Les 36 stratagèmes ou la traduction d’ouvrages inexistants
p. 41-54
Texte intégral
Introduction : La dialectique de l’Un et du multiple
1Sous le titre provocateur de « La traduction d’ouvrages inexistants » cette contribution entend esquisser une réflexion sur les rapports complexes entre le texte original chinois et ses traductions françaises en abordant la question sous l’angle paradoxal d’un cas limite – celui de la traduction d’une collection de stratagèmes connue sous le nom des Trente-six stratagèmes. Il m’a semblé que c’était précisément dans la mesure même où il s’agissait d’un exemple tout à la fois insolite et extrême qu’il permettait de mieux appréhender les ressorts intimes de cette activité aussi habituelle qu’improbable consistant à transcrire un message d’un code linguistique dans un autre, en ayant la prétention de conserver la totalité de son contenu, alors que celui-ci est tributaire de sa forme. Il se peut toutefois que le cas que j’expose soit essentiellement vrai dans le cadre particulier des œuvres chinoises en langue classique.
2J’ai longtemps soutenu, dans une double perspective borgésienne et taoïste, que le processus de la traduction, et tout particulièrement dans le cas des textes de la Chine ancienne, pouvait être ramené à une des modalités de la problématique de l’Un et du multiple. Et ce de deux manières. D’une part les textes philosophiques, stratégiques ou politiques jouent sur une série de plans afin de saturer le réel à la façon du principe transcendant qui traverse et englobe tous les aspects du divers phénoménal : cosmique, physiologique, cérémoniel, religieux, politique, moral, symbolique, linguistique, etc., en sorte que le même mot devrait être rendu de plusieurs manières à la fois pour être fidèle à l’original, les écrits de la Chine ancienne s’employant à résorber la diversité éclatée dans l’Unité, tout en la diffractant en retour dans les différents champs où elle agit. Cette plasticité polysémique des textes classiques, loin d’être considérée par les penseurs de l’empire du Milieu comme un obstacle à la formulation d’une pensée abstraite, est le moyen stylistique grâce auquel s’élabore un discours philosophique adéquat à son objet. D’autre part, le rapport entre la traduction et l’original peut être conçu sur le modèle de la relation de l’unicité du Tao et de la multiplicité des êtres manifestés. L’original présente toujours une multitude de facettes, tandis que la traduction ne fournit le reflet que d’une seule. Le Un est un comme virtualité indifférenciée, mais il est infini dans ses manifestations concrètes, de même que l’œuvre est unique, face à des traductions qui peuvent, à la limite, être infinies, ou tout au moins indéfinies, chacune ne prenant en compte qu’un aspect d’une œuvre ouverte sur tous les possibles. Le texte porte en lui non pas un sens – qui serait la Signification originaire et vraie, mais des virtualités multiples, qu’il faut déployer toutes discursivement si l’on veut être fidèle au texte, faute de savoir le condenser en un poème ou un aphorisme adamantin1. Cette façon de concevoir l’essence de la traduction n’est pas différente de celle qu’expose Borges dans ses contes paradoxaux, comme « Pierre Ménard, auteur de Don Quichotte », « Les Traductions d’Homère », ou dans ses conférences et en particulier celle sur les traductions des Mille et Une nuits.
Les 36 Stratagèmes comme livre problématique
3La pratique concrète de la traduction, en particulier l’expérience de celle du Wenzi 文子et plus encore des 36 Stratagèmes (Sanshiliu ji 三十六計) m’a fait revenir sur ce postulat ; plus exactement j’ai été amené à renverser les termes de l’équation. C’est donc sur ce dernier ouvrage que je ferai porter principalement l’analyse, avant d’aborder d’autres exemples.
