Penser les sciences avec Moscovici
p. 213-222
Texte intégral
1 La science au sens large a toujours été un sujet central dans la pensée de Serge Moscovici. On s’en aperçoit en parcourant son œuvre au long de sa carrière productive. Déjà en 1956, il avait alors 30 ans, il a publié un article sous le titre « À propos de quelques travaux d’Adam Smith sur l’histoire et la philosophie des sciences », paru dans la Revue d’histoire des sciences et de leurs applications, où l’on trouve des propos toujours actuels. En ce qui me concerne, c’est la lecture de cet article qui m’a permis d’apprendre qu’Adam Smith avait aussi été chargé de cours à l’université. Mais à part ce détail, plutôt dû à mon ignorance, ce qui m’a frappé c’est l’interprétation que Serge offre de la façon d’Adam Smith de regarder la science qui, développée par la suite, me semble se situer dans la ligne de perspective partagée par Serge Moscovici.
2Pour être bref, Serge lit dans le texte d’Adam Smith une vision avant la lettre de l’histoire dite Whig de la science, c’est-à-dire de cette conception d’un progrès inévitable quasi téléologique d’une science, ou du moins de la physique en tant que métonymie de la science, qui devrait aboutir à la grande synthèse newtonienne. D’un autre côté, et cela serait non moins symptomatique – je cite Serge –, pour Adam Smith, « l’un des fondateurs des sciences sociales, la science se trouve non pas dans le rejet de la philosophie, mais dans une transformation des préoccupations de la méthode de celle-ci. Ces sciences se sont nourries du même esprit : ce qu’elles ont de plus valable, elles ne l’ont pas donné en imitant les sciences physico-mathématiques, mais en poursuivant le but commun à toute connaissance : établir une liaison vraie entre les phénomènes isolés » (Moscovici, 1956 : 19-20).
3Smith, mais aussi Moscovici dans son commentaire, révèle connaître les philosophes grecs indispensables pour bien comprendre la trajectoire qui va de la contemplation de la nature à sa maîtrise par une science qui, à partir de la révolution du xviie siècle, deviendra de plus en plus instrumentale. Serge Moscovici, comme Adam Smith, a choisi le statut de psychologue social qu’il a toujours revendiqué. Mais l’on pourrait bien dire qu’il appartient plutôt à ce genre de penseurs que l’on ne sait jamais comment classer. L’interdisciplinarité serait peut-être une caractéristique de certains penseurs, plutôt qu’une pratique courante dans les champs scientifiques. En tout cas, en tant que psychologue social, nous le savons, il ne s’est pas limité à faire de la science normale, mais, au contraire, il a renouvelé cette discipline justement dans cet esprit qu’il a pu trouver déjà en Smith, pour qui la science économique qu’il initiait ne se laissait pas réduire à l’imitation d’une science soleil autour de laquelle toutes les autres gravitent.
4Une telle prudence épistémologique acquiert une légitimité accrue quand l’auteur possède une compétence reconnue dans ce domaine bien spécifique des sciences dites dures, non pas en tant que praticien, mais, justement, en tant qu’historien et philosophe. Il est bien connu que Moscovici a suivi les cours d’Alexandre Koyré, un nom qu’il évoque souvent en tant que maître qui l’a inspiré, sans pour autant le suivre docilement. Voilà un thème à développer : en quoi maître et disciple ont-ils divergé ? Serge Moscovici doit à Alexandre Koyré l’invitation à l’Institut for Advanced Studies à Princeton, en 1961 – date de la publication de sa thèse où il introduit la théorie des représentations sociales, et date d’écriture d’un de ses ouvrages les plus significatifs, l’Essai sur l’histoire humaine de la nature, publié en 1968. Dans la Psychanalyse, c’est aussi le thème de la science, maintenant en dialogue avec le sens commun, qui est au centre de sa réflexion. Il est vrai que cette dernière orientation deviendra, en même temps que ses recherches sur l’influence sociale, l’image prédominante du rôle de Serge en tant que scientifique, condamnant injustement à l’oubli ses contributions dans le domaine de l’histoire et de la philosophie des sciences, devenu une sorte de violon d’Ingres d’un amateur curieux, mais pas vraiment innovateur.
