiait souvent en feuilletons ces récits avant qu’ils ne soient repris et édités en volumes. Si les chiffres de ventes manquent, quelques éléments permettent de se faire une idée de leur importance quantitative. Élisabeth Parinet rappelle, en parlant des livres pour la jeunesse, que « les tirages sont bien supérieurs à ceux de la littérature pour adultes » (Parinet 2004 : 89) et avance le nombre moyen de 5 000 à 10 000 exemplaires, alors qu’il ne dépasse pas 1 000 à 1 500 pour un roman ordinaire dans la période. Elle constate un phénomène similaire concernant la vulgarisation scientifique, dont « le calcul économique [des] éditeurs leur impose de ne pas faire imprimer à moins de 5 000 à 10 000 exemplaires » (Parinet 1997 : 45). Les récits de vulgarisation, à la croisée de ces deux types de textes, jouissaient donc de tirages confortables, même dans le cas de livres au succès très modeste pour ce genre comme Les mémoires d’un chêne (1886) d’Arthur Mangin, qui ne connut que quatre rééditions (Raichvarg et Legros 1989 : 84). Ces chiffres sont bien entendu à relativiser car ils ne disent rien de la réception réelle de ces récits : les témoignages faisant état du désintérêt des usagers des bibliothèques d’instruction16 pour les livres de vulgarisation sont légion (Raichvarg 2006 : 125), et on pourrait tout à fait les extrapoler aux récits scientifiques.
10Cela n’entame néanmoins en rien la réalité de la présence massive et concrète de ces ouvrages dans les bibliothèques publiques et privées, et plus généralement dans le paysage éditorial de l’époque. L’Histoire d’une bouchée de pain, « grand best-seller de la littérature pédagogique » (Hamon 1989 : 99), en est la preuve éclatante : ce récit, qui forme un diptyque avec sa suite Les serviteurs de l’estomac (1864), connaîtra près de cinquante réimpressions (Cambefort 2001 : 56 sq.) pour la seule période traitée ici, soit jusqu’en 1900, auxquelles il faudrait ajouter les traductions multiples en anglais, en italien, en russe… Ce texte lu par Jules Michelet et sa femme Athénaïs (Béguet 1994 : 26), qui propose à une petite fille de suivre pas à pas le trajet d’un morceau de pain dans son corps, est même le seul à être épargné des opposants au mélange de la science et du romanesque : le très critique article « fiction » du Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, qui s’en prend aux « ouvrages […] dont la prétention est d’être à la fois des œuvres attrayantes d’imagination et des sources fécondes de connaissance », ne rend pas moins hommage au « chef-d’œuvre », au « tour de force » de Jean Macé (Buisson 1882-1887, t. I, vol. 1 : 1009). L’Histoire d’une bouchée de pain, récit de vulgarisation scientifique qui rencontra le plus grand succès, fut aussi celui qui eut le plus de résonances : référence obligée des textes de pédagogie de l’époque, qui le présentent comme un modèle de l’enseignement des sciences naturelles, il est le parangon de la forme originale que prit la vulgarisation romancée dans la seconde moitié du xixe siècle.
Une forme nouvelle : l’« histoire de »
11Les années 1860 voient l’émergence d’un nouveau type de littérature de vulgarisation, qui s’émancipe du modèle traditionnel du dialogue scientifique hérité des Entretiens sur la pluralité des mondes (1686) de Fontenelle et du Spectacle de la Nature (1732-1750) de l’abbé Pluche. Ce genre ancien, qui fut au siècle précédent, « avant d’être concurrencé par les dictionnaires, […] la forme principale de diffusion écrite des connaissances scientifiques » (Chassot 2011 : 13), perdure néanmoins au xixe siècle, comme en témoignent les nombreux « entretiens » et « causeries » de la période, desquels il faut rapprocher les « promenades17 ». Si le cadre de leur récit peut changer, la transmission des connaissances se fait invariablement selon le même schème : un personnage de vulgarisateur, détenteur du savoir, discute avec un vulgarisataire, dont l’apprentissage se place sous la modalité de la conversion à la parole de celui-qui-sait. Cette forme d’écriture dialoguée, raillée très tôt dans le siècle pour son caractère désuet et artificiel (Barel-Moisan 2013 : 225 sq.), tend à être, si ce n’est remplacée, du moins concurrencée et métissée par le nouveau genre, « l’histoire de ».