4Les 36 Stratagèmes est un livre étrange. Étrange est sa découverte – il serait plus exact de dire son apparition –, comme étrange est sa composition. La légende veut que le mince opuscule sur lequel s’appuient toutes les éditions, exégèses et traductions modernes, après une longue éclipse ait été redécouvert en 1941 chez un libraire du Shanxi, sous forme d’appendice manuscrit à un traité consacré à l’art de nourrir le principe vital lui aussi manuscrit, portant pour titre les Trente-six Stratagèmes et pour sous-titre « Manuel secret de l’art de la guerre ». Cet appendice militaire daterait de la fin des Ming ou du début des Qing et émanerait de ce milieu des sociétés secrètes anti-mandchoues qui fleurirent durant cette période. Il fut imprimé sous forme de fascicule indépendant la même année par une maison d’édition de Chengdu, alors capitale du Guomindang, dans l’indifférence générale. Une nouvelle édition devait être publiée bien des années plus tard, en 1962, par les services des archives de l’armée de libération réservée à l’usage interne, après qu’un article du Guangming ribao en eut souligné l’intérêt sur le plan stratégique. Par la suite, l’ouvrage devait connaître de multiples tirages et devenir l’un des traités militaires les plus lus de la planète, avec l’Art de la Guerre de Sunzi.
5L’intérêt du livre réside essentiellement dans la bizarrerie de sa forme qui en fait à peine un livre. Le cœur de l’ouvrage se compose en effet d’une liste de trente-six stratagèmes, choisis parmi la centaine recensée tout au long de l’histoire de Chine, énoncés sous forme de locutions proverbiales quadrisyllabiques souvent imagées (à l’exception des six derniers2), répartis en six cahiers comportant chacun six ruses. À ces formules proverbiales et imagées sont attachées des « explications » qui les traduisent en langage oraculaire ; elles apparient chaque ruse et machination à une configuration hexagrammatique ou à un jugement divinatoire affecté à cette configuration. En sorte que loin de rendre le sens des expressions proverbiales plus clair, la glose confère à chacun des stratagèmes une dimension cryptique et sibylline. Ils se parent de toute la mystérieuse efficience du Tao se réalisant dans le divers phénoménal grâce à la dialectique du yin et du yang, dont le Livre des Mutations fournit la transcription tout à la fois symbolique et opératoire par le jeu de la polarité fonctionnelle des lignes pleines et brisées. Il va de soi que pour être déchiffrée, cette grille de lecture nécessite d’avoir présent à l’esprit le Livre des Mutations, tant et si bien que le traité oraculaire se surimpose par renvoi intertextuel au traité stratégique. Les 36 Stratagèmes ne sont donc pas seulement l’énoncé de trente-six ruses, ils supposent, ou plutôt ils dessinent en creux, le système complexe des mutations tel qu’il est mis en œuvre dans le livre vénérable et canonique du Yijing, qui aurait été compilé par Confucius à la fin de ses jours. À ce groupe formé par l’énoncé de la ruse en langage proverbial et sa traduction en termes oraculaires succède un commentaire introduit invariablement par le vocable -an 案, « note », « remarque ». Cette glose propose une explication générale de la lecture oraculaire et fournit des illustrations historiques pour chacun des stratagèmes ; ces cas concrets vont de la haute antiquité à l’époque des Song.
6Même si ce n’est que depuis le xviie siècle que les opérations militaires ont fait l’objet d’un rapprochement systématique avec les figures et les formules du Yijing, dès l’époque la plus reculée la science des Mutations est liée aux activités martiales. L’examen des signes et l’interprétation des configurations mantiques requièrent les mêmes qualités que l’esprit de déduction et d’observation du chef de guerre. Toute la science du Yijing repose sur le postulat que le futur est déjà dans le présent à l’état de germes. Le yang recèle en son sein le yin et réciproquement. Prévoir, c’est-à-dire épouser les mutations résultant du renversement du yin en yang et du yang en yin, se résume à saisir ce rien significatif le préfigurant. La dimension hexagrammatique est donc essentielle dans ce mince traité ; et l’explication ou plutôt la transposition de l’expression proverbiale d’une ruse dans la phraséologie du Yijing n’a rien d’arbitraire ni de saugrenu. Elle s’enracine dans les fondements mêmes de la démarche stratégique chinoise.
7Toutefois, il ne fait guère de doute que l’auteur a su prendre une distance ironique avec ces présupposés. Il s’amuse avec les hexagrammes et les formules qui y sont attachées, allant jusqu’à se livrer à des parodies d’interprétations oraculaires et recourant même à des calambours pour faire cadrer les sentences cryptiques du Yijing avec les combinaisons stratégiques ; la malice qui affleure tout au long des pages éclate dans la pointe finale ; car comment dénier une part de jeu à un traité de stratégie qui se conclut sur… la fuite comme forme suprême de ruse de guerre ?
