Transmission successorale et organisation de la propriété
Quelques réflexions à partir de l’exemple corse
p. 217-234
Texte intégral
1Si l’on reconnaît le rôle éminent qu’a joué l’ethnologie dans la mise en évidence de l’extrême diversité des formes de la propriété, de ses fondements, de sa transmission et de son organisation dans les sociétés humaines, est-on prêt à lui faire une place à la table des disciplines qui s’appliquent à traiter de la propriété foncière privée, aujourd’hui, en France ? Si claire apparaît la notion même de propriété dans notre pays, si partagés les comportements qui lui sont rattachés, si organisés par l’intérêt et la passion son usage1 et par les principes de droit sa dévolution, si précisément consignés sa carte et ses évolutions, qu’il semble n’y avoir plus guère de mystère « anthropologique » à dissiper.
2Or, pour qui veut bien entendre la leçon de nombreux travaux menés à l’échelle qui est celle de l’entreprise ethnologique et dans une perspective comparative, l’image que livre d’elle-même la propriété foncière est, autrement complexe et fragmentée que ne le laissent supposer les diverses théories générales qui la prennent pour objet. Si l’on se place du point de vue des représentations culturelles qui commandent, comme on le sait, les realia des phénomènes de propriété, force est de constater que posséder la terre n’a pas en tous lieux le même sens et donc la même utilité, que sa transmission obéit à des logiques pratiques et symboliques extrêmement contrastées, que ce pluralisme est un fait et que rien n’implique qu’il doive s’estomper. Partout s’instituent au présent des traditions, se reproduisent donc des écarts à la fois entre les pratiques observables ici et là et par rapport à cette norme hypothétique qu’en différents endroits l’on s’efforce de promouvoir ou dont l’on tente de déceler la réalité.
3Que l’usage et la transmission de la propriété foncière doivent se conformer à des contraintes de tous ordres, matérielles, économiques, politiques, juridiques dont géographes, agronomes, économistes, juristes montrent bien les effets qu’elles induisent sur les comportements et les régularités qu’elles introduisent, n’empêche pas que les attitudes envers la propriété soient aussi déterminées par un code culturel dont rien n’indique qu’il soit unique2.
4Ainsi l’hypothèse selon laquelle aurait prédominé ici une idéologie de la petite propriété « fondée sur la possession effective d’un bien transmissible aux générations suivantes mais surtout fondée sur l’indépendance que donnerait la propriété » (Coulomb 1973) ne suffit pas à rendre compte de la variété des pratiques observables.
5Mais tenter de faire prendre la mesure de cet éclatement du langage culturel par lequel se définit localement le fait de propriété et de sa transmission n’est pas chose aisée. L’on se trouve, en effet, enfermé dans le dilemme suivant : soit multiplier les exemples attestant de la diversité des formes d’appropriation et de dévolution successorale afin de donner un aperçu, nécessairement limité, de la pluralité présumée des situations, soit se borner à un cas ethnographique précis, au risque de paraître lui conférer abusivement une portée générale. C’est pourtant, en toute connaissance de cause, cette deuxième solution que nous retiendrons ici.
6Comme on le sait peut-être, comme les pouvoirs publics ne l’ignorent en tout cas pas, bien des incertitudes entourent l’état du foncier en Corse. La première d’entre elles concerne la délimitation exacte des sols sur lesquels s’exerce une appropriation privative. Certes les documents cadastraux nous en livrent la superficie au centiare près. Elle recouvre aujourd’hui 63 % des surfaces insulaires. Mais cette catégorisation est le fait de l’instance officielle. De la notion de propriété privée, elle ne retient que le complexe de droits et de devoirs conférés ou imposés par l’État ; elle en écarte tout ce qui s’exprime sous forme d’attributs, de pouvoirs et de prérogatives rendant l’appropriation effective. Autrement dit, si les hommes en Corse se voient reconnaître socialement, sinon légalement, la capacité à pratiquer des formes extrêmement variées d’utilisation de la terre à des fins personnelles et à fixer le caractère et l’étendue de cette utilisation, quel que soit le statut cadastral des sols, lesquelles de ces modalités peut-on qualifier de propriété privée ? Voici pourquoi, aussi paradoxal cela puisse-t-il apparaître, pour traiter de la propriété privée dans l’île, nous commencerons par évoquer le cas des biens communaux.
Les biens communaux sont-ils propriété privée ?
7Les biens communaux occupent 28 % des sols, proportion considérable par rapport à la situation sur le continent où la moyenne est de 9 %. Néanmoins, et pour suivre sur ce point Francis Pomponi auquel nous nous référerons souvent dans cette partie de notre exposé, le point de vue quantitatif n’est pas significatif. Ce pourcentage est à mettre en relation avec les caractéristiques montagneuses du milieu et l’exploitation pastorale, sous forme extensive, de la majeure partie des territoires communaux dans l’intérieur de l’île. La preuve en est fournie par le contraste entre la situation prévalant dans les cantons les plus élevés de la Corse à tradition d’élevage transhumant (jusqu’à 75 % des sols y sont communaux) et celle caractérisant les régions à vocation arboricole ou horticole (où les biens communaux peuvent y être inexistants comme en Castagniccia).