12Les titres, qui déclinent à l’infini cette formule paradigmatique, mettent l’accent non plus sur l’acte vulgarisateur, marqué par la référence constante à ses actants (un instituteur et ses élèves, la tante Rosy, le docteur Bob ou mademoiselle Suzanne), mais sur les objets de sciences eux-mêmes, à propos desquels l’histoire racontée expose des savoirs multiples et variés. Pour ne citer que quelques exemples, et en s’en tenant aux œuvres des auteurs déjà évoqués, on peut ainsi lire, outre la fameuse Histoire d’une bouchée de pain18, des Histoires et leçons de choses pour les enfants19, l’Histoire de la bûche20, l’Histoire d’une comète21 (es « aventures de », des « métamorphoses de » ou même des « mémoires de » (celles d’une goutte d’eau22 ou ceux d’un chêne23). Si ces récits présentent, comme l’ont remarqué Daniel Raichvarg et Denis Legros (1989), des cadres fictionnels, des types de personnages et des configurations narratives très divers, ils ont en commun une conception nouvelle de l’exposition des savoirs qui, en proposant non plus de faire dire, mais de raconter et de faire voir, se fictionnalise.
13Pour ce faire, c’est-à-dire pour intégrer de façon naturelle dans l’histoire cette information scientifique, les récits de vulgarisation vont jouer sur le statut de la description et du narrateur, transférant ce qui relève du discours explicatif vers le discours descriptif ou le discours narratif. Ces textes vont ainsi largement recourir à la description ambulatoire, et parfois même se présenter dans leur ensemble comme le récit d’un parcours ponctué d’étapes prêtant chacune à une description : l’Histoire d’une bouchée de pain est ainsi composé dans sa totalité par la succession de tableaux descriptifs peignant les organes que traverse le morceau de pain, et reliés entre eux par ses déplacements ; l’Histoire d’une comète utilise le même principe pour la faune et la flore préhistoriques, en s’arrêtant sur chacune des ères de la planète. Ces voyages offrent en fait un double intérêt : outre la peinture statique de la « description postée » (Hamon 1993 : 175) qu’ils permettent, ils invitent à saisir des relations entre chacun des moments qu’ils décrivent. Ainsi, au gré des passages successifs de la comète, la frise chronologique de l’histoire de la Terre s’anime et rend visible les transformations, les bouleversements et les évolutions ; le trajet de la bouchée de pain révèle les liens de dépendance ou de hiérarchisation entre des organes dont « l’estomac est le maître cuisinier, le président de la république intérieure » (Macé 1880 : 60), et de ce fait introduit naturellement un exposé non plus anatomique et descriptif sur le corps, mais physiologique et fonctionnel. Pour fictionnaliser le discours descriptif (ou narrativiser la description), ces récits vont d’ailleurs aussi parfois choisir de faire raconter à un narrateur particulier ce qui est de l’ordre du décrit ou de l’expliqué. Les péripéties vécues par la goutte d’eau dans un chêne permettent ainsi de justifier la présentation de connaissances basiques sur la nutrition des plantes :
Je disparus tout à coup dans une fissure profonde qui se trouvait au pied d’un énorme chêne. Je coulai en terre jusqu’à une certaine profondeur, dissolvant les différents sels qui se trouvaient sur mon passage, jusqu’à ce que je fusse absorbée par le chevelu des racines de l’arbre séculaire. Je m’infiltrai dans les cellules, et, plus légère que le liquide qui les remplissait, je les poussai en partie devant moi, tandis que j’étais poussée moi-même par les gouttes d’eau qui me suivaient. Je montai rapidement dans les racines, distribuant les différentes matières que je tenais en dissolution en même temps que je me chargeais des sels que recélaient [sic] les milieux que je traversais. […] Et en peu de temps j’arrivai, sous forme de sève, à une jeune feuille qui n’était pas encore dépliée. (Carraud 1874 : 6 sq.)