8On a le sentiment, dès lors qu’on considère le texte sans les œillères qu’impose le sérieux stratégique, d’un divertissement de lettrés. Ceux-ci n’étaient-ils pas férus de Mutations, dévoreurs de littérature stratégique, lecteurs de chroniques et amateurs de romans et de pièces de théâtre ? C’est là, à mon sens, ce qui fait tout le charme de l’œuvre et explique aussi, qu’à la façon des cadavres exquis, elle puisse prendre des formes diverses ; qu’elle ne soit jamais tout à fait la même ni tout à fait une autre pour chaque traducteur ou commentateur.
9L’ensemble de ces trois composantes : expressions proverbiales, formulations oraculaires et illustrations historiques, ne forme qu’un très, très mince opuscule, à peine plus épais que le Livre de la Voie et de la Vertu. Aussi les éditions récentes « gonflent-elles » le texte. Tout d’abord en lui adjoignant, de façon assez légitime, de longs commentaires explicatifs pour le rendre accessible à un lecteur contemporain, pas toujours capable de comprendre les tournures ramassées et elliptiques de la langue classique ni familier du Yijing. Les « explications » des locutions proverbiales par le recours à la phraséologie oraculaire des Mutations nécessitent une parfaite visualisation de la configuration des 64 hexagrammes ainsi qu’une connaissance approfondie des jugements divinatoires. De même les « illustrations » historiques proposées par le sous-commentaire de l’interprétation oraculaire sont allusives et requièrent une grande familiarité avec les chroniques et une bonne imprégnation de culture classique, dont est loin de bénéficier la grande majorité des lecteurs contemporains. En second lieu, la plupart des éditeurs modernes adjoignent aux illustrations historiques de l’exégèse ancienne des exemples tirés de l’histoire moderne et de l’actualité contemporaine qu’ils vont puiser dans d’autres domaines que la guerre ou l’espionnage, tels le sport, le commerce, la finance et le management, jugés plus proches et plus parlants pour la sensibilité moderne. Tant et si bien que le cœur de l’ouvrage authentique ne représente pas plus de 20 à 30 % de l’ensemble.
10À ceci s’ajoute que le « cœur authentique » de l’ouvrage sur lequel vient se greffer toute cette paraphrase explicative et illustrative recèle en lui-même une certaine indétermination. Car en quoi consiste au juste les 36 Stratagèmes ? Est-il constitué de l’énumération de trente-six ruses extraites d’un corpus plus vaste et énoncées sous la forme imagée de locutions proverbiales ? La transcription hexagrammatique et sa glose historique n’en étant que des commentaires plus tardifs. Auquel cas les 36 Stratagèmes sont à peine un livre ; ils constitueraient plutôt une liste ou un inventaire. Ou bien faut-il y adjoindre un des commentaires – ou bien encore les deux ? À admettre l’une ou l’autre de ces gloses, la nature de l’ouvrage change du tout au tout ; car il n’est pas indifférent que les ruses puissent recevoir une formulation dans les termes de la phraséologie numérologique et hexagrammatique d’un traité divinatoire. De même, l’adjonction d’illustrations historiques n’est pas innocente : elle traduit une certaine orientation épistémologique et un rapport particulier, déterminé, vis-à-vis de l’expérience sensible. Si l’on soutient que le livre, quelle que soit l’intention originelle, est le fruit d’une accrétion, il doit être pris dans sa totalité, et s’inscrit dès lors dans une tradition ancienne : on aurait là un de ces textes gigognes, comme les « perles enchâssées » dont les chapitres centraux du Hanfeizi offrent l’exemple paradigmatique. Les canons ramassés se voyant développés en des formules plus dissertes, mais encore absconses jusqu’à ce que des gloses et des illustrations historiques ou anecdotiques en permettent la véritable compréhension. Ainsi s’opère le déploiement du sens sur le double axe du langage (la translation oraculaire) et de la réalité historique (les illustrations concrètes).
Les « traductions » des Sanshiliu ji
11S’il se pose déjà pour les éditions chinoises de l’ouvrage, le problème de la réalité du livre est encore plus aigu en ce qui concerne les traductions, pour autant qu’on puisse parler de « traductions ».