8Il faut s’interroger sur ce que recouvre, du point de vue des realia de l’occupation des sols et de l’exercice des droits, cette notion de bien communal. Rien n’est plus étranger aux représentations culturelles que l’idée suivant laquelle le communal, u cummunu, serait la propriété de l’entité communale et que sa gestion relèverait de la municipalité au nom du bien commun. Comme on le voit lors des campagnes menées par l’État au xixe siècle pour le partage par feux des biens communaux, les ayants droit ou cummunisti considèrent que « les terres et les droits collectifs appartiennent également à chacun des membres de la communauté qui la composent plutôt qu’à la communauté elle-même » et que « chacun jouit en quelque sorte privativement et également du droit de dépaissance ou de celui de cultiver la terre » (Pomponi 1974 : 8). En d’autres termes, les biens dits communaux ne seraient, dans la conception idéologique et fonctionnelle dominante au sein de la société villageoise, qu’un patrimoine foncier laissé en indivision, une somme de propriétés individuelles à la manière d’un bien familial dont le partage aurait été indéfiniment différé. L’État veut-il recenser les biens communaux ? Chaque maire de répondre qu’il n’existe point chez eux de biens communaux dans l’acception définie par les pouvoirs publics et celui d’Arbori de préciser que « ceux que l’on appelle improprement communaux appartiennent à tous les chefs de famille » (ibid. : 38). Les gendarmes emprisonnent-ils ici (dans le Filosorma possédé en indivis par cinq communes du canton montagnard du Niolu et dont certaines zones vont être domanialisées au milieu du xixe siècle) un berger-cultivateur ? Celui-ci de faire valoir, témoins à l’appui, que « le soussigné […] était avec ses consorts possesseur […] se croyant propriétaire des terres »3. Fait-on un procès à un usurpateur présumé du Domaine ? Celui-ci d’exposer que « la terre que je possède depuis près de quarante-deux ans […], j’en ai eu la tranquille et pacifique possession […], cette terre sauvage que j’ai défrichée, cette parcelle de terrain, je l’ai entourée d’un mur » et, plus important pour nous, d’affirmer qu’il « entend qu’elle ne soit pas sur le domaine de l’État mais qu’elle soit située sur le sol des biens communaux »4. Autrement dit, la preuve qu’il n’est pas usurpateur du Domaine, c’est qu’il possède sur le sol des biens communaux. Et, à la conviction qu’il expose du sentiment de propriété et de l’intention de posséder (l’animus du droit romain), à la détention matérielle du bien en question (le corpus), il ajoute, prudent, l’argument jugé par lui plus juridiquement acceptable par les instances officielles de la prescription acquisitive (voici pourquoi il évoque les quarante-deux années de tranquille et pacifique possession, la mise en valeur, le clôturage).
9Aujourd’hui encore, on peut observer dans les communautés pastorales de la montagne que les bergers sont les « propriétaires » des terrains de parcours situés sur les biens communaux. Chacun d’eux exerce, en effet, sur toutes les parcelles qui constituent l’imbestita de son troupeau (l’aire territoriale à l’intérieur de laquelle les animaux circonscrivent leurs déplacements journaliers de quête alimentaire) un véritable droit d’usage, de jouissance et de disposition. D’usage : il se sert de l’imbestita en maître absolu de l’espace, s’estimant libre de pratiquer tous les types d’opérations qu’il juge bons depuis le simple débroussaillage jusqu’à l’écobuage automnal. De jouissance : il fait prélever par son troupeau toutes les ressources fourragères disponibles sans tolérer aucune intervention étrangère. De disposition : il transmet l’imbestita aux héritiers de son troupeau, voire à l’occasion à tout acquéreur éventuel auquel il l’aurait cédé, sans médiation de la communauté. L’imbestita est un bien privé. Les seules restrictions apportées au droit d’usage, de jouissance et de disposition de l’imbestita, comme d’ailleurs aux droits des propriétaires des parcelles privées parfois englobées dans le trajet animal d’acquisition alimentaire, sont celles qui s’imposent à tous les utilisateurs de troupeaux et qui constituent un élément du code de « bonne conduite » des troupeaux auxquelles il faut adjoindre l’interdiction généralement faite aux cummunisti d’introduire sur le territoire de la commune des bêtes étrangères au cheptel villageois. On ajoutera que les bergers sont « propriétaires » des bâtiments pastoraux implantés sur le communal (piazzili regroupant l’abri en pierres sèches pour les hommes, l’enclos à brebis ou à chèvres, le corral et la fromagerie enterrée) dont ils usent et jouissent, qu’ils transfèrent selon les mêmes modalités. Précisons enfin qu’au moins dans les régions où nous avons mené des enquêtes, aucun maire ne fut de mémoire d’homme en mesure d’affermer les communaux, malgré les pressions exercées par les autorités préfectorales, et que là où l’administration tenta d’en imposer la pratique la population se ligua toujours pour « empêcher tout enchérisseur de se manifester »5, au besoin par la force. Il ne s’agissait pas là d’un simple refus de payer mais d’une réaction viscérale face à une mesure vécue comme une spoliation intolérable, une atteinte à la propriété.
10Que d’ailleurs les membres de la société villageoise considèrent que les soi-disant communaux appartiennent également à chacun des chefs de famille qui composent la communauté locale et non à la commune administrative, cela apparaît bien dans les régions où s’est introduite la distinction entre u cummunu (le communal au sens que nous venons de voir) et u cummuninchu (le communal au sens juridictionnel du terme). Une terre, un bois, un pâturage sont du cummunu, le local de la mairie ou la cabine téléphonique du cummuninchu.