14Les auteurs vont ainsi souvent choisir de mettre en scène des personnages particuliers (comète, arbres, insectes et animaux comme dans Les mémoires d’un hanneton ou les Aventures d’une fourmi rouge autour du globe24…) pour rendre naturelle l’introduction dans l’histoire de savoirs relevant de ce qui est caché, de l’infiniment grand ou de l’infiniment petit, mais aussi de l’infiniment lointain, spatialement ou temporellement. On comprend ainsi pourquoi le motif du Juif errant, être immortel repris à l’Ahasvérus (1834) d’Edgar Quinet, est si largement exploité par les vulgarisateurs, tant son cheminement à la fois spatial et temporel se prête à ce double procédé. Camille Flammarion y fait explicitement référence en disant de sa comète qu’elle « s’en retournait, comme le Juif-Errant de l’avenir, pensait tout en marchant et marchait tout en pensant » (Flammarion 1873 : 252), alors que Zulma Carraud transfère les qualités didactiques du thème à une goutte d’eau dépeinte comme une « pauvre créature errante soumise aux moindres variations atmosphériques, douée d’une quasi-éternité, et condamnée à vagabonder sur la terre et à remonter sans cesse dans l’espace pour en être précipitée sans cesse » (Carraud 1874 : 30). Comme le Juif errant, la comète, la goutte d’eau, la bouchée de pain, le chêne… sont des témoins qui racontent ce qu’ils voient.
« Histoire de », histoire naturelle et leçon de choses
15La forme nouvelle de « l’histoire de » est particulièrement bien adaptée à l’exposition des savoirs de la nature, qui sont eux-mêmes souvent narratifs. D’une part, les sciences naturelles traitent de transformation et d’évolution, ce que souligne assez Jean Macé en disant de la digestion d’une tartine que « c’est toute une histoire en effet, et […] cela ne se fait pas d’un coup » (Macé 1880 : 4 sq.). D’autre part, à en croire le mathématicien Émile Picard, qui partage l’opinion dominante de son époque, le régime même de la preuve ou de la démonstration en sciences naturelles se réduit bien souvent à un récit, puisqu’avec ces disciplines « il faut regarder une narration historique comme une explication, se bornant à raconter une évolution dont le sens seulement apparaît, sans qu’on puisse en préciser les causes » (Picard 1909 : 29). Les sciences naturelles sont ensuite considérées comme les sciences visuelles par excellence puisque ce sont d’une part celles de l’observation (Le Men 1994 : 66-70), et que d’autre part elles possèdent une faculté innée à produire des images, ce à quoi le pédagogue et auteur de récits de vulgarisation Charles Delon fait allusion lorsqu’il rappelle qu’en parcourant dans son enfance des livres d’histoire naturelle « il [lui] semblait voir, à mesure qu’[il] lisai[t] ces descriptions, et le redoutable seigneur Lion à la forte griffe, et le tigre, ce terrible chat qui nous prend, nous autres, pour ses souris » (Delon 1902 : 17 sq.).