12La première traduction des 36 Stratagèmes qui donna, si je puis dire, le coup d’envoi en Occident à l’engouement pour le mince traité des ruses chinoises est la version allemande fournie par Harro Von Senger, publiée à Berne en 1988 par Scherz Verlag sous le titre Strategeme. Lebens – und über-lebenslisten der Chinesen – die berühmten 36 strategeme aus drei Jahrtausenden. L’ouvrage de Harro Von Senger devait connaître une traduction française ; publiée en 1992 aux Éditions Interéditions sous le titre : Stratagèmes. Trois millénaires de ruses pour vivre et pour survivre, elle était préfacée par l’éminent sinologue Jacques Gernet.
13Mais il ne s’agit pas réellement d’une traduction de l’ouvrage chinois les 36 Stratagèmes. Ou bien alors il faut considérer que le texte original des 36 Stratagèmes se résume à la liste des expressions quadrisyllabiques réparties en six cahiers. C’est au demeurant ainsi que le comprend le préfacier qui présente l’ouvrage en ces termes : « […] un catalogue chinois qui regroupe 36 différentes ruses de guerre. Sorte de simple mémento qui ne les donne que sous une forme extrêmement concise, en quatre ou cinq caractères d’écriture – c’est-à-dire en quatre ou cinq mots –, ce catalogue date du milieu du xviiie siècle [… ]3 ». C’est dire que le livre de Harro Von Senger n’est pas réellement une traduction mais un commentaire par un spécialiste occidental d’une liste de ruses chinoises, dont le nombre est sélectionné arbitrairement. La première édition, en effet, ne comportait que les gloses des 18 premiers stratagèmes, et ce n’est que douze ans plus tard, en 2000, que la liste fut complétée par la seconde moitié des 36 stratagèmes ; quant à la version française de l’ouvrage de Von Senger, elle attend toujours sa suite… Ces expressions quadrisyllabiques, une fois traduites et expliquées, sont glosées par des exemples historiques et donnent lieu à des digressions philosophiques et sociologiques, ainsi qu’à des réflexions sur la spécificité de la civilisation chinoise, pour déboucher sur des considérations générales concernant l’universalité de la nature humaine, puisque des contes bantous sont parfois convoqués en manière d’illustrations.
14La traduction française des Trente-six Stratagèmes de François Kircher, parue un an avant la version française des Strategeme de Harro Von Senger, aux Éditions Jean-Claude Lattès, fournit la totalité de la liste des stratagèmes et donne l’ensemble des trois composantes du livre : les locutions proverbiales, les explications hexagrammatiques et les illustrations littéraires et historiques. Mais la composante oraculaire est sinon effacée, tout au moins reléguée au second plan puisque les explications nécessaires à la compréhension des proférations oraculaires sont renvoyées dans une annexe en fin de volume. L’accent est mis sur les illustrations historiques ou les ancedotes. Le traducteur-auteur-adaptateur prolonge les illustrations de l’anonyme chinois par des historiettes, des récits et des considérations de son cru ou empruntés à d’autres éditions chinoises modernes des Trente-six Stratagèmes, dans le droit fil de l’édition de Harro Von Senger.
15Une version italienne de Leonardo Vittorio Arena, parue en 2006, supprime purement et simplement le commentaire hexagrammatique et le remplace par des considérations métaphysiques et des leçons pour réussir dans sa vie professionnelle comme sentimentale.
16Enfin, ma propre traduction qui est venue se substituer en 2007 à celle de François Kircher reprise en édition de poche par les éditions Rivages en 1995 semble identique par l’emballage : même titre « 36 Stratagèmes[1] » et même type d’illustration d’échassiers se détachant sur un fond gris-vert. Mais dès que l’on prend connaissance du contenu, on a le sentiment que ce n’est pas le même ouvrage qui a été traduit.