11À la limite, il n’y a donc de « communal » en Corse que là où le groupe des ayants droit, c’est-à-dire tous ceux qui se reconnaissent entre eux comme socialement habilités à posséder en commun les surfaces communales, coïncide exactement avec l’ensemble des habitants d’une commune. Ce n’est pas, et de loin semble-t-il, le cas le plus fréquent. L’on rencontre encore de nos jours des « communaux » en situation d’indivision entre plusieurs communes appartenant parfois à des cantons différents, des « communaux » de villages, des « communaux » de quartiers de villages, des « communaux » de familles, enfin, là où les droits fonciers sont détenus exclusivement par les descendants de mêmes ancêtres. Il va sans dire que du point de vue du statut légal ces « communaux » sont regardés comme des biens communaux selon l’acception qu’en donne le Code civil.
12Il existe en Corse de nombreux cas d’indivision intercommunale. Ils ne concernent pas seulement des communes aux territoires limitrophes s’accordant entre elles pour organiser compascuité ou réciprocité de jouissance sur leurs territoires respectifs. Ils ne s’appliquent pas uniquement à des zones montagneuses exclusivement dévolues au pastoralisme extensif comme la montagne de Cagna ou celle du Coscione, ou encore aux étroits bassins littoraux traditionnellement utilisés par les bergers dans les déplacements de la double transhumance. C’est ainsi qu’en 1930 chaque habitant des communes de Ghisonnaccia, Aghione, Lugo et Poggio di Nazza était libre « d’enclore et de mettre en culture telle parcelle qui lui plaisait » (Carlotti 1933). On devine sans peine les conflits qui vont éclater entre deux logiques sociales d’usage des sols et d’appropriation foncière (un aspect important de ce qu’il est convenu d’appeler le « problème corse ») lorsqu’à partir des années 1960 les habitants de la région ont vu s’implanter de l’extérieur une viticulture moderne et une arboriculture intensive. Pour nombre d’entre eux, ces terres n’étaient pas des biens communaux mais des propriétés familiales transmises de génération en génération.
13Les « communaux » de villages sont la règle partout où l’érection d’une commune a fusionné ensemble des établissements villageois ou paesi qui étaient autrefois des communautés politico-administratives (et des paroisses sur le plan religieux) dotées d’une individualité historique, sociologique, économique et culturelle. Cette fusion s’est opérée sur un registre principalement administratif. L’appartenance à la commune ne donne aucun droit au berger d’un paese d’utiliser les « communaux » d’un autre paese. Les limites sont aussi bien marquées à l’intérieur d’un finage communal qu’entre deux territoires communaux.
14On rencontre des « communaux » de quartiers là où les villages se sont formés par assemblage de quartiers pourvus, comme les villages d’une même commune, d’une individualité propre et nés fréquemment de la fixation et de l’extension d’un groupe familial plus ou moins étendu. Curieusement, comme le note Pomponi, on ne se trouve pas en présence, généralement du moins, « d’une situation conforme au mode originel de l’occupation de l’espace qui se serait pérennisé à travers les siècles » (Pomponi 1974 : 9). Ces « communaux » de quartiers résultent le plus souvent, au contraire, d’une division tardivement opérée des communaux des anciennes communautés villageoises, lorsque les habitants de tel ou tel quartier ont entendu jouir seuls de certains sols dont ils acceptaient autrefois de partager la possession. Les motifs communément allégués pour justifier aujourd’hui de cette restriction à l’indivision communautaire ne sont pas techniques ou économiques : ils renvoient à l’histoire du groupe villageois exactement comme certaines ruptures de l’indivision familiale sont rapportées à des brouilles internes.
15Enfin les « communaux » de familles, s’ils ont disparu dans les faits, continuent de figurer comme un modèle « idéal » d’organisation. L’exemple de Fozzano est à cet égard frappant. Ainsi un document d’archive nous apprend que « cette agglomération n’était, lorsque ses premiers habitants s’agrégèrent ensemble, qu’un composé d’un petit nombre de familles […] ; maîtresses primitives de tout le sol enfermé dans la circonscription de Fozzano, elles le possédèrent et l’exploitèrent d’abord en commun puis elles se le répartirent et s’enlotirent respectivement mais en conservant quantité de surface en indivision […]. Leur droit de propriété notoire était tellement enraciné et coexistant à la formation de la communauté que nul ne s’avisa d’y porter atteinte tout au long des siècles et des siècles »6. Ainsi, comme le note Pomponi, malgré l’arrivée de nouveaux habitants et la « municipalisation » progressive de la communauté, le « communal » de familles ne s’est pas fondu dans le « communal » de communauté, ni les droits indivis de ces familles fondatrices dans les droits indivis détenus, en d’autres endroits, par toutes les familles du village.
16Il n’entre évidemment pas dans les limites de cet exposé de reconstituer le trajet historique au cours duquel s’est rétréci globalement l’horizon communautaire. Tout au plus pouvons-nous préciser que l’évolution ayant mené d’un « communal » autrefois accessible à tous les habitants de la Terre du Commun7, institution foncière vraisemblablement liée à une représentation tribale d’un monde social construit suivant un principe généalogique fonctionnant à une très large échelle, à des « communaux » possédés en indivis par des groupes dont la base locale est très diversifiée (anciennes pièves ou circonscriptions religieuses de la Corse gênoise, communautés villageoises érigées ou non en communes par les autorités françaises, quartiers de villages, ensembles de familles) n’a certainement pas été linéaire. On n’est pas passé de manière ordonnée et par paliers successifs d’un Commun très ample à une communauté des terres à l’échelle villageoise ou infra-villageoise. Il est impossible d’aligner l’évolution du régime de la propriété sur celle des cadres politiques et administratifs de la vie sociale. De plus, l’histoire a moins procédé en Corse par remplacement d’institutions arrivant en quelque sorte à échéance que par accumulation ou entassement. Une forme de propriété ne chasse pas l’autre. À une même époque, qu’il s’agisse d’hier ou d’aujourd’hui, coexistent des régimes d’appropriation très divers par leurs principes.