16« L’histoire de » semble ainsi parfaitement convenir à la diffusion des savoirs des sciences naturelles. Pourtant, ces récits, écrits par des professeurs ou des personnes s’étant investies dans des entreprises pédagogiques, se présentent comme des contre-modèles de l’enseignement scolaire en général, et plus précisément de l’enseignement des sciences naturelles dans les niveaux supérieurs. Ils s’attaquent en effet à la fois au jargon technicisant employé dans ce qu’on a appelé les leçons de mots du secondaire, et à la méthode abstraite et déductive héritée des mathématiques. À rebours de l’enseignement traditionnel, « l’histoire de » propose au contraire un modèle inductif qui part du trivial, du proche et du connu (une tartine de confiture, un tronc d’arbre, un hanneton…) pour piquer la curiosité et amener à l’exposé général (sur le corps humain, sur les végétaux, sur les animaux…) : cette pédagogie innovante d’enseignement des sciences naturelles s’apparente donc à la leçon de choses25 qui fut préconisée au milieu du siècle dans les écoles maternelles par Marie Pape-Carpantier (Kahn 2002 : 154-168), avant son introduction en primaire puis au secondaire à partir de 1882 (ibid. : 176-194).
17Des caractéristiques stylistiques communes aux récits de vulgarisation scientifique, et cela quel que soit leur public, découlent de ce rapprochement. Ces récits recourent tout d’abord largement aux périphrases, aux traductions ou aux reformulations pour éviter les mots techniques ou, le cas échéant, pour les expliquer en leur redonnant du sens. Jean Macé, qui affectionne tout particulièrement ce procédé, ici couplé avec la comparaison vampirique aux sangsues, explique par exemple ainsi l’aspect, la fonction et le nom des vaisseaux du réseau lymphatique :
Là, mille petits canaux viennent percer en tous sens la tunique de l’intestin grêle, et sucent, comme autant de petites gueules toujours béantes, les gouttes de chyle, à mesure qu’elles se forment. On les a nommés vaisseaux chylifères, ou porte-chyle, comme on dit : calorifère, ou porte-chaleur, du mot latin fero, qui veut dire : je porte. (Macé 1880 : 92)
18L’emploi systématique de la métaphore et de la comparaison, dont tous les écrivains des « histoires de » usent abondamment, participe en effet du même principe, et permet de rendre compréhensible et familière la réalité décrite et expliquée : la sève des arbres est ainsi « du bois liquide, de même que le sang des animaux est de la chair coulante » (Fabre 1867 : 59), la cellule verte un « estomac d’une miraculeuse puissance » (ibid. : 445). Ces figures d’analogie servent néanmoins aussi fréquemment la finalité morale que ces textes partagent avec la leçon de choses : en rapprochant les fibres musculaires des hommes d’une société, l’explication de la contraction d’un muscle peut ainsi devenir « un exemple de la puissance de l’amour entre les membres d’une société », et illustrer la maxime « l’union fait la force » (Macé 1875 : 130). Enfin, l’écriture des récits de vulgarisation, qui tendent comme la leçon de choses à l’épuisement des sujets traités et à l’exhaustivité, est très marquée par la digression, qui fonctionne comme un marqueur stylistique du genre : un chapitre sur les racines adventives des plantes peut ainsi donner lieu chez Jean-Henri Fabre à des considérations sur les différences entre les colonisations britanniques ou françaises (Fabre 1867 : 251-254), et l’étude du rôle de l’estomac chez Jean Macé sert de prétexte à une relecture de la fable de la Fontaine « Les Membres et l’Estomac » qui s’achève par « une petite leçon d’histoire romaine », puisque « l’étude des œuvres de la nature touche à tout, sans en avoir l’air » (Macé 1880 : 61 sq.).
19Les récits de vulgarisation scientifique ne se donnent donc pas pour unique but la diffusion des connaissances : ils œuvrent aussi pour la promotion d’une nouvelle pédagogie des sciences naturelles et, d’une façon plus générale, pour la reconnaissance de leur intérêt didactique et moral.