17Dans un premier mouvement, j’avais songé fournir uniquement la traduction de ce noyau constitué par les proverbes, les explications les rattachant aux diagrammes oraculaires, et leur commentaire, accompagné de l’appareil critique indispensable à la compréhension d’une prose allusive et énigmatique ; je me suis rapidement rendu compte qu’il en résultait un texte exsangue, hermétique, qui ne répondait nullement à l’esprit de l’original. Aussi m’a-t-il fallu l’étoffer par des explications philosophiques, des gloses historiques et, pour finir, des anecdotes, si bien que, de fil en aiguille, une histoire en appelant une autre, un développement abstrait une illustration concrète, des considérations sur la pensée chinoise des correctifs demandant un recours à la philosophie occidentale, je me suis trouvé, à mon corps défendant, avoir moi aussi composé mes propres 36 stratagèmes. Il fallait en prendre son parti, je m’étais laissé piéger comme les autres ! Cette déconvenue m’a éclairé sur la nature véritable de l’œuvre : elle est moins un livre – ou un texte – qu’une amorce. Les 36 Stratagèmes sont avant tout un jeu lettré ; aussi est-ce l’aspect littéraire que j’ai mis en exergue beaucoup plus que la réflexion stratégique ou polémologique, n’hésitant pas à illustrer les expressions quadrisyllabiques par l’exemple de procédés stylistiques ou de trames romanesques. Le noyau authentique de la traduction – qui n’en est pas vraiment une, car tant les expressions proverbiales, les explications en termes hexagrammatiques que les illustrations nécessitent une véritable réélaboration du texte original qui en fait plus une paraphrase qu’une transposition fidèle d’une langue dans une autre –, ainsi donc, le noyau authentique ne représente qu’une part minime de l’ouvrage. Comme toutes les autres traductions des 36 Stratagèmes ma version ne représente qu’une modulation parmi d’autres générées par le « germe créatif » que constituent des formules elliptiques valant comme des rubriques sous lesquelles peuvent être placées toutes sortes de contenus. Ainsi à la différence des autres « traducteurs » du mémento, j’ai fait une large place aux contes et aux romans, et particulièrement à Boccace dont les héroïnes ourdissent des intrigues qui pourraient faire pâlir de jalousie les Cao Cao et les Zhuge Liang.
18Ces traductions ne correspondent à aucun livre réel. Celui-ci est inexistant : soit il se résorbe dans le néant d’une liste de trente-six expressions proverbiales caractérisant des ruses ; soit il s’étoffe d’un commentaire – ou de deux commentaires si l’on admet les illustrations – qui devien(nen)t partie intégrante du texte ; mais alors toute adjonction de réflexions, de remarques et d’illustrations ultérieures peuvent elles aussi prétendre légitimement à s’intégrer à l’ouvrage. En sorte que ce néant débouche sur une pléthore de modulations possibles et la notion de traduction disparaît avec le texte lui-même, dont les contours s’estompent dans un indéfini. Chacun se compose ses propres 36 stratagèmes à partir d’une vague amorce au sens énigmatique qui vaut comme incitation à fournir des exemples ou à imaginer des parallèles, un peu à la façon d’un mandala.
Quelques autres exemples de textes aux contours flous
19On dira que c’est là un cas exceptionnel. Mais à y regarder d’un peu près, est-ce si sûr ? Les avatars du Sunzi présentent des traits similaires. Prenons les traductions françaises de ce célèbre ouvrage de stratégie. La première est celle d’Amiot parue en 1772 sous le titre les Treize articles sur l’Art militaire, ouvrage composé en Chinois par Sun-tse, Général d’Armée dans le royaume de Ou & mis en Tartare-Mantchou par ordre de l’empereur Kang-hi, l’année 27e du cycle de 60, c’est-à-dire l’année 1710 ; elle faisait partie d’un recueil comprenant plusieurs autres traités tirés des Sept classiques de l’art militaire, Wujing qishu 武經七 書 – compilation de manuels stratégiques de l’époque Song qui devaient servir de matière d’examen aux concours mandarinaux militaires, ainsi que quelques autres documents à caractère martial. Même si les spécialistes s’accordent à dire que le père Amiot a pris des libertés avec l’original, allant jusqu’à insérer dans le corps du texte ses propres explications et considérations, néanmoins ils laissent entendre que sa version rend compte à sa manière de l’original chinois. En réalité, il n’en est rien. La version française du père Amiot a été établie non pas d’après l’original chinois mais d’après une version mandchoue du célèbre traité ; et l’on peut se demander dans quelle mesure le père jésuite n’a pas intégré des commentaires confucéens de l’époque Qing, commentaires moralisateurs qu’il a en outre accommodés à la sauce chrétienne. Mais surtout les traductions qui circulent actuellement dans le commerce sous le nom d’Amiot ne sont pas d’Amiot. Elles sont la version refondue du texte d’Amiot par les soins de Lucien Nachin, un colonel à la retraite, qui s’est inspiré de la version anglaise de Lionel Giles, pour la faire paraître, en 1948, sous une forme accessible à un large public, en lui conférant un tour plus moderne et plus attrayant, dans un recueil de trois traités stratégiques anciens intitulé : Sun Tse et les anciens chinois Ou tse et Se Ma Fa. Mais il y a plus, ces traductions qui se présentent comme étant d’Amiot mais sont en réalité de Nachin, telles celles publiées par L’impensé radical ou les Éditions Mille et une nuits, ne sont pas non plus tout à fait de Nachin ; le texte remanié d’Amiot par Nachin a fait à son tour l’objet de la part des éditeurs de divers aménagements et amendements, qui tiennent compte de la traduction anglaise de Samuel Griffith, la meilleure version du traité d’art militaire disponible en langue occidentale, dans les années 1960. Notons que les adaptations et les remaniements de la version d’Amiot d’un traité chinois fait à partir d’une traduction mandchoue ont été l’œuvre de gens qui ignoraient le chinois et ont établi la nouvelle édition d’Amiot à partir de traductions anglaises du Sunzi4.