17Mais la question qui se pose est la suivante : en quel sens cette propriété « communale » dont nous avons vu qu’elle n’était pas considérée comme appartenant collectivement à un groupe social mais regardée comme détenue également et privativement par chacun de ceux qui le constituent peut-elle être dite différente de la propriété privée ou familiale ?
18Si l’on se place du point de vue, ethnologiquement pertinent, de la manière de posséder, rien n’autorise à penser que l’on se trouve en présence de deux formes distinctes d’appropriation, logiquement antagonistes, historiquement substitutives. Il n’y a pas, d’un côté, des droits fondés sur une organisation locale ou territoriale (les « liens du sol »), plus collectifs donc, de l’autre, des droits reposant sur l’organisation familiale et domestique, la parenté (les « liens du sang »), plus individualisés en somme. Le sujet social ne se divise pas en cummunistu et en propriétaire. Il est l’un et l’autre. Tout citoyen de la communauté est détenteur de biens privés, tout détenteur de biens privés citoyen de la communauté. Propriété « communale » et propriété privée ne cristallisent pas des liens, culturellement pensés différents, l’un d’ordre statutaire et l’autre de nature patrimoniale, entre hommes et sols mais expriment un seul et même lien socialement reconnu entre ces hommes et des sols dont on use seulement de manière différente. La pluralité réside dans les formes d’utilisation de la propriété davantage que dans les formes de la propriété. Les terrains de parcours ne sont donc pas l’ultime refuge d’une propriété collective autrefois étendue à l’ensemble des ressources foncières ni le jardin privé l’aboutissement inéluctable d’une évolution linéaire.
19La communauté locale, qu’elle soit ou non administrativement commune, ne constitue pas, en effet, un être moral et juridique distinct de la personne de ses membres. L’appartenance à cette communauté est, au contraire, indissociable de l’enracinement au sein d’une lignée familiale. Et, du fait de la tendance qui a longtemps prédominé à l’endogamie de localité, liens du sol et liens du sang se confondent effectivement. Comme dit le proverbe, « I vicini so i cucini » (« Les voisins sont cousins »). Le lien social commandant l’utilisation en commun des « communaux » est de parenté avant que d’être d’appartenance à une unité territoriale. Voici pourquoi chacun est propriétaire privatif du patrimoine collectif, détenteur d’une partie de celui-ci, matérialisée ou non. Dès lors, la seule différence entre propriété privée et propriété dite communale réside dans la sphère de mise en commun des droits, dans l’extension du sujet social titulaire des pouvoirs et obligations et non dans les prérogatives s’exerçant sur la terre, dans la manière de posséder. Mais il ne faut pas en exagérer la portée : dans de nombreux cas, comme on va le voir, la propriété privée possède tous les attributs des anciens « communaux » de familles.
Les biens privés sont-ils propriété personnelle ?
20Si la propriété « communale » n’est pas le bien de tous mais celui de chacun pour sa fraction propre, la propriété privée ne présente certainement pas les aspects d’une détention individualisée. Rien ne saurait être plus étranger à la conception corse de la propriété que l’idée d’un droit concentré entre les mains d’un sujet unique et particularisé, libre d’user, de jouir et de disposer de ses biens, exclusivement et à sa guise. L’individu propriétaire n’est pas ici plongé dans la solitude extrême que procure, si elle existe quelque part, la souveraineté absolue sur les biens.
21C’est autour de la famille que s’organisent les institutions foncières, comme toutes les autres d’ailleurs, et la propriété de la terre. Cette famille qui rassemble non seulement ses membres vivants mais encore ses morts et ceux à venir constitue, à la différence de la communauté locale, un être social et juridique distinct de la collection d’individus qui la composent à un moment donné de son histoire. On pourrait en dire ce que Tocqueville (1981) affirmait de la famille de ces peuples qu’il appelait aristocratiques : « Les générations se succédaient en vain les unes aux autres ; chaque famille y était comme un homme immortel et perpétuellement immobile. » Par là il l’opposait à celle des époques modernes ou démocratiques pour laquelle « la trame du temps se rompt à tout moment et le vestige des générations s’efface » (ibid.). Le propriétaire en Corse n’est pas ce sujet individuel, au destin précaire et limité, isolé de ses contemporains comme de tous ceux qui l’ont précédé et vont le suivre mais la famille dans sa double dimension horizontale de corps social et verticale de lignée comme indifférente à la succession des hommes.
22La prédominance de la forme à la fois familiale et lignagère de la propriété entraîne plusieurs conséquences. Il s’ensuit d’abord que le chef de famille à qui échoient, durant un laps de temps limité qui est celui de son existence propre, les droits sur les biens familiaux en est le dépositaire plus que le propriétaire (Lenclud 1985 ; voir dans ce volume pp. 143-161). Il en a la charge davantage que la disposition, moins la maîtrise que la responsabilité. C’est une propriété du type « tutelle » et non du type « possession ». À l’inverse de la conception dite moderne du droit de propriété, l’objet l’emporte en quelque sorte sur le sujet, la chose appropriée sur le détenteur nominal des prérogatives. À la limite, le chef de famille est au service du patrimoine plus qu’il ne peut s’en servir. Propriété oblige !