Défense et illustration des sciences naturelles
20Dans les récits de vulgarisation scientifique, l’exposé des connaissances laisse souvent la place à un plaidoyer pour les « humanités scientifiques » qui demande que les sciences naturelles soient reconnues à leur juste place à l’école et dans la société. Les auteurs s’en prennent à la position trop avantageuse des humanités classiques et réclament une revalorisation de l’enseignement scientifique :
Le moyen, en effet, de faire un jour œuvre utile aux siens, à son pays, à sa patrie, si l’on ne connaît à fond les extravagances mythologiques ? L’avenir n’est-il pas menacé si nous ignorons Hercule filant la quenouille aux pieds de la reine Omphale, le barbier du roi Midas confiant à un trou dans la terre le secret des oreilles d’âne ? Je me permettrai d’avancer timidement un avis : la réalité des choses, si majestueusement belle que beaucoup n’osent la regarder en face et clignent la paupière, la réalité ne serait-elle pas d’une importance au moins aussi grande en matière d’éducation ? (Fabre 1867 : 4)
21Ce n’est pas au nom de la seule valeur utilitaire ou pratique des sciences que Fabre repousse ici les fables antiques : il affirme que les sciences naturelles, en mettant en présence de la réalité qu’elles expliquent, apprennent mieux que le grec ou le latin le vrai, mais aussi le beau et le bien. Elles peuvent donc être qualifiées d’éducatrices car elles mettent en œuvre et cultivent une édification à la fois morale, intellectuelle et esthétique. Elles sont par là même tout à fait aptes à devenir des « maîtresses de philosophie » et avoir un rôle éducatif majeur26. Les sciences naturelles ont en effet un statut particulier : en tant que science de la nature, elles englobent tous les savoirs. Les vulgarisateurs ne cessent d’ailleurs de les présenter comme des sciences holistiques.
22Prenant pour thème les savoirs de la science qu’ils jugent la plus utile et les transmettant par la pédagogie qu’ils estiment être la plus efficace, les récits de vulgarisation scientifique se présentent au final comme la lecture utile par excellence. Les critiques portées à l’encontre des humanités classiques se focalisent d’ailleurs souvent sur la littérature passée, dangereuse pour le lecteur parce qu’elle dédaignait trop les vérités scientifiques. Mais, les vulgarisateurs reconnaissent le pouvoir de la littérature, et son rôle pédagogique lié à sa fonction mémorielle. Défenseurs des sciences naturelles, pour lesquelles ils s’emploient à revendiquer une place dans l’enseignement et la société, les auteurs de récits de vulgarisation plaident aussi la cause de leur littérature, dont ils ne cessent de vanter la justesse, la moralité et le « merveilleux vrai ». Il est d’ailleurs très significatif que La Fontaine, l’auteur le plus emblématique de la littérature didactique et scolaire, soit l’écrivain le plus fréquemment victime de leurs critiques, au point que Jean Macé puisse se proposer de le corriger, et ceci pour le bien de tous :
La Fontaine vous l’a déjà appris dans sa fable de Messer Gaster que vous connaissez sans doute, une fable qui est bien jolie, mais qui le serait encore plus si La Fontaine avait appris l’histoire naturelle, quand il était petit. Puisque nous en parlons, il faut que je me donne le plaisir de vous expliquer en quoi elle pèche, et ce ne seront pas, je crois, des paroles perdues, car je me rappelle fort bien qu’elle a été longtemps mon seul document sur l’estomac, alors que j’avais votre âge, et bien après. (Macé 1880 : 60)
23Jean Macé s’en prend ici aussi à l’auteur phare du classico-centrisme de l’enseignement littéraire au xixe siècle, et la charge contre « Les Membres et l’Estomac », fable traditionnellement lue comme une apologie du régime monarchique, n’est évidemment pas dénuée de considérations politiques. La promotion des récits de vulgarisation s’affirme ainsi polémiquement dans la correction scientifique et le remplacement idéologique des références anciennes, cette nouvelle littérature didactique se voulant aussi le modèle littéraire d’un siècle scientiste et républicain.