5 On omet également plusieurs études galiléennes, et notamment le livre qu’il a publié en 1967 sur Baliani, disciple mais aussi critique de Galilée, où l’on peut suivre et mieux comprendre comment fonctionnaient les communautés scientifiques dans cet étonnant xviie siècle, comment la nouvelle science naissante était déjà le fruit d’un effort collectif et pas seulement la création du génie de certains qu’une histoire paresseuse isole et ne cesse de reproduire pour la suite. Même les géants aux grandes épaules sur lesquelles Newton dit s’appuyer ne sont pas tous d’égale stature ; il y aurait des géants qui seraient plus géants que les autres. Rappelons sa remarque sur Smith en 1956 : l’histoire de la science saisit son attention, en tant que source et matière de la philosophie. C’est ce qu’on peut suivre dans l’Essai où Moscovici dénonce la séparation de l’homme de la nature ; et qui dit l’homme dit la société, ou encore la culture. Dans ce triangle épistémique qui relie la nature à la culture humaine, la science serait le troisième sommet ou, pour y introduire l’approche sémiotique de Peirce, l’interprétant qui assure leur médiation dialogique, flottante, jamais stabilisée. On peut concevoir plusieurs scenarii. Société contre nature – ce sera le titre d’un deuxième livre, publié en 1972, faisant la suite de l’Histoire humaine de la nature –, ou encore un autre type d’alliance simmelienne, l’homme et la nature contre la science, qui sera le sujet du troisième volume de cette triade – dont le titre suggestif est Hommes domestiques et hommes sauvages, publié en 1974 –, que j’ai choisi comme thème.
6Ce titre clôt, si l’on peut dire, le cycle qui débute avec l’Essai sur l’histoire humaine de la nature. Il faut toutefois ajouter qu’un tel cycle liant la science à la condition humaine ne se clôt jamais, dans la pensée de Serge Moscovici. Il se poursuit dans un autre registre, plus tourné vers l’action : l’écologisme, non seulement en tant qu’action militante, mais toujours soutenu par ses réflexions philosophiques auxquelles il n’a jamais renoncé. « Écologisme » est d’ailleurs un mot qu’il introduit pour désigner un mouvement politique et pas seulement académique. Hommes domestiques et hommes sauvages, mis à part son titre provocateur, est un livre atypique par rapport à l’ensemble de son œuvre. Autant que je sache, Serge dédie très rarement ses livres, et encore moins à ses familiers. Il l’a fait à la mémoire d’Alexandre Koyré dans son livre sur Baliani publié en 1967 et, bien plus tard, en 2006, dans le livre qu’il partage avec Ivana Marková sur la création de la psychologie sociale en tant que science internationale, qu’ils dédient à Leon Festinger et John Lanzetta. Vous me direz qu’il s’agit d’un détail, mais on peut toujours imaginer qu’il aurait pu penser que les idées présentées dans ce livre pourraient bien servir d’inspiration aux générations futures, surtout si l’on tient compte de l’insistance de Moscovici sur l’idée qu’il faut « ensauvager l’homme », c’est-à-dire qu’il faut libérer son génie créatif à travers un nouveau « contrat naturel », comme Michel Serres le dira à son tour. Un autre aspect de ce livre, aussi peu commun chez Moscovici, serait le fait qu’il ne s’agit pas d’un texte original, mais de la réunion de trois textes, dont le premier – « Le monde comme “on”, le monde comme “et” » – développe les idées présentées dans le colloque « Hommes et Bêtes. Enquête sur le racisme », organisé par Léon Poliakov en 1973.
7Le second texte, « Le marxisme et la question naturelle », fut publié dans la revue L’Homme et la Société en 1969, et le troisième, « Quelle unité de l’homme », reprend les commentaires sur quelques-unes de ses communications faites dans un colloque sur « L’unité de l’homme » organisé par Edgar Morin, à Royaumont, en 1972. Le titre commun à ces trois textes, Hommes domestiques et hommes sauvages, sera publié en 1974. Y aurait-il un fil d’Ariane pour nous conduire dans le labyrinthe de textes apparemment distincts et répondant à des questions également distinctes ? Ce trait commun aurait-il quelque chose à voir avec cet appel à l’ensauvagement de l’homme, à sa libération de la domestication à laquelle il a été soumis au cours des siècles ? Faut-il reprocher à la science cette domestication de l’homme ? Je n’ai pas la moindre prétention de pouvoir ou de savoir répondre à ces interrogations.