23La manière culturellement déterminée de posséder les biens familiaux apporte, en effet, de singulières restrictions au droit de propriété dont la moindre n’est pas que son titulaire ne dispose pas de la capacité à en organiser ordinairement le transfert par une autre voie que la voie successorale. Dans les régions qui n’ont pas connu les bouleversements apportés par l’introduction de nouveaux modes de mise en valeur, agronomiques ou touristiques, la terre n’est pas généralement objet de commerce. Un observateur le notait au début du siècle dernier : « Le Corse ne peut sans péril aliéner son domaine en tout ou en partie. S’il enfreint cette prohibition tacite mais rigoureuse, il s’expose pour le reste de ses jours » (Feydel 1798). Cela ne veut pas dire que l’achat ou la vente de terres privées étaient inconnus en Corse ou le demeurent, encore qu’à la lumière des données disponibles nous avons pu constater qu’à l’échelle d’une commune, c’est une infime partie de l’ager et de l’hortus communal qui, ainsi négociée, change de mains dans les cinquante dernières années. Cela signifie que le « marché » foncier obéit à une logique qui n’est pas économique au premier chef. Il faut noter d’abord qu’à ce marché ne sont admis que les membres de la communauté locale. Si la vente des biens familiaux appelle le discrédit social, la vente à l’extérieur du paese, c’est-à-dire l’introduction de propriétaires étrangers, est condamnée à se faire dans l’ombre (et à n’être pas d’habitude officialisée). Du premier commandement « Tu n’aliéneras pas la terre de tes ancêtres » au second « Tu ne la céderas pas à des étrangers », il y a tout ce qui sépare une disposition éthique d’un arrêté social. Ainsi, en Corse comme dans la plupart des sociétés paysannes où il n’y a pas de marché de la terre, la communauté exerce un contrôle effectif sur les ressources appropriées. En second lieu, une loi bien connue des ethnologues s’applique aux rares transactions foncières : les biens mis en jeu ont une valeur qui n’est pas séparable des personnes sociales auxquelles ces biens sont attachés. Cette valeur n’est pas un attribut distinct des individus en présence. D’où un « marché » sans références objectives ni instrument de mesure où la terre n’accède que très imparfaitement au statut de marchandise.
24Le voudrait-il d’ailleurs que le détenteur des biens familiaux (qui n’est pas toujours, tant s’en faut, le titulaire du compte à la matrice cadastrale) éprouverait les plus grandes difficultés à en opérer la cession. Propriété familiale et non individuelle, la terre est le plus souvent en état d’indivision. On est plus proche ici d’une véritable propriété collective que d’un fractionnement de la propriété individuelle dans la mesure où le partage, viendrait-il à être opéré, serait dans bien des cas incapable de restaurer une propriété privative sur une fraction matériellement localisable du sol.
25Il est pour le moins difficile d’évaluer exactement la proportion des terres en situation réelle d’indivision. Elle est certainement beaucoup plus importante que ce qu’en révèlent les données cadastrales dont chacun reconnaît, en Corse, la valeur limitée. D’après le cadastre de 1962 – avec toutes les réserves qui s’imposent par conséquent – à l’échelle de l’île entière, 38,2 % des sols appropriés seraient indivis. Dans une commune de montagne où nous avons pu mener une enquête détaillée, sur 494 comptes à la matrice cadastrale, 112 sont officiellement indivis. Mais nous avons pu vérifier qu’un pourcentage important des 382 comptes en pleine propriété était en réalité au nom d’individus décédés depuis longtemps. Sur un échantillon de parcelles aussi représentatif que possible, nous avons observé que 3,30 % seulement appartenaient en pleine propriété à des individus en vie, 46,20 % à plusieurs copropriétaires (les héritiers de…). Pour 33 % des parcelles, aucun processus de mutation n’avait été engagé et 23,10 % des parcelles connaissent une situation d’indivision dans laquelle les ayants droits appartiennent à au moins deux générations différentes. Pour 13,20 % des parcelles, les propriétaires ne sont pas identifiables. Une équipe de l’Institut national de la recherche agronomique (Inra) a établi un bilan un peu différent dans une commune de la Castagniccia (Raichon 1976). Elle a distingué quatre formes juridiques de propriété :
- la pleine propriété où une seule personne est titulaire de la propriété (51 % des propriétés, 52,7 % des surfaces communales) ;
- la propriété en succession : le propriétaire « unique » ou supposé tel est décédé, les héritiers n’ont pas engagé les procédures de partage (34,5 % des propriétés, 38 % des surfaces) ;
- la copropriété où plusieurs personnes sont propriétaires collectivement d’une même surface (9,5 % des propriétés, 6,8 % des surfaces) ;
- la copropriété en succession : les copropriétaires sont décédés, les règlements d’héritage n’ont pas eu lieu (4,4 % des propriétés, 2,5 % des surfaces).
26Mais présenter la situation en ces termes, en sous-estimant à notre sens le pourcentage des terres en état d’indivision, reflète un préjugé culturel courant dans notre propre type de société, une conception strictement « utilitariste » du fait d’appropriation8. Il s’y déchiffre entre les lignes l’idée que l’indivision est, comme le disent les juristes, un régime inorganique, logiquement destiné à cesser, qu’elle est en Corse un accident de l’histoire récente et la manifestation aberrante d’un blocage foncier eu égard aux exigences d’une économie « normale ».