24On a coutume d’interpréter la fin de l’âge d’or de la vulgarisation scientifique au tournant du siècle par des raisons principalement culturelles et économiques : la remise en cause du scientisme et du positivisme dans lesquels elle baignait tout comme la profonde crise du secteur de l’édition qui la portait lui auraient asséné un coup fatal, du moins dans la forme qu’elle avait eue pendant cinquante ans. Les récits de vulgarisation n’ont pas échappé à cette chronologie, et ils disparurent avec le siècle nouveau. Leur déclin à partir des années 1880 invite toutefois à une lecture un peu différente, car leur histoire éphémère semble aussi à mettre en regard avec celle de l’enseignement des sciences naturelles. S’ils naissent au milieu du siècle de la révolution de l’édition, leur succès s’explique avant tout par leur adéquation avec les savoirs qu’ils diffusaient et leur pédagogie innovante. La reprise en main par l’école de ces sciences et de leurs méthodes, tout comme la reconnaissance nouvelle de la valeur de celles-ci, les a privés en partie de leur public, mais surtout de leur raison d’être.
25Les récits de vulgarisation montrent toutefois les implications multiples du choix d’une forme romancée pour transmettre des savoirs, qui ne sont pas seulement didactiques et scientifiques. Raconter des savoirs, et particulièrement ceux des sciences naturelles, semble impliquer ainsi étonnamment des prises de position morales et idéologiques fortes. Les écrivains de ces récits font d’ailleurs preuve sur ce dernier point d’une grande homogénéité qui ne se retrouve pas chez les auteurs des autres formes de vulgarisation de l’époque. La perte de vitalité du genre, au moment où les républicains accèdent enfin au pouvoir, est elle aussi à interroger : il semble que les récits de vulgarisation scientifique aient disparu à partir du moment où ils n’avaient plus de combat à mener.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Bruno Béguet date précisément de 1856 l’apparition de cette nouvelle forme de vulgarisation scientifique, qui disparaît au tournant du siècle, en reprenant à son compte une remarque de Jules Michelet dans la préface de La montagne (1868) : « l’année 1856 fut le point de départ d’un mouvement qui continue et ne s’arrête pas. […] Une nouvelle littérature est sortie de cette époque » (Béguet 1994 : 11) ; le roman, quant à lui, dépasse définitivement en termes de tirages et de ventes la poésie et le théâtre dans la seconde moitié du siècle (Parinet 2004 : 58-63).
2 Les critiques bien connues du vulgarisateur Louis Figuier, qui stigmatisait le caractère factice et inefficace du procédé dans la préface de La Terre avant le déluge (1864), trouvent des échos dans certains ouvrages pédagogiques de la période, en particulier dans les articles « Contes » et « Fiction » du Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, qui remettent eux aussi en cause le bienfondé de ce qu’ils considèrent comme le mariage contre nature de la science et de la littérature (Buisson 1882-1887, t. I, vol. 1 : 517 sq. et 1008-1010).
3 Si l’architecte Eugène Viollet-le-Duc a publié une série de livres techniques (Histoire d’une maison en 1873, Histoire d’un hôtel de ville et d’une cathédrale puis Histoire d’une forteresse en 1874…) et si Jean Macé a consacré deux ouvrages aux mathématiques (L’arithmétique du Grand-Papa en 1863 puis L’arithmétique de mademoiselle Lili en 1867), la majeure partie des récits traitaient de physiologie, de zoologie, de botanique ou de paléontologie.
4 Elle y développa une pédagogie nouvelle, adaptée à la petite enfance, qui comprenait un premier enseignement scientifique et qu’elle nomma « leçon de choses ». Son engagement en faveur de l’instruction et de la vulgarisation peut se lire comme une conséquence de son fouriérisme.
5 Il s’y battit dès sa fondation pour une école gratuite, obligatoire et laïque. Ce républicain ardent, franc-maçon et proche des milieux fouriéristes, fut aussi journaliste et homme politique, avant de devenir sénateur inamovible en 1883.
6 Correspondante de Balzac, elle a publié une dizaine de livres pour enfants. Elle s’est intéressée, comme Marie Pape-Carpantier, à l’éducation des plus jeunes, en devenant elle-même maîtresse d’école bénévole, bien qu’elle ait été pour une grande part autodidacte.