8Il me semble toutefois que la question « naturelle » et aussi celle « de la science », étroitement liées, se situent à l’arrière-fond de ces trois essais qui seront d’ailleurs déclinés par Serge dans de futures interventions. Bien plus tard, il nous parlera, par exemple, du ré-enchantement de la nature, une formule moins dionysiaque que celle de l’ensauvagement de l’homme. Mais l’idée est la même, elle a peu à voir avec un romantisme suranné, mais plutôt avec un nouveau regard qui, en matière de connaissance, ne sépare pas le sujet de son objet, l’esprit de la matière, l’âme de son corps. Merleau-Ponty, à qui Serge rend souvent hommage, n’est pas loin. Rappelons aussi que Serge rédige ces trois textes un peu sur le vif des secousses de Mai 1968. Le souffle de la révolution était encore dans l’air et il se peut que cela aussi ait été présent dans ses réflexions, notamment en ce qui concerne le rôle de l’Université, et donc de la science, dans le contrat social à venir. Je ne veux pas risquer des spéculations sur une thématique que je connais à peine et je n’ai pas eu l’occasion d’écouter ou de lire la façon dont Serge aurait interprété cette période et ses conséquences.
9Bien que les positions publiques de Moscovici ne soient pas ici en cause, on peut lire en filigrane, surtout d’après l’Essai sur l’histoire humaine de la nature, qu’il s’inspire, en termes métaphysiques, du matérialisme historique et même dialectique qui a peu de lien avec les pratiques des régimes communistes qu’il rejette et dénonce à plusieurs reprises (voir le texte d’Ivana Marková dans cet ouvrage). Le texte de 1969, inséré dans Hommes domestiques, poursuit et clarifie la même ligne d’orientation. Dans la première section de cet essai (« Karl Marx : ceux qui l’ont lu et ceux qui ne l’ont pas lu »), Moscovici regrette l’oubli des écrits de Marx de 1844, où il trouve déjà la dénonciation de l’idée des hommes se proclamant « maîtres et possesseurs » de la nature. II faudrait suivre le raisonnement tout au long de ce riche texte, mais je me limite ici à rappeler la section finale, sur la révolution scientifique, où l’auteur dénonce la dérive vers le scientisme, une sorte de divinisation de la science due aux progrès techniques qu’elle a réussi à accomplir, menant d’un côté à l’amélioration de notre qualité de vie, mais de l’autre à l’économie de consommation et de gaspillage et qui, au lieu de libérer les humains, conduit au contraire à leur aliénation. Voilà une science capturée en tant que capital intellectuel, pour adopter la terminologie actuelle, par l’histoire du pouvoir économique.
10En 1969, date de la publication du texte, le régime soviétique était toujours puissant, mais son agenda centré sur l’industrie lourde ne différait guère d’une technoscience au service du complexe militaro-industriel que le général Eisenhower avait déjà dénoncé, et dont Moscovici se fera aussi l’écho. Cette même dénonciation d’une science qui s’est laissé aliéner, on la retrouve dans le premier chapitre de ce recueil. D’abord publié dans le volume édité par Léon Poliakov, le texte de Moscovici, le premier d’une longue liste de contributions multidisciplinaires, a pour titre « L’ensauvagement de la vie ». Cette idée va maintenant constituer le trait qui unit les trois chapitres d’Hommes domestiques et hommes sauvages. Pour la suite, ce néologisme sera remplacé par l’idée qu’il faut ré-enchanter la nature, un de ses derniers titres.
11Dans cette nouvelle version amplifiée Moscovici introduit une sorte de prologue avec le titre « Le monde comme “on”, le monde comme “et” », qui condense peut-être l’idée maîtresse qui sera aussi celle qu’il poursuivra dans toute son œuvre – la préférence pour une pensée conjonctive, qui relie, qui établit des ponts au lieu d’une pensée disjonctive, qui classe, qui sépare, qui ignore les médiations. Le texte provenant du séminaire de 1973 n’est pas un texte facile. Le style devient souvent hermétique, tumultueux, et le lecteur, ou du moins moi, se perd, ne comprend pas vraiment où mènent ces longs détours d’une pensée qui semble se laisser aller. Ou peut-être que cette manière de bricoler avec les idées est aussi la plus adéquate à l’objet de l’enquête. On y discute plusieurs sortes de racisme, Moscovici étend cette notion aux diverses formes d’exclusion des minorités, qu’il s’agisse des réfugiés, des étrangers, des femmes, des enfants, ou des vieux, mais aussi des dissidents qui s’opposent à l’ordre établi par les pouvoirs dominants. Moscovici nous conduit à travers l’histoire de cette pensée sauvage, par Lévi-Strauss, cette sorte de pensée hétérodoxe dont les cyniques tel Diogène pourraient être les exemples prototypiques, n’hésitant pas toutefois à les rapprocher des hippies, nos contemporains, qui nous proposaient également de changer la vie.