27Or, si on veut bien considérer que l’indivision foncière est en Corse un phénomène ancien, même si elle a pris de nos jours une dimension nouvelle liée à la marginalisation des ressources agronomiques insulaires, force est d’admettre qu’elle est une certaine organisation matérielle et symbolique des relations entre les hommes et la terre, c’est-à-dire des relations entre les hommes. Ainsi dès 1882, dans la commune où nous avons mené notre enquête (Lenclud 1980), certains biens fonciers étaient cadastralement partagés en 24e non délimités, attribués à des propriétaires déjà collectifs (les héritiers de…). Et du fait de l’ancienneté de cette indivision, la totalité des habitants (ou plus exactement des ressortissants) de la commune, plusieurs centaines de personnes, se partagent, par le simple jeu des mécanismes successoraux et par défaut – que l’on doit bien supposer intentionnel – de partage effectif, des droits sur certaines parcelles. Dans de tels cas, la propriété privée non seulement retrouve l’aspect du vieux « communal » de familles mais s’apparente à un véritable bien « communal ».
28Les pressions qui jouaient en faveur de l’indivision patrimoniale – et jouent encore dans un contexte différent – ressortissent à la fois à la raison pratique et à la raison culturelle. À la raison pratique en premier lieu : l’indivision résultait logiquement de la coexistence entre une très forte démographie familiale et le caractère limité des ressources foncières effectivement répartissables. Elle découlait de l’impossibilité d’appliquer de façon stricte le droit successoral commun (égalité entre héritiers) dans une situation marquée par la croissance démographique et l’absence d’émigration. L’indivision s’affirmait donc comme le meilleur moyen d’éviter un morcellement incompatible avec les modalités techniques de la mise en valeur. De plus, l’indivision des moyens fonciers de la production s’accordait parfaitement avec l’organisation sociale de la production. Dans la mesure où le père de famille s’efforçait de retenir ses fils mariés au sein de la manufacture familiale, d’y intégrer ses gendres, dans la mesure aussi où des frères établis continuaient à mettre en commun leur force de travail, la propriété familiale tendait à rester préservée du partage. À production collective, ressources indivises. Le rythme de la répartition s’adaptait à l’étirement caractéristique du cycle de développement domestique.
29Mais les pressions en faveur de l’indivision prolongée du patrimoine ressortissent en même temps à la raison culturelle. L’indivision se fonde, en effet, sur une certaine représentation mystique du lien entre les hommes et leurs sols, entre la famille et ses biens. Comme dans maintes sociétés que l’on a coutume d’appeler traditionnelles, la terre n’est pas ici un simple support de la production, une ressource économique. Elle assure la médiation entre les morts et les vivants, entre les vivants et leurs descendants à venir. Elle forme donc avec d’autres éléments corporels comme la maison ou incorporels comme le nom une universalité inséparable des hommes eux-mêmes. Elle est moins un bien qu’un attribut, une possession qu’un prolongement. Elle inscrit dans l’espace la continuité des hommes et les réseaux de leur solidarité. Il s’ensuit que dans cette société où les hommes sont souvent dits avoir la « passion » de la propriété, l’importance est moins attachée à la disposition de n’importe quel type de biens fonciers qu’au maintien de l’intégrité de son patrimoine. Dans une logique parfaitement étrangère au langage de la valeur d’échange, un champ n’en vaut pas un autre. On sait peut-être qu’il était d’usage relativement fréquent dans certaines régions de l’île d’enterrer ses morts dans une terre familiale dont le caractère inaliénable et indivisible était alors porté à l’extrême. Ce lien entre les hommes et les sols est à la base du statut symbolique de la terre et ce statut, traduisant, l’emprise du groupe sur les hommes, est lié à l’impératif de la continuité familiale.
30Pour résumer ce qui précède, un individu n’acquiert la disposition d’une propriété que dans la mesure où il appartient à une lignée déterminée et où il est inclus, par conséquent, dans une communauté de parents qui sont, vis-à-vis de cette propriété, dans la même relation que lui et entretiennent avec lui les mêmes rapports que lui-même entretient avec eux. La continuité familiale implique donc, en toute logique, le maintien d’une certaine indivision du patrimoine foncier. Le regroupement des gens est inséparable du regroupement des biens. On voit, par conséquent, que propriété « communale » et propriété privée sont, du point de vue des principes fondant l’appropriation, une seule et même organisation des rapports sociaux de propriété.
La propriété se transmet-elle ?
31Les recherches qui sont menées sur la transmission successorale et les droits d’héritage s’inscrivent dans une perspective d’inspiration généralement fonctionnaliste et s’efforcent d’établir une typologie raisonnée des modes de dévolution. On suppose que, toujours et partout, le but des coutumes successorales est d’éviter un morcellement excessif de la propriété paysanne et de perpétuer par là-même une certaine organisation domestique et familiale. On répartit les solutions adoptées ici et là, quel que soit leur degré de conformité avec la lettre du Code civil, à l’intérieur d’un ensemble délimité par deux pôles extrêmes, la solution de type égalitaire (égalité parfaite entre les héritiers) et la solution de type inégalitaire (institution d’une part préciputaire, exclusion des enfants dotés) puis on les rapporte aux formes de l’alliance matrimoniale (choix du conjoint, place de la dot dans le système) afin de déceler, dans le jeu combiné des mécanismes de la transmission et de l’alliance, une logique de la reproduction familiale.
32Quelle est, au juste, la solution corse ? Où la placer dans ce schéma de répartition d’ensemble des formes de la transmission successorale, étant entendu que nous n’aborderons pas ici la question des stratégies matrimoniales et de leur relation avec le mode de dévolution de la propriété.
33On pourrait soutenir, de manière à peine paradoxale, que le principe ultime de la transmission du patrimoine foncier est, en Corse, l’absence de transmission, si l’on entend par là, du moins, l’idée d’un mouvement des biens, d’un changement d’affectation. Si la propriété véritable de ce patrimoine est détenue par la lignée familiale davantage que par les individus successifs, exerçant à des moments déterminés de son histoire des fonctions de gestionnaires, il en résulte logiquement qu’elle n’a pas à se transmettre mais à se maintenir à la disposition de cette lignée et donc des hommes mis à son service.