20La seconde traduction du Sunzi la plus lue en France, après celle du pseudo-Amiot, est celle de Samuel Griffith. Toutefois elle n’a pas été établie directement à partir du texte chinois, elle est la version française de la traduction anglaise du Sun tzu par Samuel Griffith, elle est donc l’ombre d’une ombre, l’écho d’un écho. Elle interprète ce qui est déjà de l’ordre de l’interprétation5. Mais en outre le Sun tzu de Griffith ne traduit pas le Sunzi ou pas seulement le Sunzi ; il fournit aussi, après chaque développement du stratège, un choix de ses principaux commentaires, recueillis dans l’édition des Song de l’ouvrage, dite Sunzi shijia zhu 孫 子十家注, qui en sus du corps du texte propose une compilation de dix (en réalité onze) des principaux exégètes de l’ouvrage du iiie siècle au ixe siècle de notre ère. Toutefois, le texte principal et les exégèses s’entremêlent de telle façon, en raison d’une mise en page défectueuse6, que l’on ne sait pas trop bien ce qui revient en propre à Sunzi et ce qui appartient à Cao Cao ou à Du Mu. Par ailleurs, à supposer même que le corps du traité ait été distingué nettement dans la traduction de ses gloses, on ne peut assurer que c’est vraiment Sunzi qui est traduit, car Samuel Griffith lit le Sunzi à travers ses commentaires, et principalement à travers celui de Cao Cao, ceux-ci constituant des passerelles indispensables à la compréhension de ces écrits denses et elliptiques.
21Enfin ma propre traduction, parue chez Hachette dans la collection « Pluriel » en 2000, est certes établie à partir du texte chinois ; elle a certes bénéficié des variantes fournies par les manuscrits des textes stratégiques de l’époque Han exhumés à Yinqueshan, et peut donc être considérée comme fidèle et exacte ; néanmoins elle est aussi autre chose qu’une traduction, puisque dans l’ouvrage qui porte le titre Sun Tzu l’art de la guerre la traduction elle-même n’occupe qu’une part minime (36 pages sur 323), la majeure partie étant consacrée à des gloses, des remarques, des explications et des traductions de passages de penseurs, d’hommes d’État ou de stratèges contemporains ou un peu postérieurs, afin de ressituer l’œuvre dans son contexte social, idéologique et historique.
22Mais, à vrai dire, lorsqu’on emploie la formule « traduire le Sunzi » qu’entend-on au juste ? On a retrouvé dans une tombe du début des Han, avec d’autres écrits militaires, un manuscrit sur lattes de bambous dont la première section (shang bian 上編) reproduit avec quelques variantes le texte transmis, tandis que la seconde (xia bian 下編) fournit des matériaux qui n’ont pas été recueillis dans le Sunzi actuel, mais dont nous avons la trace dans différents documents. Les notices biographiques du Hanshu font figurer dans diverses rubriques sous le titre Sunzi des ouvrages dont le nombre des chapitres varie de 16 à plus de 807. Le Sunzi annoté qui circule actuellement n’est qu’un des Sunzi possibles parmi d’autres ; il est une simple composition d’éditeurs et de glosateurs qui ont regroupé un certain nombre de chapitres d’un corpus d’essais sur l’art de la guerre beaucoup plus considérable. En sorte que le livre chinois lui-même est une variante d’un ouvrage qui n’existe en tant que Sunzi qu’à l’état virtuel, chacun pouvant se composer son propre livre des écrits du célèbre stratège – figure qui n’a au demeurant pas plus de consistance que ses écrits, puisque ceux-ci sont le produit d’une sédimentation de matériaux divers au cours des âges.