7 Lui aussi un temps intime de Balzac, Samuel-Henry Berthoud écrivit d’abord des romans régionaux tout en étant rédacteur en chef du Musée des familles puis de La Presse, et en enseignant la littérature au sein d’une Société d’émulation. Il ne s’intéressa que tardivement à la vulgarisation scientifique, mais s’y consacra exclusivement pendant les trente dernières années de sa vie.
8 Chimiste de formation, il interrompit ses études pour participer activement à la révolution de 1848 et devenir brièvement employé au ministère de l’Instruction publique au tout début de la IIe République. Par la suite, il devint un collaborateur entre autres du Magasin pittoresque et du Musée des familles, où il côtoya Berthoud.
9 Auteur prolixe dont la notoriété considérable tenait tout autant à ses livres de vulgarisation qu’à son œuvre spiritiste, il était un autodidacte passionné d’instruction populaire qui enseigna l’astronomie à l’Association polytechnique. Il fit partie dès sa création du Cercle parisien de la Ligue de l’enseignement avec Jean Macé.
10 Avant que ses Souvenirs entomologiques (1879-1882) ne le rendent célèbre, il fut instituteur puis professeur de physique, et écrivit de nombreux manuels de lecture pour le primaire et de sciences pour le secondaire. Il reprit tardivement des études universitaires qui lui permirent d’obtenir une licence de sciences naturelles, puis un doctorat ès sciences.
11 Le premier était membre de l’Académie des sciences et le second professeur à la faculté des sciences de Paris. Quant à Paul Bert, qui devint brièvement ministre de l’Instruction publique de novembre 1881 à janvier 1882, il succéda à Claude Bernard au Collège de France.
12 Il a fallu attendre 1882 pour que l’enseignement des sciences naturelles devienne obligatoire à l’école primaire, niveau d’études le plus général à l’époque : jusqu’à la loi du 28 mars, les cours de sciences naturelles étaient facultatifs, sans horaires arrêtés, et dispensés par des instituteurs eux-mêmes peu formés puisqu’il n’y avait pas de professeur de sciences spécialisé à l’école normale. Dans le secondaire même, cet enseignement a fluctué au rythme des réformes, et Arthur Mangin pouvait écrire sans exagération à propos d’un jeune bachelier qu’« il est sorti du collège avec un certain vernis d’humanité, mais ne sachant pas un mot de science » (Mangin 1862 : 20).
13 Toute l’introduction de l’Histoire d’une bouchée de pain est ainsi ponctuée de questions amenant l’enfant à s’interroger sur le pourquoi de la nutrition, depuis « vous êtes-vous quelquefois demandé pourquoi l’on mange ? », « pourquoi mange-t-on, même quand on n’a que de la soupe ? » jusqu’à « et comment avez-vous grandi, s’il vous plaît ? » (Macé 1880 : 2 sq.).
14 Un court récit du Monde des insectes (1864) de Samuel Berthoud, « Les insectes odorants », renvoie ses lecteurs au Pornographe (1769) de Rétif de la Bretonne, dont le sous-titre est La prostitution réformée, au prétexte que « la propriété parfumée des insectes est connue depuis longtemps, car Rétif de la Bretonne parle, dans son Pornographe, de composer, avec les insectes suaves, des bouquets vivants » (Berthoud 1864 : 217).
15 Pitre-Chevalier, rédacteur en chef du Figaro et directeur d’une autre revue familiale, le Musée des familles, peut ainsi écrire dans la préface du Voyage scientifique autour de ma chambre (1861) : « nous présentons le livre de M. Mangin à la jeunesse, aux femmes, aux gens du monde, aux savants et aux lettrés, aux enfants grands et petits, à la famille entière, en un mot » (Mangin 1862 : X).