12Une fois encore la tentation d’évoquer le fantôme de Mai 68 en tant que retour du refoulé. Laissez-moi aussi rappeler que déjà dans son œuvre antérieure, La société contre nature, Moscovici nous offrait un autre prototype grec : la fameuse Antigone de la tragédie de Sophocle, qui devient dans la lecture de Serge une sorte de femme sauvage, ou ensauvagée, dans sa haine contre le tyran Créon comme dans son deuil incestueux pour son frère Polynice (voir le texte de Paula Castro dans le présent volume). Convenons qu’un tel portrait a peu à voir avec la douce Antigone née pour aimer et non pour haïr. Nonobstant sa texture labyrinthique on peut trouver dans ce chapitre des idées clés, parfois même fulgurantes et non moins prophétiques par leur actualité.
13Je vous propose comme exemple la dénonciation du concept, peut-être déjà hégélien, de « la fin de l’histoire », rajeuni plus récemment par Fukuyama. Bien avant ce débat qui, en partie, continue de nos jours, Moscovici voyait se dessiner le mythe d’une technocratisation de la société humaine où finalement l’âge d’or serait discernable dans son contenu ou au moins dans ses contours. À cet optimisme un peu naïf, mais non moins manipulateur, Moscovici va opposer ce qui me semble pouvoir s’approcher du pessimisme dionysiaque, dont parle Nietzsche dans son Gai Savoir, à ne pas confondre, d’après sa subtile distinction, avec le pessimisme romantique. Dans sa version dionysiaque, que Moscovici d’ailleurs cite, ce « gai savoir » dépasse les cadres étroits du rationalisme et du cognitivisme, en s’ouvrant à la découverte de ce qui se maintient caché et ne se dévoile qu’à travers la visée d’une imagination créatrice.
14On retrouve le conflit entre science normale et science révolutionnaire au sens de Kuhn (1972), mais, pour revenir au mot initial de Moscovici, il s’agirait une fois encore de relier au lieu de dissoudre, on est toujours dans ce ruban de Möbius, qui nous fait changer de surface en y demeurant toujours. Dans les conclusions de son texte de 1973, Moscovici ne pourrait être plus clair. Toujours plus favorable aux mouvements qu’aux partis, aux initiatives communautaires qu’aux institutions, malgré le souffle utopique ou même anarchique qui l’anime, il va insister à nouveau sur la « critique du scientisme », je cite, « et le désir d’une nouvelle science, l’éclatement et l’interpénétration des disciplines scientifiques (de la biologie à la sociologie, passant par la physique) ; la fusion des genres artistiques (musique et poésie, peinture et sculpture, […], mais aussi pop art et action painting), tout comme la science des déchets, ou la musique à l’écoute des sons vulgaires […]. En un mot, la politique, l’art et la science se font naturalistes. » Mais, attention, que l’on ne pense pas que cette vision d’allure transdisciplinaire, ou plutôt postdisciplinaire, nous ramène au mythe néo-positiviste de l’unité de la science, mythe que cette nouvelle alliance proposée par Serge ne cesse justement de refuser.
15Le troisième texte est un peu plus court, mais aucunement moins dense ou moins significatif. Le titre « Quelle unité de l’homme » est celui du colloque organisé par Edgar Morin, auquel ont participé de nombreux intellectuels et scientifiques. Le thème de l’unité de l’homme ou si l’on préfère de l’essence de l’homme, de ce qui pourrait lui rendre une identité, une spécificité au sein de la nature, est un thème cher à Moscovici, qu’il décline à plusieurs voix dans le triptyque initié par l’Essai. L’argument ne varie pas dans la substance, mais s’enrichit dans le détail. Il est toujours question des oppositions entre la nature et la culture ou la société, entre l’homme et l’animal, et finalement, à l’intérieur de l’homme, entre l’esprit et le corps. Au lieu de les séparer, Moscovici y voit un échange soutenu qui toutefois ne serait pas incompatible, en principe, avec la notion de sauts quantiques, de nature qualitative, une sorte de monisme anomal, au sens de Davidson. Dans ce relativement court mais dense essai, Moscovici tente de répondre à une question en amont de l’unité de l’homme : une science de l’homme au sens large est-elle possible et sur quelles bases pourrait-on l’édifier ? Une sorte de philosophie générale pour un programme de recherche permettant de réunir ce qui a été séparé, à savoir les valeurs et la société.