23La même démonstration pourrait être menée à partir du Laozi. Il n’y a pas un Laozi mais différentes éditions et compositions du Laozi, que font exister différentes traditions exégétiques. Le Hanshu répertorie ainsi un Laozi de la tradition de maître Lin, un second de la tradition de maître Fu, et un troisième de maître Xu8. Les versions anciennes qui ont été exhumées à Guodian se présentent sous une forme assez différente des versions transmises et, selon que l’on s’appuie sur les commentaires de Wang Bi, de Heshang gong, du Xiang’er, ou de Cheng Xuanying, pour ne prendre que les plus célèbres, on produira des traductions fort dissemblables pour ne pas dire contradictoires. Les manuscrits sur soie de Mawangdui, sans fournir des variantes textuelles très différentes, n’en proposent pas moins un texte qui s’écarte de la présentation traditionnelle de l’ouvrage, puisque les deux parties Dao et De sont interverties et que le texte ne présente pas de divisions en paragraphes comme dans toutes les versions transmises. D’autre part la présence de la particule finale ye 也 d’un emploi beaucoup plus massif que dans les leçons ultérieures, en permettant un découpage plus rigoureux de l’articulation des parties du discours, modifie le sens du texte, sans que l’on puisse dire qu’il s’agit là de la version canonique.
24Tous ces cas exemplaires, dont la liste pourrait être notablement augmentée9, posent la question de la réalité des œuvres au sens où nous l’entendons aujourd’hui en Occident. La littérature chinoise ancienne étant une littérature de centons, il n’existe pas à proprement parler d’œuvres authentiques, mais des accrétions temporelles ; des variantes de livres – ou plutôt d’éditions en perpétuelle refonte, en sorte qu’il est pratiquement impossible de faire le partage entre éditeur, commentateur et auteur, et que la distinction entre textes authentiques et apocryphes est parfaitement anachronique. Dès lors, se pose la question du statut de l’œuvre et, partant, de celui de sa traduction.
Conclusion
25À ce point de l’exposé, la réflexion pourrait être engagée dans plusieurs directions assez différentes. La question de la dialectique de l’œuvre et de la traduction devrait être repensée dans une perspective entièrement neuve, en allant encore plus loin dans le sens des paradoxes borgesiens ; on pourrait émettre, par exemple, l’hypothèse que c’est la traduction qui confère à l’œuvre son apparence d’unicité ; de multiple, elle la fait être Une puisque le rapport de la transcription ou de la transposition est nécessairement celui de la diffraction dans le divers phénoménal. Toute production philosophique, dès l’origine n’est pas une mais indéterminée, plurielle. Le traducteur choisit une forme parmi d’autres en l’hypostasiant en Œuvre Unique et Authentique. D’une certaine façon, il transcrit dans un autre système signifiant un livre qui n’existe dans la langue source qu’à l’état latent et le fait exister comme texte canonique par l’acte même de traduire. On pourrait dire, sans verser dans le paradoxe, que le traducteur de textes chinois classiques traduit des ouvrages inexistants ; il les porte à l’être par son activité même de traducteur, et se fait ainsi accoucheur du Néant.