34Cette représentation du patrimoine comme devant se survivre identique à lui-même est parfaitement cohérente avec la manière dont on pourrait définir le projet de reproduction familiale. Celui-ci ne consiste pas à recréer sous sa forme d’origine une structure domestique à laquelle la culture insulaire ne porte qu’un intérêt limité (Lenclud 1979 ; voir dans ce volume pp. 45-96). Il consiste en la continuation de la communauté de sang dont il faut assurer la pérennité. Pour emprunter l’image suggérée par Claude Lévi-Strauss (1983), « la consigne est de poursuivre la marche » sans trop s’arrêter à ces « gîtes d’étape qui suspendent momentanément son cours ». Cette idée de reproduction par perpétuation et non par réitération est évidemment liée aux représentations de la famille comme regroupement des vivants, des morts et des descendants à venir. Qu’il s’agisse du patrimoine ou de la famille, l’essentiel est moins de répéter du semblable que de garantir une permanence, de tenter de se prémunir contre tout risque que ce qui fut et est ne soit plus ou soit autrement, d’abolir autant que faire se peut l’action dissolvante du temps. La propriété n’aurait pas à se transmettre mais à continuer d’être.
35Or pourtant, en Corse comme ailleurs, des mécanismes successoraux sont mis en œuvre qui définit de la manière la plus précise les droits de chacun sur le patrimoine familial. En un mot, c’est bien sa transmission qui est organisée. Et, dans les communautés villageoises sinon dans les maisons de notables et de grands propriétaires, la solution adoptée est celle qui semble contredire le plus nettement le principe décrit plus haut et qui ne saurait, en toute logique, conduire à l’état d’indivision que nous avons observé.
36En effet, à s’en tenir à la lettre des dispositions concernant la dévolution des biens familiaux, le système d’héritage peut être dit d’égalité parfaite au moins chez les agriculteurs et les bergers puisque d’une part il exclut tout avantage unilatéral, ou préciput, accordé à l’un quelconque des germains et que d’autre part le règlement de la succession prend en considération les avances sur héritage éventuellement concédées, du vivant du père de famille, à ceux de ses fils qui s’étaient établis. Il n’est point ici d’héritier unique mais l’équité la plus scrupuleuse règne entre tous, de sexe masculin en tout cas. Telle est ici la règle qui prévaut, fort différente, en apparence du moins, de la solution prédominante dans les classes les plus aisées de la société insulaire (en Balagne ou dans le Sud à vieille tradition « féodale ») où, il y a peu encore, malgré le Code civil, l’un emportait tout pour que dure la « maison ». Comment expliquer alors que coexistent ici un principe voulant que le patrimoine résiste, intact, à l’alternance des générations, une solution juridique qui est celle de l’égalité parfaite entre héritiers, une situation foncière d’indivision effective ?
37Si le patrimoine ne saurait être morcelé, pourquoi la règle d’héritage est-elle celle du partage égalitaire ? Et si la règle d’héritage est celle du partage égalitaire, comment les sols peuvent-ils rester en état d’indivision ? En réalité, on n’observe pas une division « réelle » – comme on parle d’appropriation réelle – du patrimoine familial. Si l’égalité est la norme, le partage concret reste l’exception. La manière culturellement déterminée de posséder la terre, c’est-à-dire la manière dont sont fixés le caractère et l’étendue de l’appropriation, prémunit contre tout risque de fragmentation durable, et saisie comme telle, du patrimoine. L’intervention de la culture dans les modalités objectives d’organisation permet que le partage de la terre n’aboutisse pas à son morcellement, que l’égalité soit prescrite en même temps que l’indivision.
38Il faut toutefois noter que l’égalité des droits sur la terre familiale ne concerne que les héritiers de sexe masculin. En effet, jusqu’à une époque très récente, le patrimoine immobilier était généralement exclu de la transmission dotale. Ainsi, à Levie, commune de la montagne du Sud, la part des biens fonciers dans la composition de la dot était tombée à 0,1 % à la fin du xixe siècle (Pinguet 1974). Il était, au demeurant, communément admis dans cette société méditerranéenne que seuls les hommes accèdent aux éléments les plus valorisés du patrimoine : la maison et la terre. Ce fait suffit à montrer, signalons-le au passage, qu’il n’y a pas ici de relation de type mécanique et directement fonctionnelle entre stratégies de l’alliance et transmission du patrimoine foncier.
39Pour comprendre comment égalité des droits et indivision foncière sont compatibles entre elles, il convient de placer la transmission des biens dans une profondeur de temps suffisante, celle qui est culturellement significative. À la mort du chef de famille, la terre est divisée – usons provisoirement du terme – en autant de parts qu’il y a de successibles mariés ou non. L’opération était toujours menée avec la plus grande rigueur, à l’aide d’experts aptes à définir l’équivalence de valeur entre des pièces de terre de nature différente.