16On commence par examiner les solutions de ce qu’il désigne ici comme « passé simple », c’est-à-dire les solutions simplistes qui cherchent la spécificité humaine au sein de la nature à partir d’une seule caractéristique, soit la langue ou la dimension du cerveau. À ce point fixe d’Archimède d’où tout découlerait, Moscovici va opposer un « présent complexe », qui reconnaît que les problèmes sont justement bien plus complexes et qu’il nous faudra considérer les systèmes au sein de la nature ou de la culture, et aussi dans la dynamique sous-jacente à leurs influences et complémentarités réciproques. Moscovici va ensuite proposer de dépasser ce qui pourrait se limiter à un structuralisme statique par ce qu’il désigne comme une anthropogonie – « une science de la formation du monde humain, et non pas seulement des lois de sa constitution » (1979c [1974] : 261). Un tel programme correspond largement à ce que Moscovici a essayé d’illustrer dans ses ouvrages antérieurs en montrant comment nature et culture se trouvent historiquement enchevêtrées.
17À la question donc de la science et de ce qu’elle peut dire de l’homme, la réponse serait affirmative. Il y aura, bien sûr, beaucoup d’énigmes à éclaircir, il s’agit peut-être d’une quête infinie, mais nous en savons quand même aujourd’hui plus que nous n’en savions hier. De plus cet indéniable avancement de la technoscience n’est pas le mot final, il reste toujours la question de savoir à quel modèle de société il est lié. On peut ici rappeler la triple question de Kant : que puis-je savoir, que dois-je faire, que m’est-il permis d’espérer ? La science répond à la première – je peux toujours accroître une connaissance ou corriger mes erreurs. La science se révèle toutefois insuffisante à l’égard des deux autres interrogations kantiennes. Un mot encore pour évoquer la dernière section de ce troisième texte, intitulée « De la révolution képlérienne ». Moscovici révèle dans cette conclusion succincte une prescience à laquelle il nous a d’ailleurs habitués. Kepler, en effet, est devenu aujourd’hui une figure dont le prestige ne cesse d’augmenter, donnant lieu à des relectures sophistiquées qui l’éloignent de plus en plus de Copernic ou même de Galilée en l’approchant de plus en plus de Newton, sinon même d’Einstein. Moscovici s’est bien aperçu de l’importance de l’intuition géniale de Kepler découvrant l’orbite elliptique de la planète Mars. Déjà Peirce considérait une telle découverte de Kepler comme une illustration parfaite de l’emploi de l’abduction, peut-être pour la première fois, dans la recherche scientifique.
18Je crois que tout cela est bien connu, mais j’insiste sur la signification vraiment révolutionnaire de cette découverte qui va permettre le passage d’une vision géométrique, platonique, à une vision physique du cosmos. Dans les mots de Serge : « le soleil y joue le rôle d’un principe moteur qui anime des corps célestes, et non plus celui d’un astre singulier qui règne sur eux et les éclaire de haut et de loin. L’astronomie est mûre pour poser la question essentielle : qu’est-ce qui fait mouvoir les planètes ? » (ibid. : 271). Une révolution en science, nous dit Moscovici, ne se limite pas à un simple changement de position, de type gestalt switch, illustré par la soi-disant révolution copernicienne, mais consiste plutôt à articuler des positions toujours interdépendantes qui se coordonnent mutuellement. Il ne s’agit plus de changer de centre, mais de savoir qu’il y a plusieurs centres, un système ou plutôt un champ dynamique avec ses lois d’ensemble, parfois loin de l’équilibre. La révolution de Kepler implique alors, sous la plume de Moscovici, le pluriel – les révolutions képlériennes –, elle devient métaphorique autant que paradigmatique :
Enfin la révolution décentre, laisse entrevoir des relations, substitue à une vision axée sur la disjonction (des centres et des périphéries, de l’intérieur et de l’extérieur) une vision axée sur la conjonction. Puisque connaître c’est transformer et se transformer, puisque c’est interagir au lieu de détacher, alors toute loi, toute théorie, toute méthode ne concerne plus un terme unique, exclusif (l’objet, le naturel, le primitif, le soleil), mais une relation : celle de l’observateur et de l’observé, de la société et de la nature, de l’homme et de l’animal, du civilisé et du primitif. Les sciences qui s’y rapportent sont les sciences de cette relation (Ibid. : 277).
19Je crois pouvoir suggérer que c’est cela qu’il a essayé et finalement réussi à accomplir : une révolution képlérienne en sciences sociales, au sens large, où les foyers de l’ellipse deviennent le jeu systémique des minorités en dialogue avec les majorités. Si Serge Moscovici a commencé par une seule révolution copernicienne où les minorités jouent le rôle d’un nouveau centre, ce n’est que plus tard qu’il va s’apercevoir que les processus de changement impliquent toujours ce jeu complexe de deux ou même plusieurs foyers, en tant que métaphore des acteurs dans leurs systèmes. Ce serait le début d’une réflexion que j’aimerais bien pouvoir poursuivre.
Auteur
(université de Lisbonne, Portugal)
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