26Les traductions des œuvres chinoises classiques, qui souffrent toujours de difficultés d’interprétation et d’établissement du texte, sont fortement tributaires des commentaires. À la fois voie d’accès et écran à la compréhension des ouvrages anciens, ceux-ci influent sur la manière dont les textes qu’ils glosent seront interprétés et traduits ; ils ont une part si prépondérante que l’on ne sait parfois si le traducteur traduit le texte original ou son exégèse. Cela se manifeste de façon particulièrement patente pour le Laozi ou le Zhuangzi dont la plupart des traductions sont des démarquages des commentaires de Wang Bi pour le premier et de Guo Xiang pour le second10. À ce premier filtre, s’ajoute celui de la critique académique contemporaine. Celle-ci croit pouvoir renouveler l’interprétation traditionnelle grâce aux découvertes archéologiques et aux apports de la linguistique scientifique. Or cette critique savante, au nom de l’authenticité, en vient à s’autoriser des remaniements considérables des textes reçus, transposant ainsi à la littérature les préceptes de restauration architecturale de Viollet-le-Duc, selon qui il fallait « rétablir les monuments dans leur état originel, celui-ci n’eût-il jamais existé ». Une analyse rigoureuse des phénomènes impliqués dans l’acte de traduire doit tenir compte de ce contexte historique et de cette atmosphère intellectuelle, vu le poids qu’ils ont dans la compréhension des œuvres.
27Cet exposé convie aussi à une réflexion sur la traduction comme activité sociale. Elle n’est pas neutre ni préservée de toute influence extérieure. Le choix des ouvrages à traduire, la manière de rendre les textes, les licences que se permet le traducteur, tout cela est commandé par des facteurs idéologiques et sociaux, des contraintes culturelles et des impératifs commerciaux qui sont loin d’être négligeables et qui souvent agissent à l’insu du traducteur lui-même. L’horizon d’attente du lectorat, travaillé par les modes et par l’air du temps, prisonnier de ses propres catégories mentales, pèse lui aussi sur le choix des textes et les manières de les aborder, et partant de les traduire.
Notes de bas de page
1 Ce qui rejoint d’une certaine façon l’assertion d’Yves Bonnefoy selon laquelle il n’est d’autres options pour le traducteur de Shakespeare que « le choix passionné de la poésie – et pour cela l’espace du vers – ou le dénombrement complet de la science ».
2 Dans le dernier cahier, les ruses sont répertoriées par des locutions trisyllabiques formées d’un syntagme nominal précédé d’un déterminant binomial (meiren ji 美人計, kongcheng ji 空城計, kurou ji 苦肉計, etc.), à l’exception du dernier qui tranche sur tous les autres en renouant avec le langage familier : zou wei shang 走為上 (la fuite est encore ce qu’il y a de mieux).
3 Harro Von Senger, Stratagèmes. Trois millénaires de ruses pour vivre et pour survivre, préf. de Jacques Gernet, Paris, Inter-éditions, 1992, p. V.
4 Voir sur cette question Yann Couderc, Sun Tzu en France, Paris, Éditions Nuvis, 2012, p. 15-50.
5 Au demeurant a paru il y a quelques années, en 2006, aux Éditions Evergreen, une nouvelle traduction de la traduction de Griffith du Sun tzu, plus fidèle à l’original, tout au moins à en croire la présentation de l’éditeur.
6 Cela est vrai non seulement pour la version poche (Champs-Flammarion) de 1978, mais aussi pour l’édition originale de 1972.
7 Ainsi on trouve un Sunzi répertorié comme taoïste en 16 chapitres, un Art de la guerre de Sun zi de Wu (Wu Sunzi bingfa) en 82 chapitres ; et un Sunzi de Qi en 89 chapitres, rangés dans la section des ouvrages stratégiques (quanmo). Cf. Hanshu 30, Yiwenzhi, Pékin, Zhonghua shuju, 1962, p. 1731 et p. 1756-1757.
8 Ibid., 30, p. 1729.
9 Le Wenzi présente lui aussi un cas du même ordre. Cf. Écrits de Maître Wen, trad. et annoté par Jean Levi, Paris, Les Belles Lettres, 2012, p. LVI-LVIII.
10 Sur l’influence déterminante du commentaire de Guo Xiang pour l’interprétation du Zhuangzi par la tradition lettrée et ses répercussions sur les traductions en langue européenne, cf. Jean François Billeter, Leçons sur Tchouang-tseu, Paris, Allia, 2002, p. 131-136. Et sur celle du commentaire de Wang Bi pour la compréhension du Laozi et son rôle dans les interprétations à la base des traducteurs modernes, cf. Kristofer Schipper, Le corps taoïste, Paris, Fayard, 1982, p. 141 et p. 147.
Auteur
CNRS, Centre Chine, Japon, Corée de l’EHESS
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