16 Ces bibliothèques populaires communales, créées par Jean Macé en 1861, annonçaient les bibliothèques scolaires dont elles partageaient les buts, même si elles s’adressaient plus spécifiquement aux classes laborieuses. Leur fonctionnement différait aussi puisqu’il était assuré par l’initiative privée.
17 M. Lesage ou Entretiens d’un instituteur avec ses élèves sur les animaux utiles (1865) de Louis Auguste Bourguin, Les soirées de ma tante Rosy (1893) de Jean Macé ou Les promenades du docteur Bob, histoire de deux jeunes naturalistes (1885) de Charles Beaugrand en sont quelques exemples (Raichvarg et Jacques 1991 : 151-163) ; Les pourquoi de mademoiselle Suzanne (1880) et Les parce que de mademoiselle Suzanne (1881), écrits par Émile Desbeaux, ressortissent aussi au genre.
18 Le trajet du morceau de pain dans le corps de la petite fille est l’occasion d’un exposé anatomique et physiologique sur l’une des fonctions organiques principales du corps humain, la nutrition (autrement dit la digestion, la respiration et la circulation sanguine) ; Jean Macé en profite aussi pour présenter la classification des animaux.
19 Ces histoires se présentent comme de très courts textes écrits pour de jeunes enfants, systématiquement représentés dans ces fictions : centrées sur un objet d’études précis (« le papillon », « les chenilles », « la bête à bon dieu »…), elles mêlent informations scientifiques simples et considérations morales.
20 Ce livre, qui se rapproche par certains aspects d’un manuel scolaire de botanique (présence de dessins scientifiques, découpage en chapitres thématiques sur les « végétaux cellulaires », puis les « végétaux vasculaires »…), ne se présente pas dans son ensemble comme un conte, une nouvelle ou un roman, et apparaît ainsi comme un cas limite ; néanmoins, son sous-titre Récits sur la vie des plantes indique qu’il n’hésite pas à recourir à des micro-fictions dans le cours de ses chapitres pour expliquer ou illustrer certains points.
21 En suivant les retours réguliers près de la Terre d’une comète douée de parole, un narrateur raconte, dans ce qui est le premier texte de fiction de Flammarion, l’histoire de l’apparition de la vie telle que la voit cet astre vagabond depuis l’espace.
22 Ces métamorphoses racontent à la première personne les aventures que vit une gouttelette au sein d’un arbre, dans le corps d’une vieille femme, sur le pétale d’une fleur…, et qui servent de prétexte à la présentation de connaissances physiologiques, botaniques et techniques diverses.
23 Dans ce récit où un groupe d’amis fait une promenade en forêt, la rencontre d’un chêne abattu est l’occasion d’un exposé en grande partie consacré aux plantes ; celui-ci adopte une forme originale puisqu’il est pris en charge par l’un des personnages, botaniste, qui dit prêter sa voix à l’arbre déraciné pour qu’il raconte sa vie et ses histoires.
24 Le premier texte est écrit en 1868 par Ernest Jeanbernat, le second l’est par Henri de la Blanchère en 1879.
25 Dans le dictionnaire de Ferdinand Buisson, les leçons de choses sont définies comme « l’application de la méthode intuitive aux connaissances de l’ordre sensible » (Buisson 1882-1887, t. II, vol. 2 : 1114), autrement dit d’une démarche inductive à des phénomènes relevant de la nature.
26 Louis Liard, qui donna au tournant du siècle son nom à la réforme de l’Université française, développe l’idée que « dans l’enseignement secondaire, les études scientifiques doivent, comme les autres, contribuer à la formation de l’homme. Elles sont donc elles aussi, à leur façon des “humanités”, au sens large du mot, les “humanités scientifiques” ». Parlant des sciences en général, il ajoute qu’elles peuvent devenir des « maîtresses de philosophie » car elles « habitu[ent] les intelligences à ne pas penser par fragments, mais à comprendre que tout fragment n’est qu’une partie d’un tout » (Liard 1904 : vi).
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