40Mais cette division n’entraîne pas une appropriation séparée. En effet, la communauté de production et de consommation était généralement maintenue sous des formes extrêmement variables. Dès lors, la partition revêtait un caractère très abstrait. Chacun connaissait ses biens propres mais les faisait fructifier regroupés. Ce n’était, par conséquent, qu’à la génération suivante que l’on pouvait juger si une division effective était intervenue ou non. Or, d’une part, les biens de chaque fils correspondaient dans la réalité à des droits le plus souvent indivis. Le principe d’égalité imposait donc d’une certaine manière la reproduction de l’indivision. Comment séparer matériellement, en leur conservant quelque valeur pratique, des parts si inextricablement enchevêtrées et communes qu’elles se mesuraient, sur le papier, en pas, voire en pieds ? Impossible donc, à supposer qu’on le veuille, d’en user privativement, de les soumettre à un procès d’appropriation individuelle et concrète. Ainsi, comme par la force des choses (mais une force des choses subvertie par un ordre culturel) les biens de la lignée tendaient à rester dans la communauté des consanguins sous la forme d’un conglomérat de droits, reproduisant exactement la relation, en termes de parenté, de chacun avec chacun. Et, d’autre part, intervenait cette donnée essentielle qu’était le filtrage de l’âge au mariage. Ici, comme ailleurs, le célibat était un outil hautement fonctionnel au service d’un projet arbitraire. Il n’était, en effet, pratiquement aucune maison qui ne voyait, étroitement associés à l’entreprise paternelle, un ou plusieurs fils célibataires, les aînés généralement. Premiers lieutenants du chef de famille, tout prêts à se substituer à lui avec la même autorité intransigeante, ils avaient définitivement renoncé à l’établissement, à l’autonomie productive, mariés à la seule cause familiale et patrimoniale. Or ces célibataires, s’ils pouvaient avoir l’illusion de détenir entre leurs mains une part du patrimoine foncier, à eux dûment cédée, savaient bien qu’au bout du compte cette détention n’était qu’un dépôt provisoire, inexorablement voué à revenir de droit à ceux-là seuls qui prolongent la lignée, leurs neveux.
41Tel est, bien trop schématiquement décrit, le processus par lequel une culture au sens ethnologique du terme « neutralise » les effets logiquement attendus de certains de ses traits d’organisation et réalise, sur le registre des représentations, l’harmonie des contraires institutionnels : le partage des biens et le maintien de l’intégrité patrimoniale. Dans la seule dimension comptant ici et qui est celle de la longue durée, le système de « transmission » s’ingénie, par delà les péripéties des divisions formelles (pour l’observateur), réelles (pour les membres de la société), usant même de l’excès d’égalité qui rend impossible la séparation des parts et impose l’indivision, à maintenir regroupé, autant que faire se peut, le patrimoine familial à la disposition de la lignée. Égalitaire du point de vue de l’arithmétique froide des choses, inégalitaire du point de vue des hommes et de leur culture, le mode de dévolution organise-t-il finalement une véritable transmission ?
42Les biens communaux sont-ils propriété privée ? Les biens privés sont-ils propriété personnelle ? La propriété se transmet-elle ? Être conduit à se poser semblables questions, ne serait-ce qu’à propos d’un seul exemple régional, suffit à démontrer que, derrière l’apparente uniformité en France des formes d’appropriation foncière et de pratiques successorales, subsiste une pluralité de modèles régentant les relations des hommes avec la terre et donc les relations des hommes entre eux, que ces relations, pas plus à l’échelle locale qu’à l’échelle nationale, ne s’établissent selon une logique strictement pratique d’efficacité mais selon la logique culturelle d’un ordre de significations. À vouloir ignorer cette dimension symbolique du fait de propriété, à prétendre en fondre les diverses expressions dans un moule prédéterminé, tout aussi culturellement élaboré, c’est-à-dire par convention, sous des dehors fonctionnels, ceux qui sont en charge d’imaginer le futur s’exposent à de singulières déconvenues. La culture se prête mal au décret.
Notes de bas de page
1 Rien n’est plus déconcertant que la facilité avec laquelle notre société, pourtant culturellement encline à penser ses comportements économiques comme fondés (ou devant l’être) sur l’intérêt utilitaire et l’efficacité matérielle et à les juger par là-même généralement « rationnels », admet, justifie et au besoin promeut la « passion » de la propriété. Or, chacun peut vérifier que cette passion est en de multiples occasions un précipité d’inefficacité et d’irrationalité eu égard aux fins d’organisation recherchées. Il n’est pas si fréquent que notre culture reconnaisse qu’elle repose, comme toutes les autres, sur un ordre arbitraire des choses et que sa quête du bonheur matériel est ordonnée par des choix complètement étrangers à la « rationalité » conventionnelle.
2 Qu’il soit bien clair que nous ne considérons pas comme extérieures à l’ordre de la culture les contraintes générales auxquelles doivent se conformer les comportements particuliers, comme nécessaire ou « objectif » l’encadrement technique, économique, politique, juridique des pratiques locales. En parlant de code culturel, nous voulons seulement dire que même dans des contextes modelés à l’identique les finalités de la propriété et de sa transmission peuvent être tout à fait dissemblables.
3 Archives départementales de la Corse-du-Sud, 2 Q 82.
4 Archives départementales de la Corse-du-Sud, 2 Q 82.
5 Archives départementales de la Corse-du-Sud, 2 O 1.
6 Archives départementales de la Corse-du-Sud, 2 O Fozzano (cité dans Pomponi 1974 : 12).
7 La Terre du Commun désigne cette partie de la Corse (le triangle Brando-Calvi-Solenzara) qui fut longtemps gouvernée par des institutions contrastant avec l’ordre de nature « féodale » historiquement implanté dans l’Au-Delà des Monts (ou Terre des Seigneurs).
8 Le point de vue utilitariste oublie généralement que c’est la culture qui définit ce qui est utile, autrement dit qu’il n’est d’utilité que rapportée à un projet conventionnel.
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